La Vérité Humaine – II. Quel homme je suis

A) La conversion.

Qu’est-ce que la conversion ? Pour le savoir, il faut ici nous tenir au phénomène psychologique essentiel et central, tel qu’il est admirablement exprimé par le terme grec et latin, et non aux manifestations adventices et secondaires qu’il peut revêtir. Celles-ci ont donné lieu à toutes sortes de conceptions plus ou moins bizarres ou particulières dans l’examen desquelles nous n’entrons pasa. Nous n’aurons garde de les solidariser avec le fait en soi, et de rejeter sur lui le discrédit ou le ridicule qui peut découler de l’abus du mot. Car, après tout, la chose est fort sérieuse ; l’une des plus sérieuses et des plus considérables peut-être de la vie morale.

a – Il y aurait lieu à ce propos, et ce pourrait être le sujet d’une thèse intéressante, de comparer l’acception que revêt la conversion au sein des différentes confessions ou sectes chrétiennes (la catholique, la protestante, la luthérienne, la calviniste, la méthodiste, la darbyste, la salutiste, — la nationale et la libriste, etc…).

Nous demandons ce qu’est la conversion au sens chrétien général du mot ? Quel est le phénomène fondamental qui se cache parfois, mais qui subsiste sous des exagérations maladroites ou morbides ? — A ce point de vue, la conversion est un retour, un revenir, le mot latin l’indique (les mots français, anglais et allemand « Bekehrung » concordent) ; et si l’on consulte le mot grec (μετάνοια, penser après, penser sur ce qu’on a fait ou ce qu’on a été, penser en revenant sur ce qu’on a fait ou ce qu’on a été), ce retour ou cette réflexion, est essentiellement un retour ou une réflexion du νοῦς ; or le νοῦς, en grec, c’est la raison morale de l’homme (Kant : la raison pratique) ; la volonté réfléchie en tant qu’affectée par l’obligation, la volonté morale.

Si maintenant nous demandons quel est le sujet de la conversion (quel est l’homme qui se convertit) en nous mettant au point de vue de la psychologie de l’obligation, il faut répondre que ce n’est pas le principe de sa volonté (pour la bonne raison qu’il est tout converti et qu’étant instinct pur il est incapable de réflexion, donc de retour, donc de conversion), mais sa volonté morale consciente et libre. Si l’on demande à quoi se convertit la volonté libre, c’est-à-dire vers quoi s’effectue ce retour ? à l’idéal moral et religieux ? au bien ? à Dieu ? Il faut répondre que sans doute c’est au bien et à Dieu que la liberté se convertit, mais que ces termes n’indiquent cependant que l’objet indirect de ce retour ou de cette conversion, et que son objet direct (psychologiquement) c’est le principe même de la volonté affectée par l’obligation. Quand l’homme se convertit, il revient à Dieu et au bien en revenant à lui-même. La conversion est un revenir du sujet conscient et libre à son meilleur moi, à celui qu’il est en principe et en droit. La conversion, au point de vue psychologique, c’est donc un phénomène de sincérité pratique : l’unité interne de la conscience, rompue par le mauvais usage de la liberté, rétablie par le bon usage de la même liberté. L’homme qui s’était séparé de lui-même par le péché revient à lui-même par la conversion. Là où il y avait disruption causée par la révolte, il y a maintenant harmonie causée par l’obéissance.

La conversion est toujours accompagnée de repentance, de douleur et d’humiliation morale. Car en revenant à lui-même (sur lui-même) l’homme constate douloureusement combien il était séparé de lui-même et pour quelle raison il l’était. Mais la repentance et la conversion ne doivent pas être confondues. La première est la cause morale de la seconde (c’est parce qu’on se repent, parce qu’on regrette et déplore un avoir dû faire ou un avoir dû être, c’est parce qu’on en souffre moralement, qu’on se repent), mais ne la constitue pas. Elle la précède, la conditionne et l’accompagne comme son expression sentimentale ou sa cause morale ; elle n’est pas la conversion. De même que la joie, la paix, la force qui suit la conversion, en manifestent, en expriment le résultat, mais ne sont pas la conversion. Celle-ci, comme phénomène psychologique, et rigoureusement défini, est : l’expérience chrétienne envisagée sous l’angle anthropocentrique, c’est-à-dire comme un retour de l’homme sur lui-même, de la volonté consciente à l’instinct moral de son être affecté par l’obligation, d’où résulte une harmonie de la conscience psychologique et une attitude morale et religieuse normale.

Restauration de l’unité interne du moi humain par l’obéissance consentie de la volonté réfléchie à l’autorité morale et religieuse de l’obligation, la conversion est donc un acte, un acte libre (de liberté humaine) et un acte humain (dont le sujet est l’homme lui-même). A ce titre, la conversion comporte un développement et des degrés. Elle est un phénomène initiateur de la vie chrétienne, mais elle en doit rester un phénomène permanent et progressif. La conversion se renouvelle sans cesse ; et ce n’est qu’en se renouvelant de la sorte qu’elle s’achève et se consomme.

Étant un acte de liberté humaine, on ne voit pas pour quelle raison la conversion est propre au christianisme, pourquoi elle ne caractériserait pas aussi bien toute vie morale et religieuse quelconque. Et de fait, elle caractérise, en effet, toute vie morale et religieuse. La conversion étant le retour de l’homme à son meilleur moi, il y a des conversions partout, et chacun de vous s’est converti plusieurs fois, peut-être dans la même journée. Nous ne contestons donc pas la conversion universelle et constante. Nous demandons seulement pourquoi la conversion a pris dans le christianisme une place, une importance qu’elle ne réalise pas ailleurs ? Pourquoi elle y prend un caractère plus profond, plus précis, plus tragique, plus définitif et plus intégral ? A priori, il n’y a pas d’explication possible. Elle sera donnée tout à l’heure, lorsque nous aurons nommé les deux autres aspects de l’expérience chrétienne spécifique : la sanctification et la régénération.

[Nous sommes en présence d’un fait, d’un fait attesté par la langue (on ne parle de conversion d’une manière courante, générale, précise, que dans le christianisme) aussi bien que par une sorte de consensus universel (de deux conversions, l’une sur les bases de la morale naturelle, l’autre sur les bases du christianisme, laquelle inspire d’emblée le plus de confiance ? laquelle vous semblera offrir le plus de garanties de durée, d’intégrité, d’authenticité ?).]

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