La Vérité Humaine – III. Les problèmes intellectuels

B) Définition du mal.

Qu’est-ce que le mal ? Le contraire du bien. En définissant le bien nous avons défini le mal. Le mal est un désordre qui ne doit pas être. « Le mal n’est pas l’absence du bien : l’absence d’une chose est le néant ; et le mal n’est point le néant ; c’est une réalité malheureusement très réelle… c’est un désordre dans le rapport des êtres ; c’est un trouble apporté dans l’harmonie universelle. » Le mal est une réalité positive ; mais pas plus que le bien, il n’est un objet, une chose ou une substance. « Il n’existe ni des êtres, ni des éléments d’êtres mauvais en eux-mêmes. » Nous aurons l’occasion de revenir sur cette pensée.

Si ce que nous venons de dire est vrai, si le mal est le contraire du bien, s’il est un désordre qui ne doit pas être, il se manifestera comme tel dans les trois mêmes sphères de l’activité humaine où le bien s’est manifesté comme un ordre qui doit être : dans la conscience intellectuelle, il sera le contraire de la vérité, c’est-à-dire l’erreur ; dans la conscience sensible, il sera le contraire du bonheur, c’est-à-dire la souffrance ; dans la conscience morale, il sera le contraire du devoir, c’est-à-dire le péché.

Et d’abord le mal comme erreur. Il ne faut pas confondre l’ignorance avec l’erreur, comme on le fait souvent. L’ignorance n’est pas un mal parce qu’elle n’est pas, ou du moins peut ne pas être, un désordre. Elle ne serait un mal (un désordre) que si nous étions destinés à tout connaître. Mais l’affirmation que nous sommes destinés à tout connaître, n’est pas évidente par soi-même. Elle est impossible à soutenir en face des limites infranchissables que la science moderne est obligée d’avouer. Il y a des choses que nous ne connaîtrons jamais par l’intelligence, parce que l’intelligence y est inapte ; il y en a d’autres, qui sont connaissables en elles-mêmes, que nous n’aurons jamais achevé de connaître parce que l’univers les offre en si grand nombre que la série en est inépuisable. L’ignorance dans ces deux cas n’est pas un mal. Elle ne peut devenir un mal que lorsqu’elle est volontaire ; lorsqu’elle porte sur des phénomènes immédiats dont l’importance est grande pour la conduite de la vie et que nous avons négligé de les connaître. « Supposez un esprit voyant clairement ce qu’il sait et ce qu’il ignore, affirmant là où il faut affirmer, niant là où il faut nier, suspendant son jugement lorsqu’il n’a pas de motifs suffisants pour affirmer ou pour nier ; supposez encore que cet esprit croisse dans la lumière, et voie progressivement s’éloigner la région des ténèbres : tout sera bien. Cet esprit ne possédera pas toute la vérité, mais il sera pleinement dans la vérité, tous ses jugements seront vrais. » Supposez au contraire que cet esprit qui sait et qui ignore à la fois, confonde ce qu’il ignore avec ce qu’il sait ; porte, au nom de ce qu’il sait, des jugements sur ce qu’il ignore ; introduise dans sa recherche de la vérité des a priori d’intérêts, des préjugés volontaires, des sympathies ou des antipathies personnelles gratuites : vous avez, non plus l’ignorance, mais l’erreur, c’est-à-dire, remarquez-le, le désordre, la rupture d’harmonie entre les faits et la manière de se les représenter. « L’erreur consiste à porter des jugements faux ; elle est un mal en soi et dans tous les cas. » Elle résulte d’une précipitation de la volonté statuant à la place de l’intelligence, là où l’intelligence n’est pas encore, ou n’est pas suffisamment informée ; ou encore d’une direction arbitraire imprimée à l’intelligence par la volonté, et qui empêche l’intelligence de ne suivre que la direction des faits. L’erreur est donc un désordre qui ne doit pas être. Elle n’est pas le péché ; mais elle dénonce le péché, c’est-à-dire l’existence d’une volonté mauvaise chez celui qui se rend coupable d’erreur. Elle dépend du mal moral. Une volonté parfaitement droite et sainte n’engendrerait pas l’erreur dans l’intelligence d’un individu. Je dis : dans l’intelligence d’un individu. Car il est un genre d’erreur dont l’individu, même individuellement saint, peut avoir à souffrir, qu’il peut partager sans en être responsable : c’est l’erreur générale, collective, d’un temps et d’une époque, qui surprend son ignorance (il affirme là où il ne sait pas personnellement, sur la foi de ceux qui devraient savoir et qu’il croit savoir à sa place, et qui se trompent). Mais allez au fond de cette erreur collective, remontez à son origine historique : toujours vous trouverez un homme ou un groupe d’hommes dont l’erreur initiale dépend d’une volonté imparfaitement droite, sincère et sainte. Ce n’est donc pas l’erreur qui constitue le péché, mais c’est le péché qui engendre l’erreur. — Je sais bien que la thèse contraire est courante ; que depuis Socrate qui estimait « que les hommes se trompent sur la nature de leurs obligations », mais « qu’ils font ce qu’ils regardent comme leur devoir », jusqu’à nos jours (et même dans cet auditoire peut-être) il y a eu des hommes qui ont fait dériver le péché de l’erreur. Je ne crois pas la thèse plus vraie, plus tenable pour cela. J’accorde, il est clair, que l’erreur issue d’un péché initial (individuel ou collectif) réagisse sur le péché, le complique et l’aggrave (tout en l’indulgenciant). Ainsi des erreurs sur les sources et la nature du bonheur nous lancent dans des poursuites vaines, parfois coupables, toujours malsaines. De même les erreurs sur le caractère et la nature du devoir. Elles produisent le plus troublant des phénomènes moraux : celui des consciences faussées, où le mal semble résulter de la droiture même de l’intention. « Jamais, dit Pascal, on ne fait le mal si pleinement et si gaiement que quand on le fait par conscience. » Ces réactions de l’erreur sur la volonté, par conséquent sur la commission du mal moral, sont indiscutables. Elles n’empêchent pas que l’erreur, désordre de l’intelligence, n’ait sa source première dans le péché, désordre de la volonté. Et pour trancher le débat il me suffit de proposer à votre attention cette affirmation d’Euripide : « Nous savons ce qui est bien, nous le connaissons, mais nous ne le faisons pas ». Cette phrase est-elle vraie ou ne l’est-elle pas ? Elle l’est. Notre conscience en l’approuvant, clôt la discussion. L’erreur, désordre de l’intelligence, est un désordre qui ne doit pas être ; et s’il ne doit pas être, c’est-à-dire s’il est coupable et responsable, si la faute en retombe toujours sur quelqu’un, c’est qu’il a sa racine dans le mal moral.

Après le mal comme erreur, voyons le mal comme souffrance. La souffrance est-elle un mal, c’est-à-dire un désordre qui ne doit pas être ? Au premier abord, il semble qu’il n’y ait rien de plus facile que d’en faire convenir chacun. On s’insurge contre la douleur avant même de s’insurger contre le péché ; et l’erreur même, comparée à la souffrance, paraît un faible mal. Il n’y a rien à quoi nous soyons naturellement plus opposés, ni que nous fuyions d’un instinct plus constant, plus absolu, plus spontané. Le ferions-nous si elle était l’ordre, l’harmonie, la destination du cœur ? Si l’homme était créé pour la souffrance, fuirait-il la souffrance ? Évidemment non. Elle est donc contraire à la destination humaine ; elle est un désordre qui ne doit pas être.

Mais ici intervient une difficulté : ceux-là même qui par l’instinct évitent la souffrance, en proclament les bienfaits par la raison. Elle a, elle a eu, elle aura toujours ses apologètes. Écoutons-les : « Qu’est-ce qui fait l’homme ? L’énergie. Qu’est-ce qui produit l’énergie ? La lutte. Qu’est-ce qui produit la lutte ? La douleur. Supprimez dans une existence humaine toute douleur, vous supprimez toute lutte, tout développement d’énergie, et vous n’avez plus qu’une créature moralement étiolée. » Dans cet ordre d’idées l’apologie de toutes les souffrances les légitime non comme buts, mais comme moyens d’un but moral. « La guerre ne retrempe-t-elle pas les caractères ? Les douceurs de la paix n’amollissent-elles pas les âmes ? D’une manière générale, les calamités publiques n’ont-elles pas souvent des effets salutaires ? » et n’apparaissent-elles pas, au sein de l’histoire, comme les conditions seules suffisantes de la moralité de la race ? N’est-ce pas d’ordinaire la douleur qui ramène à Dieu, et n’est-ce point par la douleur, grâce à la douleur, que l’homme se convertit ? Alfred de Musset, en écrivant les vers qui suivent, n’a-t-il pas exprimé une de ces vérités profondes qu’entrevoit et salue toute âme vraiment noble ?

L’homme est un apprenti, la douleur est son maître,
Et nul ne se connaît tant qu’il n’a pas souffert.
C’est une dure loi, mais une loi suprême,
Vieille comme le monde et la fatalité,
Qu’il nous faut du malheur recevoir le baptême,
Et qu’à ce triste prix tout doit être acheté.
Les moissons pour mûrir ont besoin de rosée ;
Pour vivre et pour sentir, l’homme a besoin de pleursa.

aLa nuit d’octobre.

Si cela est vrai — et cela est vrai — il ne faudra pas nous étonner de trouver, çà et là dans l’histoire, des hommes chez lesquels se développe un véritable amour de la souffrance ; des hommes qui aiment ou qui semblent aimer la douleur, non plus seulement comme moyen et à cause du résultat excellent qu’elle produit, mais en elle-même et pour elle-même ; qui l’envisagent comme un bien en soi, si ce n’est d’une manière définitive, au moins pour la durée de l’existence terrestre. Le bouddhisme présente des exemples frappants de cet ascétisme ; on en retrouve quelque chose dans la théologie catholique, et ailleurs.

Comment donc après cela la souffrance et la douleur peuvent-elles être statuées un mal ? Jésus-Christ, l’homme normal, n’a-t-il pas été « l’homme de douleurs » ? Je remarque d’abord qu’en dehors du cas pathologique, où la souffrance est cherchée, voulue, aimée pour elle-même, elle n’est considérée comme un bien que relativement à un autre bien supérieur ; et que ce bien, c’est le bien moral. Ce qui suppose trois choses également importantes : la première, c’est que le bien moral est seul bien en soi (suprématie de l’ordre moral) ; la deuxième, que ce bien moral n’est pas ou n’est pas encore réalisé (caractère imparfait et moralement mauvais de l’expérience actuelle) ; la troisième, c’est que la souffrance n’est que le moyen (un moyen bon) d’un but (meilleur) et que le but atteint, le moyen tombe (caractère temporaire et relatif de la souffrance, même bonne). — Qu’on analyse, en effet, et l’on verra toutes les apologies de la souffrance revenir, se résumer, à ces trois : la souffrance, un avertissement ; la souffrance, un remède ; la souffrance, une justice.

La douleur est l’avertissement d’un désordre. Une maladie sans douleur, sans malaise, serait infiniment dangereuse. Le malade courrait à la mort sans le sentir, et sans éprouver le besoin, le désir, de la guéri-son. Ce qui est vrai de la maladie et de la souffrance physique, l’est à plus forte raison de la maladie morale. Ce qui est vrai de la maladie individuelle, l’est également de la maladie sociale. Point de réforme dans la conduite individuelle et la conduite sociale sans la souffrance qui en indique la nécessité. « Être averti d’un désordre pour avoir à le réparer cela est utile et bon. » Mais remarquez que la souffrance utile et bonne, comme avertissement, ne l’est que comme avertissement, c’est-à-dire comme moyen d’un but ; comme moyen d’un but duquel elle ne fait point partie et dans lequel elle n’entre pas (puisque le but est précisément d’y échapper) ; qu’enfin la souffrance nécessaire dénonce un état de fait anormal, donc un désordre préalable, ou du moins un état de choses dans lequel ce qui doit être n’est pas encore, est en formation.

La douleur peut être plus qu’un avertissement : elle peut être un remède. Il y a des remèdes douloureux qui n’en sont pas moins des remèdes. Les médecins, les chirurgiens surtout, en savent quelque chose : ainsi l’amputation d’un membre atteint par la gangrène. L’amputation est plus douloureuse que le mal, mais elle sauve le malade. Dans la vie morale il en va de même et plus souvent encore. Telle catastrophe sauve un malheureux d’une passion coupable qui eût entraîné sa ruine morale et physique. Telle épreuve amène un autre au salut de son âme. Le chrétien moins qu’un autre a le droit de s’insurger contre la souffrance, cette humble et fidèle collaboratrice de son éducation et de son perfectionnement spirituels. « Peut-on, écrivait Fénelonb, appeler maux ces peines que Dieu nous envoie pour nous purifier et nous rendre dignes de Lui ? Ce qui nous fait un si grand bien ne peut être un mal. » Et cependant, pour la souffrance sanctifiante et purifiante, plus encore que pour la souffrance avertissante, il faut rappeler qu’elle n’est que le moyen d’un but ; que ce but lui est infiniment supérieur ; qu’elle est exclue de ce but qui est la félicité et non la douleur ; et qu’elle dénonce un état de choses non plus inachevé et imparfait, non plus seulement en voie de formation comme tout à l’heure, mais mauvais, anormal, coupable, par lequel seul elle se légitime, hors duquel elle cesserait aussitôt de se justifier.

b – Conformité à la volonté de Dieu, dans les Œuvres spirituelles.

La douleur, enfin, peut être plus qu’un avertissement et plus qu’un remède : elle peut être une justice. Je sais bien que cette signification de la douleur, autrefois courante et populaire, l’est beaucoup moins aujourd’hui. Notre génération qui a le mot de justice plein la bouche mais qui l’a peu dans le cœur, se cabre lorsqu’on lui parle de la souffrance comme d’un châtiment. Et je confesse qu’on a souvent fort abusé de cette conception. Depuis les amis de Job, depuis les Juifs qui demandaient à propos de l’aveugle-né (Jean.9.2) qui avait péché, de cet homme ou de ses parents, jusqu’aux prêtres catholiques qui ont vu dans l’incendie du Bazar de la Charité une juste expiation des péchés de la France, la série est longue des jugements faciles et téméraires portés à ce sujet. Et néanmoins, malgré le danger toujours possible des abus, il faudra revenir à cette application et à cette interprétation de la souffrance. Elle est trop profondément inscrite dans les faits et dans les cœurs pour qu’on y puisse échapper. Dans les faits, par l’indéniable solidarité du péché et de la souffrance ; dans les cœurs par la satisfaction irrésistible et spontanée que produit la réalisation de cette solidarité. Quelque répulsion raisonnée que nous ayons, en effet, à faire de la souffrance une manifestation de justice, nous y acquiesçons d’instinct et immédiatement chaque fois que nous disons de notre prochain : « C’est bien sa faute… Il l’a bien mérité… Il l’a bien voulu… Il n’a que ce qui lui revient…) » Ou bien ces jugements sont faux, faux toujours et dans tous les cas (qui l’oserait dire ?), et alors il faut s’en abstenir toujours et dans tous les cas ; ou bien ils sont justes (ou du moins peuvent être justes en certains cas), et alors il faut être conséquent et ne pas craindre de les faire passer de la vie instinctive, où ils explosent en quelque sorte malgré nous, dans la pensée philosophique et réfléchie. Or, ils sont justes. Je mets en fait qu’il n’est pas un de nous qui, en présence de quelque crime odieux n’ait inopinément senti s’élever au fond de sa conscience une voix réclamant la justice. Il y a en tous cas des criminels qui l’ont entendue cette voix. « On a vu des condamnés à mort qui auraient refusé leur grâce, parce que, leur cœur ayant été touché, ils éprouvaient le besoin d’expier publiquement leur forfait. » Avaient-ils tort ? avaient-ils raison ? Qui oserait dire qu’ils avaient tort ? La justice, même la justice purement rétributive, est bonne. Allez au fond de la justice : elle n’est qu’une des formes — la forme préparatoire et pédagogique — de l’amour. C’est parce qu’il aime son enfant qu’un père l’exerce à l’égard de son enfant. C’est parce que Dieu nous aime, qu’il l’exerce à notre égard. Et c’est parce que le monde est l’objet de l’amour de Dieu, qu’il y a dans le monde ce qu’on appelle la justice immanente (des choses et de l’histoire), c’est-à-dire cette forme anonyme de la justice qui solidarise la souffrance à la faute. La souffrance, à ce point de vue, est donc nécessaire. La justice étant bonne en elle-même (puisqu’elle est l’expression préparatoire de l’amour à l’égard de ceux que leur état de conscience rend incapables d’en saisir l’expression directe), la souffrance, par laquelle la justice se manifeste, est donc bonne et nécessaire également. Je remarque cependant qu’ici encore la souffrance n’est pas un but, mais un moyen, que ce but est atteint lorsqu’elle a manifesté la justice ; que la justice à son tour n’a pas son but en elle-même, mais dans l’amour dont elle réalise les conditions morales préliminaires ; que la souffrance, moyen de la justice, qui n’est elle-même que le moyen de l’amour, n’est donc que le moyen d’un moyen ; qu’elle est donc doublement relative et transitoire ; qu’elle n’entre en aucune façon dans le but final de l’univers moral ; qu’elle dénonce seulement un état de conscience coupable, par lequel seul elle se justifie, et qu’elle n’est un ordre, c’est-à-dire une justice, que grâce à l’universel désordre ; le dernier gage, le dernier témoin, le dernier garant de l’ordre dans l’universel désordre. Sans elle le désordre serait absolu. Mais supprimez ce désordre, supposez un monde, une humanité, parfaitement saints, où toute la justice s’accomplirait dans l’amour parfait, ce serait un monde heureux, une humanité heureuse ; la souffrance n’y serait plus qu’une tare, une tache, une flétrissure.

Si, comme je le pense, ces trois points de vue : la souffrance un avertissement, un remède, et une manifestation de justice, — épuisent les arguments que l’on peut présenter en faveur du bon droit de la souffrance dans l’existence actuellec de l’humanité, il en résulte que la souffrance est un bien relatif, ou si l’on préfère un mal utile, un mal nécessaire, mais qu’elle n’est pas un bien en soi, et qu’elle ne saurait être considérée comme telle. « Avertissement, remède, punition, tout cela suppose un désordre et place le point de départ de la souffrance dans un état mauvais… Dès qu’un état de choses est en dehors de l’ordre, on prouvera sans peine que l’avertissement est bon, que la punition est bonne, que le remède est excellent. Mais supposez toutes choses dans l’ordre, vous ne pourrez y placer la souffrance. » Elle devient illégitime en devenant superflue. Si ce qui doit être était, la douleur ne devrait pas être. Elle ne doit donc pas être ; elle est donc un mal. La sainteté parfaite, vécue dans un ordre de choses normal, exclut la souffrance et implique le bonheur. Le saint parfait souffrant n’accuse qu’une chose : l’état mauvais du monde et de la société au milieu desquels et de la part desquels il souffre. La charité ne l’exclut pas moins. On ne conçoit pas la mission de l’amour s’exerçant autrement qu’en vue du bonheur, c’est-à-dire en vue de l’extinction de la souffrance. Si l’amour inflige la souffrance, ce n’est qu’en vue de la sainteté, et la sainteté, elle-même, n’est qu’une condition du bonheur. Ébranlez cela, vous ébranlez tout l’ordre moral ; vous stérilisez les plus hautes, les plus nobles, les plus vitales aspirations du cœur ; vous figez toute pitié, vous éteignez toute miséricorde et toute compassion ; vous comprimez le ressort même de l’âme. Ou l’homme n’est plus homme, ou la souffrance, bien relatif pour l’homme coupable, est un mal en soi pour l’homme normal.

c – Remarquez que je dis : l’existence actuelle de l’humanité.

Si ce que nous venons de dire est vrai, il en résulte ceci qui est fort important : que si l’erreur est un mal, si la souffrance est un mal, étant tous deux l’expression d’un désordre qui ne doit pas être, ils sont cependant relatifs à un mal originaire, à un désordre primitif, qui les engendre et les justifie (comme une cause engendre et justifie ses conséquences) ; mal qui est celui de la volonté, désordre moral, qui est le désordre grave, premier, fondamental : le péché. Ici le doute ou l’hésitation ne sont plus possibles. Nommer le péché, définir le péché, saisir le péché, c’est nommer, définir, saisir le mal, le mal dans sa forme essentielle, le désordre qui par excellence ne doit pas être. Je n’insiste pas. Nous savons tous par expérience, sans incertitude possible, ce qu’est le péché : il est le mal tout court, parce qu’il est une révolte, une désobéissance morale et religieuse de la volonté à l’impératif de conscience, à la loi de la volonté ; le désordre et le mal dans son essence même. Notre définition du mal rejoint et confirme celle du bien.

Résumé

  1. Comme le bien n’est pas une chose, un être, ou une substance, mais un ordre entre les êtres et les choses ; de même le mal n’est pas une substance, une chose, ou un être, mais un désordre entre les choses et les êtres.

  2. Comme le bien est un ordre qui doit être, le mal est un désordre qui ne doit pas être.

  3. Comme le bien n’est pas seulement une absence de mal, mais une réalité positive : un ordre qui doit être absolument ; de même le mal n’est pas seulement une absence de bien, mais une réalité positive : le contraire du bien, un désordre qui ne doit pas être absolumentd.

  4. Comme il y a trois formes du bien qui sont, pour la conscience intellectuelle : la vérité ; pour la conscience sensible : le bonheur ; pour la conscience morale : le devoir ; de même il y a trois formes du mal qui sont, pour la conscience intellectuelle : l’erreur ; pour la conscience sensible : la souffrance ; pour la conscience morale : le péché.

  5. Comme enfin la notion du bien culmine et s’achève dans le bien moral d’où procèdent le bonheur et la vérité ; de même la notion du mal culmine et s’achève dans le mal moral, d’où procèdent la souffrance et l’erreur.

  6. D’où il résulte que le bien et le mal moral décident en suprême instance de tout le bien et de tout le mal qui sont dans le monde et dans l’humanité ; qu’ils sont le bien et le mal en soi ; et que l’ordre moral est l’ordre suprême, par lequel seul, et conformément aux données duquel seul, peut et doit se résoudre le problème du mal.

d – Même entre des créatures relatives.

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