La Vérité Humaine – III. Les problèmes intellectuels

2.2 — La solution individualiste.

Nous sommes invinciblement ramenés à l’individu, et dans l’individu, à la volonté, c’est-à-dire à la liberté. Le vrai nom du mal, c’est le péché, c’est-à-dire la désobéissance coupable ; sa seule origine, la liberté mal employée. L’erreur et la souffrance viennent de là et ne sont que les conséquences, les effets, les prolongements de l’état de révolte morale de la volonté. Or aucune volonté n’est morale et libre que la volonté individuelle. L’individu seul a une conscience ; il est seul personne morale ; partout ailleurs la personne morale est une fiction juridique et la conscience morale une forme de langage.

[Non que je prétende m’insurger contre ce terme. Il est inévitable ; mais il engendre aussi inévitablement une illusion : l’identité de la conscience collective avec la conscience personnelle. Or, ce sont deux choses distinctes de nature et de fonctions différentes. Si elles étaient identiques, il faudrait poser ce dilemme : ou la société a une conscience et l’individu n’en a pas (ou, ce qui revient au même, est comme n’en ayant pas), ou l’individu a une conscience et alors c’est la société qui n’en a pas.]

Allez au fond de ce qu’on appelle la conscience publique, la conscience populaire. Qu’y trouvez-vous ? Des idées, des traditions, des coutumes, un certain état d’esprit (de pensée) anonyme, vague, flottant, irresponsable, sans caractère moral propre, dépourvu du sens de la liberté, de la conviction, de la responsabilité. Allez plus au fond encore : vous considérerez que la cause vivante et productrice de cette moyenne de jugements anonymes est dans des jugements individuels, c’est-à-dire dans un certain nombre de consciences personnelles dont le verdict s’accorde, et que cet accord impose à l’ensemble. Ainsi la vraie source de la moralité n’est pas dans la société, mais dans les individus, seuls capables chacun pour son compte de libre examen, de conviction, de certitude, de bien et de mal vraiment moralb. Chaque fois que la société revient à la moralité, c’est-à-dire à la distinction du bien et du mal, du vrai et du faux, du juste et de l’injuste, elle est obligée de le faire par un retour à l’individu, parce que l’individu seul est libre, au sens intérieur et moral de ce mot. Cette constatation est indéniable. Plus on l’approfondira, plus on en découvrira la vérité. Elle se démontre par ce seul fait, que lorsque nous voulons recouvrer notre entière liberté d’appréciation, de jugement et d’action, nous sommes obligés de rentrer en nous-mêmes, c’est-à-dire de nous ressaisir (nous nous étions donc abandonnés) dans la claire conscience de notre existence et de notre devoir individuels. Il paraît suivre de là que le mal et le bien ne s’étendent pas au-delà du sentiment de la responsabilité personnelle que nous en avons. Il n’y a de mal vrai que celui dont chaque individu est clairement, personnellement, immédiatement responsable. En d’autres termes, il n’y a de mal que le mal actuel et individuel, par où j’entends : celui qui commence et s’achève dans l’individu, qui s’exprime par un acte de l’individu. Cet acte est à chaque fois distinct d’un autre et de l’individu lui-même. Il peut se répéter, se renouveler, mais il reste chaque fois distinct, séparé de celui qui le suit ou le précède ; individuel lui-même au même titre que l’être qui en est l’auteur. Comme tel, imprévisible, sinon à la liberté individuelle du sujet ; un acte dont cette liberté est seule, et à chaque fois, et tout entière, et exclusivement responsable. — Et sans doute que le mal est cela. S’il n’était pas cela, il ne serait ni libre, ni responsable, ni conséquemment imputable au sujet qui s’en accuse ou s’en prévaut. Il ne serait plus le mal. C’est la conception individualiste du mal. Elle est vraie, très vraie ; juste, très juste. Si nous devions être obligés de l’abandonner jamais, nous serions forcés d’abandonner du même coup la réalité de l’ordre moral, de rompre avec le témoignage de la conscience, c’est-à-dire avec les données essentielles du problème. Seulement, pour être juste, cette conception est-elle complète ? Il ne nous le paraît pas. Elle est juste en tant que morale ; elle est incomplète, et donc fausse, en tant qu’individualiste.

b – C’est-à-dire librement choisi, voulu, accompli.

Et le fait le plus palpable qui vient battre en brèche cette théorie, est celui de l’universalité du mal. On ne contestera guère que sous deux formes au moins : l’erreur et la souffrance, le mal ne soit universel. Pour ce qui concerne l’erreur, l’histoire de la science, c’est-à-dire l’histoire de la recherche de la vérité, le prouve abondamment. « Aucune science, sauf peut-être les mathématiques pures, ne se développe par un accroissement de la vérité connue, par un progrès de la lumière, ce qui serait l’état normal ; elle se développe [surtout et presque essentiellement] en renversant des erreurs, des préjugés, des théories fausses, des maximes fallacieuses, qui forment comme le fond commun et le courant général de la pensée humaine. Le fait est si apparent que nombre de philosophes, prenant l’expression générale de ce qui est pour la formule de ce qui doit être, ont admis que le caractère propre du travail intellectuel est de traverser l’erreur pour atteindre la vérité. » On ne conteste pas davantage l’universalité du mal sous la forme de la souffrance. Le jugement que portent sur la vie tous les hommes qui ont réellement vécu est un jugement douloureux. « La grande voix dans laquelle l’humanité s’exprime et se rend à elle-même témoignage de son état… est triste. » La littérature de tous les temps et de tous les pays est douloureuse. Elle l’est parce que toute vie est souffrance. Sous ces deux formes : l’erreur et la souffrance, le désordre est donc universel. — On nous répondra que cela ne prouve pas grand’chose parce que l’erreur et la souffrance, qui sont un désordre, ne sont pas le mal proprement dit, le mal moral, mais seulement ses conséquences et ses résultats ; et qu’on peut fort bien concevoir que les conséquences d’un mal tout individuel se généralisent au point de devenir universelles. — Nous en convenons de bonne grâce. En faisant remarquer toutefois, qu’il y a dans le fait même de cette généralisation quelque chose que comporte mal la théorie individualiste : à savoir que la souffrance et l’erreur, conséquences d’un mal individuel, soient subies par des individus qui (par hypothèse) pourraient n’avoir pas participé directement au mal dont ils portent la peine. Il est aisé de voir que nous côtoyons dans cette hypothèse une nouvelle face du problème, et que cette simple fissure brise le cercle fermé de la responsabilité strictement personnelle.

Mais voici qui me paraît plus grave. Je prétends qu’on ne saurait sérieusement contester l’universalité du mal moral lui-même, c’est-à-dire du mal comme péché. J’avoue, sans doute, que cette affirmation ne saurait être scientifiquement établie puisque la somme intégrale de toutes les vies humaines qui ont été et qui sont vécues sur la surface du globe échappe à l’observation. Mais je prétends, non seulement que la probabilité du péché universel s’accroît chaque jour du témoignage historique toujours plus étendu dont nous bénéficions, mais que cette probabilité scientifique est un axiome, une inébranlable certitude, une intuition de notre pensée morale. Comment cette certitude douloureuse s’est-elle inscrite au fond de notre cœur ? Est-ce par extension de notre expérience intime et personnelle ? Est-ce par généralisation de l’expérience que nous faisons d’autrui ? Est-ce par tous les deux à la fois ? Je ne le chercherai pas ici. Je constate simplement que cet axiome : « Tous les hommes sont pécheurs ; il n’y a pas un juste, non pas même un seul », fait partie intégrante de notre conviction morale ; et j’en trouve la preuve dans ce fait qu’il n’est pas une de nos déterminations de conduite, pas un de nos jugements pratiques où elle ne joue son rôle, et qu’aucune expérience ne l’a jamais infirmée. Nous avons rencontré des hommes qui étaient meilleurs que d’autres, nous n’en avons point rencontré qui fussent absolument indemnes de péché. Et cela n’est arrivé à personne depuis que le monde existe, hors une seule fois, et cette exception a paru et continue à paraître si extraordinaire, que l’humanité est réduite à la mettre en doute ou à la statuer surnaturelle.

Voilà qui me paraît bien grave et compromet singulièrement la solution individualiste du problème du mal. Si la liberté rend compte de la possibilité du mal, la liberté individuelle ne rend pas compte au même degré de son universalité. Le propre de la liberté est d’être libre ; le propre de l’individu est d’être particulier. Libre et particulière, pourquoi la volonté humaine se réalise-t-elle universellement dans le mal ? Comment cette réalisation dans le mal se peut-elle, se doit-elle prévoir, de la part de tous et par une intuition en quelque sorte immédiate de chacun ? Si d’ailleurs, la liberté est imprévisible par définition comme il faut l’admettre, et si le mal est libre, d’où vient que le mal ne participe pas à cette imprévisibilité qui est le propre de l’acte libre individuel ? D’où vient qu’en aucun temps, en aucun lieu, aucun homme n’échappe à la commission du mal ?

L’universalité du mal, qui est un fait, s’explique mal par la liberté individuelle, qui semble pourtant sa seule explication possible. La liberté ne fait attendre que la liberté, et non cette espèce de servitude dans laquelle se trouve comprise la totalité de la race. On s’en est rendu compte de bonne heure, et voici le complément qu’on a donné à la théorie individualiste.

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