La Vérité Humaine – III. Les problèmes intellectuels

2.9 — La chute et le mal physique primitif.

Il semblerait que nous sommes au terme de notre étude et que le problème de l’origine du mal soit enfin résolu. Hélas ! Messieurs, il n’en est rien, et la dernière difficulté n’est pas vaincue, pas même mentionnée : celle de la souffrance antérieure à l’humanité ou du mal physique antérieur au mal et, par conséquent, sans apparence d’explication morale possible.

Notre point d’arrivée est celui-ci : une chute morale originelle et générique. Une chute morale, pour sauver l’honneur de Dieu et la suprématie de l’ordre moral ; une chute originelle, pour rendre compte de l’universalité et de l’hérédité du mal ; une chute générique, pour justifier l’injustice apparente de la solidarité.

La difficulté contre laquelle nous nous heurtons a sa cause dans un fait que les sciences naturelles ont mis en lumière, et que nous sommes obligés de reconnaître avec elles : la coexistence indissoluble du mal physique et de l’univers physique ; la souffrance et la mort contemporaines et conditions de toute vie sur le globe. — L’objection qu’on en tire est facile à prévoir. La voici, et j’espère la formuler aussi clairement et fortement qu’elle est elle-même claire et forte : Vous faites dépendre l’origine du mal de l’apparition de l’homme sur la terre, et vous lui attribuez une source purement morale. La notion est hardie ; elle ne l’est pourtant point encore assez ; car nous découvrons le mal antérieurement à l’apparition de l’homme et donc antérieurement à tout agent moral connu. La lutte pour l’existence, l’« entremangement » des êtres, la souffrance inéluctable et gratuite, la mort enfin — naturelle ou violente — c’est-à-dire, remarquez-le, tout ce dont vous faites les conséquences de la chute morale et tout ce que vous lui rapportez comme à sa cause suffisante, tout cela précède l’avènement de l’être moral capable de chute et s’observe dans la série des organismes vivants qui ont précédé et préparé l’apparition de l’homme ici-bas. Tout cela est donc indépendant du péché. Le mal physique se manifeste comme absolument primitif ; il est lié, non au mal moral, mais aux conditions de l’existence terrestre et s’explique par elles au point qu’un monde d’organismes vivants d’où la souffrance et la mort seraient absentes, reste absolument inintelligible et paraît irréalisable.

Tel est le fait et telle l’objection. Quatre attitudes ou quatre réponses sont possibles.

Première attitude. — Renoncer franchement à la conception d’une chute morale originelle. Renoncer à comprendre le problème du mal ou, si l’on s’obstine à vouloir comprendre, revenir à la nécessité du mal, à cette théorie de l’évolution qui semble trouver dans le mal physique antérieur à l’humanité une éclatante confirmation et comme une garantie définitive. Ou je me trompe fort, ou c’est l’attitude et la raison de l’attitude que prend la grande majorité de nos contemporains. Ils voient dans l’antériorité du mal physique à la créature morale une impossibilité absolue d’en faire encore une conséquence du mal moral ; un démenti péremptoire, infligé par les faits à la valeur et à la suprématie de l’ordre moral. Ils s’inclinent devant le mystère, ou font de l’ordre moral un épiphénomène, une illusion favorable, nécessaire à la vie sociale, créée par la vie sociale et pour la vie sociale, mais sans importance et sans réalité en soi.

[Voir l’attitude de Wilfred Monod dans son étude Un athée (reproduite dans Aux croyants et aux athées). Elle est émouvante, elle est intéressante. Elle consiste en une sorte de semi-agnosticisme (agnosticisme quant aux origines, affirmation et certitude quant aux fins) et donne à la foi et à la destinée humaine quelque chose de suprêmement héroïque. Mais c’est précisément cet excès gratuit d’héroïsme qui me paraît dangereux et ce semi-agnosticisme qui me semble risqué, parce qu’intenable à la longue. Si l’on peut dire et si l’on doit dire au Père : « Ne crains rien ; je ne te soupçonne pas, je sais que tu n’as pas trempé là-dedans ; si je le croyais, je serais désespéré », je ne vois pas très bien pourquoi l’on ne chercherait pas à se rendre compte comment le Père n’a « pas trempé là-dedans ». Il me semble que chercher à le faire fait encore partie de cet hommage que nous rendons à sa sainteté, de cette foi que nous portons à son amour.]

Me démentirez-vous, Messieurs, si j’estime qu’ils font à la fois l’un et l’autre, et que l’abdication devant le mystère implique une explication naturaliste du problème ? Elle peut, pour un temps, n’y pas conduire chacun. Nous craignons qu’à refuser cette suprême démarche on ne perde, à la longue, plus qu’on ne gagne. Car l’abdication de la pensée morale en face du fait physique est déjà la subordination au fait physique. C’est accepter que le devoir ne soit pas souverain ; que le témoignage de la conscience ne soit pas la vérité tout entière ; et que sa lumière puisse s’éteindre dans les ténèbres de la nature. Nous ne refusons à personne le droit de prendre cette attitude et de formuler cette réponse ; mais ce n’est pas la nôtre. Nous ne saurions consentir à cette mutilation. Nous voulons vivre, et, comme la pensée est une fonction de la vie, nous voulons penser, non pour penser, mais pour vivre ; penser toute notre pensée afin de vivre toute notre vie. Sans l’amour initial d’un Dieu saint, en dehors des certitudes intégrales et sacrées de l’obligation de conscience, la vie n’est plus la vie. Il nous les faut ; nous les voulons. En définitive, nous ne sommes pas libres de ne pas les vouloir, nous devons les vouloir. Et c’est là notre plus haute et dernière raison.

Deuxième attitude. — On ne conteste pas la réalité du fait, c’est-à-dire l’existence du mal physique antécédent à l’existence de la créature morale, mais on insiste sur le caractère physique du mal primitif, sur le caractère moral du mal subséquent, pour refuser de les mettre en parallèle. L’un seul est grave et réel, et c’est le mal moral ; l’autre est dépourvu d’importance et de signification, et c’est le mal physique. Ou plutôt, car ceci est trop simpliste, on affirme que le mal physique pur (tel qu’il se rencontre chez les animaux, par exemple) n’est pas vraiment un mal, n’est pas un mal réel, mais une image, un symbole du mal réel ; et que le mal réel commence avec l’introduction du mal moral dans le mal physique, que c’est leur conjonction et leur mutuelle pénétration qui fait seule la gravité et la réalité du mal.

Ce point de vue a été représenté avec beaucoup d’humour et d’esprit par M. Pétavel-Olliffa. Voici quelques fragments de cette étude que je cite surtout à titre de délassement ou de récréation : « On en veut surtout à l’ichtyosaure qu’on accuse du crime d’infanticide. On pourrait invoquer ici à titre de circonstances atténuantes le fait qu’en dévorant ses petits ce père indigne travaillait de son mieux à l’extermination d’une bien vilaine race. » Mais l’auteur montre qu’en réalité il y a méprise. Ce qu’on prenait pour l’estomac du père, se trouvait être la matrice de la mère, dès lors le crime d’infanticide dont on l’accuse, l’ichtyosaure en est innocent. « Et même, poursuit Pétavel, si quelqu’un voulait maintenir ici le respect de la chose jugée, la question serait encore de savoir si cet infanticide prétendu était véritablement criminel. » En effet, « on ne fera pas difficulté d’avouer que le mal véritable, au point de vue de la conscience morale, gît, non dans les choses, mais dans la volonté mauvaise d’une personne responsable ; or, les animaux ne sont pas des personnes. Je ne vois donc, dans le mal physique, qu’une peinture moralement innocente du mal moral… Le mal physique ne serait, en somme, que l’emblème pédagogique du mal moral : il fait partie d’une grande leçon de choses [singulière leçon de choses, singulière pédagogie !] et devait servir à l’éducation intellectuelle et morale des premiers représentants de l’humanité… Les animaux qui nous déplaisent sont des espèces d’ilotes amoraux qui nous montrent comment nous ne devons pas faire. » — Ce qu’il y a de grave, c’est que c’est Dieu qui les a faits. Pourquoi l’homme n’imiterait-il pas ce que Dieu fait ? La leçon se renverse. — « Sans doute cette terre (telle qu’elle est constituée antérieurement à l’homme) n’est pas le séjour idéal qui conviendrait à une société de saints et de justes…, mais c’est après tout un monde sortable, à titre provisoire. » — Je voudrais envoyer l’ auteur à Lille, à Roubaix, à Londres ou à la Martinique ! — « Les jeunes gens sains et vigoureux s’y plaisent et s’y attachent. Même la plupart des hommes, y compris le pauvre bûcheron de La Fontaine, le quittent à regret. » « Quant à la douleur physique et non morale des animaux, elle n’est qu’à-demi consciente ; une douleur dont le sujet n’est qu’à-demi conscient est notablement atténuée. Les physiologistes s’accordent à reconnaître que les animaux souffrent moins que l’homme. » Si maintenant l’on vient nous dire que cette leçon en image correspond à la réalité d’un monde spirituel où le mal moral sévit avec ses funestes conséquences ; que le principe de la solidarité universelle s’étend aux animaux (rétroactivement, sans doute) et que les jouissances qu’ils goûtent sont en partie contrebalancées par un douloureux tribut qu’ils paient à la grande loi de l’expiation, loin d’y contredire, je suis tout disposé à l’admettre… Je ne vois absolument rien d’immoral à ce que les animaux, « ces grands jouisseurs égoïstes » — le mot est joli plus qu’exact, mais ce qui nous trouble précisément, c’est que Dieu ait créé de « grands jouisseurs égoïstes » dans un monde divin — entrent aussi pour leur modeste part dans cette œuvre de solidarité universelle. « La force des choses (— la force des choses : voilà le fléchissement, voilà l’abdication. La force des choses s’oppose à celle de Dieu ; Dieu est vaincu par la force des choses. C’est la fissure par où pénètre le naturisme —) s’opposait sans doute à ce qu’ils fussent consultés, mais Dieu ne leur impose rien qu’il n’ait imposé à l’Homme de douleur… Je crois, en somme, que, s’ils pouvaient nous entendre, les animaux que nous plaignons, répondraient comme le Roseau de la Fable :

aDarwin et Jésus-Christ. Étude sur l’évolutionnisme chrétien. (Essai de conciliation entre MM. Sabatier et Frommel.) Revue chrétienne, 1er mars 1899.

Votre compassion
Part d’un bon naturel ; mais quittez ce souci :
Le sort nous est plus qu’à vous favorable.

Comparée à votre souffrance, la nôtre n’est qu’un rêve, et ce serait plutôt à nous de vous plaindre. »

L’argumentation est ingénieuse, spirituelle et brillante. J’ai peur qu’elle ne soit malheureusement que cela. Vous voyez les énormes fissures par où s’écoule sa force probante et surtout sa valeur morale. — D’une manière plus générale, et pour sortir de l’exemple particulier, la réponse qui désolidarise le mal physique antérieur à la chute d’avec le mal moral et physique postérieur à la chute, est passible de deux réfutations qui me semblent toutes deux également décisives. La première est en quelque sorte un argument ad hominem. La voici : Vous êtes partisan de la chute ; vous n’y avez été conduit qu’au nom de la connexion intime du mal physique et du mal moral. C’est, en partie au moins, au nom du mal physique (inexplicable à la conscience et dans l’idée d’un Dieu d’amour) que vous avez conclu à la chute morale. C’est très bien. Mais voici qu’une fois le résultat désiré obtenu, vous répudiez l’argument principal qui vous y a amené, dès qu’il devient gênant. La contradiction est vraiment trop grossière. Vous manquez à la fois de logique et de sincérité. Si le mal physique vous conduit au-delà même de la chute, il faut le suivre jusque là où il vous mène, et ne l’expliquer nulle part, ou l’expliquer jusque dans sa première origine. La seconde réfutation se tire de la définition du mal que nous avons donnée au début. Le mal, disions-nous, c’est le désordre et tout désordre, c’est-à-dire tout ce qui contredit un doit être de notre conscience, aussi bien de la conscience morale, que de la conscience intellectuelle, ou de la conscience sensible. Or la souffrance contredit manifestement un doit être de la conscience sensible (le bonheur). Sans doute le doit être par excellence est celui de la conscience morale parce qu’il engage la moralité divine et qu’un Dieu immoral n’est plus Dieu ; mais le doit être de la conscience sensible n’est pas de peu d’importance parce qu’il engage la bonté divine, et que la bonté divine fait encore partie (aussi bien que sa sainteté) de la moralité de Dieu. Ou bien ne légitimez la douleur innocente nulle part, ou bien légitimez-la partout. Mais ne soyez pas inconséquent, égoïste, au point de l’exclure lorsqu’il s’agit de l’homme, et de l’admettre lorsqu’il s’agit de son frère en douleur, l’animal.

Troisième attitude. — Elle ne conteste ni sur les faits, ni sur la connexion réciproque du mal moral et du mal physique. Comme la précédente, bien qu’à un autre point de vue, elle distingue entre le mal physique chez l’homme et le mal physique chez l’animal ; entre le mal physique antérieur à la chute et le mal physique postérieur à la chute. Du premier, du mal physique chez l’animal et dans le monde biologique en général, elle fait une condition nécessaire (bien que mystérieuse) de l’évolution organique de l’être vivant jusqu’à l’homme, mais jusqu’à l’homme exclusivement. Du second, c’est-à-dire du mal physique humain, de son intrusion et de son prolongement dans l’humanité elle-même, elle fait une conséquence de la chute morale de l’homme. — L’idée de base est celle-ci : l’homme terminant l’évolution antérieure, atteignant à la moralité, à la vie spirituelle, inaugurant dans l’univers un ordre de choses nouveau, s’affranchissait par là même des conditions auxquelles restait soumise l’évolution antérieure. Il faisait dominer la vie de l’esprit sur la vie matérielle, les lois spirituelles sur les lois physiques. En lui venaient aboutir, mais en lui venaient s’éteindre la douleur et la souffrance inhérentes à la constitution des créatures purement animales. La lutte pour l’existence, en passant du monde physique au monde moral, cessait d’être une lutte des êtres les uns contre les autres, pour devenir un effort des êtres en faveur les uns des autres- ; les compétitions de l’égoïsme (loi du monde naturel) se changeaient en coopération de charité (loi du monde moral) ; la concurrence vitale demeurait sans doute, mais au lieu d’être régie par la loi du plus fort écrasant le plus faible, elle était régie par la loi du plus aimant (le plus fort moralement) se dévouant au plus faible. Ainsi se trouvaient transformées les horreurs sanglantes et brutales du mal physique. Son scandale tombait, et ce qu’il restait de souffrance inhérente à l’existence n’était plus qu’un instrument pédagogique, qu’un garde-à-vous perpétuel dans le développement normal et positif d’une humanité sainte. La mort, sans doute, ne disparaissait pas, « car notre constitution physique ne nous laisse entrevoir d’autre issue à l’existence actuelle que la dissolution. Le corps est un organisme qui naît, qui se développe et qui meurt ; tel qu’il est composé, nous ne saurions nous figurer autrement ses destinées »b. Mais si la mort, en tant que cessation de l’existence terrestre, restait inévitable, elle était transfigurée, et donc vaincue dans ce qu’elle a de révoltant. Elle quittait son caractère tragique, douloureux, imposé, pour revêtir celui d’une victoire graduelle de l’esprit, d’une spiritualisation progressive, d’un passage consenti, librement voulu, espéré, désiré, à un mode d’existence supérieur et parfait : l’immortalité bienheureuse des esprits purs. — Tout cela était impliqué dans la destinée morale de l’homme ; le moyen de ce glorieux résultat était précisément l’accession de l’homme à la vie morale ; sa condition, la fidélité morale de l’homme et son obéissance au devoir. En manquant à son devoir, l’homme a manqué à sa destination. Il n’a pas réalisé cette nature morale et spirituelle, cette loi ou condition d’existence morale et spirituelle sans laquelle et par laquelle la douleur devait s’éteindre et la mort se transformer. Il est retombé du domaine où règne l’esprit, au domaine où règne la loi physique de l’évolution des êtres inférieurs et antérieurs à l’humanité. Il s’est assujetti de nouveau, ou plutôt il est demeuré assujetti aux conditions inéluctables de toute existence purement matérielle ou physiologique ; il les a même aggravées parce qu’en y introduisant le péché il y a introduit un élément de trouble, de désordre qu’elles ne connaissaient pas jusqu’alors. La douleur, la souffrance, la mort sont devenues pires, plus souffrantes, plus douloureuses, plus amères qu’elles n’étaient auparavant, parce qu’elles se sont compliquées d’un égoïsme et d’une culpabilité dont l’homme a seul désormais le privilège, et qui, dès lors, lui apparaissent à juste titre comme une conséquence et un châtiment de sa faute. La mort s’est envenimée de l’aiguillon du péché.

b – Bovon, Dogmatique, T. I, p. 497.

Il y a donc distinction très appréciable entre le mal physique simple qui précédait l’homme et le mal physico-moral qui suit la chute. Mais il n’y a plus contradiction entre l’existence du mal physique primitif et la notion de la chute. L’une comporte parfaitement l’autre, et le mal actuel, qui est à la fois physique et moral, les suppose ensemble.

Cette manière de voir n’est pas la nôtre, mais je reconnais qu’elle est à peu près suffisante. Elle fait droit aux données incontestables de la science et à celles de l’ordre moral. Nous concevons à la rigueur qu’elle satisfasse ceux qui s’y rangent. Il est possible, après tout, que ce soit la plus simple, la plus juste, la moins hasardée des solutions que l’on puisse fournir au problème du mal. Et peut-être serait-il prudent de notre part de nous arrêter ici. Je tiens en tous cas, Messieurs, à ce que vous preniez acte de mon acquiescement relatif à cette théoriec. Je tiens à ce que vous sachiez que si, pour le moment, je me sens encore pressé d’aller au-delà, j’admets fort bien néanmoins qu’on ne me suive plus au-delà ; et que ce qui va suivre relève, d’une part, de préférences personnelles (que je n’ai garde d’imposer à personne), de l’autre, du devoir professionnel que j’ai à votre endroit. En effet, si comme homme et comme ami, j’ai le privilège de pouvoir vous dire toute ma pensée ; comme professeur, j’ai l’obligation de vous instruire sur la pensée des autres et de placer devant vous les solutions diverses qui ont été données au problème qui nous occupe par des chercheurs dignes de créance qui s’en sont occupés avant nous. Il est donc entendu que ceci pourrait être le point final de notre étude sur la question du mal ; qu’au nom de la conscience et du théisme, c’est-à-dire de la suprématie de l’ordre moral et de la justice ou de la sainteté divine et en présence de ce qu’ont de hardi les hypothèses qui nous restent à proposer, je pourrais, à la rigueur, me déclarer satisfait ; et que si je m’aventure au-delà, c’est à la fois pour vous faire part de scrupules tout personnels (dont j’admets que vous ne les partagiez pas), et pour épuiser le sujet en vous communiquant le résultat de la pensée d’autrui.

c – Qui est précisément celle de cet évolutionnisme intégral, sérieux, réclamé par M. Henry Churchill King (voir plus haut), qui sera peut-être l’explication définitive de beaucoup de problèmes encore pendants et discutés dans la théologie contemporaine.

Je dis : « à la rigueur » et je parle de « scrupules ». En effet, la conception précédente, pour plausible et satisfaisante qu’elle soit, souffre une dernière objection. Elle repose sur cette prémisse, que le mal physique pur — tel que nous le constatons avant l’apparition de l’homme et tel qu’il se résume dans la lutte pour la vie (« entremangement » réciproque des êtres en compétition vitale) et dans la mort — est une condition nécessaire de l’existence des êtres. Or, quelque différence que l’on établisse entre le mal purement physique et le mal moral ou physico-moral (celui qui résulte de la chute), cette prémisse nous froisse encore. Elle heurte encore l’idéal que nous avons de la souveraine bonté de Dieu (et par conséquent sa justice, puisque l’amour est la consommation de la justice). Le Dieu que nous connaissons par l’obligation de conscience, par Jésus-Christ surtout, est un Dieu souverain, souverainement juste et souverainement bon ; un Dieu à l’acte créateur duquel nous ne pouvons pas concevoir d’autre raison suffisante que l’amour. Si Dieu n’a pas créé par amour, et donc pour rendre heureux, saintement heureux sans doute, mais suprêmement heureux, pourquoi donc aurait-il créé ? S’il a créé parce qu’il y était forcé, qui donc ou quoi donc l’y forçait ? Admettre une contrainte, externe ou interne, à la création, c’est détrôner le Dieu de la conscience ; c’est passer du théisme au panthéisme ou au dualisme ; au panthéisme si la contrainte est interne, au dualisme si l’obstacle est externe. Si Dieu n’était pas contraint, pourquoi donc l’a-t-il fait ? Pour manifester sa gloire, comme l’enseignaient Augustin et Calvin ? Sans doute, mais c’est une gloire médiocre que celle que révèle une souffrance inévitable. Pour manifester son amour ; pour se donner la joie d’aimer sa créature et d’en être aimé ; pour que sa créature soit heureuse et qu’elle trouve son bonheur dans le bonheur d’aimer et d’être aimée, c’est notre solution. Mais alors quel pauvre amour que celui qui commence par infliger à sa créature la douleur et la mort, qui ne trouve pas d’autre manifestation que celle-là ; et quelle triste idée de l’amour de son Dieu se fera une créature qui inaugure cet amour dans les angoisses de la souffrance et les épouvantes de la mort ; d’une mort innocente, innocemment soufferte par une créature sensible qui n’a point demandé à vivre, et qui, condamnée à vivre, l’est donc à souffrir et à mourir de par l’amour même de Dieu. Quel amour et quel Dieu sont-ce là ? Si je trouve, moi, dans mon pauvre et misérable amour, dans mon sentiment de justice rudimentaire et borné, de quoi me révolter contre le spectacle de l’ordre naturel (antérieur à la création) ; si moi, faible et borné, pécheur même comme je suis, je trouve dans ma conscience non pas, sans doute, la sagesse qu’il faudrait pour instituer un ordre de choses meilleur, mais au moins l’idée de la possibilité d’un ordre de choses meilleur ; puis-je croire que Dieu n’aurait pas eu cette idée, que l’amour de Dieu n’est pas plus sensible que le mien au malheur innocent de sa créature et qu’il accepte de bon gré que sa gloire et son amour soient ainsi ternis ? N’est-ce pas Dieu lui-même qui m’inspire ces considérations, puisque je ne les puis élever que sur la foi du témoignage qu’il se rend à lui-même au-dedans de moi ?

Quatrième attitude. — Pour résoudre le contraste entre ce que Dieu a fait et ce qu’il aurait dû faire au témoignage même de son caractère et de ses intentions qu’il nous impose dans la conscience, une seule hypothèse se présente, celle-ci : l’imperfection (manque de justice, de bonheur et d’amour) de la création antérieure à l’homme n’a pas sa cause dans une nécessité physique (laquelle entraînerait une imperfection correspondante ou de la bonté, ou de la sagesse, ou de la justice, ou de la puissance de Dieu), n’a pas davantage sa cause en Dieu lui-même ; mais elle a sa cause dans une nécessité morale, inhérente non à Dieu mais au monde, et que Dieu respecte. En d’autres termes, Dieu aurait pu créer une nature primitive parfaite, d’où le mal physique et tout désordre auraient été exclus ; mais il n’a pas voulu ou plus exactement : il n’a pas voulu pouvoir, et il n’a pas pu vouloir la créer autrement. Pourquoi ? Parce qu’il avait à respecter, à tenir compte moralement d’un fait moral antécédent : savoir de l’existence même du mal moral ; mal moral qui a précédé la création (au moins la création de notre univers), qui le domine et, par là même, l’explique.

Voilà, nous dira-t-on, qui nous transporte fort loin ! — J’en conviens de bonne grâce mais l’on était averti. — En pleine hypothèse ! — J’en conviens encore, mais nul n’est obligé de m’y suivre. — En pleine chimère ! — Ici je proteste. Hypothèse, oui ; chimère, non. Et plût à Dieu qu’il n’y eût rien jamais de plus chimérique dans ce qui se débite aujourd’hui un peu partout au nom sacré de la scienced ! Ce n’est pas une fantaisie, ce n’est pas un caprice individuel, c’est une raison morale, fort honorable après tout, qui nous introduit dans ces lointaines régions. C’est par scrupule de conscience, et non pour le plaisir de prolonger la discussion, que nous reculons jusqu’à cette extrême limite le problème de l’origine du mal. Ce n’est pas non plus pour donner carrière à notre imagination. Mais nous sommes de ceux qui sont ainsi faits, qu’ils croient davantage aux « choses invisibles » qu’aux « visibles ». L’ordre du monde naturel, les lois de l’univers, l’apparence des phénomènes, leur masse, leur distance, leur poids, leur étendue, leur durée, qui hypnotisent aujourd’hui tant d’hommes de bon sens, et devant lesquels se prosterne la pensée contemporaine, tout cela ne nous intimide pas. Et nous disons volontiers avec Joubert : « Je disais bien… »e Et parmi ces « choses invisibles » auxquelles nous regardons, et auxquelles nous attribuons plus de valeur, plus d’importance, plus de réalité en un mot qu’aux choses visibles, — qu’en un sens nous tenons même pour seules réelles, se trouvent précisément la justice et la bonté de Dieu, cette justice et cette bonté hors desquelles Dieu n’existerait plus, le monde invisible serait ébranlé et nous-mêmes jetés dans le désespoir du scepticisme. En sorte que nous subordonnons très joyeusement et très librement ces grandes choses d’un monde où tout est petit (le monde visible) à ces petites choses d’un monde où tout est grand (celui de l’invisible).

d – Dans l’étude citée plus haut, M. Pétavel-Olliff me somme d’avoir à m’expliquer sur ce qu’il appelle « la chute anténébulaire » qui lui paraît soulever plus de problèmes qu’elle n’en résout. Eh bien ! Je m’en explique.

eEsquisses contemporaines, p. 64.

Il y a plus. J’ai invoqué un « scrupule de conscience » ; ce scrupule, le voici. J’ai besoin pour vivre et me conduire pratiquement de me fier entièrement au témoignage de ma conscience ; j’en ai besoin pour résister aux tentations perpétuelles dont je suis assailli, pour échapper à ces compromis et à ces compromissions avec le mal dont la société est pleine et qui la perdent. Le pourrai-je encore, pourrai-je encore subordonner entièrement ma conduite à l’impératif du devoir si je ne lui subordonne pas également et absolument ma pensée dans l’ordre théorique ? Oserai-je intrépidement appeler bien ce qui est bien et mal ce qui est mal dans le monde où j’agis, si j’en adoucis les contours et si j’en estompe les différences dans le monde où je pense ? — Qu’on ne s’y trompe pas. Il y a une corrélation étroite entre le latitudinarisme moral en philosophie et le latitudinarisme moral en pratique. Et si, d’ordinaire, c’est le second qui entraîne le premier, le premier, à son tour, peut entraîner le second. Et pour tout dire : j’aurai besoin, lorsque l’heure viendra pour moi de remettre mon esprit au Père des esprits, de croire de toute ma force à la bonté et à l’amour absolu de Celui qui par amour m’a créé, et par amour m’a sauvé. Toute ma destinée dépendra à cette heure de son amour et de sa bonté. J’ai donc besoin, aujourd’hui déjà, de subordonner toutes choses avec moi à cet amour et à cette bonté. Appelez cela du nom qu’il vous plaira, spéculation, métaphysique, ivresse de la pensée, tout ce que vous voudrez, je n’y vois, pour ma part, qu’un acte de logique morale, aussi raisonnable et aussi sobre que le plus modeste et le plus ordinaire de nos raisonnements quotidiens.

Beaucoup d’autres, avec nous, l’ont fait et le feront encore. Depuis Origène jusqu’à nos jours ; depuis le ou les rédacteurs du troisième chapitre de la Genèse ; antérieurement encore, depuis les traditions chaldéennes, et les auteurs de l’Avesta (c’est-à-dire depuis ce qu’on peut savoir des origines les plus reculées de l’humanité) jusqu’à Renouvier, en passant par d’innombrables et d’illustres cerveaux, la nécessité morale de rendre justice au caractère moral de Dieu a poussé une foule de penseurs aux mêmes conclusions et les y pousseront, je pense, jusqu’à la fin des temps. — Seulement dans la thèse ou l’hypothèse commune il y a des différences d’interprétation, qu’il nous faut maintenant brièvement considérer. A vrai dire, l’hypothèse nous importe davantage que son interprétation. S’il nous importe beaucoup de pouvoir dire que le mal moral préexistait à la création de l’univers actuel, il nous importe moins de savoir comment il préexistait et comment il convient de se représenter son origine et son mode. Je serai donc, sur ce point, aussi bref que possible, me contentant du strict nécessaire à l’orientation générale de notre pensée. Car si l’hypothèse du mal moral préexistant à la création du monde actuel n’est, en effet, qu’une hypothèse, encore convient-il de la concevoir aussi conforme que possible avec les données de l’expérience actuelle (qu’elle a la prétention d’expliquer). Nous ne sommes pas libres d’imaginer au gré de notre fantaisie. Il y a des critères de convenance et de probabilité auxquels il faut faire droit.

Nous rencontrons ici trois théories principales. La première est une théorie à base individualiste : elle place la faute originelle dans l’individu préexistant. La seconde est une théorie à base générique : elle place la faute originelle dans l’espèce préexistante. La troisième est la théorie religieuse et plus spécialement biblique ou chrétienne : elle place la faute originelle (l’origine propre du mal) dans une créature distincte de l’humanité, et fait de la faute humaine une dépendance de celle-ci. Ou si vous voulez la chose sous un autre aspect :

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