La Vérité Humaine – III. Les problèmes intellectuels

6. — Le surnaturel et le miracle.

Ou je me trompe fort, ou la plupart d’entre vous m’attendent ici, Messieurs. C’est le lieu et l’occasion par excellence où se divisent les esprits. En définissant le surnaturel comme nous l’avons fait, nous nous sommes séparés déjà — et plus profondément qu’il ne semble à première vue, d’un grand nombre de théologiens modernes de droite et de gauche, mais de gauche surtout. Peut-être allons-nous nous en séparer plus nettement et plus profondément encore. La question est celle-ci : le surnaturel, qui est moral dans son essence, puisqu’il est rédempteur, n’est-il et ne peut-il être que moral ? Ne peut-il devenir physique aussi ? En d’autres termes, le miracle, ou surnaturel phénoménal, est-il exclu par le surnaturel moral ou bien y est-il impliqué au contraire sinon comme nécessaire au moins comme possible ? Les uns affirment, les autres nient. Examinons d’abord le surnaturel et la liberté en général.

Elargissons la question en la reprenant par le commencement. Nous nous sommes refusé à définir le surnaturel chrétien par la pure liberté puisque nous l’avons défini par la rédemption, c’est-à-dire par la liberté divine appliquée à une certaine fin, dans un certain domaine et revêtue d’un certain caractère ; mais nous avons admis que la condition première du surnaturel chrétien était la liberté : la liberté en Dieu qui sauve le pécheur, la liberté en l’homme qui n’a pu pécher que parce qu’il était libre. Partons de la liberté ainsi impliquée.

Qu’est-ce que la liberté ? Kant l’a définie une fois pour toutes : le pouvoir de sortir de la chaîne des causes et des effets et de poser un commencement nouveau. Cette définition est universellement admise aujourd’hui, aussi bien par ceux qui nient que par ceux qui affirment la liberté. En affirmant la liberté humaine et divine, nous affirmons donc le pouvoir de Dieu et de l’homme de poser un commencement nouveau indépendamment, mais au sein même du déterminisme universel des phénomènes enchaînés. Il saute aux yeux qu’en définissant la liberté, nous avons défini la condition générale du surnaturel. Qu’est-ce que le surnaturel ? — Un effet qui n’est pas nécessairement déterminé par des antécédents naturels nécessaires, c’est-à-dire précisément qui sort du déterminisme naturel. Liberté et surnaturel, c’est la même chose, à cette différence que tout acte libre est cause de surnaturel ; et que tout surnaturel est l’effet d’un acte libre. Le surnaturel suppose l’ingérence dans la chaîne des causes et des effets, d’une action spéciale, supranaturelle, celle de la liberté ; et l’action de la liberté ne va pas sans la production d’un effet spécial, qui n’est autre que le surnaturel. « Croire à la liberté », humaine et divine, c’est donc croire à la possibilité du surnaturel (non encore au surnaturel chrétien, mais au surnaturel en général), « c’est croire à l’existence d’un pouvoir constant de surnaturel »a. Ce pouvoir constant de surnaturel, c’est la liberté même. Mais de quel surnaturel s’agit-il ? Du moral seulement ou du physique aussi ? Ici se pose la question même que nous examinons. Pour plus de clarté, divisons-la. Et puisqu’il s’agit des deux libertés possibles, ou de la liberté en deux sujets différents : celle de Dieu et celle de l’homme, différentes sans doute en puissance (celle de Dieu est souveraine, c’est-à-dire absolue ; celle de l’homme est relative), mais identiques par leur essence, voyons d’abord ce qu’implique la liberté pour l’homme au sujet du surnaturel physique, nous verrons ensuite ce qu’elle implique pour Dieu.

a – Teissonnière, Le problème du surnaturel, p. 9.

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