La Vérité Humaine – III. Les problèmes intellectuels

8. — La liberté divine et le surnaturel physique médiat.

Nous venons de voir que le surnaturel moral, défini provisoirement par la seule liberté, entraîne pour l’homme un concomitant physiologique qui est une porte ouverte sur le surnaturel physique. En va-t-il de même du côté de Dieu ? La liberté divine entraîne-t-elle ce même parallélisme ? Examinons. Dieu en lui-même (et c’est sa différence d’avec l’homme) n’est pas libre : il est souverain. Mais vis-à-vis du monde, il est libre. Sa souveraineté, en face d’un monde qui le limite, devient liberté ; et le monde limite la souveraineté divine parce que Dieu en respecte l’existence et les conditions d’existence, les lois physiques et morales. La volonté libre de Dieu s’exerce donc sur le monde par un Dieu qui est hors du monde et transcendant au monde. C’est ce qu’implique le théisme qui distingue le monde d’avec Dieu. D’autre part, le rapport du monde avec la libre volonté divine est un rapport actuel. C’est le postulat de la religion et de toute religion. Ce rapport actuel de Dieu au monde, c’est ce qu’on appelle la Providence. La providence divine s’exerce donc par une action libre, transcendante et actuelle sur le monde. « Nous estimons providentiel tout phénomène considéré comme un produit, direct ou dérivé, d’une action divine. » De tels phénomènes, s’il en existe, rentrent du même coup dans la catégorie du surnaturel général, lequel « consiste dans la production d’un phénomène parmi les antécédents duquel se trouve un agent libre ». La providence divine une fois admise, la question du surnaturel physique (divin) dans son rapport avec le surnaturel moral (divin) se pose comme suit : « Dieu agit-il à la fois dans l’ordre moral et dans l’ordre physique ? Ou agit-il exclusivement dans l’ordre moral ? »

Nous prétendons que si Dieu agit dans l’ordre moral, il agit aussi et par là même dans l’ordre physique. En d’autres termes, qu’il en va du surnaturel divin comme du surnaturel humain, qu’il est toujours et nécessairement moral et physique, qu’il est physique parce qu’il est moralc.

c – Teissonnière, art. cit., p. 98. — Dans ce paragraphe, Frommel suit de près cet article auquel sont empruntées aussi les citations de Flournoy et de Guyau. — (Ed.)

En quoi peut consister, en effet, le surnaturel moral que Dieu produit dans une âme ? C’est évidemment un point très mystérieux, sur lequel cependant nous pouvons obtenir quelque lumière grâce à deux analogies connues, qui sont d’une part : les phénomènes de suggestion d’homme à homme, de l’autre le phénomène de l’obligation, tel que nous l’avons défini précédemment.

La suggestion au sens large est un phénomène à la fois très ordinaire et très complexe, qui a pour moyens ordinaires la parole, le geste, l’exemple, mais dont nous savons (par des études récentes) qu’il peut se produire aussi, — et c’est là le sens étroit du mot, — indépendamment de ces intermédiaires, et en quelque sorte directement de volonté à volonté à travers le temps et l’espace. Tout homme suggestionné par un autre, devient en quelque mesure le médium de celui qui le suggestionne. Lorsque la volonté de celui qui suggère s’empare totalement de la volonté de son sujet, le phénomène de médiumnité est total. Pourquoi ce qui se passe d’homme à homme, ne se passerait-il pas de Dieu à l’homme ? Pourquoi, l’homme suggestible à l’égard de l’homme ne le serait-il pas de même façon à l’égard de Dieu ? Pourquoi, comme il y a des médiums pour l’homme, n’y aurait il pas des médiums pour Dieu ?

Mais si l’on veut creuser le problème du surnaturel moral et divin, le problème de l’action de la volonté divine sur la volonté humaine, il faut à notre sens aller jusqu’au phénomène d’obligation morale, qui est précisément cette action, et qui par conséquent explique le mode, le caractère et les conditions du surnaturel moral. Le vrai nom de la suggestion morale de Dieu à notre égard, c’est l’obligation ; et c’est par l’obligation surtout que nous devenons les médiums de Dieu. Affirmer le surnaturel moral, c’est, me paraît-il, essentiellement affirmer que Dieu renouvelle, intensifie l’action ordinaire par laquelle il nous oblige dans notre conscience, de manière à solliciter une décision que nous n’aurions peut-être pas prise autrement, à produire une obéissance, un sacrifice, une fidélité, un héroïsme, et par suite des pensées, des sentiments, tout un ordre de choses dont nous aurions été autrement incapables. Voilà le surnaturel moral, aussi moral qu’il est possible de l’imaginer.

Eh bien, nous disons que ce surnaturel-là, c’est déjà du surnaturel physique et par suite du miracle. — Pourquoi ? — Parce que tout phénomène psychique a un concomitant physique déterminé. « C’est-à-dire que l’ensemble des événements intérieurs, pensées, sentiments, volitions, etc., qui constitue ce que nous appelons la vie de notre âme [dont l’obligation de conscience est partie intégrante et prépondérante], est accompagné d’une série parallèle de modifications dans notre organisme corporel et particulièrement dans notre système nerveux ; de sorte que chaque terme de la série psychique [morale] a pour pendant un terme défini de la série physiologique [physique] ; à chaque état de conscience, correspond un état moléculaire spécial de notre cerveaud. »

d – Flournoy, Métaphysique et psychologie (Genève, 1890), p. 5.

Par conséquent l’action providentielle, se bornât-elle à cette suggestion ou à cette obligation purement morale dont nous venons de parler, n’en entraîne pas moins, de par les lois mêmes de notre organisme mental, du surnaturel physique. « Quelques-uns, écrit très justement Guyau, dans son livre sur L’irréligion de l’avenir, ont cru supprimer le miracle en supposant une action de la Providence, non sur le monde matériel, mais sur la pensée humaine ; en imaginant des suggestions, des inspirations d’en haut, des idées providentielles ; mais la science contemporaine a établi une telle connexité entre la pensée et le mouvement, qu’il est impossible de ne pas voir dans toute action exercée sur la pensée une action exercée sur le monde matériel. »

Nous concluons : l’affirmation du surnaturel moral, sans l’affirmation du surnaturel physique médiat, est un non-sens. Il faut renoncer à tous deux ou les maintenir tous deux. Du côté de la liberté humaine, comme du côté de la liberté divine, ils s’impliquent mutuellement.

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