À l’écoute du Réveil

II. Un frisson nouveau sur l’Église

1. Un piétiste inavoué

L’Église réformée a besoin de réforme. Certains de ses membres, non des moindres, l’éprouvent avec force à l’aube du XVIIIe siècle. Ils le disent. Prudemment. Parfois avec hardiesse. Pensant qu’un changement profond fera jaillir dans les paroisses des fontaines d’eau vive. Mais il arrive trop souvent qu’il n’en découle qu’irritation et opposition, conflit d’opinions ou de personnes, persécution…

À Zurich, le jeune Hans Kaspar Escher, fils de bourgmestre, voué dès l’âge de 15 ans à la théologie grâce au goût de la Bible qu’a su lui insuffler sa mère, étudie en Allemagne et en Hollande, voyage en Angleterre et en France, puis, passionné de philosophie et de droit, et familier des auteurs mystiques, brûle, au cœur de son Eglise somnolente, de ranimer la foi. Il s’agit, pense-t-il, en abandonnant les formules compliquées de la controverse, terriblement vides pour la grande majorité des gens, de revenir à la simplicité de l’Ecriture sainte, à sa pratique quotidienne. Surtout, pour retrouver un christianisme dynamique et vigoureux, il convient de suivre, en disciple sans partage de Calvin, le réformateur qui a le mieux compris, dans la crainte du

Seigneur, comment forger des caractères, et comment tirer aussi de la délicate et presque (pour beaucoup) scandaleuse doctrine de la prédestination, la consolation des croyants en même temps que la gloire de Dieu. Il réussit, en 1712, à susciter la formation d’une commission de réforme. La seconde guerre de Vilmergen l’interrompt et après, quand elle reprend son activité – est-ce satisfaction anesthésiante de la victoire sur les catholiques ? – elle accouche d’une souris : un nouvel ordre de prédication et quelques améliorations aux écoles. Le but n’est pas atteint. On a manqué de clairvoyance et d’ambition, et on s’est peut-être dit qu’après tout on n’avait besoin de rien. La force déployée par un homme aussi convaincu que résolu s’est enlisée dans le marécage des pesanteurs ecclésiastiques…

Certes, Escher ne rend pas définitivement les armes pour cela. Devenu bourgmestre à son tour en 1742, il réunit chez lui, le dimanche, pour des entretiens édifiants, les notabilités de la ville. Piétisme éclairé ? C’est peut-être beaucoup. Mais cela ne tient pas lieu d’une réforme.

À Saint-Gall, un Christof Stähelin a plus d’échos. Si la petite réunion privée qu’il tient au début du siècle se voit interdite, il demeure ferme à son poste et permet ainsi, conducteur spirituel d’un calvinisme sans faille, à une piété forte de se faire jour dans l’Église. Son commentaire du Catéchisme de Heidelberg judicieusement assorti de prières, témoigne tout au long de ses mille pages d’un christianisme profondément incarné dans le quotidien et d’un attachement sérieux à Jésus l’Ami...

Sans doute les piétistes de la Suisse orientale, dans leur proclamation de la Vérité, ne sont-ils par exempts d’excès. Si le pasteur Lorenz Scheuss, de Heiden, considéré par le peuple comme un envoyé du Seigneur, méprise quelque peu ses collègues tout en enseignant une nouvelle forme de prière dans laquelle on sue de tout son corps, son voisin de Rehtobel, lui, a le front – et le courage – de dire que la religion de son Église est si pourrie que personne, avec l’enseignement qui y est donné, ne peut plus parvenir au salut : les bergers eux-mêmes ne sont pas nés de nouveau. Mais de telles voix, hélas! les synodes s’emploient à les éteindre. (Wernle, op. cit., I, pp. 132 ss.)

Sur le territoire bernois, dont fait partie le Pays de Vaud, Samuel Lutz, prédicateur d’un réveil modéré, dresse au sein de l’Eglise officielle sa silhouette imposante de prophète. À 14 ans, il lit la Bible avec passion pour contempler comme Moïse la gloire de Dieu. Plus tard, étudiant en théologie, non encore converti, il voit soudain, une nuit, entre trois et six heures la majesté de Dieu lui apparaître. Une épouvante indicible le terrasse. Il songe à se tuer … Au matin, toutefois, un ami lui déclare que le salut est pour qui reconnaît son péché et l’abandonne. L’enfer s’estompe. Il croit. Mais cela ne l’empêche pas, quatorze jours durant, de trembler encore d’effroi. Seule la vision de Jésus vivant au milieu des pécheurs lui donne la paix. Il découvre alors Luther, lit son commentaire sur les Galates, revit son expérience. Son message se précise. Il insiste sur le refus du monde, le renoncement à tout, la venue du Royaume de Dieu sur la terre… Car l’Eglise, souvent apostate, et traitant volontiers d’exaltés, d’enthousiastes, ceux qui prennent au sérieux sa mission, montre encore ici et là les signes d’une authentique fidélité. Pasteur de langue allemande à Yverdon pendant 23 ans, puis dans l’Oberland bernois, à Amsoldingen, à Oberdiesbach, sous la protection d Albrecht von Wattenwyl, il exerce dans chacune de ses paroisses une influence qui dépasse de loin leurs limites géographiques. Son presbytère d’homme seul – le célibat va de soi pour lui tout en le jetant parfois dans l’abattement et le tumulte – sans cesse se remplit de visiteurs. Sa vie spirituelle qui sourd des profondeurs de l’être comme une force élémentaire puissante lui permet de maîtriser les turbulences de son âme, d’aider et de comprendre ceux qui viennent à lui. Qui aime et cherche la vérité trouve à son contact réconfort, lumière. Il entrera en relations avec Magny, avec les Huber de Lyon, avec des frères moraves, avec Genève, devenant aussi l’ami de Zinzendorf, le parrain de son fils, voire son conseiller. L’Esprit souffle où il veut. (Ibid., pp. 254-282. Rudolf Pfister, Kirchengeschichte der Schweiz, III, Theologischer Verlag, Zurich, 1984, pp. 14 ss.)

La cité de Calvin, forte d’une identité spirituelle presque sans égale, ne demeure pas étrangère à ce réveil. En 1659 déjà, Jean de Labadie en route pour l’Angleterre, y est retenu par le public, admis à la bourgeoisie le 15 novembre, et suscite par sa prédication un mouvement de retour à l’Écriture sainte et à une foi vécue qui fait figure de nouvelle réformation. Le peuple se presse au temple, les auberges se vident, le dimanche se trouve mieux respecté et des jeunes gens, dans sa maison, de plus en plus nombreux, se rassemblent autour de lui. En 1662, plus de deux cents personnes se pressent dans son appartement. Ces réunions, par l’enseignement dune doctrine pure et l’exemple d’une voie droite et sainte, poussent le fidèle à s’unir personnellement à Dieu de tout son cœur. La piété s’en trouve vivifiée. Mais la Vénérable Compagnie, qui craint pour son influence, jette sur le marché le soupçon de menées politiques. Le jésuite converti devra partir.

D’influence plus durable, si de séjour plus bref, la présence, quelque quatre-vingts ans plus tard, d’une importante délégation de l’Eglise morave conduite par le comte de Zinzendorf en personne. Ce dernier, qu’une crise intérieure vient de pousser à déposer la présidence de la Communauté des Frères – mais elle n’accepte pas sa démission – se décide à l’aube de 1741, travaillé par la tension perpétuelle qui l’habite entre la vocation contemplative et l’apostolat, à entreprendre un voyage en direction de Genève. Au début de mars, une cinquantaine de personnes, la comtesse et son fils compris, s’installent dans la place. Zinzendorf lui-même, avec quelques compagnons, loge à Plainpalais.

L’entreprise n’a aucune commune mesure avec le ministère de six ans de Labadie. Il s’agit ici, non du passage éclatant d’un maître en spiritualité, mais de l’installation, pour une durée indéterminée, de toute une communauté. Or, cette Église de pèlerins, divisée selon l’état-civil en « chœurs » de célibataires d’époux, de veuves... qui chacun célèbre chaque matin son propre culte, se réunit après cette première célébration pour écouter le comte. Le soir, à huit heures, ses membres se retrouvent pour s’édifier par le chant des cantiques et la lecture de l’Écriture. De plus, comme à Herrnhut - l’Église mère - une garde se mobilise jour et nuit pour que ne cesse de monter à Dieu, par la voix de quelques-uns, supplications et louanges.

Cette manière d’invasion avait été quelque peu préparée. Deux ou trois ans plus tôt, un émissaire morave, d’un enthousiasme communicatif, avait passé chez Lutz à Oberdiesbach et s’y était vu convié à Genève par un Saint-Gallois qui y demeurait avec un groupe de réveillés. Quatre semaines durant, en dépit des obstacles de la langue et des réticences de la Vénérable Compagnie – elle lui demandait à toute occasion s’il n’allait pas bientôt partir – il s’efforcera, non sans un certain succès, de rassembler de très modestes congrégations. Il en sera six d’actives à son départ.

L’arrivée de Zinzendorf dans la cité de Calvin fera sensation. On trouve dans sa manière d’être, dans sa pensée aussi, quelque chose d’étrange. Sa « théologie du sang et des plaies » surprend. Les pasteurs prêchent alors la loi la morale, un salut sans sauveur. Aussi la référence à Jésus agneau de Dieu éveille-t-elle une vive curiosité. On rend visite au comte. On interroge les Frères. Et c’est leur joie de rendre témoignage à Celui qui sur la croix porta dans son amour tous les péchés du monde.

Le dessein du fondateur de la Communauté n’est pas séparatiste. Il n’entend pas, à Genève, installer une Église nouvelle. Il veut vivifier l’existante, prendre contact avec elle, avec son Académie notamment, où il compte, peut-être, faire étudier son fils.

Aussi les relations qu’il entretient avec ses savants professeurs sont-elles nombreuses. Fort amènes en vérité. Car si des lettres diffamatoires ont précédé son arrivée, les Genevois ne se sont pas laissés contaminer par elles. Ils ont voulu voir.

Ils n’iront pas, quelques-uns mis à part, au delà de la plus irréprochable courtoisie. La théologie de la croix les rebute. Elle défie leur raison. C’est pourquoi aussi le comte, avant de s’en aller, dédie aux pasteurs et professeurs de l’Église de Genève, en français, une Lettre sur l’Église des Frères, leur origine, leur histoire, leur discipline et leur croyance. La Compagnie s’en montre touchée. Elle délègue à son auteur, pour le remercier, une députation conduite par le modérateur Mallet qui fait l’éloge de l’ouvrage et déclare que son Église approuve formellement la doctrine des Frères et la conduite de leur évêque. Un deuxième opuscule, L’Agneau de Dieu représenté au naturel dans la sainte Écriture, prêché aux Frères dans les années XL et XLI du XVIIIe siècle, et présenté à l’Église de Genève, se révèle plus gênant. Les pasteurs Vernet et Lullin, à qui il est dédié, se jugent quelque peu compromis. La Compagnie estime une mise au point nécessaire. Elle le fait dans le Mercure suisse. Elle relève que plusieurs passages bibliques cités ne sont point conformes au texte, et que les notes qui les accompagnent se montrent parfois puériles, voire dangereuses. Zinzendorf répond de façon modérée dans le même organe. Entre les deux interlocuteurs, l’un et l’autre fort tolérants, la distance s’accuse. La manière des Moraves de dire le sacrifice sanglant de la croix, d’un sentimentalisme souvent de mauvais goût, indispose nombre d’esprits délicats devenus légèrement sceptiques par la fréquentation des philosophes des Lumières. Quant à l’arianisme qui s’insinue peu à peu dans la pensée des théologiens genevois – selon cette doctrine, Jésus-Christ n’est pas Dieu éternel, infini et tout-puissant – il tend à éloigner d’eux ceux qui se veulent fidèles à la Parole de Dieu. On ne marche pas vers un consensus.

Reste la communauté. Les six à sept cents qui ont vu vivre les Frères, les ont écoutés, et ont eu envie d’entrer dans le christianisme expérimental d’églises de maison. Non séparatistes. Fervents. Forts désormais d’une certitude plus vive du pardon, du salut par grâce, de la vie éternelle et du rétablissement de toutes choses. Heureux. Mais vus d’un œil plutôt soupçonneux par la Compagnie, qui craint pour son autorité.

Cette société d’enfants de Dieu, si elle s’amenuise peu à peu, se perpétue pourtant jusqu’au début du XIXe siècle. Elle se trouve réduite alors, en voie d’extinction totale, à une dizaine de membres. Elle n’a pas réussi, au long de toutes ces années, à redresser par une montée de sève l’arbre desséché de l’Église de la cité. Elle s’est recroquevillée sur elle-même. Et pourtant, par la grâce du Seigneur, et pour que personne ne se glorifie, c’est en partie d’elle, lumignon fumant à peine, qu’à l’heure du Réveil montera la flamme. (Auguste Breyton, Le piétisme à Genève, 1896, 72p. in-8, pp. 4 ss., 15-28. Félix Bovet, Le comte de Zinzendorf, Paris, 2e éd., 1865, 1. Il, pp. 30-34. Cf. Pierre Deghaye, La doctrine ésotérique de Zinzendorf, 1700-1760, Paris, 1969, 735p. in-8.)

Zinzendorf, dans cette évolution, occupe une place à part. Comme Wesley. La vision des grands dépasse les bornes des institutions qu’ils ont dressées. Il leur faudrait deux vies. « Ma paroisse, c’est le monde », s’exclame le fondateur du méthodisme.

Quant au père de l’Eglise morave dont les missionnaires illustrent, encore de son vivant, le zèle évangélisateur cela dans les régions les plus inhospitalières du globe, il est, en dépit des apparences, l’apôtre d’un christianisme remarquablement équilibré. Car en intériorisant l’expérience de la croix, source jamais tarie de la vie divine dans le cœur du croyant, il l’oriente puissamment, et non en théorie seulement, vers la doctrine la plus centrale de la Réforme, la justification par la foi.

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