À l’écoute du Réveil

2. L’École de théologie

La fondation de cette institution – la première, sur le continent, en 1831, à se constituer « sur la base de la liberté des études théologiques » – motive fortement, nous l’avons vu, la destitution de Gaussen. Mais c’est elle qui suscite, de tous les horizons, les appuis les plus enthousiastes : 453 pasteurs de l’Église d’Angleterre, plus de 100 du canton de Vaud, par des messages collectifs, ainsi qu’un très grand nombre de ministres français, par des lettres individuelles. Face à la montée du rationalisme, l’Europe protestante fidèle à la Parole de Dieu sent le besoin d’une Faculté de théologie ferme sur le chapitre de la doctrine. Or, depuis 1817, sur les 22 pasteurs élus dans l’Eglise de Genève, pas un seul ne professe, quant à la divinité de Jésus-Christ, la foi de la Réforme. Aussi l’initiative de la Société évangélique soulève-t-elle, avec un grand espoir, les énergies qui permettront à l’École, en dépit de sérieuses difficultés, de se projeter dans l’avenir pour près d’un siècle. Ce n’est en effet qu’en 1921 qu’elle clora ses portes après avoir formé plus de 500 pasteurs, professeurs, évangélistes, missionnaires. Et parmi eux des prédicateurs de renom comme Eugène Bersier et Frank Thomas, des apôtres tels Frédéric Vernier à Tahiti ou Philadephe Delord ouvrant Valbonne pour les lépreux, ou encore Rodolphe de Rodt, élève de la première heure fondant aux Indes, à son tour, une École pastorale. (A. Baumgartner, La faculté de théologie évangélique de Genève. Que voulaient ses fondateurs ? Genève, 1911, pp. 7 ss., 14 ss. Assemblée générale de la Société évangélique de Genève, Genève, 1832, pp. 49 ss. BPU, Société évangélique, 196, fol. 28-31. Une lettre du pasteur Brousch, de Roggwyl, en date du 18 mars 1833, adressée aux deux sociétés évangéliques de Berne et Genève, réclame leur collaboration dans la création d’une école de théologie évangélique. Et il rêve : « Nous avons dans mes contrées agréables et saines, au centre de la Suisse, à 20 minutes de ma paroisse, le couvent de Saint-Urbain, (…) » avec «un grand bâtiment inhabité capable, après quelques réparations, de recevoir 100 à 200 élèves (…) » Soc. év. 63, N° 38.)

Ouverte le 30 janvier 1832 dans le dessein formulé un an auparavant d’enseigner « scientifiquement la théologie selon les doctrines de l’Église réformée », elle n’a d’abord que 4 étudiants réguliers. Toutefois, « un avenir tout nouveau, selon son recteur, se préparant pour le monde protestant », n’aura-t-on pas besoin sous peu d’un nombre immense d’ouvriers ? Certes ; et la demande, longtemps, dépassera l’offre. Même quand l’institution, au deuxième semestre déjà, aura 11 élèves, et 34 dix ans plus tard, dont 22 à l’École préparatoire permettant aux candidats qui n’ont pas une culture générale et classique suffisante – ils sont nombreux, comme sont nombreux aussi ceux à qui il faut une bourse – d’obéir à leur vocation. Les efforts les plus persévérants n’aboutiront qu’à moitié. Et si Gaussen pourra s’écrier, lors de l’Assemblée générale du 10 juin 1841 de la Société évangélique, le cœur plein de reconnaissance : « Dix ans que Dieu créa de rien notre École ! » si le nombre des étudiants, au milieu du siècle, atteindra la cinquantaine, et la dépassera même un peu par la suite, on ne fera pas injure aux dévoués promoteurs en affirmant que dans leur foi vivace leurs espérances étaient plus grandes. N’avaient-ils pas devant les yeux les champs non moissonnés de France, de Belgique, d’Italie ?

Deux principes régissent l’École : fidélité à la Bible ; largeur ecclésiastique. Rigueur d’un côté, tolérance de l’autre. Louis Gaussen, dans un rapport du 3 juin 1846, à l’heure où va naître l’Alliance évangélique, écrit, dans un élan presque prophétique : « On parle beaucoup aujourd’hui d’union chrétienne ; le besoin de manifester l’unité réelle, intime et spirituelle qui existe entre tous les chrétiens évangéliques presse plus que jamais la conscience de l’Église universelle et fait battre de nobles cœurs des deux côtés de l’Atlantique ; cette année est peut-être destinée à donner dans l’assemblée convoquée à Londres pour le mois d’août prochain un grand spectacle aux anges et aux hommes, et à laisser dans l’histoire un monument impérissable. » Et il continue sa réflexion en notant : la Société évangélique, l’École de théologie, « n’était-ce pas déjà l’union chrétienne en action ? (…) Ici, toutes les formes d’Églises ne se rencontrent que pour s’effacer ; ici, des chrétiens de toutes dénominations se donnent la main pour marcher ensemble. Cette École travaille pour toutes avec la même affection (…) ; et toutes nos barrières ou nos différences lui apparaissent, devant la majesté des doctrines éternelles, comme au voyageur des Alpes, du sommet de la montagne, nos maisonnettes, nos enclos et nos murs. »

La diversité est chez les professeurs comme chez les étudiants. Aussi la condition d’entrée la plus importante, pour ces derniers, est-elle d’avoir la foi, d’être converti, et non d’appartenir à telle ou telle Église. On ne s’engage pas par tradition familiale ou par goût, mais par conviction. (Assemblée générale…, Genève, 1832, pp. 41 8S., 57 ss. ; ibid., Genève, 1833, pp. 45 ss. ; ibid. Genève, 1841, pp. 14 ss. ; ibid. Genève, 1846, pp. 15 ss.)

L’institution nouvelle rencontre bien des obstacles. Les Genevois la boudent. La validité des diplômes se heurte à mainte chicane. Quant aux professeurs, leur recrutement se révèle laborieux : Alexandre Vinet, plusieurs fois sollicité, se déclare incapable ; simplement « maître de français », il sait mal le grec et pas du tout l’hébreu ; surtout, « sur certains points, secondaires peut-être entre chrétiens, mais sur lesquels l’unité est nécessaire entre maîtres d’une même école, on ne trouverait pas chez moi l’assentiment ou du moins la décision qui serait nécessaire », mais les appels qui lui ont été adressés ont retenti dans son cœur comme « un témoignage de la puissance de l’Évangile » et l’École, qui a soulevé son espérance, sera « l’objet de ses prières ». (A. Vinet, Lettres, II, Lausanne, 1948, pp. 105,113 (à Merle d’Aubigné, 23 juillet et 23 août 1831),227 ss. (à Gaussen, 23 mars 1834).)

Adolphe Monod lui aussi, très vivement désiré, persévère dans ses refus. On se tourne alors du côté de l’Allemagne et de la Suisse alémanique, mais le très savant Haevernick ne se sent pas à sa place et démissionne en 1834, Guillaume Steiger meurt en 1836 et Samuel Preiswerk, brillant hébraïsant, verse en 1837 dans l’irvingisme et doit quitter son poste. En définitive, c’est sur les fondateurs que l’édifice repose, puis Louis-Henri de Laharpe, un des premiers étudiants inscrits, vient avec Samuel Pilet, en 1836-1837, renforcer l’équipe. (BPU, AC 486 a, École de théologie, pièces diverses : Liste des professeurs,1832-1892.)

L’École de théologie, pendant sa première période, est marquée par les fortes personnalités de Louis Gaussen et de Jean-Henri Merle d’Aubigné, et cela jusqu’à leur mort, survenue en 1863 pour le premier, 1872 pour le second. Gaussen enseigne la théologie systématique en demeurant fidèlement attaché à la Réforme.

Trois thèmes majeurs l’occupent : la prophétie, la divinité de Jésus-Christ, l’autorité de la Bible. Doctrines que l’on met en question, de son temps comme de tout temps, mais qu’il aborde manière non spéculative, essentiellement biblique. Faut-il dire que face au Fils éternel de Dieu il se contente d’adorer ? Dans son célèbre ouvrage Théopneustie, qui a connu trois éditions françaises, dont un tout récent « reprint », et trois anglaises - l’influence en sera considérable en Angleterre, en Écosse, aux États-Unis, et aussi en France - il déclare : « Notre but est d’établir, par la Parole de Dieu – que l’Écriture est de Dieu, – que l’Écriture est partout de Dieu – et que partout l’Écriture est entièrement de Dieu. » Et il ajoute : « Tous les mots y sont de l’homme, comme tous les mots y sont de Dieu. » Et encore : « C’est la parole de Moïse, la parole d’Amos, la parole de Jean, la parole de Paul ; mais c’est la pensée de Dieu et la parole de Dieu. »

On le voit : la Bible, pour le professeur de dogmatique, est la Parole de Dieu. Son inspiration, à ses yeux, est un fait. Il n’en précise pas le mode. Il ne dit pas comment elle fonctionne, si l’on ose, ici, employer ce terme. Il avoue ne pas le savoir, il fait confiance. Il lit avec amour la parole de son Maître et murmure en son cœur : « Tu l’as dit : je le crois... »

Sans doute plus d’un théologien, à la lecture de ce livre, se déclarera-t-il peu satisfait. Mais Louis Gaussen n’écrit pas pour les spécialistes seulement. Il se veut à la portée de tous. Car il est frappé de voir que tant de gens, tout en lisant la Bible, n’en soient pas éclairés. « D’où vient, s’exclame-t-il, qu’ils puissent ainsi marcher dans les ténèbres, durant de si longues années, avec le soleil dans leurs mains ? »

Antoine Baumgartner, professeur d’Ancien Testament dès 1887, écrira à propos de cette question que Gaussen, et certains de ses collègues, en arrivèrent à « des extrêmes que nous ne pouvons que déplorer bien vivement ». Même dans la maison, son point de vue ne fait donc pas l’unanimité. Mais il faut bien dire que souvent on lit mal. On lui attribue des idées qu’il n’a pas. On fait de lui le père d’un système – « Dr Gaussen’s system of dictation » – qu’on qualifie de charnel, de mécanique. C’est pourquoi en 1850, 1855, et encore en 1861, il tente de rectifier, chaque fois par une lettre, les commentaires auxquels on se laisse aller à son sujet. Car chacun, pense-t-il, est concerné par l’étude de ce problème. Il s’agit de Dieu et de sa révélation. Quoi de plus important ?... Et on n’objectera pas que c’est là de la théologie : « La théologie, dit-il, doit être le fait de tous, même des enfants ». Pour un pasteur directeur de l’École du dimanche de la Société évangélique, qui captive son jeune auditoire, ce n’est pas là propos léger. Son respect de la Bible, l’amour qu’il a pour elle, rendent sa parole de foi communicative. Aussi la lecture de ses ouvrages, et l’écoute de ses sermons, sont-elles fort édifiantes. (Théopneustie, ou inspiration plénière des saintes Écritures, 2e éd. Paris, Londres, 1842 (1e éd. 1840), pp. 2 ss., 8 ss., 29-40. En « reprint », éd. Emmaüs, Saint-Légier, 1985. La véritable doctrine de M. Gaussen sur l’inspiration des Écritures. Trois lettres. Genève, 1882, 16p. A. Baumgartner, op. cit., p.20. En page 44, on lit que l’École n’a pas gardé la « conception théopneustique », « théorie purement humaine, qui n’est appuyée ni par les déclarations de l’Écriture, ni par celles des Pères de la Réforme ». C’est là une opinion tranchée à laquelle je me garderai de souscrire.)

Quant à Jean-Henri Merle d’Aubigné, recteur et professeur de théologie historique, il en impose par sa haute taille, sa voix, ses sourcils ombrageant des yeux étincelants et noirs, un enseignement dont le discours a toujours du mouvement, du relief. Cela ne l’empêche pas de s’occuper de ceux que la vocation a saisis derrière la charrue, au pupitre de l’instituteur, ou encore au comptoir, à l’atelier…

Il prêche avec brio, dès ses premiers postes, à Hambourg, à Bruxelles, à Genève. Il a ce don d’exposition qui fait un président, un conférencier. Il se fait écouter. On le lit. Et quand paraissent un discours, un rapport de la Société évangélique, une brochure sur un point particulier, et, surtout, un des quatorze volumes de sa monumentale Histoire de la Réformation – le premier est de 1835 – il trouve à chaque fois un public attentif, fervent. Même la critique, souvent dédaigneuse, en France, à l’endroit du protestantisme, se voit séduite par ses dons d’écrivain. La Revue des Deux Mondes, le 15 juin 1854, sous la plume du comte Charles de Rémusat, loue par un article de trente pages les qualités d’un texte coloré, animé, chaleureux. L’auteur, y lit-on, sait peindre. Et si quelquefois l’élan de son discours l’entraîne à quelque liberté, il se défend, quand on le lui reproche, en réclamant pour lui le droit, par l’imagination, de se transporter dans le passé pour le revivre…

Sa méthode illustre l’argument. Elle lui prête même quelque force. Il se sature tellement de son sujet qu’au bout d’un certain temps il peut tourner le dos aux documents et écrire d’un jet. Son texte y gagne en unité, en conviction. Sans que l’historien y perde de vue l’exigence de vérité. Car, dans un deuxième temps, il corrige ce qu’il a écrit en le comparant avec les sources…

La notoriété la plus durable – presque jusqu’à nos jours – c’est la traduction anglaise qui la lui procure. Aussi verra-t-on souvent son Histoire, et dans les plus humbles demeures, voisiner sur le rayon avec la Bible, le Voyage du Pèlerin…

Gaussen et lui, collègues, et plus encore amis, marchent de concert. Les lettres intimes que le second écrit au premier, inédites, témoignent à la fois de cette affection privilégiée et de la droiture qui les empêche, quand il en est, de taire leurs désaccords.

Que de paix, par exemple, dans ce fragment envoyé de Gryon le 20 juillet 1849 : « Nous vous attendions chaque matin et chaque soir. Nous sommes ici sur une montagne charmante, toute parsemée de mélèzes, de myrtilles, de faucheuses, de retraites solitaires, à deux lieues des glaciers et de ces grands campements pastoraux de Taveyannaz, Anzeindaz… qui rappellent ceux d’Abraham et Jacob (…) »

Le ciel intérieur, toutefois, n’a pas toujours cette sereine clarté. À l’heure où quelques difficultés internes rendent l’atmosphère de la communauté pesante, Merle d’Aubigné s’exclame : « Oh cette sainte, cette intime affection, la seule dont j’aie besoin après celle de Dieu, qui me la rendra ? Je suis trop vieux pour aller commencer ailleurs une autre vocation. »

Cette amertume, comme jadis Gaussen devant la mort cruelle de sa toute jeune épouse, il sait pourtant, dans l’épreuve, la surmonter : « Oh, mon ami, que tout notre deuil se transforme dans notre cœur en sainteté ! Que toute pensée de ceux que nous avons rendus à Dieu soit une voix qui nous appelle à nous immoler à Jésus-Christ ! » (Blanche Biéler, Un fils du Refuge : Jean-Henri Merle d’Aubigné, Genève, 1934, pp. 90ss., 111 ss., 132 ss., 138 ss. BPU, Ms. fr. 557, fol. 2, 41, 67. Cf. G. Mützenberg, Henry Dunant le Prédestiné, Genève, 1984, pp. 98 ss.)

L’unité de sentiment, entre eux – elle est avant tout de foi – triomphe toujours et fait leur force. On le voit bien au cours de l’orage que provoque la conversion passagère du professeur Preiswerk à l’irvingisme, qui entraîne plusieurs étudiants. Un moment, on pense que l’École va chavirer. Mais elle résiste, elle tient. Gaussen rendra compte de l’événement : « Qui l’eût pu croire, cet hiver, qu’en si peu de jours des hommes éclairés, sérieux, quelques-uns doctes, quelques-uns calmes, tous honorables, tous religieux, seraient si profondément envahis par deux ou trois étrangers qui leur feraient recevoir des erreurs saillantes, des doctrines déjà jugées et condamnées en Écosse, des miracles sans preuves, des prophéties étranges, un apostolat audacieux, des faits inouïs ? » Quand la plupart seront revenus à la vérité, il commentera : « Ce qui avait capté nos frères, ce n’était point le dogme irvingiste sur la corruption de la nature humaine du Messie, c’était la nouveauté, c’était le prodige, c’était la prophétie, c’était l’apostolat (…) » Et il conclura : il fallait « juger le miracle par la doctrine » – Jésus cessant d’être le rédempteur pour devenir un martyr – « et non la doctrine par le miracle. » On rejoint ici Calvin déclarant, dans son épître à Sadolet : « Chrysostome donc a bien conseillé de rejeter tous ceux qui, sous couleur de l’Esprit, nous veulent retirer de la simple doctrine évangélique : vu que l’Esprit est promis, non pas pour susciter quelque doctrine nouvelle, mais pour écrire au cœur des hommes la vérité de l’Évangile. »

C’est dans cette foi ferme que le problème sera résolu. Il y aura, entre tous les professeurs, et tous les étudiants, dialogue, confrontation, échange. Preiswerk, s’enferrant dans son idée que l’irvingisme vient de Dieu, sera révoqué. On convoquera l’École pour un jour de prière et d’humiliation. Et ses fondateurs diront : « Elle s’est élevée pour la vérité ; elle n’est debout que pour cette vérité ; elle ne nous appartient pas : nous lui appartenons. »

Ainsi la douloureuse parenthèse de cette très grave crise se refermera-t-elle. Avec beaucoup de charité envers chacun, de support mutuel, mais sans faiblesse. Les dirigeants de la Société évangélique ne veulent pas d’un réveil désordonné. La conscience qu’ils ont de leur vocation le leur interdit. Car s’ils se souviennent de la louange de cette femme de l’Évangile émerveillée par la puissance de Jésus, « Heureux le sein qui t’a porté ! », ils n’oublient pas non plus la béatitude qu’il prononce en guise de réponse : « Heureux plutôt ceux qui écoutent la Parole de Dieu et qui la gardent ». (BPU, Société évangélique : Circulaires, N° 28, 25 novembre 1837. Assemblée générale (…), Genève, 1837, pp. 52 ss. « Épître du cardinal Sadolet avec la réponse de Jean Calvin » (le savant prélat voulait ramener les Genevois à Rome), cité par B. Gagnebin, À la rencontre de Jean Calvin, Genève, 1959, p. 29. Luc 11.27-28.)

chapitre précédent retour à la page d'index chapitre suivant