Dogmatique Luthérienne

III
Dieu le Père

1. La création

§ 59

Dieu crée, c’est-à-dire qu’il produit quelque chose qui n’est pas Lui, dont l’essence distincte de sa propre essence constitue un fini libre voulant être complété par la plénitude divine. Dieu est amour, il ne peut donc se renfermer en lui-même comme le Dieu des idées ; mais il doit se révéler comme le Père des esprits, comme le souverain de la vie, quelle que soit la forme sous laquelle elle se manifeste, comme Esprit dans le royaume des esprits et des âmes, sa demeure de prédilection. L’idée de la création est, par conséquent, inséparable de l’idée de l’incarnation de Dieu dans le monde, prise dans son acception générale. Si l’on veut dire que Dieu crée le monde pour satisfaire à un besoin, il faut entendre par ce besoin le trop plein de l’amour cherchant à s’épanouir au dehors. Ce besoin n’a rien de commun avec cette faim et cette soif aveugles qui poussent vers l’être le Dieu panthéiste ; il est un avec la plénitude de la liberté qui ne peut pas ne pas vouloir se révéler. A ce point de vue, on n’a pas besoin d’expliquer dans quel sens nous nions le principe : « Sans le monde Dieu n’est pas Dieu », et dans quel sens nous l’affirmons.

§ 60

De même que l’amour est le principe de la création, la réalisation du règne de l’amour en est le but final. Dans ce règne, Dieu et la création sont l’un pour l’autre but et moyen. Comme le but des voies de Dieu ne peut être que lui-même, on peut donc affirmer : Dieu crée le monde pour lui-même (creat sibi mundum ; mais Dieu confondant son amour pour lui avec son amour pour le monde, on peut dire aussi : Il crée le monde pour nous (creat nobis mundum). Un Dieu qui ne créerait le monde que pour sa gloire, sans vouloir le monde pour lui-même, ne serait qu’une puissance égoïste, mais non l’amour éternel. Cette dure pensée apparaît dans la Dogmatique de Calvin. Il ne conçoit les individus que comme des vases sans consistance personnelle, dont le salut ou la perdition dépendent d’un décret éternel. On peut en dire autant pour tous les systèmes panthéistes. Ils sacrifient les individus à l’idée dont ils ne sont que les représentants, ils ne valent rien par eux-mêmes, et l’histoire n’a pas à s’inquiéter de leur signification personnelle. Mais si les agents de la révélation ne sont que des moyens, la volonté divine perd toute signification, elle n’a plus qu’à s’agiter dans le vide, tandis qu’au contraire plus elle s’élève et se glorifie, et plus s’ennoblit le fini créé dans lequel elle se révèle. En harmonie avec l’enseignement de l’Écriture, nous réunissons ici les deux formules : Dieu a créé le monde pour sa gloire à lui, et pour notre bonheur à nous (in gloriam suam et in salutem nostram).

Remarque. — Ce rapport de réciprocité du but et du moyen ici signalé sera repris dans la doctrine de la nouvelle création, car Christ, le Logos devenu chair, ne vint pas pour être servi, mais pour servir et, par conséquent, pour se faire moyen à la nature humaine ? Et cependant le même Christ fait en même temps le genre humain et la création, les moyens de la révélation de sa gloire ; il est donc le but définitif. Le royaume de la nature n’est que la préparation à son avènement, et les âmes humaines ne sont que les vaisseaux préparés par le Saint-Esprit. Toutes les langues humaines doivent confesser que le Christ est le Maître, à la gloire de Dieu son Père.

§ 61

Dieu en créant appelle le non-être à l’être ; telle est la signification de l’ancienne doctrine : Dieu a créé le monde de rien. Mais le rien dont a été créé le monde n’est pas égal à zéro ; l’axiome ex nihilo nihil fit contredit cette conception. Le rien dont Dieu s’est servi pour créer le monde est les éternelles possibilités de sa volonté, source de toute réalité. Mais comme Dieu n’a puissance sur ces possibilités qu’autant qu’il se sait lui-même révélé, et que ces possibilités ne sont qu’en son Fils, l’on ne peut pas séparer le principe : « Dieu a créé le monde de rien » de celui-ci : « Dieu a créé le monde par son Fils ». Que Dieu ait créé le monde par son Fils, cela signifie qu’il ne conçoit la création que dans une pensée d’amour à laquelle il associe son Fils et que son Fils veut accomplir avec lui. L’Ancien Testament reconnaît, il est vrai, que Dieu a créé le monde par sa parole, par un tout puissant fiat, mais il ne dit pas que la parole créatrice soit Dieu lui-même, le Logos immanent dans le monde, qui de ses profondeurs intimes fait successivement passer dans la réalité les pensées de la sagesse éternelle.

Création et cosmogonie

§ 62

L’idée de création implique que Dieu en créant ne produit pas une chose morte, mais une chose vivante, possédant une existence propre, avec le pouvoir de se reproduire et de se développer elle-même. Par conséquent, on doit concevoir la création comme une cosmogonie, un développement spontané, une genèse. Le récit mosaïque, pour nous faire entendre la véritable signification du mot création, nous dit que ce monde a été créé par la parole toute-puissante de Dieu. Dieu dit : Que la lumière soit ! et la lumière fut. Chacun des six jours, chacune des époques de la création, n’apparaît qu’en vertu de l’ordre souverain de la parole. Mais en même temps, le récit sacré nous fait entendre le sens cosmogonique ou génésiaque de l’œuvre divine, en nous la montrant s’accomplissant successivement, et s’élevant de l’imparfait au plus parfait. Ce qui évidemment signifie que la création est un principe dont le libre développement reste dans la dépendance d’une force spontanée et toujours progressive ; une nouvelle époque de la création ne peut donc apparaître que quand elle a été préparée par une époque antérieure. Quoique la conception mosaïque de la création contienne l’idée de cosmogonie ou du développement successif des forces naturelles, à aucune époque de son histoire le mosaïsme n’a su s’approprier cette pensée au sens si fécond et si vrai, dont elle est cependant le dépositaire. Cette idée dans le développement postérieur du mosaïsme n’a pas été reprise ; c’est avec insistance, au contraire, qu’il affirme la doctrine de la création, en opposition à la conception naturaliste du paganisme. Le judaïsme conçoit le monde surtout comme création et non point comme nature, comme κτίσις et non point comme φύσις. Aussi, jamais il n’a pu en saisir la pleine signification. Car ce n’est point en produisant un monde impuissant, sans existence réelle, se fondant comme la cire sous le souffle de ses lèvres, mais en créant un monde libre quoique limité dans sa puissance, que le Créateur révèle sa souveraineté et celle de la sagesse et de l’amour.

§ 63

Si le judaïsme, pris dans son ensemble, n’a pas su voir la cosmogonie dans la création, le paganisme, au contraire, s’est aveuglé pour ne pas voir la création dans la cosmogonie. Tandis que le récit mosaïque débute en affirmant l’Esprit de Dieu comme la puissance qui se meut sur les eaux et dont la parole créatrice dispose de la lumière et de toutes les forces de la vie, le paganisme grec, au contraire, commence par évoquer le chaos informe et noir. Dans son sein, s’agitent inconscientes et confuses toutes les formes de l’être ; elles n’apparaissent à la lumière que sous la pression de la force instinctive. Le monde est ici conçu comme φύσις et non comme κτίσις, comme natura et non comme creatura. Tout est développement et rien n’est création ; la lumière apparaît, non par le commandement d’une parole créatrice, mais parce qu’elle dissipe, par la puissance de ses rayons, la nuit qui la retenait captive. Le royaume de l’esprit et de la liberté ne sort pas des ténèbres qui renferment les possibilités de l’être, à l’appel de l’amour créateur, au commandement du Père des esprits ; s’il s’élève des profondeurs de l’abîme, c’est par sa seule force, en combattant les puissances aveugles et en brisant le joug sous lequel elles le détenaient. Dans la mythologie grecque, les dieux grands, aux formes nobles et pures, ne peuvent s’affirmer qu’après la défaite des Titans, ces forces informes de la nature. Dans la mythologie du Nord on rencontre le mythe du géant Ymer. Il est vaincu par les Ases. Après lui avoir donné la mort, ils se servent des monstrueux débris de son corps pour construire le monde. Cette légende nous montre comment, dans l’histoire aussi bien que dans la nature, a pu se former une téléologie plus élevée. Ainsi donc le paganisme, confondant la cosmogonie et la création, est obligé de confondre également la théogonie et la cosmogonie, et de faire une erreur de la part de vérité qu’il possède. Le vrai commencement du monde manquant au paganisme, sa vraie fin doit aussi lui faire défaut ; il ne peut donc nous donner qu’une demi-organisation, qu’un idéal irréalisé, qu’une téléologie aux prises avec d’insolubles contradictions. Privée de la parole créatrice, la création, selon la conception païenne, ne pouvait plus être qu’une obscure confusion, qu’une juxtaposition insoluble de la nature et de l’esprit, de la prévoyance et de l’aveugle nécessité, de l’idée et de la matière, de l’ordre et du chaos. Le monde grec a bien pu s’élever à la notion du beau, mais l’esprit moral est resté le captif de la chair, et au-dessus des célestes visions de l’idéale beauté a toujours plané le destin, menaçant sans cesse de les replonger dans le chaos dont il les a tirés. Pour que la peur du chaos soit à jamais conjurée, il faut que le monde soit l’ordre véritable et que l’on puisse contempler, non le chaos, mais l’esprit créateur planant sur les eaux.

Remarque. — Dans les mythologies du Nord, on peut surprendre comme un vague pressentiment la foi au Créateur dans l’idée de Père universel, et de l’achèvement du monde par Ragnarock. Dans cette conception, l’esprit du Nord semble comprendre qu’il faut au monde non seulement une origine cosmogonique, mais une origine créatrice, et que l’énigme de la vie, inexplicable à nos moyens naturels, attend une solution surnaturelle, c’est-à-dire une solution par la téléologie créationiste.

§ 64

La création et la cosmogonie se concilient, dans l’Évangile selon saint Jean, par la conception du Logos, principe immanent du monde, créateur de toutes choses et sans lequel rien de ce qui est ne saurait exister. Cette conception signifie d’abord que le monde a sa cause dans un vouloir, dans un effort créateur, et de plus, qu’il est le résultat d’une transition du non-être à l’être, un produit, un devenir, un fieri. Le monde a donc un double commencement, un commencement créateur et un commencement cosmogonique, un commencement surnaturel et un commencement naturel. Le commencement cosmogonique ou naturel est relatif et fini. Il se manifeste dans des centres de création multiples et sporadiques, toute organisation se formant sporadiquement. Envisagée au point de vue cosmogonique ou naturel, la création a une foule de causes ; elle commence par une multitude innombrable de germes qui, au point de vue exclusif de la nature, n’ont leur unité que dans le chaos. Mais tous ces commencements naturels ont pour cause un commencement surnaturel et créateur, la volonté divine, le Logos, source de lumière et de vie. Des profondeurs spirituelles de son être, il produit, pour les abandonner à leur libre développement, une grande diversité de forces vivantes. Ce n’est que parce que la puissance créatrice continue à se mouvoir au milieu de ces éléments si divers, dominant leur développement naturel par son libre contact, qu’ils peuvent surmonter le chaos et s’unir, malgré leurs diversités et leurs contrastes, dans une unité organique et systématique. Le monde peut donc être considéré, à tous les moments de son existence, comme nature, comme développement spontané, ou comme création, c’est-à-dire comme une révélation continue de la volonté divine. Ces deux états sont inséparables ; l’un n’a lieu qu’à cause de l’autre. L’idée de création déborde partout dans le Nouveau Testament ; mais l’idée d’organisme et de développement naturel ne s’y retrouve pas moins. La preuve en est dans la signification qu’a pour lui le grain de semence, tant au point de vue de la première que de la deuxième création. Le Nouveau Testament ne connaît pas plus un grain de semence sans création, qu’il ne connaît de création, soit au sens naturel, soit au sens spirituel, sans le développement de ce grain de semence.

Remarque. — En jetant un coup d’œil sur les tentatives de la philosophie pour résoudre le problème de l’origine du monde, nous pouvons constater qu’elle est obligée de choisir entre la mythologie et la révélation. Car quoique nous reconnaissions la supériorité de l’idée sur l’intuition, il n’en reste pas moins certain que tout ce que l’humanité peut connaître, soit d’une manière générale, soit sur ce problème particulier, se trouve contenu dans le mythe ou la révélation. Malgré tous nos efforts, nous ne pouvons pas dépasser sur ce sujet, les données de la conception mythique du chaos ou de la conception mosaïque de la Parole créatrice, dont le Logos de saint Jean nous donne l’explication la plus profonde et la plus vraie. Toute philosophie conséquente doit suivre l’un ou l’autre de ces types. Il n’est pas de philosophie, qui ne soit obligée d’opter entre l’un ou l’autre de ces enseignements. Les systèmes philosophiques des temps modernes, visiblement inspirés par la conception grecque, ont cherché à expliquer l’origine des choses par la voie purement cosmogonique, à l’exclusion de l’idée de création. La conception philosophique du monde, procédant de cette inspiration, en retient toujours, comme un vice de nature, les défauts les plus saillants. Aucune philosophie panthéistique, quelle que soit son habileté dialectique, ne pourra jamais sortir du chaos ; si l’esprit n’est pas au commencement, et s’il ne se meut pas sur le chaos, le chaos ne pourra pas être ordonné. Si la nature précède l’esprit, l’esprit ne peut être qu’un démiurge, qu’un architecte travaillant une matière préexistante, inconsciente et rebelle, condamné au travail d’un progrès indéfini, mais ne pouvant jamais accomplir son œuvre, parce qu’il est lui-même enchaîné à l’obstacle qu’il s’agirait de vaincre : l’antinomie de l’inconscient et du conscient. L’esprit, qui n’est que l’épigone de la matière, ne peut jamais en devenir le maître. Pour consommer l’œuvre de la création il faut l’Esprit véritable, celui-là même qui a commencé cette œuvre.

§ 65

La cosmogonie, l’origine des choses, renfermée dans la volonté créatrice, toujours indépendante des conditions du temps, veut une création éternelle ; mais la volonté créatrice ne pouvant manifester son activité que dans les conditions du devenir successif, la création ne peut commencer que dans le temps. Le temps n’est pas, comme Kant le pensait, une simple forme de l’intuition subjective, mais il n’est pas non plus une entité réelle. Là notion du temps est tout aussi bien objective que subjective, considérée au point de vue du développement téléologique du monde, dont les moments principaux, individuellement unis entre eux dans l’idée divine, ne se réalisent que sous une forme successive et fragmentaire, apparaissant dans le temps distincts et séparés, commencement et résultat, idéal et réalité. A ce point de vue extérieur, au regard des moments téléologiques du développement successif nécessaire à la réalisation de leur unité, le temps doit avoir sa vraie réalité. Le temps téléologique a son commencement, il doit donc avoir sa fin. Le but du développement une fois atteint, l’imparfait étant éliminé du parfait, le temps, qui n’était qu’un rapport entre le fini et l’infini, entre la réalité et l’idéal, entre la diversité de la vie et son unité, le temps est alors consommé dans l’éternité, dans l’unité parfaite du fini et de l’infini, dans la plénitude indivisible de la vie.

§ 66

Le dogme chrétien de la création du monde dans le temps ne repose pas, comme on l’a souvent dit, sur des subtilités métaphysiques ; il est au contraire d’une haute signification morale et religieuse. La véritable signification de ce dogme se trouve dans l’idée de la téléologie créatrice, grâce à laquelle nous pouvons concevoir la vie du monde sous la forme d’une histoire prophétique dont la réalisation appelle la plénitude des temps. Si nous disons, d’après la conception mosaïque, que l’univers naturel se réalise par une série de jours, c’est-à-dire d’époques créatrices dont l’une prépare et annonce l’autre, nous pouvons dire également que dans le monde de la liberté se succède toute une série de jours créateurs. Aussitôt qu’une époque est accomplie dans l’histoire universelle par la parole créatrice, surgit un nouveau jour, se réalise un nouveau Fiat lux. Si la création de la nature trouve son repos dans la création de l’homme, la création morale s’avance au travers d’une série de jours vers le sabbat éternel, dont la glorieuse signification non seulement intéresse la créature, mais aussi le Créateur. Lorsque, au point de vue de l’histoire et de la prophétie, on conçoit le temps téléologique comme la transition progressive de la créature dans l’éternité, il faut aussi se représenter la vie de ce monde comme un cercle se fermant et se rouvrant sans cesse, et comme un progrès à l’infini (progressas in infinitum).

Remarque. — Si l’on se représente le temps comme une succession de jours s’écoulant sans commencement ni fin dans le passé et dans l’avenir, comme un fini sans limites, on renie toute conception téléologique. Si l’on dit que le monde ne peut pas avoir eu ; de commencement parce qu’on ne peut concevoir une époque quelconque sans en concevoir par cela même une autre plus éloignée, on oublie encore que, pour raisonner ainsi, il faut d’abord admettre une création qui n’aurait pas un but à atteindre. Le temps qui précède l’époque téléologique ne peut avoir de signification qu’autant qu’on se le représente comme le temps pur, le temps vide, le vieux Saturne, complètement dépouillé et sans forme aucune. Si l’on veut lui donner une forme réelle, ce ne peut être que celle des nuées infinies, des eaux de la Genèse, que ne domine pas encore l’Esprit créateur. Ce temps nous apparaît comme une épaisse obscurité, ne connaissant pas non plus la différence entre la lumière et les ténèbres, ni les divers moments de la vie qui mesurent la durée ; il peut donc être appelé, à juste raison, le temps sans fin et sans limites. Le temps ne commence à dater que du premier fiat lux, de l’heure où se révèle la volonté créatrice laissant apparaître les époques organiques, et par conséquent l’histoire de la création. Alors seulement il peut être question d’un temps précis, calculé par la sagesse divine pour servir de mesure à tous les siècles, à toutes les périodes de l’histoire. « Tu as ordonné toutes choses avec mesure, nombre et poids. » Le temps sans limite n’est pas le temps véritable ; l’Écriture nous l’enseigne, symboliquement il est vrai, mais non moins réellement, par les dates précises dont elle se sert, et dans l’histoire de la création, et dans la prophétie, pour marquer les moments de la dissolution et du renouvellement du monde. On ne peut concevoir l’histoire qu’à l’aide d’un avant, d’un pendant, d’un milieu et d’une fin. De même que nous connaissons un premier jour pour commencer les périodes organiques de la création, de même nous concevons un dernier jour pour annoncer le passage du temps dans l’éternité, ce temps que remplit la plénitude de Dieu. Le principe « Il n’y a point de temps pour Dieu », si souvent soutenu par des théologiens qui croyaient maintenir le point de vue de la révélation, est inconciliable avec l’idée de création et ne peut qu’aboutir à l’acosmisme. Si le temps n’existe pas pour Dieu, pour lui également ne saurait exister le développement de la création. S’il n’est pas indigne de Dieu de créer un monde fini, il n’est pas non plus indigne de lui d’en admettre les conséquences. Si Dieu veut fonder son royaume dans la création, il doit prendre part au développement de la vie dans la création, et entrer dans tous les rapports que comporte l’idée de création. Ce n’est pas seulement la création, mais l’amour créateur lui-même qui se soumet à un devenir, à un développement. Quoique Dieu, dans son savoir éternel, anticipe le développement et son résultat, et que pour lui un jour soit comme mille ans, il manquerait cependant quelque chose à la perfection de son amour créateur et à sa communion avec la créature s’il n’avait pas le sentiment de la différence qui existe entre la pensée et la réalité, entre le projet et sa réalisation, entre la prophétie et son accomplissement ; car il ne peut pas être indifférent pour Dieu de connaître et d’aimer sa créature, sans savoir qu’elle l’aime et le connaît, ou de l’aimer en se sachant aimé et connu par elle. Il ne peut pas non plus être indifférent pour Dieu lui-même que le Fils de Dieu ait été présent dans l’humanité idéalement ou réellement. Il ne peut pas se faire qu’il se soit incarné, qu’il ait souffert, qu’il ait été crucifié, qu’il ait réconcilié le monde avec le Père, sans que, par cela même, on ne soit obligé de concevoir dans la vie de l’amour divin une impression correspondant à ces dates immortelles. Que le monde se meuve en Dieu, comme dans l’éternelle puissance et l’éternelle justice, ou que Dieu agisse sur le monde, comme la puissance qui sanctifie et qui sauve, il y a entre ces deux faits une différence qui ne doit pas être seulement pour la créature, mais aussi pour le Créateur. En acceptant l’idée de la création comme libre manifestation de l’amour, nous nous obligeons à repousser l’idée abstraite d’un Dieu tellement élevé au dessus de ce monde réel, que le contact avec la créature ne pourrait que lui faire horreur. Ce Dieu serait également trop grand pour avoir pu créer ; mais nous repoussons non moins fermement l’idée d’un Dieu qui s’identifie avec le temps et par lui se laisse emporter. Mais si Dieu se soumet aux conditions de l’histoire, librement et par amour, à tous les moments de sa vie dans le monde, et non point contraint par la nécessité, il reste le maître des temps.

§ 67

La volonté divine affirmant de nouveaux commencements, de nouvelles époques et de nouveaux degrés dans le développement de la création, se révèle donc comme le principe transcendant et transmondain, comme le surnaturel dans la nature, et l’antéhistorique dans l’histoire. Car si les forces naturelles préexistantes dans la nature ou dans l’histoire sont insuffisantes pour préparer un commencement nouveau, elles sont incapables d’en expliquer la véritable origine. Aussi, dans la nature, il n’y a aucune transition immédiate de l’inorganique à l’organique, par n’importe quelle continuation ou quel développement. Le monde animal ne pourra jamais produire un seul homme. La nouvelle époque de l’histoire du monde qui vit la liberté humaine réaliser son idéal le plus élevé, ne se laisse pas déduire d’un progrès dans le développement de l’époque précédente.

Le progrès à l’infini, toujours stérile, ne peut être interrompu que par un acte de la liberté créatrice réalisant pour la nature, dans sa pleine indépendance, le commencement d’une nouvelle vie, et pour l’histoire, le principe fécond d’une évolution décisive, toutes choses que Dieu seul peut accomplir dans la nature et dans la liberté humaine, mais que n’accomplira jamais la création. La volonté divine ne donne pas seulement le commencement aux moments décisifs, dans la vie de la nature et de l’histoire, elle continue également son action au travers du mouvement régulièrement ordonné de la création, s’affirmant dans la fixité des lois qui président à son développement et dans l’infinie diversité des causes finies, causes et effets devenant successivement une action et une réaction continuelles. Dans ce sens, son action n’est pas transcendante, mais immanente. Entre la transcendance et l’immanence il y a la même différence qu’entre la création et la conservation. La création devient la conservation, en tant que la volonté divine s’impose la forme d’une loi agissant à chaque degré de l’échelle des êtres, comme l’ordre naturel et intellectuel, ne se manifestant qu’avec le concours des forces inhérentes à la matière et à l’histoire ; mais la conservation redevient la création lorsque, dépassant les degrés d’un règne inférieur, elle se fait le principe d’un règne supérieur, et contraint les forces préexistantes à servir de point de départ et de moyens à celles qui vont apparaître. Par conséquent chaque nouveau degré de développement dans la création est un miracle pour celui qui le précède. L’animal est un miracle pour la plante, l’homme est un miracle pour toute la nature. Car l’idée du miracle est celle d’une action produite dans la nature, inexplicable par les lois naturelles, et n’ayant sa possibilité que par l’intervention de Dieu lui-même. Création et conservation se rencontrent pour se concilier et s’expliquer, dans la Providence divine, nous affirmant que ce monde ne peut pas ne pas avoir un but et une fin. Le but de ce monde ne se révélant que dans l’homme, la Providence ne peut être bien connue que quand la destinée de l’homme lui sera parfaitement révélée.

Remarque. — La différence entre la création et la conservation se montre dans les rapports qui unissent les différents règnes de la nature, mais surtout au sein de chacun de ces règnes, car chacun d’eux isolément peut être envisagé comme créant ou comme conservant le genre ou la série. Si une création n’est pas la simple répétition de celle qui précède, mais un commencement nouveau et original, elle constate par cela seul l’action créatrice. Plus impersonnelle est une créature, plus elle est dépouillée de tout caractère propre, et plus nous l’envisageons comme un chaînon de la conservation de l’espèce. Plus elle est personnelle et libre, plus elle mérite d’être appelée une personne, ayant en elle-même sa vie propre, et plus nous sommes forcés de reconnaître en elle le doigt du Créateur, et à la comprendre non point comme le produit de la nature, mais comme l’œuvre de Dieu lui-même.

L’homme et les anges

§ 68

Le monde matériel trouve dans l’homme sa conclusion et son couronnement ; en lui viennent se rencontrer Dieu et la création. Aussi la pensée chrétienne aime à se représenter l’homme comme le microcosme et le microdeus : abrégé du monde et de Dieu, image de Dieu et type du monde. Indépendamment de l’homme, la révélation connaît une autre classe d’êtres spirituels qu’elle appelle les anges. Les termes dont se sert l’Écriture, quand elle parle des anges, peuvent être entendus comme exprimant une réalité empirique supérieure à notre monde, ou comme ne retenant qu’une signification symbolique. Ils paraissent appartenir à ces créations qui ont précédé et préparé celle de l’homme. La Bible nous les représente comme ces étoiles mystiques qui reluisaient déjà aux premières heures de la création, bien avant l’apparition de l’homme sur la terrea.

aJob 38.7.

D’après les données de l’Écriture et la doctrine de l’Église sur l’essence et la nature des anges, nous pouvons nous les représenter comme de purs esprits, n’ayant pas comme l’homme un corps pour les retenir dans la dépendance de l’espace. Leur patrie est le ciel, non point le ciel des astronomes, mais le ciel idéal et purement spirituel. Ils ne sont pas plus soumis aux lois de l’espace qu’à celles du temps. Un ange ne peut pas vieillir. La jeunesse et la vieillesse sont des contrastes qui pour lui n’ont point de sens. Ils ont un commencement et par conséquent une histoire, la chute des anges rebelles en est la preuve ; mais cette histoire ne peut pas être entendue au sens d’un progrès continu, ni d’une activité se rapprochant toujours plus d’un but à atteindre. Car, dès la première heure de leur naissance, les anges se prononcent pour ou contre Dieu, et ils ne participent à l’histoire que pour autant qu’ils entrent en rapport avec l’homme. Des hauteurs de l’empirée où ils célèbrent la gloire du Très-Haut, les bons anges pénètrent dans le monde des hommes pour concourir avec eux, comme esprits de lumière, à l’extension du royaume de Dieu sur la terre.

Si nous rassemblons, pour les coordonner et les comprendre, les conceptions que les anciens théologiens ont formulées sur ce sujet, et l’ensemble des données bibliques, nous ne pouvons pas ne pas nous représenter le monde des anges comme le monde des idées, de l’activité spirituelle. Toutes les descriptions, en effet, nous disent les anges médiateurs, êtres intermédiaires entre Dieu et le monde réel, esprits lumineux, porteurs du message céleste, phalanges pressées autour du trône du Très-Haut et illuminées de sa gloire. Toutes ces descriptions on peut les appliquer sans les amoindrir, aux idées entendues non point comme des quantités abstraites et purement intellectuelles, mais comme des puissances spirituelles, des esprits qui vivent et qui agissent. L’apôtre Paul appelle les anges des principautés et des puissancesb. Il nous les montre se partageant les diverses provinces du royaume de Dieu pour les représenter et les garder ; ils seraient en ce sens ce que les philosophes appellent des idées et les païens des dieux. Leur caractère distinct est d’être des esprits serviteurs, constamment occupés à la défense et à l’extension du royaume de Dieu sur la terre. Ces idées, ces divinités, deviennent des anges quand, au lieu de concourir à l’extension d’un intérêt périssable, elles ne produisent que la glorification du royaume de la sainteté.

bColossiens 1.16 ; Éphésiens 1.21.

Remarque. — Les Septante traduisent (Deutéronome 32.8-9) : « L’Éternel partageait le monde entre les peuples et les enfants des hommes, il arrêtait les limites des nations d’après le nombre des anges de Dieu, mais pour lui-même il retenait sa demeure au sein d’Israël. » Ce passage serait un précieux indice pour la doctrine que nous venons d’exposer. Dieu établit sa demeure au milieu d’Israël ; quant aux païens, il les confie à ses anges. Dieu ne se révèle donc point aux païens directement et par une communication personnelle, mais par des médiateurs finis et des divinités subalternes, et sa bonté envers eux se manifeste en ne permettant pas que, quoique sans Dieu, ils soient également dépourvus de toute idée bienfaisante. Aux païens qui ne le connaissent pas comme la source de l’idée vraie, il se révèle par l’intermédiaire de l’idée. Lorsque les divinités païennes se font les esprits serviteurs de la Providence, empêchant l’humanité de tomber complètement dans le matérialisme absolu, exerçant une action protectrice et conservatrice sur la terre déchue, jusqu’au jour où il plaît à Dieu de se révéler comme le Dieu des païens, même au point de vue de la révélation, ces divinités peuvent être considérées comme des anges. Mais lorsque, à l’avènement du christianisme, dans la lutte qui nécessairement dut se produire entre le paganisme et l’Évangile, elles combattent contre le vrai Dieu et son royaume, elles ne sont que des idoles, et deviennent des démons. C’est ainsi que les considèrent les apôtres et les premiers pères de l’Église. D’après ces données, il devient évident que l’idée première qui doit inspirer la théorie des anges est celle de force et d’esprit. Mais ce qui fait l’ange ou le démon, c’est l’attitude prise vis-à-vis du royaume de Dieu. Le paganisme ayant des aspects qui repoussent ce royaume, et d’autres qui l’appellent et le provoquent, on peut dire que dans son sein il a des anges et des démons.

§ 69

En prenant l’idée de force et d’esprit comme caractérisant la nature des anges, il est facile de voir que la question de leur personnalité est susceptible de diverses solutions ; mais l’élément dialectique et variable qu’implique l’idée d’esprit devra se retrouver dans la manière dont nous concevrons la nature angélique. Depuis la tempête qui exécute les ordres du Seigneur jusqu’au séraphin qui adore devant son trône, il y a place pour une multitude d’anges infiniment divers. Déjà sous le ciel il y a plusieurs sortes d’esprits, par conséquent bien des degrés différents de spiritualité, et de nombreuses catégories de personnalités spirituelles ; nous pouvons donc dire qu’il y a plusieurs classes d’anges sans qu’on puisse pour cela nous accuser de reproduire les rêveries que sur ce sujet entasse Denys l’Aréopagite, dans son livre de la hiérarchie céleste.

Si nous considérons les anges sous le rapport de leur existence personnelle, nous dirons d’abord, qu’il est des forces dont la spiritualité est tellement impersonnelle, qu’elle ne peut plus être envisagée que comme un symbole, une simple personnification. Ainsi la tempête et les flammes de feu qui portent les ordres du Seigneur, l’ange qui trouble l’eau de la piscine de Béthesda, ne sont pour nous que des forces naturelles personnifiées. Mais il est dans la création des forces douées d’une spiritualité plus élevée, constituant des êtres intermédiaires entre la personnification et la personnalité. Ainsi en est-il des forces qui agissent dans l’histoire, de l’esprit qui caractérise une nationalité, et des divinités mythiques. Il faut une intelligence bien superficielle pour envisager l’esprit d’un peuple comme une simple personnification, ou un nom collectif résumant tous les efforts individuels qui constituent la vie de ce peuple. Si nous ne songeons pas à personnifier cet esprit, nous ne pouvons pas non plus le comprendre comme une simple métaphore, car ce qui peut donner une âme à un peuple doit être jusqu’à un certain point esprit lui-même. Il n’y a qu’une conception sadducéenne de la mythologie pour envisager les divinités comme des rêves de l’imagination humaine, ou de simples personnifications de sentiments et de passions humaines, sans une réalité spirituelle, indépendante des individus qu’elle domine et qu’elle inspire. Si nous trouvons dans l’histoire des forces qui oscillent entre la personnalité et la personnification, la révélation connaît une troisième classe de forces cosmiques qui composent un royaume de puissances libres et personnelles. Les apôtres et notre Seigneur, en présence des multitudes, rendent témoignage à cette conception, alors que les Sadducéens prétendaient qu’il n’y avait ni anges, ni esprits. Tout en opposant l’autorité des Écritures à cette conception sadducéenne qui se reproduit sans cesse, nous ajouterons cependant qu’aucune spéculation ne peut décider jusques à quel point peuvent se rencontrer dans la création des forces revêtues d’une assez grande spiritualité pour résister ou pour obéir au Créateur en toute connaissance de cause. A cet égard, la spéculation ne peut ni nier, ni affirmer ; elle ne peut que répéter cette parole d’un poète, qu’entre le ciel et la terre il y a beaucoup plus d’existences que la philosophie n’en saurait rêver. La révélation nous apprend qu’au commencement de la création les enfants de Dieu firent entendre en même temps leur cri de joie ; et chaque jour nous disons au Seigneur : « Que ta volonté soit faite sur la terre comme elle est faite dans le ciel ! » Nous ne pouvons donc ne pas regarder aux armées célestes qui accomplissent parfaitement la sainte et paternelle volonté de notre Dieu.

§ 70

Si nous cherchons à préciser la différence qui existe entre la personnalité humaine et celle des anges, nous n’aurons pas de peine à reconnaître que si sous certains rapports les anges sont au-dessus de l’homme, sous d’autres, au contraire, ils restent bien au-dessous de lui. Ils sont au-dessus de l’homme parce qu’ils sont des puissances et des forces, « les forts et les puissants qui exécutent la pensée du Seigneur, » sans avoir à subir la dépendance qu’imposent l’espace et le temps ; ils sont au-dessous, parce qu’ils sont à l’homme comme l’universel est au microcosme (au personnel) et qu’ils n’ont d’autre destinée que celle de servir à l’accomplissement de celle de l’homme. Nous pouvons donc nous les représenter comme le ciel lumineux qui s’étend sur le champ de l’histoire. Quoique au regard de l’homme l’ange soit un esprit plus puissant, l’homme est un esprit plus complet. L’ange dans toute sa puissance n’exprime qu’un des aspects de la vie, que l’homme possède dans la profondeur de son âme, dans la richesse de son individualité, et, dont l’épanouissement est un reflet de l’universelle création. En considérant dans l’Écriture les apparitions angéliques, nous voyons leur personnalité toujours mystérieuse et indécise s’évanouir dans la lumière de la pure spiritualité. Le Christ et ses apôtres, au contraire, restent à toujours pour nous des personnalités fortement accentuées. Par le fait même que les anges sont des esprits et non point des âmes, ils ne peuvent prétendre à la puissante individualité de l’homme, dont l’âme est le milieu où s’unissent la nature et l’esprit. L’Écriture affirme bien hautement cette supériorité de l’homme sur les anges, lorsqu’elle nous enseigne que le Fils de Dieu, au lieu de se faire ange, a voulu se faire homme, et qu’il a préféré la descendance d’Abraham à celle des anges, dédaignant de s’unir à toute autre nature qu’à celle qui est le centre de la création. Les saints jugeront les anges. Avec Jésus-Christ ils doivent décider de la destinée de toutes les puissances, de toutes les forces qui se sont affirmées sous le ciel. Quand les apôtres nous disent que les anges désirent voir le fond du mystère de la rédemption, et que la sagesse divine de l’Évangile doit être manifestée aux forces et aux puissances célestes, ils nous montrent ces esprits supérieurs comme n’étant que les témoins de la gloire et des bienfaits de la rédemption, dont l’homme seul doit expérimenter la réalité sainte. L’homme étant le trait d’union et du monde des esprits, et du monde des corps, l’incarnation s’étant accomplie dans l’humanité, seuls les hommes peuvent véritablement s’unir à Dieu, tandis que les anges, purement spirituels ne peuvent être rendus participants que de la majesté divine, sans pouvoir jamais comme l’homme entrer dans l’intelligence et la possession du mystère de l’amour divin, que nous atteste l’incarnation et que nous rend sensible la communion dans le sacrement de la Cène.

§ 71

Recherchons maintenant quelle peut être l’action des anges dans la vie humaine. Ainsi que déjà nous l’avons fait pressentir, nous pouvons nous la représenter comme un ministère s’accomplissant aux ordres de la Providence et pour le bien de l’homme. Comme le Fils de Dieu est le médiateur principal entre Dieu et l’homme, les anges sont des médiateurs secondaires au service du Christ et de son royaume. A son entrée, à sa sortie de ce monde, à sa naissance, à sa résurrection, à son ascension, Jésus nous apparaît précédé et suivi par les anges ses serviteurs. Les Actes des apôtres nous apprennent qu’ils concourent à la propagation du christianisme. Le catholicisme fait une si grande part au ministère des anges, que la médiation du Christ en reste amoindrie. Le protestantisme moderne, en parlant des anges comme si leur activité avait dû cesser depuis longtemps, ne tombe pas dans une erreur moindre. Quand Jésus dit : « Dès maintenant vous verrez le ciel ouvert et les anges monter et descendre sur le Fils de l’hommec », il veut bien réellement nous enseigner que l’action des anges embrasse l’histoire tout entière, et que partout où il apparaît pour fonder son royaume, les anges le précèdent et se tiennent à son commandement dans toute la réalité de l’expression. On ne peut que s’étonner de voir que la doctrine des anges n’ait pas su trouver une place dans la conscience religieuse moderne, alors que l’idée de force, si répandue de nos jours, lui donnait naturellement son point d’attache. Cette idée, en effet, toujours interprétée dans un sens matériel, n’en est pas moins susceptible d’une signification spirituelle, et si on l’étudié à la lumière de la doctrine de la Providence, entendue au sens chrétien, on se trouve tout naturellement amené à la conception du monde angélique ; car l’idée essentielle à cette conception n’est pas celle de la personnalité, mais celle de l’intelligence et de la force se tenant au service de la Providence pour le salut de l’homme. En ce sens, ne peut-on pas dire qu’à l’heure où un peuple se prononce pour le christianisme, ses anges ne restent point inactifs ? Est-il en effet bien difficile de concevoir que les idées, les esprits sous la puissance desquels se développe une nation, sont les intermédiaires naturels qui lui facilitent l’accès de la vérité, restent ses véritables médiateurs, et lui ouvrent la voie par laquelle vient à elle le Seigneur Jésus ? Et quand Jésus dit qu’ « au dernier jour, il enverra ses anges pour rassembler ses élus des quatre coins du globe », cette parole ne veut-elle pas dire que si, à cette époque, toutes les forces démoniaques cherchent à prévaloir dans l’histoire, toutes les puissances bienfaisantes, de leur côté, déploieront leurs énergies pour amener les hommes à Christ, afin que la séparation entre la lumière et les ténèbres reste définitive ? En ce jour, le Sauveur reniera les méchants devant son Père et devant les saints anges. Les impies seront abandonnés non seulement de Dieu, mais de tous les dieux et de tous les esprits (Matthieu 24.31 ; Marc 5.33).

cJean 1.51.

Remarque. — A la théorie des anges Schleiermacher pense que nous pourrions substituer la croyance à l’existence d’êtres immortels, peuplant d’autres planètes, les anges, selon lui, n’ayant été imaginés que pour donner satisfaction au besoin qu’éprouve l’homme de sentir l’univers possédé par d’autres intelligences que la sienne. Mais cette substitution n’est possible que si on méconnaît d’abord le caractère spécial de la nature angélique ; car, tout en concédant la pluralité des mondes habités, conception toutefois que n’autorise aucune certitude, nous ne pouvons nous représenter les habitants de ces autres mondes, par analogie avec l’homme, que comme un composé de matière et d’esprit, ayant besoin eux-mêmes d’être gardés par des idées, des puissances générales, par des anges, en un mot. Sur chaque planète où nous pouvons supposer une humanité, nous sommes également forcés de concevoir l’opposition métaphysique entre le ciel et la terre, entre un développement humain progressif et historique, et les forces et les puissances générales qui, sous la direction de la Providence, concourent à sa réalisation, c’est-à-dire des hommes ayant besoin comme nous de ces médiateurs que la Bible appelle « les Anges. »

L’homme créé à l’image de Dieu

§ 72

Tandis que les anges sont de purs esprits, des agents impersonnels, l’homme est l’union libre et consciente de l’esprit et de la matière. Il est une âme spirituelle, distincte et indépendante de la nature et de tout ce qu’elle crée, possédant le pouvoir de faire librement de son corps le temple de l’esprit. Dans ce temple le monde corporel trouve son principe et son explication, et le monde des esprits, le miroir magique qui résume et reflète la conscience humaine dans son idéale grandeur. La conception païenne méconnaît la dignité humaine ; elle ne veut voir dans l’homme qu’un devenir, se faisant par le seul concours des forces cosmogoniques, la nature prenant conscience d’elle-même. Pour la Bible au contraire, l’homme créé à l’image de Dieu reproduit, quoique être créé et dépendant, tout ce que le Logos divin, son créateur, préfigure et prophétise par ses œuvres d’idéal et d’avenir. Ce n’est que grâce à cette explication que nous pouvons comprendre que l’homme soit, en même temps, une partie du grand tout, asservi aux lois et aux liens de la matière, et puisse retenir cependant la force irrésistible qui le fait indépendant du macrocosme (le grand tout).

Remarque. — Dans le système mythologique, l’homme émergeant de la nature animale, et toujours un avec elle, exprime sous une forme douloureuse et bien expressive la conception païenne de nos origines. C’est cette conception que symbolise la confusion de l’homme et de la bête, de l’esprit et de la nature. L’homme lutte et veut se défaire des étreintes de la matière ; mais, plus forte que sa volonté, elle le retient enchaîné et lui interdit l’accès à la vie humaine, personnelle et libre. C’était le sphinx qui posait aux hommes l’étrange énigme : « Quel est l’animal qui le matin va sur quatre pieds, à midi sur deux, et le soir sur trois ? » Et quoique le Grec sache dire que l’homme est le héros de l’énigme, il ne parvient pas cependant à résoudre le problème de la liberté. Aussi l’humanité grecque peut être comparée elle-même à ce sphinx, dont la partie supérieure évoque l’idéale beauté de la vierge, tandis que les extrémités ne rappellent que l’animalité informe et impure. La civilisation grecque dans les arts et les sciences, et même dans la morale, sut admirablement sculpter la statue de la liberté, mais d’une liberté confuse et voilée, dont le piédestal disparaît dans l’abîme de l’animalité. Aux libres et lumineux horizons de ce monde apparaît toujours l’aveugle fatalité, rappelant à l’homme tenté de l’oublier qu’il est pour toujours l’esclave de la matière. Aussi peu que le Grec, le stoïcien romain sut résoudre le problème de la liberté. Il ne demanda jamais la délivrance qu’à l’orgueil qui se résigne ou au désespoir qui s’immole, au Dieu-nature. Le paganisme, ne connaissant que la nature comme la cause première de l’existence de l’homme, demeurait incapable de le soustraire à la servitude de la matière. Si parfois il entrevoit la liberté, il en est de cette liberté comme de la tête du sphinx, elle repose sur le corps de l’être animal. Ce n’est que quand l’homme a pour cause la liberté créatrice, libertas libérans, la sainte volonté de l’amour, ce n’est qu’alors qu’il peut en être l’agent libre et immortel ; alors en effet tout en étant une partie de ce monde et de cette nature, il devient l’homme libre.

§ 73

L’idée vraie de l’humanité ne peut donc se réaliser que dans l’union libre et personnelle de ces deux causes, la nature et la sainteté. La destinée de l’homme est d’être le maître de la terre, mais il ne peut l’accomplir qu’à la condition de se faire le libre serviteur de la volonté sainte de son Créateur. Plus il affirmera sa volonté dans la soumission à la volonté divine, et plus alors il verra sa vie se glorifier dans la vie en Dieu, et son idéal d’ici-bas dans l’idéal du royaume de Dieu. Il ne suffit donc pas pour définir véritablement l’homme de le présenter comme un être libre et raisonnable. L’homme, il est vrai, est intelligence et liberté, mais il est aussi un être religieux, et sa raison et sa liberté ne s’affirment que dans un acte de conscience. La conscience seule nous prouve et nous garantit notre liberté dans une indépendance véritable vis-à-vis de la création, mais elle n’est tout cela qu’en retenant le sentiment de sa dépendance vis-à-vis du Créateur. La conscience atteste donc que l’homme ne peut être maître qu’en étant serviteur, et qu’il ne s’appartient en esprit et en vérité qu’en appartenant au Seigneur en esprit et en vérité.

Remarque. — La civilisation moderne se donne comme ayant découvert l’idée d’humanité. Elle revendique cette découverte comme l’une de ses meilleures gloires, invoquant ses maîtres et ses sages, ses penseurs et ses poètes comme les héros de cette humanité reconquise. De nos jours, ce mot d’humanité devient un signe de ralliement, signifiant pour tout un parti liberté et progrès universel, en opposition à l’esclavage et à la barbarie. Pour un grand nombre de nos contemporains, toute idée positive va se perdant dans ce grand mot. Nous n’avons plus à nous étonner si, au lieu des vieux saints catholiques, le monde moderne se prend à adorer un nouveau saint qu’il va demandant à tous les temps, à tous les lieux, à toutes les religions et à toutes les Églises, et qu’il appelle sainte humanité ; mais cette humanité nous rappellera plus souvent le paganisme que l’homme créé à l’image de Dieu.

Pour saisir toute la différence qui sépare l’humanité selon l’Évangile de l’humanité païenne, il faut d’abord comprendre le contraire de l’humanité, c’est-à-dire la barbarie. Qu’est-ce que la barbarie ? La barbarie est, non l’opposé de l’idée de civilisation, un manque de culture, mais surtout une contradiction à la vraie, à la pure nature, une perversion de toutes les lois primitives et originelles. Pour l’histoire et pour le monde moral, elle est ce qu’a été le chaos dans la nature, le désordre dans les éléments constitutifs de l’humanité. Le paganisme n’ayant pas su s’élever, au point de vue cosmogonique, au-dessus du chaos, il ne peut pas non plus se défaire, au point de vue moral et anthropologique, du principe de la barbarie, parce qu’il est par lui-même le désordre moral. Le développement de l’intelligence pour le païen est l’expression la plus élevée de la civilisation, car il ne sait pas que la liberté humaine a besoin d’être cultivée par la grâce et affranchie par une liberté supérieure, la libertas liberans.

L’humanité païenne ne développe que l’élément autonomique et égoïste de la nature humaine et ne cherche que l’empire de la terre au profit de la royauté humaine s’exerçant par l’intelligence. Le rapport de dépendance inhérent à notre nature, sa réceptivité et sa passivité pour l’action de l’amour divin, le besoin de Dieu, en un mot, condition première de la liberté, sont tout autant de mystères qu’ignore l’humanité païenne. Elle laisse donc dans l’âme humaine une place vide et sans culture qui, sous son action, devient incapable de recevoir la semence la plus noble de l’esprit, les sentiments les plus purs et les plus délicats de notre nature. L’humilité et la charité chrétiennes, les tristesses et les joies selon Dieu n’ont plus de prise sur ce sol ingrat et glacé qui s’appelle le cœur naturel. Aussi la civilisation païenne, malgré tout son éclat, aux jours de sa plus grande splendeur, reste étrangère à la véritable humanité. Les fleurs et les couronnes dont la surchargent les arts et les sciences ne parviennent pas à dissimuler la sauvage âpreté de sa nature morale. Pour beaucoup de nos contemporains, intellectuellement très éminents, nous pouvons constater, sous le rapport religieux et moral, la même absence réelle des sentiments les plus délicats et les plus purs de l’âme humaine. Leur haute culture esthétique et scientifique ne parvient pas à la dissimuler. Mais l’humanité grecque, en reniant le sentiment de dépendance qui rattache la créature au Créateur, se condamne à devenir toujours plus l’esclave de la matière. Aussi haut qu’elle veuille placer l’individu humain, elle ne peut pas, tout en le glorifiant, se soustraire à une conception barbare de l’individualité. Cette barbarie apparaît de nos jours par la négation de l’immortalité individuelle, et dans la conception qui astreint l’individu à ne plus être que l’organe de l’idée, de l’esprit du monde. L’esprit du monde ne se soucie pas de l’individu, mais seulement de l’œuvre qu’il peut accomplir sous son influence. Sa valeur n’est appréciée que dans la mesure où il sait se faire l’instrument de l’idée dont il est le représentant. Il n’y a donc pour lui plus d’autre immortalité que celle que confère cette chose tout impersonnelle qui s’appelle le génie ou le talent. Le génie le plus puissant n’étant jamais que l’expression la plus élevée d’une influence générale, on commet acte de barbarie si l’on juge un individu d’après son talent, au lieu de le juger d’après sa conscience et ses actes, et si l’on subordonne la personnalité au talent, la volonté à l’œuvre, au lieu de subordonner l’œuvre et le talent à la glorification de l’homme intérieur. C’est encore de la barbarie au premier chef, que d’affirmer que l’individu n’est que ce qu’il fait et ne vaut que le produit de son existence actuelle.

Le catholicisme et le protestantisme reconnaissent l’homme créé à l’image de Dieu. Cependant l’idée de l’humanité est conçue d’une manière différente dans les deux confessions, l’une et l’autre concevant différemment les rapports de la grâce et de la nature. Le catholicisme considère la grâce comme un’don surérogatoire, que Dieu accorde en sus à l’homme en le créant. Il croit, donc que la nature humaine ne subsiste pas moins sans cette grâce, et n’en est pas moins une vraie nature humaine. Le protestantisme enseigne, au contraire, qu’il n’est pas dans la nature humaine de vivre abandonnée à elle-même et qu’elle ne peut être que si elle révèle non ce qui est exclusivement humain, mais le divin dans l’humain et la grâce dans la liberté. La barbarie du catholicisme consiste dans une conception tout extérieure et mécanique des deux facteurs de la vie humaine. Elle persiste dans la dogmatique et dans la vie, opposant partout un dualisme entre l’humain et le divin, entre le saint et le profane, entre la religion et la morale, entre l’Église et le monde. Mais pour le protestantisme, la vraie notion de l’humanité exige que les rapports de l’homme et de Dieu, et de l’homme et du monde se complètent et se pénètrent mutuellement et librement.

§ 74

Si l’image divine ou l’humanité vraie doit être conçue la même dans chaque individu, il ne faudrait pas entendre cependant que les individus ne soient distincts entre eux que par les différences sensibles et temporelles, l’homme intérieur se répétant le même dans chaque individualité. Si l’essence de l’individu n’était que l’homme abstrait, il n’aurait aucune valeur intime et éternelle, et il ne serait qu’une fastidieuse répétition du genre. Chaque individu pouvant être considéré comme un développement de l’espèce, comme un des chaînons de ce développement, doit donc posséder, en même temps, une forme particulière de l’image divine, et devenir un nouveau foyer pour l’affirmation de la volonté divine. Le développement de cette idée est contenu dans la réponse à cette question : Les individualités sont-elles engendrées ou créées ? devons-nous admettre le créatianisme ou le traducianisme ? Le traducianisme est une vérité, parce que tout homme est un produit de l’espèce, et qu’il se trouve déterminé et par le génie particulier des peuples, et par l’histoire antérieure de la famille et des ancêtres. Le créatianisme, à son tour, est vrai puisque le développement social, à l’aide duquel l’espèce se reproduit et de nouvelles âmes se forment, est un moyen dont se sert la création qui ne crée les âmes qu’à son image et à sa ressemblance, les personnifiant et les rendant capables d’accomplir et de manifester sa volonté. Mais l’une et l’autre de ces conceptions n’ont de vérité qu’à la condition de se limiter et se compléter réciproquement. Le traducianisme exclusif et conséquent réduit l’individu à n’être qu’une simple répétition de l’espèce, totalement déterminé par la série qui précède. Dans ce système on ne saurait comprendre ni la personnalité, ni la liberté, parce que avec lui on ne saurait dépasser ni l’idée du genre, ni la conception naturaliste de l’individu. Dans le créatianisme exclusif, au contraire, chaque individu, comme un premier Adam, sortant pur des mains du Créateur, la dépendance personnelle évidente cependant au regard des générations antérieures, l’idée du péché originel et le penchant au mal deviennent tout autant de faits inexplicables malgré leur certitude. L’Écriture Sainte reconnaît les deux points de vue : « J’ai été engendré dans le péché, et ma mère m’a conçu dans l’iniquitéa. » Cette déclaration atteste donc la vérité du traducianisme ; mais le Psalmiste atteste également la Providence veillant sur l’individu à l’heure de sa naissance : « Je te rends grâce de ce que j’ai été si admirablement conçu ; l’agencement de mes os ne t’était pas inconnu lorsque j’étais formé dans le secret et façonné avec tant d’art ; tes yeux me voyaient alors que je n’étais pas encoreb ; » et le Seigneur dit à Jérémie : « Je t’ai formé dans le sein de ta mèrec. » C’est un mystère sans doute de savoir comment, dans ce travail qui se dérobe aux regards de l’homme, la nature et la création s’unissent ensemble, et la volonté créatrice et les lois de la nature se limitent et se complètent réciproquement. La naissance est aussi mystérieuse que la mort. Tout individu doit être considéré en même temps au point de vue du traducianisme, comme une continuation, un chaînon dans la série des êtres, et un point de départ originel et nouveau. Pour nous, la conception de la préexistence des âmes ne peut signifier que leur existence possible dans le sein du Dieu créateur, mais n’entend point nier qu’elles existent également dans les profondeurs de la nature, au sein de laquelle elles doivent naître.

aPsaumes 51.2.

bPsaumes 139.3.

cJérémie 1.5.

Remarque. — Si, en parlant de la création du monde, nous avons pu dire qu’il fallait l’envisager au double point de vue de la volonté créatrice et du développement naturel, nous pouvons le redire avec plus de force et de justesse encore au sujet de la création de l’homme. L’homme est, en effet, la créature la plus parfaite, parce qu’il est la plus parfaite nature, et il est la plus parfaite nature, parce qu’il est la plus parfaite créature. Il est la plus parfaite nature en tant qu’il est tout à la fois nature et individu en lui-même. Il ne peut désigner pour sa cause aucune autre nature que le Créateur lui-même, car l’individu ne se laisse pas expliquer par une simple activité naturelle ne produisant que des apparences ou des exemplaires du même type. C’est une belle nature, disons-nous, quand nous voulons faire entendre que c’est un homme complet, une vraie individualité, qu’on ne peut comprendre que par elle-même, et qui garde dans son âme, non point dans les catégories du genre et de l’espèce dont elle relève, sa distinction et son originalité. Mais lorsqu’on peut appeler un homme une belle nature, c’est qu’il est un initiateur éminent. Si toute individualité peut être considérée au point de vue de la création et de la continuation de l’espèce, c’est à la condition de ne pas oublier qu’aux regards de Dieu la création et la conservation sont inséparables. Plus les individualités humaines sont fortes et originales, plus on peut les concevoir au point de vue de la création, l’explication créatianiste étant seule capable de révéler le secret de leur origine. Moins au contraire ils ont de force et d’originalité, plus ils apparaissent comme résultant de ce qui les précède, véritable chaînon dans la conservation de l’espèce, du peuple et de la famille, ne revendiquant dans l’économie de la vie sociale d’autre destinée que celle de prolonger et de perpétuer ce que d’autres ont commencé ; alors l’acte créateur et divin passe à l’arrière-plan et fait place à l’explication traducianiste. L’on ne doit pas cependant oublier que cette différence n’est que relative. L’individu si humble soit-il ne peut pas ne pas retenir la marque du Créateur, car il est une véritable personnalité, l’image de Dieu, et non point une apparence.

L’idée créatianiste, au sens que nous lui donnons, est précisément le fait qui distingue le monde de la liberté du monde de la nature. Dans la nature, au sens strict, il n’y a de créé que la série et les modes ; les individus se perpétuent par un traducianisme indéfini, et la puissance du Créateur ne se manifeste çà et là que par des indices fugitifs prophétisant la création, mais ne la réalisant point encore. Il n’est point, au contraire, de personnalité humaine qui ne trahisse son éternelle valeur, un talent reçu de Dieu, qui, pour être enveloppé et caché pour plusieurs, n’en existe pas moins, puisque nous sommes créés à l’image de Dieu.

Quoique le moment créatianiste soit à peine reconnaissable chez beaucoup d’individus, il s’impose cependant quand on étudie l’histoire au point de vue téléologique. Si nous jetons un regard sur ces phalanges d’hommes de talent, constellations lumineuses apparaissant dans le ciel de l’histoire, précisément aux heures qui comptent pour des siècles et changent le cours des événements, nous ne pouvons les expliquer que par l’hypothèse créatianiste. Pour expliquer ces apparitions, on ne peut pas dire en effet qu’elles procèdent du sein toujours ouvert et toujours fécond de la nature, ce qui contredirait à leur rareté dans l’histoire. Il serait en effet étonnant que la nature, à une époque donnée, pût produire des talents si divers, devant elle toutes les époques étant également indifférentes. Le véritable talent, au contraire, plus il agit sur une époque, et plus il apparaît prévu, préparé, prédisposé et comme créé dans le sein de sa mère, et pour cette œuvre, et pour cette époque particulières.

Cependant, d’après une conception toute panthéiste, seul l’esprit du siècle ferait les individus ce qu’ils sont. Quelle que soit la part de vérité que puisse contenir cette conception, nous devons nous rappeler qu’une époque grande, l’aurore d’un jour historique, ne se manifeste que par de fortes individualités, et que ces porteurs de lumière, ces enfants de l’aurore nouvelle, ne peuvent pas être de simples vases susceptibles de recevoir n’importe quel contenu, pas plus qu’ils ne sont une argile sur laquelle le siècle puisse à son gré. écrire le nom qu’il lui plaît. Ce sont, au contraire, des natures originales, puissantes, accentuées, portant en elles-mêmes la conscience d’une mission voulue et ordonnée pour changer toute une époque. En présence de ces faits, nous sommes donc obligés d’admettre que la Providence n’agit pas seulement dans le monde de la conscience, mais même dans les mystérieuses profondeurs de la nature. Car, si l’on admet la Providence dans l’histoire, sans vouloir en même temps l’admettre comme Providence créatrice dans la nature, au mépris de cette parole du Seigneur : « Je te connaissais avant que je te formasse dans le sein de ta mère, je te mettais à part avant que ta mère t’eût engendré, et je t’avais destiné pour être prophète parmi les peuplesd » ; comment expliquera-t-on cette rencontre entre un homme historique et les besoins particuliers de son époque ? Est-ce le génie de la nature aveugle qui prépare dans ses mystérieux creusets les instruments de l’histoire ? Mais alors, pourquoi ne se trompe-t-il jamais et ne produit-il pas un Dante là où il faudrait un Luther ? Pourquoi ne produit-il pas des natures contemplatives et philosophiques, quand il faudrait des volontés actives et héroïques ? L’harmonie entre le caractère des individus et les besoins de l’histoire ne peut trouver son explication que dans l’idée d’une Providence créatrice, dominant également la nature et les événements.

dJérémie 1.5.

Nous ne pouvons pas nier le moment créatianiste même quand il est le moins reconnaissable. « Une femme quand elle enfante, dit Jésus-Christ, a de la tristesse, parce que son heure est venue ; mais quand l’enfant est né, elle a de la joie de ce qu’elle a mis un homme au mondee. » Cette joie pour la naissance d’un homme en ce monde en tant que joie spirituelle n’est possible que dans l’idée créatianiste, car elle atteste non la conservation et la prolongation du genre ou de la famille, mais quelque chose de réellement nouveau, n’ayant jamais été et ne devant plus revenir, faisant son apparition en ce monde. Mais ici, entre les individus apparaît une distinction relative ; elle résulte de l’idée d’un royaume de l’humanité. Ce royaume contenant une grande diversité de dons et d’aptitudes, l’activité créatrice n’aura pas à manifester partout la même activité, tout en se subordonnant toujours aux lois et aux conditions naturelles, et par conséquent à l’influence traducianiste. Nous rencontrons donc ici l’idée de l’élection ; elle se manifestera sous sa forme la plus élevée dans le royaume de la grâce. Déjà nous devons, dans le royaume de la nature, distinguer entre les existences élues et favorisées et celles qui, dans un sens relatif, paraissent méconnues et sacrifiées. Cependant il ne faut pas oublier que cette élection naturelle, ainsi que nous la nommons, ne décide rien sur la valeur personnelle de l’individu. La personnalité de l’homme gît dans la libre union de son talent et de sa volonté, cette union ne se présupposant jamais que comme une possibilité. De là il suit que celui qui a la plus grande possibilité n’a pas toujours la plus grande réalité personnelle, et que, bien souvent, comme le christianisme l’enseigne, les premiers sont les derniers, celui qui est fidèle sur peu étant plus haut placé que celui à qui il avait été beaucoup confié. De là il suit encore que la signification purement historique d’un talent n’est nullement une avec sa signification morale, le développement du talent pouvant se concevoir, jusqu’à un certain point, sous une forme fatale et instinctive, exclusive même du concours de la volonté morale et sanctifiante.

eJean 16.21.

En affirmant l’élection des individus par suite des rapports qu’ils ont à soutenir avec la création, nous avons également affirmé la même vérité en ce qui a trait aux circonstances et au caractère propres à chaque peuple. Quoique chaque peuple soit appelé à représenter un côté particulier de l’image divine, il faut cependant distinguer ce qu’on pourrait appeler les peuples médiateurs et les peuples médiatisés, ceux qui relèvent l’idée de création et ceux qui expriment l’idée de conservation.

§ 75

Cette infinie diversité de types individuels, de peuples, de langues et de races, trouve son unité dans le Logos divin (imago Dei absoluta), image incréée de Dieu qui se fait homme au jour marqué. Si le Logos ne s’était pas fait homme, l’idéal de l’humanité ne se serait pas réalisé, car chaque individualité créée ne représente que l’union incomplète et imparfaite du Logos et de l’homme, de l’image incréée et de l’image créée de Dieu. Le Logos devenu homme révèle toute la plénitude de l’idéal auquel correspond originellement la nature humaine, mais qu’elle ne peut saisir que d’une manière imparfaite, dans le plus parfait des fils des hommes. Si le Logos ne s’était pas fait homme, le genre humain n’aurait pas eu de centre ni de chef ; il aurait été privé du véritable médiateur, seul capable de l’affranchir de la dépendance que lui impose sa nature créée, et de l’introduire dans un rapport spirituel et libre, transformant son existence naturelle en une vie de réalité et de perfection véritables. Aussi nous rattachons-nous à l’anciennef conception chrétienne qui croit que le Fils serait venu quand même le monde ne fût pas tombé dans le péché, et nous croyons que Dieu, en créant l’homme à son image, le créa à l’image de son Fils, et de son Fils devenu homme, cette divine image resplendissant aux regards du Père comme son modèle alors qu’il créait le premier homme.

Le premier Adam

§ 76

L’Église répond à la question de l’origine de l’humanité et de l’histoire, en renvoyant à nos premiers pères, au premier Adam, le type naturel du second Adam, de celui qui devait venir à l’époque marquée. De tout temps, une conception contraire a répondu que l’humanité commence sur plusieurs points à la fois, isolés et indépendants. La question se pose en dehors des conditions et des données de l’expérience ordinaire ; la réponse ne peut donc être étudiée que dans une conception générale des destinées et des rapports de l’homme. La conception naturaliste ne reconnaissant pas la révélation comme point de départ nécessaire au développement de la liberté humaine, ne peut concevoir l’origine de la vie humaine que d’après des données exclusivement expérimentales. Dans plusieurs contrées à la fois elle fait surgir des peuples autocthones du limon de la terre. Aux prises avec les forces de la nature, quelques-uns de ces premiers-nés dérobent le feu de Prométhée, deviennent les héros de la civilisation, et introduisent leurs frères sur la voie de la délivrance. Cette conception peut s’allier avec le déisme, admettant, il est vrai, un Créateur, mais un Créateur qui abdique et se retire par delà les étoiles, spectateur passif des événements qui succèdent à l’œuvre qu’il n’a créée que pour l’abandonner à elle-même. Elle est conséquente aussi avec le panthéisme qui considère l’homme comme une force divine se développant elle-même ; mais elle reste une impossible contradiction quand on connaît le véritable sens de la création et l’homme créé à l’image de Dieu. Si l’homme, en effet, est une créature à l’image de Dieu, le principe créateur doit être forcément le principe de son développement s’accomplissant sous la direction de la révélation et de la grâce, mais se faussant et se contredisant toujours s’il reste livré à lui-même.

§ 77

Pour nous, l’histoire ne peut être que l’exposé du rapport vivant, de la communion entre la volonté humaine et la volonté divine, entre la conscience et la révélation. Elle n’a donc d’autre but que la réalisation de l’union entre Dieu et l’homme. Il faut donc que ce rapport et cette union préexistent au commencement de l’histoire, contenus et résumés à l’état de commencement et de germe dans un principe fécond. Le genre humain ne doit pas se reproduire seulement corporellement, il doit aussi se reproduire spirituellement par une sainte tradition. Mais la révélation et la tradition saintes formant le point de départ du développement de l’homme créé à l’image de Dieu, cette histoire ne peut avoir qu’un seul point de départ, car telle est la condition indispensable pour la transmission de génération en génération de la tradition divine. La conception du paradis et du premier Adam est donc non seulement dans la lettre, mais encore dans l’esprit du christianisme. La conception opposée doit être rejetée comme pélagienne. Elle fait commencer la liberté sans la grâce divine, et le sentiment de la personnalité sans la parole divine. Si, au point de vue du développement spirituel, l’on conçoit le genre humain avec un commencement unique, on est forcé de retenir la même conception quand on veut comprendre ce développement au point de vue naturel. L’homme esprit et nature, moralement et spirituellement se trouve engagé dans un développement naturel dont il lui est impossible de s’affranchir ; l’unité de l’espèce humaine exige donc, à son point de départ, cette même unité au sens matériel, et reste impossible sans elle. Nous voyons s’affirmer ce principe dans le rapport des pères et des enfants, des familles et des peuples, attestant toujours la parenté spirituelle, conséquence de la parenté du sang. Cette vérité, vraie pour tous ces cas particuliers, ne peut pas ne pas l’être dans son application à l’humanité tout entière. Malgré tout ce qu’elle provoque de difficultés et d’obscurités, il est évident cependant que ce n’est qu’en admettant un couple unique que l’on peut concevoir, au sens chrétien du mot, le péché originel ; tandis qu’avec l’admission de races autocthones indépendantes les unes des autres, l’on est obligé de faire du pécher originel une prédisposition inhérente à la création. On ne peut le comprendre, comme fait moral et héréditaire, que dans l’hypothèse d’une souche première et unique.

Remarque. — Avec le premier Adam apparaît le créatianisme dans sa plus évidente réalité. Le premier Adam est créé, dans un sens qui ne peut être applicable à aucun de ses descendants. Son apparition est un miracle pour la nature qui l’attend et le prépare, incapable qu’elle est de le produire et de l’expliquer. Pour se soustraire à ce miracle, le naturalisme assigne au genre humain une origine si complètement mystérieuse, que dans aucune langue elle n’a encore pu trouver son nom véritable. A son dire, l’élément liquide, sous l’influence de certains agents physiques, le milieu, la température, l’électricité, le galvanisme, à l’aide de germes de vie contenus épars et latents dans son sein, aurait produit l’organisme humain. Tout doit donc se passer naturellement, car il faut que le miracle, à jamais supprimé, ne puisse plus se reproduire. Si, sur un seul point, on était forcé de le constater, il n’y aurait plus de raison pour le nier à l’apparition du second Adam, au milieu de l’humanité. Mais échappe-t-on réellement au miracle ? Cette heureuse rencontre de tous les principes nécessaires à la constitution de l’organisme humain, cette harmonie préétablie, entre tant d’éléments et d’influences d’origines si diverses, n’est-elle pas elle-même ce miracle téléologique dans toute sa signification ? Ne contredit-on pas, en effet, de la manière la plus manifeste à ce que l’on appelle les lois éternelles de la nature et aux constatations de l’expérience actuelle, si l’on se représente, sur plusieurs points du globe à la fois, des hommes sortant de l’élément liquide, soit à l’état d’adultes, soit à celui d’enfants ? Cette explication de l’énigme de l’origine humaine est-elle plus compréhensible que le récit mosaïque nous enseignant que Dieu créa l’homme avec de la terre et lui donna une âme vivante ? Le mystère, le fait dépassant les données de l’expérience, persiste dans les deux hypothèses. Toutes les deux nous transportent par delà le monde de l’expérience actuelle, la seule compréhensible. Une différence cependant est à constater. L’hypothèse panthéiste nous met en présence d’un miracle monstrueux, accompli par une puissance aveugle ; le miracle de la Genèse nous pénètre d’admiration, nous forçant à reconnaître l’œuvre de la Sagesse sainte et toujours adorable.

La Dogmatique ne doit pas s’immiscer plus avant dans les recherches scientifiques sur les différences des races humaines et des peuples, pas plus que dans les systèmes si divers sur l’origine des langues. Tantôt on a supposé les différences comme originelles, tantôt on les a déduites de l’unité primitive. Les deux opinions ont pour elles l’autorité de chercheurs infatigables, car le monde de l’expérience est plein d’incertitudes ; on y retrouve miracle contre miracle, mais on y chercherait vainement, non pas des arguments pour ou contre telle ou telle opinion, mais une raison suffisante pour fixer la raison. Quelque autorisées que soient les recherches scientifiques, elles ne peuvent nous donner qu’une hypothèse qui, comme elles le disent elles-mêmes, peut s’élever à un très haut degré de probabilité, mais n’est jamais une certitude. Quoique en faveur de l’opinion qui fait dériver le genre humain d’une seule souche on puisse citer de fortes autorités, ne le cédant à aucune de celles qui prétendent le contraire, la Dogmatique ne doit pas vouloir s’appuyer sur des hypothèses et des opinions scientifiques. Elle sait que, pour ces questions, le dernier oui ou le dernier non revient en définitive à l’idée que l’on se fait sur la création, la révélation, la tradition, et à la manière dont se représente le rapport entre l’esprit et la nature. Mais la Dogmatique se retrouvant ici sur son propre terrain, elle entend résoudre la question d’après ses propres lois, laissant les sciences naturelles suivre leur libre cours, bien persuadée qu’elle est que le dernier mot de la science ne peut pas être la négation de la révélation.

§ 78

Le vrai rapport de l’homme avec Dieu ne peut pas, dans le premier Adam, se concevoir comme un état de perfection. Il n’est pas non plus une simple prédisposition, mais un commencement renfermant en lui-même la possibilité d’un développement progressif de la destinée humaine. La Dogmatique augustinienne, dominée par une préoccupation étroite et exclusive, confondant l’innocence et la sainteté, attribue au premier homme une pureté dans la volonté, une clarté dans l’intelligence, qui ne sont concevables qu’au terme de sa libre carrière. Aussi cette Dogmatique ne peut se soustraire à une conception docétique du premier Adam, puisqu’elle supprime sa vraie nature humaine, la transformant en une innocence native et une sainteté réelle. (Comparez Genèse 1.26 ; 1 Corinthiens 15.47 ; — ces textes disent clairement que le premier Adam se trouvait au premier degré de la vie, tandis que l’Esprit vivifiant ne se manifeste qu’avec le second Adam). Par contre, la Dogmatique pélagienne conçoit l’innocence du premier homme sous la forme d’une simplicité trop rudimentaire et animale, et ne voit dans l’image divine du premier Adam qu’une faculté à l’état de sommeil. Nous savons cependant que l’homme abandonné à lui-même, à son propre instinct, ne peut pas parvenir à une religion réelle. Cette vérité est surabondamment démontrée par l’exemple des sauvages d’aujourd’hui ; livrés à leur instinct naturel, ils vivent dans une complète impuissance religieuse, et, sans une impulsion première venue du dehors, ils ne pourraient jamais s’en affranchir. Nous ne pouvons pas plus admettre chez le premier homme le pur instinct que le parfait développement de la sainteté. Nous disons seulement qu’il y avait en lui le principe vivant de la communion avec Dieu, commencement d’une vie de bonheur dans la soumission à la volonté divine. Cet état de liberté et de vie, promettant à l’homme tout un avenir de félicité, a trouvé sa véritable expression dans la conception du paradis terrestre.

Remarque. — Le paradis se trouvant en dehors des données de l’expérience actuelle, il est facile à la critique de démontrer l’impossibilité d’une notion bien claire de l’état du premier homme. On ne peut ramener à une donnée nette et à une formule définitive le paradis, les premières heures de la vie humaine, pas plus qu’on ne saurait le faire pour les derniers jours et les dernières réalités qui nous attendent dans la vie à venir. Ces deux paradis sont l’un et l’autre en dehors des réalités actuelles. Aussi en est-il un grand nombre pour les rejeter comme de pures imaginations. Mais puisque le paradis de notre passé, pas plus que celui de notre avenir, ne peuvent se concevoir expérimentalement, nous n’en sommes que plus obligés de saisir avec l’intelligence ce que la foi nous révèle comme dans un miroir obscur et à l’aide d’une parole mystérieuse. Le premier Adam, il est vrai, se trouve à l’origine de notre histoire comme une forme indécise et voilée, un souvenir obscur, aussi vague pour nous que le premier éveil de notre conscience individuelle ; mais les liens qui nous rattachent au passé, le sentiment de la solidarité, nous obligent d’autant plus à regarder vers ce commencement mystérieux, car sans lui l’humanité ne saurait plus retrouver ni la raison du passé, ni la force de l’avenir ; elle perdrait pour toujours la conscience de son unité. Steffens a donc raison quand, cherchant des analogies au milieu des réalités actuelles capables de nous faire comprendre ce que fut le paradis, il le compare à l’émotion qu’éprouve notre âme à son premier contact avec l’amour éternel. Au reste, nous l’apprenons par l’histoire, toutes les grandes actions, toutes les nobles pensées commencent par une féconde inspiration, et tout entières, sous une forme inconsciente mais réelle, se trouvent contenues dans une heure bénie entre toutes, qui en est la lumineuse promesse et la possession anticipée. Chez tout homme de génie, et aux plus nobles époques de l’histoire, on retrouve un moment qui rappelle le paradis. Seules les inspirations qui le rappellent peuvent devenir fécondes, seules se réalisent celles qui lui restent fidèles. Cette impulsion, cette inspiration première marque le moment créateur dans la conscience humaine. Aucune œuvre dans ce domaine ne peut venir à bien si elle est une force purement psychologique ; pour atteindre à sa véritable réalisation, il lui faut le concours d’une heure inspirée. Tous les hommes ont à peu près la même force intellectuelle, mais celui-là seul est capable de s’en servir qui a reçu l’Esprit qui lui donne la conscience de lui-même et la féconde. Aussi la puissance de faire un commencement nouveau est par excellence le signe caractéristique du génie. Les grands hommes et les grands peuples se rencontrent dans les mêmes origines. Le premier Adam a donc dû recevoir l’impulsion de l’Esprit pour préparer la venue du second Adam, l’initiateur de la nouvelle création et du nouveau royaume qui réalise pleinement la pensée de la première création de ce monde. L’esprit humain qui viendrait à perdre le souvenir de cette heure inspirée où, pour la première fois, il connut et il aima le beau et le vrai, perdrait le pouvoir de réaliser son véritable avenir.

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