Dogmatique Luthérienne

VIII
L’avenir de l’Église

1. La résurrection des morts

§ 273

L’Église est l’assemblée du Dieu trois fois saint et le corps du Christ ; elle est donc immortelle. Mais l’immortalité qui l’attend et qui, un jour, dans la création pleinement renouvelée, accomplira en son entier le dessein rédempteur, l’Église aujourd’hui militante peut bien l’entrevoir dans la gloire à venir, mais ne peut encore la posséder. Ce n’est qu’en espérance qu’elle peut se connaître aujourd’hui pour toujours affranchie et dans la possession définitive du triomphe promis. Dans le monde des corps, la vie a pour ennemie la mort ; et dans le monde des âmes, le péché. En principe, l’un

et l’autre sont déjà vaincus, mais leur anéantissement complet n’aura lieu qu’à la résurrection, au jugement dernier, dont la vie éternelle et bienheureuse est le contenu positif. La foi qui contemple l’avenir comme définitivement accompli, nous garantit la certitude de cette espérance.

Remarque. — Par une apparente contradiction, qu’explique d’ailleurs le caractère essentiellement téléologique du christianisme, l’eschatologie, ou la doctrine des dernières choses, a trouvé tout au commencement de l’Église, et dès ses premiers débuts, son plus complet développement. Ne fallait-il pas, en effet, d’abord mettre en évidence le résultat, la dernière conquête que l’Évangile voulait assurer à ses disciples ? Si toutes les autres religions ne savent que regretter un paradis perdu et célébrer un âge d’or à jamais évanoui, l’Église chrétienne, au contraire, dès son heure première, affirme dans une ineffable certitude l’avenir le plus glorieux. Dans la possession du grand salut "que pour elle anticipe l’espérance de la foi, elle ne peut pas ne pas juger le monde au regard des choses à venir. Aussi, contrairement à la spéculation gnostique et païenne qui commence toujours par le problème cosmogonique et ne sait que s’enquérir de l’origine du mal et de toutes choses, la pensée chrétienne, pressée qu’elle est d’affirmer sa tendance pratique et morale, dresse son flambeau à la lumière de l’histoire et des prophètes, et concentrant sa flamme sur les choses dernières, met en évidence l’accomplissement et la fin de toutes choses. L’eschatologie est par conséquent quelque chose de tout autre que ce que de nos jours on a appelé la doctrine de l’immortalité. Pour nos penseurs modernes, en effet, l’immortalité de l’âme n’est qu’un pâle rayon de l’espérance chrétienne. La foi chrétienne ne peut pas se contenter de cette immortalité négative, qui ne laisse survivre qu’une partie de nous-même, notre esprit ou notre pensée ; il lui faut, non la résurrection de l’âme seule, mais la résurrection du corps et de l’âme. Pour le christianisme, l’homme n’étant qu’un moment dans l’histoire du royaume de Dieu, tout en appelant l’accomplissement de sa destinée individuelle, il ne l’espère et ne la contemple que dans la réalisation de la création tout entière, qu’il fait coïncider avec l’avènement du Christ au jour où il viendra pour juger les vivants et les morts. Il est donc naturel que l’espérance chrétienne aboutisse à une vision apocalyptique, embrassant dans un même ensemble le Seigneur et l’Église, l’Église et le monde, la nature et l’histoire, la mort et le hadès, la résurrection et le jugement, le ciel et l’enfer. L’espérance chrétienne nous met donc en présence de réalités concrètes et vivantes, mais la science humaine ne sait que nous retenir dans les froides généralités de la pensée abstraite. Il faut bien, en effet, le reconnaître : la réalité que saisit la foi chrétienne, tout en répondant, il est vrai, aux réalités naturelles qu’implique notre être, dépasse néanmoins les conditions actuelles de notre expérience et ne peut que laisser notre raison aux prises avec des difficultés qu’elle se sent impuissante à surmonter. Aussi, tandis que la science ne sait que traduire à l’aide de vagues généralités les quelques intuitions prophétiques qui parviennent jusqu’à elle, la foi, s’inspirant de l’apocalyptique dont la vision de saint Jean reste le modèle et le vivant résumé, soutenue par la poésie et l’art chrétiens, anticipe la vision des réalités à venir, et la fixe dans ces images saisissantes d’aspiration et d’immortalité qu’incessamment elle sait créer et rajeunir.

§ 274

De nos jours, il est généralement admis qu’il n’y a pas de preuve spéciale en faveur de l’immortalité de l’homme. Cette preuve ne peut se faire qu’à l’aide d’une conception générale de l’existence humaine. Mais si l’on se met en présence de la destinée humaine, il est facile de s’assurer qu’elle est toute pleine d’immortalité, quel que soit l’aspect sous lequel on l’envisage. L’immortalité est, de plus, impliquée dans tout l’ensemble de la doctrine chrétienne. N’est-il pas évident, en effet, qu’elle découle de la doctrine de la Providence particulière, tout aussi bien que de celles de l’élection, de la prière, du baptême et de la sainte cène ? Toutes ces doctrines ne valent, en effet, que dans la présupposition de la destinée de l’individu à une immortalité bienheureuse. Mais cette vérité trouve sa première et plus forte démonstration dans la nature de l’homme créé à l’image de Dieu. L’homme, en effet, étant naturellement appelé à servir d’organe à la révélation de Dieu, il sera donc toujours ce qu’est son Dieu. Dans le panthéisme, Dieu n’étant que l’âme impersonnelle du monde, se manifestant sous la forme d’une entité sans conscience d’elle-même, cet être inconscient n’a besoin pour se révéler que d’organes impersonnels revêtus d’une immortalité éphémère, ne valant que pour autant qu’ils servent à la manifestation momentanée de la vie universelle, s’éclairant à ce contact et à cette lumière d’un jour, comme dans la nuée l’arc-en-ciel sous les rayons du soleil. La divinité panthéiste ne peut avoir aucune affection pour ce qui est personnel et individuel, étant dépourvue elle-même de toute personnalité. Le Dieu personnel, au contraire, ne pourrait se révéler que d’une manière incomplète, s’il n’avait pour se manifester que l’intermédiaire d’êtres impersonnels et sans conscience réelle. Il ne peut donc trouver une révélation digne de lui que dans des êtres créés à son image et capables de rester à toujours les témoins de sa divinité et de sa puissance. Le Dieu de la révélation est amour ; sa dilection ne peut donc se complaire qu’en des êtres personnels. Aussi ne peut-il se révéler tel qu’il est que dans un royaume d’individualités immortelles et personnelles, capables de comprendre et de partager son éternelle béatitude. Dans cette prédisposition divine qui constitue notre vraie nature, nous trouvons la preuve de l’immortalité de l’âme. Elle est la plus forte de toutes celles que connaît la science. Elle est aussi celle que Jésus oppose aux Sadducéens : « Dieu n’est pas le dieu des morts, mais le dieu des vivants, car tous vivent en luih. » Pour lui vivent tous les hommes, les justes et les injustes, car leur destinée inaliénable les appelle à devenir les organes de la révélation de Dieu, à vivre pour lui, non point pour eux-mêmes et le monde. Du dieu du panthéisme, au contraire, on peut dire qu’il est le dieu des morts, car devant ce dieu et en lui meurent et disparaissent tous les êtres.

hMarc 12.18-27.

Remarque. — L’immortalité de l’homme ne se confond point avec son salut éternel. L’immortalité vaut par elle-même, elle est le concept métaphysique de l’homme, son imprescriptible nature. Le salut, au contraire, c’est notre destinée réalisée, l’éternité produisant toute la richesse de son contenu, la vie éternelle s’immortalisant dans le sein de Dieu. Le salut ne subsiste donc pas par lui-même, il n’est pas un fait métaphysique, mais une réalité morale et religieuse. Il ne peut être que par la nouvelle naissance et la sanctification, et représente par conséquent un effort moral et religieux, persistant et continu. Nul ne sera sauvé parce qu’il aura été enterré. Tous nous devons être les artisans de notre propre salut. C’est pour avoir confondu ces deux choses néanmoins si différentes, l’immortalité et le salut éternel, que nous voyons, aujourd’hui, la sombre et malsaine doctrine de l’immortalité conditionnelle conquérir sous nos yeux tant d’adhésions. Elle croit qu’au-delà de la tombe, il n’y aura pour revivre que ceux qui en cette vie se sont volontairement voués à l’immortalité en participant à la nouvelle naissance. L’immortalité, dès lors, n’est plus un fait de nature, mais un fait moral, l’Esprit qui inspire l’individu, l’idée qui l’élève au-dessus de la puissance destructive du temps et le rend capable de la vie éternelle. Seuls les hommes qui peuvent se faire une âme spirituelle et vivante survivront aux coups de la mort. Quant aux hommes naturels, ils mourront tout entiers, comme ces êtres qui, dans la nature, au lieu de représenter l’individualité, ne représentent que l’espèce à laquelle ils ont appartenu. Cette doctrine peut invoquer en sa faveur ces êtres malheureusement trop nombreux qui portent sur eux, si visible, l’empreinte que laissent l’âme absente et la toute-puissance du temps, qu’on ne saurait à quel titre leur décerner l’immortalité. Malgré la force de ce douloureux argument, on sent que cette doctrine est une injure à la dignité de l’homme, tant elle méconnaît sa haute et redoutable destinée, la souveraineté universelle de la conscience et sa puissance à s’affirmer devant Dieu. Et puis, il est impossible de ne pas le voir, elle fait peser sur l’humanité la douloureuse oppression de la fatalité, car que d’êtres qui ont été empêchés involontairement, malgré eux, sans responsabilité encourue de leur part, de pénétrer dans la sphère de la vérité et de la liberté morales ! Ce fatalisme nous ramène donc au vieux manichéisme gnostique qui partage l’humanité en deux classes distinctes : les hommes qui ont une âme et ceux qui ont un corps. Cette différence, de plus, n’est pas accidentelle et transitoire, mais naturelle et fondamentale, et ne tend à rien moins qu’à briser l’unité de l’humanité au profit du dualisme oriental. Cette doctrine ne saurait non plus s’appuyer sur la mort éternelle qu’enseigne l’Écriture, car cette mort éternelle n’est pas l’anéantissement absolu, mais le malheur, la mort survivant dans la conscience d’elle-même. Nous maintenons donc la capacité absolue de tous les hommes pour l’immortalité, mais nous enseignons en même temps que les hommes ne pourront être heureux que s’ils naissent de nouveau et vivent dans la sanctification.

§ 275

L’immortalité positive de l’individu, sa vie éternelle et bienheureuse, commence avec la nouvelle naissance et se poursuit au delà de la tombe. Mais l’idée du bonheur de l’individu se confondant avec l’affranchissement définitif et le pouvoir de réaliser son idéal, le corps étant un des moments nécessaires à cette réalisation, de toute nécessité il résulte que la résurrection du corps ou de la chair doit faire partie de la vie éternelle. L’immortalité positive a donc pour modèle et pour cause la résurrection du Sauveur. Jésus, le premier-né entre plusieurs frères, ressuscita avec un corps glorifié, c’est-à-dire pour toujours capable d’être le temple du Saint-Esprit. Lorsque nous affirmons la résurrection du corps et de la chair, nous n’entendons pas immortaliser cette substance matérielle qui, déjà sur cette terre, si souvent a dû se flétrir et se transformer, mais cette forme idéale et première qu’Origène appelait l’image ou l’idéal de nous-même (τὸ εἶδος) et qu’il opposait à la matière (τὸ ὑλικόν). Pour nous, l’essentiel, ce qui constitue l’identité du nouveau corps avec celui que nous avons porté dans le temps, ce qui doit ressusciter glorifié, ne consiste pas dans la matière dont il était composé, mais dans le caractère, l’idéalité morale, dont le corps était la réalisation. Nous pouvons nous représenter ce que sera le corps délivré de la matière, ramené à son véritable idéal, en regardant au modèle divin qui inspire le statuaire ou le peintre. Évidemment l’idéal, que poursuit le grand art, et que parfois il sait rendre si vivant et si réel, ne serait qu’une chimère si le dogme de la résurrection n’était pas lui-même la grande vérité entrevue et prophétisée par tous les puissants génies qui savent immortaliser la toile ou la pierre, dont ils font, dès ici-bas, la transfiguration de notre corps intime et vulgaire. Mais il est évident que l’idéal qui exprimera le corps de l’homme, lorsque tout entier il sera pénétré et dominé par la puissance de l’esprit, ne pourra trouver sa véritable expression que sous le nouveau ciel, éclairant la nature tout entière, transformée et glorifiée. Aussi l’Écriture nous enseigne que la résurrection des corps n’aura lieu qu’au dernier jour. Il faut donc qu’en attendant l’universelle transformation, il y ait pour les âmes, pour les trépassés, un état intermédiaire.

Remarque. — La conception qui envisage la relation entre l’âme et le corps comme une dépendance indifférente ou onéreuse, et le corps comme l’enveloppe et la prison que l’âme doit briser avant de trouver sa véritable liberté, cette conception faussement spiritualiste méconnaît d’abord la vraie destination de l’homme, qui n’est lui-même qu’à la condition d’être le milieu où l’esprit et la nature viennent se rencontrer ; et de plus, elle supprime l’art véritable qui n’a qu’une seule signification : spiritualiser la nature et naturaliser l’esprit, en poursuivant sans cesse l’alliance de l’idée et du fait, de l’âme et de la matière. Ce n’est que le corps mortel qui est un fardeau pour l’âme, et non point le corps véritable, destiné à la résurrection. Un état dans lequel l’âme est séparée du corps est un état dans lequel l’âme ne peut pas vivre sa vie véritable. Aussi, fausse est la conception naturaliste, qui veut que l’âme soit tellement liée au corps qu’elle ne puisse pas lui survivre. Elle conçoit l’union entre l’âme et le corps comme un fait actuel et définitif, exprimant, mais pour l’épuiser, la réalité sous ces deux aspects : le dedans et le dehors, le réel et l’idéal, la forme et le contenu. L’âme et le corps n’étant, en conséquence, que les deux faces d’une seule et même chose, ne peuvent plus se concevoir distincts et séparés : les séparer, c’est les détruire. Cette subordination de l’âme au corps ne se comprend que quand il s’agit de l’âme des plantes ou de l’âme des animaux. Pour la plante ou l’animal, l’âme est un contenu informe et sans réalité que possède le corps et qui ne peut que se perdre si le corps vient à se briser. Mais l’âme humaine se comporte envers le corps qui lui sert d’organe dans une relation par elle-même déterminée et dont elle peut se distinguer, comme l’homme intérieur se distingue de l’homme du dehors, ou pour mieux dire, comme un hôte se sépare d’une demeure dont il se sait tout à la fois dépendant et indépendant. Si l’âme est complètement dépendante de ce corps, de l’organisme sensible, on ne comprend plus qu’elle puisse vivre une vie intérieure et indépendante, se contemplant, s’observant, se complaisant en elle-même, et se faisant le sujet d’un royaume intérieur et invisible. Et il n’est pas une intelligence sérieuse et réfléchie qui ne soit amenée à reconnaître que, n’importe dans quel moment on étudie l’âme, on la trouve toujours se faisant le centre de rapports incessants avec le monde. Au lieu de conclure de la mort à l’anéantissement de l’âme, Platon conclut de la destruction du corps, cet organisme périssable, à la mise en liberté de l’âme dans le royaume des idées. Ce philosophe considère également la véritable philosophie, l’exercice de la pensée, comme un mourir continuel, un acte d’affranchissement qui ne peut avoir de résultat négatif, mais qui doit au contraire aboutir toujours à une affirmation intérieure. De même, en présence de la cessation des rapports de l’âme avec le corps, intervenant par le fait de la mort, au lieu de conclure qu’il n’y a plus de vie pour l’âme, il est bien autrement sensé d’affirmer que l’âme, libre, ramenée à elle-même, rentrant en elle-même, retrouve de nouveaux modes d’action. Une séparation de l’âme d’avec le corps, une existence de l’âme en dehors du corps, l’âme vivant une vie qui n’est pas la vie sans la nature et sans le corps, mais une vie libre de la nature et du corps, se constate dans les états extatiques et visionnaires qui sont tout autant d’indications précieuses nous montrant ce que peut être l’âme après la mort. L’apôtre saint Paul nous dit également que déjà, en ce corps, il a anticipé sur l’état d’après la mort, lorsqu’il fut ravi en Paradis, sans savoir si c’était avec ou sans le corps. Cet état pathologique ne nous montre pas l’âme complètement affranchie de tout rapport avec le corps, mais il réfute cependant avec une irrésistible évidence les assertions naturalistes qui retiennent l’âme dans une dépendance absolue des lois de la matière, car il nous entr’ouvre un grand empire soumis à de tout autres lois que celles que constate l’expérience actuelle.

L’état intermédiaire dans le royaume de la mort

§ 276

Les partisans du sommeil des âmes (ψυχοπννυχία), commençant au moment de la mort pour durer jusqu’au jour du jugement dernier, ne peuvent invoquer en faveur de leur opinion ni l’Écriture sainte, ni la nature de l’état intermédiaire. Aucune âme ne sort de cette vie suffisamment grande et définitivement capable pour le jour du jugement dernier. On doit donc concevoir l’état intermédiaire comme le moment qui la prépare et la mûrit en vue de l’épreuve définitive. Quoique nous soyons obligés de repousser le purgatoire catholique que compromettent tant de grossières erreurs et de superstitieuses légendes, nous ne devons pas oublier cependant qu’il contient une part considérable de vérité, en affirmant la nécessité d’un état intermédiaire (purgatorium) pour purifier les âmes dans un sens strictement spirituel. Si nous réunissons maintenant les notions que nous donne l’Écriture sur la nature de ce royaume, nous voyons d’abord que, le rattachant à la conception hébraïque du Schéol, ou royaume des Ombres, elle l’appelle le Hadèsa. Les trépassés ne sont pour le Nouveau Testament que des âmes, des esprits dépouillés de leur corps, et loin de la lumière et de la réalité d’ici-bas, ils attendent d’être revêtus d’un corps nouveau et glorifiéb. Cet état futur est par conséquent le contraire de l’état actuel. Comparativement à la vie d’aujourd’hui, gardés par la nuit dans laquelle personne ne peut travailler, les trépassés sont dans un état de repos et de passivitéc. Leur royaume n’est pas celui des œuvres et de l’action ; le milieu qui les favorise et les appelle n’existe plus pour eux. Ils n’en vivent pas moins une vie spirituelle, intense et profonde, car le royaume des morts est le royaume de la vie qui rentre en elle-même, s’enveloppe de silence et de recueillementd, et ne vit plus que par le souvenir, au sens réel du mot. A l’aide de ce travail mystérieux, l’âme prend toujours plus entière possession d’elle-même, s’affirme dans la puissance intime de la vie et se retrempe aux sources mêmes de l’universelle existence. Telle est l’œuvre intérieure qui constitue la puissance purificatrice de l’état intermédiaire. Ici-bas, dans le royaume des choses visibles, aux prises avec les préoccupations et les distractions du dehors, emporté par le temps, les illusions et les obsessions des sens, dominé par l’absorbante diversité des événements, l’homme peut se soustraire à sa propre pensée, et ne jamais se voir tel qu’il est ; mais dans le royaume des âmes, il n’est plus libre de se soustraire à la connaissance de lui-même. Le voile que ce monde des sens colore de ses milles couleurs, si diverses et si changeantes, qui tour à tour trompe le regard ou le repose, lui dérobant le sens véritable de la vie, se déchire dans la mort, l’âme se trouvant enfin dans le royaume dés immortelles réalités. Les voix si diverses qui montent de la terre et qui si souvent font taire celles qui viennent du ciel, se taisent alors, et seule retentit la parole sainte ; pour toujours se fait le silence éternel. Le royaume des morts est donc le royaume du jugement. « Il est réservé aux hommes de mourir une fois, après quoi suit le jugemente. » Bien loin de croire avec la fable, qu’au sortir de cette vie, l’âme est appelée à boire aux eaux du Lethé, nous disons avec l’Écriture : « Ses œuvres la suiventf. » Les moments de la vie, jusqu’alors dispersés et confondus dans le fleuve du temps, se retrouvent et revivent dans le présent éternel de la mémoire. Cette pensée du monde à venir est à celles du monde présent ce que les visions de la poésie sont aux vulgarités de la prose de tous les jours. Nous devons ajouter que, parmi ces pensées, s’il en est de douces, il en est aussi de redoutables, car elles ne peuvent que reproduire le passé dans toute sa réalité ; elle sont donc pour châtier, ou pour fortifier et consoler. Puisque les trépassés sont suivis par leurs œuvres, ils restent eux-mêmes les auteurs des tourments ou de la félicité qui les possèdentg. Dans ce monde du silence et du repos, les âmes ne vivent pas seulement au passé, elles regardent aussi à l’avenir et se préparent en vue des nouvelles manifestations de la volonté divine qui les attendent et que résume le jugement à venir.

aLuc 16.23.

b1 Pierre 3.19-20.

cJean 4.4.

d – Voir Steffen : Philosophie de la religion. « Le développement divin se manifeste dans le monde des sens comme une évolution toujours plus active et décisive, à la recherche de ce qui pour toute âme constitue sa véritable personnalité ; pour les morts, au contraire, cette évolution devient toujours plus intime et profonde. »

eHébreux 9.27.

fApocalypse 14.13.

g – Voir la Parabole de l’homme riche et de Lazare.

Remarque. — On se tromperait fort si l’on se représentait les trépassés, séparés de nous par le lointain de l’espace matériel et vivant dans une autre planète, car on les retiendrait ainsi dans les conditions du temps dont ils sont pour toujours affranchis. Ce qui désormais les sépare de nous, ce n’est plus la distance matérielle. La sphère à laquelle ils appartiennent est complètement (toto genere) indépendante des conditions de l’espace et du temps. Dans un sens absolu et réel, on peut dire du trépassé ce que nous disons en figure de l’homme qui dort ou qui rêve : quoique encore matériellement dans le monde des sens, il se sent complètement affranchi, ne vivant plus qu’une existence toute repliée sur elle-même et ne se développant que par voie d’involution. A l’opposite de la pensée moderne, qui se représente l’âme s’élevant et montant dans le monde des étoiles à la recherche d’une nouvelle planète, elle descend dans les retraites les plus cachées et les plus mystérieuses de l’être. Au regard du monde actuel, le royaume des morts peut être considéré comme existant dans les profondeurs de l’être, s’accomplissant dans une retraite cachée, mystérieuse, dont la signification dans la création est de réaliser ce que la Bible appelle l’Hadès. Le Christ descendit dans l’Hadès (descendit ad inferos). L’hébreu descend aussi dans le Schéol et le païen dans l’Orcus. Cette descente ne relève pas des catégories de l’espace, mais de celles de l’entité métaphysique. Au regard du monde de l’expérience sensible, le royaume des âmes est la région profonde. Dans ce milieu, tout s’accomplit intérieurement dans l’intimité et le secret. C’est le moment où la vie met à nu ses racines cachées, tandis que sur cette terre elle ne nous montre que sa couronne et son feuillage. Si, pour dire où se trouve l’âme après la mort, nous commençons par écarter les notions de l’espace matériel, nous ne pouvons pas faire cependant abstraction complète de l’idée du milieu réel. L’on est obligé, en effet, de se représenter l’âme vivant dans une sphère cosmique, seule à seule, il est vrai, avec elle-même et avec Dieu, mais toujours en rapport néanmoins avec le royaume universel, auquel elle est incorporée. Cette conception entraîne donc l’idée d’un milieu réel ; nous admettons, par conséquent, dans le royaume de la vie intime et spirituelle une étendue sensible. Même dans le royaume des âmes, on ne peut pas concevoir l’âme comme une essence sans réalité, sans attaches avec le monde sensible. D’une part, en effet, nous sommes contraints d’admettre que, puisque l’âme attend le revêtement corporel, la résurrection de la chair, elle ne peut pas être sans une réalité intérieure qui la prépare pour ce moment, et en même temps, nous avons à nous rappeler que l’apôtre saint Paul enseigne expressément que, quoique nous ne nous trouvions pas dans le royaume des morts, dans l’intégrité complète de notre être, puisque nous ne mourrons que pour être dépouillés, néanmoins et en attendant d’être revêtus au jour du Christ, nous ne sommes pas dans cet état intermédiaire, complètement dévêtush. Dans ce royaume des morts que, pour parler une langue humaine, on pourrait comparer à un grand cloître, il faut nous représenter l’âme portant encore une forme réelle et extérieure. Mais alors même que nous nous reconnaissons obligés d’admettre pour l’âme dans l’état intermédiaire une manière de réalité sensible, nous ne pouvons pas oublier que le caractère de ce moment est avant tout celui de la réalité, de l’intimité spirituelle. Et de plus, l’Écriture nous l’enseigne formellement, la vie humaine est destinée à se développer dans trois sphères cosmiques : une sphère d’abord où nous vivons dans la chair (ἐν σαρκί) et qui est proprement notre vie présente caractérisée par la sensibilité qui nous fait vivre au-dehors, notre activité spirituelle restant subordonnée par les sens et les choses extérieures, l’esprit se sentant sous le poids de la chair. Vient ensuite la seconde sphère ; nous vivons alors en esprit (ἐν πνεύματι) et attendons la délivrance. Cette vie s’affirme par une spiritualité d’un développement latent et tout intérieur, elle est représentée par l’état intermédiaire. Enfin, une troisième sphère nous attend, elle nous fera vivre de nouveau en des corps glorieux et dans un monde glorifié. Cette sphère correspond au moment de la consommation de toutes choses par le renouvellement de ce monde rendu définitivement à sa nouvelle destination.

h2 Corinthiens 5.2-4.

De nos jours, la conception de l’Hadès a été supprimée par la doctrine moderne de l’immortalité, telle que l’a conçue et formulée le dix-huitième siècle. Cette théorie moderne de l’immortalité, qui pour beaucoup de nos contemporains est à l’état de dogme reçu, n’est qu’un pâle reflet de la doctrine du bonheur éternel. Mais ceux qui l’adoptent ne veulent pas s’apercevoir que cette bienheureuse immortalité, séparée des affirmations évangéliques qui seules la rendent possible, n’est plus qu’une notion confuse qui ne peut que s’évanouir dès qu’on cherche à la saisir. En lui-même en effet, et naturellement, l’état après la mort ne peut pas se concevoir sous la forme idéale de la félicité ; c’est ce que prouvent les conceptions les plus anciennes de l’humanité et en particulier celles de l’hébraïsme. Ce n’est qu’avec effroi que l’Israélite parle du séjour dans l’Hadès, et la joie pour lui ne pénètre dans la vie éternelle que lorsque, à l’avènement du Messie, il peut contempler dans la résurrection du Sauveur sa propre et bienheureuse résurrection à lui, dans un corps glorifié. Pour les Grecs, la lumière et la joie de l’espérance n’ont jamais pénétré dans le royaume des morts. On peut y entendre Achille déclarer bien haut « qu’il aimerait mieux être un manœuvre sur la terre qu’un prince dans le ciel ». Qu’on le sache ou non, qu’on le confesse ou qu’on s’efforce de le nier, la mort est pour l’homme le roi des épouvantements ; il est obligé de la subir comme le salaire du péché. Lorsque le Christ apparaît dans l’Hadès pour la première fois, il s’illumine aux splendeurs de la résurrection bienheureuse. Si, pour plusieurs adhérents de la religion naturelle, l’état d’après la mort s’annonce sous la forme d’une joyeuse délivrance, la cause en est, non point aux théories de Socrate et de Platon sur les relations de l’âme avec le royaume de l’idée, mais à l’influence inconsciemment subie de la doctrine chrétienne de la résurrection. L’origine de la doctrine moderne de l’immortalité se laisse encore mieux expliquer par ce fait que, tout en rejetant la relation que le christianisme établit entre le péché et la mort, tout en niant la rédemption par le Christ et la doctrine du salut qui en est la conséquence, on a voulu cependant retenir le résultat du christianisme, la joie éternelle, sans se douter que ce résultat sans les prémisses qui l’autorisent n’est plus qu’un fait sans cause. L’on a essayé également de justifier la croyance en la vie future par l’idée d’un progrès indéfini : on s’est représenté à cet effet l’état après la mort comme un perfectionnement continu et progressif, transportant les âmes de planètes en planètes, et les faisant évoluer par tous les degrés de félicité qui peuvent résulter d’une activité et d’un développement incessants. On a ainsi obtenu une doctrine de l’immortalité qui ne peut ni soutenir les objections de la philosophie, ni se soustraire à ses dédains. Aussi depuis longtemps ne compte-t-elle plus dans le domaine scientifique.

§ 277

Le Christ fait apparaître une aurore nouvelle dans le royaume des morts. En Christ la mort a perdu son aiguillon ; aussi pour le chrétien le séjour des morts n’a plus d’horreur. Le Christ étant présent par son Esprit dans le royaume des morts, le croyant sait que la mort ne peut plus être pour lui une perte mais un gain. « Mon désir est de déloger de ce monde et d’être avec Christi », s’écrie l’apôtre, ou comme il le dit ailleurs, « d’être auprès du Seigneurj ». Cette expression « être auprès du Seigneur » trouve son véritable commentaire dans les développements qui précèdent. Car l’état après la mort n’est plus pour le croyant que l’existence qui ne connaît que ce qui est éternel, le repos dans le sein du Seigneur, l’union mystique avec Dieu dans le royaume de son amour, l’âme arrachée à la vie qui se disperse sur une multitude d’intérêts divers et la retrouvant à son principe premier. L’âme se sent en paix et dans la joie du retour au foyer paternel, elle possède le milieu qui attirait déjà sa volonté, tandis qu’elle était dans la chair. Elle ne se trouve plus empêchée par les obstacles au milieu desquels elle vivait, et qui constamment venaient interrompre ou troubler sa communion avec le Seigneur. Le séjour dans l’Hadès emprunte donc toute sa signification à la nature des rapports que nous avons soutenus avec le Seigneur, le milieu et le centre de toutes les âmes. Ce séjour doit être conçu d’une manière différente avant et après la venue du Seigneur. Il est autre pour ceux qui ont cru et qui ont espéré en lui, autre pour ceux qui n’ont pas cru en lui, soit qu’ils n’aient pas pu croire, ne le connaissant pas, ou que, le connaissant, ils n’aient pas su parvenir à la décision qui pour toujours l’accepte, soit enfin que, le sachant et le voulant, ils aient pris envers lui une attitude hostile. Il y a donc des régions différentes dans l’Hadès : on peut y rencontrer un paradis, un enfer, et un état intermédiaire ; mais aucun de ces états, si divers soient-ils, ne peut être conçu comme définitif, car les bienheureux ont encore une histoire intérieure et, par conséquent, toujours besoin d’une purification, d’un progrès, d’une croissance dans le bonheur et la sanctification. Une conversion étant toujours possible pour les inconvertis dans l’Hadès, ce lieu est donc celui où le mal peut parvenir à son entier développement et recevoir l’empreinte définitive de la liberté et de la spiritualité. En disant qu’un progrès et un développement sont possibles dans le royaume des morts, évidemment nous ne pouvons les entendre que dans un sens parallèle et harmonique avec le développement du royaume de Dieu ; il n’y a qu’un Esprit de Dieu, un seul et même but proposé à la création tout entière. Ce n’est que quand l’état terrestre aura été consommé, quand l’Église aura combattu son dernier combat sur la terre, que le royaume des morts trouvera son dernier accomplissement. Aussi l’Apocalypse représente les âmes de ceux qui ont répandu leur sang pour confesser la vérité chrétienne, se plaignant de ce qu’ils n’ont pas encore été vengés, et les fait-elle exhorter à attendre que le nombre de leurs compagnons de service ait été complété. Il doit donc y avoir une action et une réaction harmonique et constante entre le royaume d’ici-bas et celui d’au-delà de la tombe ; le développement d’ici-bas peut donc être conçu comme se reproduisant, quant à ses traits essentiels, dans la conscience des trépassés. Les trépassés, dans les luttes qu’ils ont encore à soutenir pour l’affirmation de leur véritable nature, doivent se rattacher au moment de notre développement avec lequel leur volonté se trouve en harmonie, le combat des esprits qui luttent dans l’histoire se reproduisant dans la crise que traverse leur propre existence. Ce ne sera que dans la dernière grande catastrophe, quand le monde du temps et de l’espace aura passé, que les deux mondes se confondront, et deviendront le nouveau ciel et la nouvelle terre.

iPhilippiens 1.21.

j2 Corinthiens 5.8.

Remarque. — Entre les vivants et les morts, il est encore malgré la tombe un lien sensible et persistant. De tout temps le catholicisme s’est efforcé de représenter cette vérité, malheureusement exagérée et compromise par le culte des saints et les récits d’apparitions merveilleuses. Swedenborg, ce Dante du Nord, a vécu toute son existence sous l’obsession exclusive du rapport qui rattache le monde des vivants à l’empire des trépassés. Prenant à la lettre ce que le Dante du Midi n’a conçu que comme les sublimes visions de la poésie, il allait d’un monde à l’autre, il voyait les âmes, conversait avec elles, recevait et rendait leurs visites. L’on a certainement raison quand on affirme que ces erreurs fantastiques se font avec des illusions et beaucoup de fanatisme, mais l’on aurait grandement tort si l’on oubliait que ce fanatisme et ces illusions ne sont après tout que des ombres, et que l’ombre ne se faisant jamais d’elle-même, il faut toujours derrière elle se représenter la réalité qui la projette. La réalité, pour le cas particulier qui nous occupe, c’est qu’il est impossible qu’il n’existe pas un rapport entre les âmes d’ici-bas et les âmes de là-haut. Mais sous quelle forme pouvons-nous représenter ce rapport ? Nous l’avons déjà dit plus haut, en nous abstenant de toute affirmation ou de toute négation qui ne seraient pas formellement contenues dans la Parole de Dieu. Car alors une affirmation ou une négation dogmatigue ne serait plus qu’une prétention à sonder l’insondable (ἐμβατεύειν ἃ οὐκ ἑὼρακεk).

kColossiens 2.18.

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