Éthique chrétienne générale

2. Le Royaume de Dieu et l’empire du péché. Le mal suprême

§ 49

Le bien, dès lors qu’il est le but et la réalisation de la destinée humaine, consiste dans l’amour pour Dieu et pour son royaume. Il en résulte que le mal, son contraire, ne peut être que l’antithèse de l’amour, c’est-à-dire l’égoïsme souverain. Il est donc impossible que la différence entre le bien et le mal ne soit qu’une question de plus ou de moins, un défaut ou une restriction, en ce sens qu’entre le bien et le mal, il n’y aurait que la distance qui sépare le plus d’avec le moins, le parfait de l’imparfait. Le mal est, au contraire, un fait positif, une révolte consciente et voulue de la volonté égoïste contre le bien véritable. On ne peut pas non plus le concevoir comme un moment nécessaire dans l’histoire du progrès. Il est ce qui ne doit pas être ; son apparition dans la création n’a aucune raison d’être, car à toujours il aurait dû rester enseveli dans la nuit des choses possibles. Il n’est pas non plus la domination des sens sur la raison. Cette domination ne peut être qu’une des formes du péché. Il faut ici rappeler que si les vrais facteurs du bien ne sont ni la liberté, ni la nature, ni les sens, ni la raison, mais la volonté humaine s’unissant à la volonté divine et la liberté à la grâce, le mal, son contraire, ne peut trouver sa cause que dans cette même volonté humaine, refusant de se soumettre, non point à une loi impersonnelle, mais à la volonté elle-même de son créateur. Et si la volonté vraiment bonne est celle qui dans la communion avec Dieu travaille à réaliser le but de la création, la volonté mauvaise ne peut être que la révolte contre le créateur, au plan divin, opposant celui qui le plus le contredit. Ce n’est plus Dieu qui pour le péché est au-dessus de toutes choses, c’est la volonté mauvaise du pécheur qui veut se faire indépendante de Dieu, dominer le monde et en jouir à son gré. De plus, si le bien ne peut jamais se concevoir comme le fait de l’individu seul, mais, au contraire, s’impose toujours comme une puissance, un royaume, le mal aussi n’est pas non plus l’individu, mais le royaume qui sur la terre veut s’élever contre le Royaume de Dieu, comme l’ivraie contre le bon grain. Et si, selon la doctrine révélée, les sujets du Royaume de Dieu ne se retrouvent pas seulement sur la terre parmi ceux, qui combattent et qui souffrent, mais au-delà de la tombe, parmi les saints et les glorifiés qui règnent dans le ciel, le royaume du mal, à son tour, dépasse les limites de ce monde et comprend dans son sein toutes les âmes perdues, tous les esprits impurs qui ont trouvé auprès de Satan, le prince des démons, leur chef et leur patrie. Le combat engagé sur la terre entre le royaume du mal et celui du bien n’est donc qu’un moment de la grande lutte s’accomplissant dans le monde supérieur des esprits. Cette idée d’un royaume du mal n’est pas sans soulever de sérieuses objections ; car dire le mal, c’est dire la puissance de négation et d’anarchie par excellence. Et cette puissance est-elle conciliable avec l’esprit d’union nécessaire pour constituer un royaume ? Est-il compatible avec elle ? Mais quoique le mal soit la puissance de désorganisation par excellence et n’existe que pour détruire, et que les esprits qui le composent ne vaillent que pour se contredire (Matthieu 12.25), ces esprits, si complètement désunis entre eux, savent s’entendre dans leur rébellion malgré toutes leurs contradictions pour lutter et combattre contre le Royaume de Dieu et son triomphe (Luc 23.12 ; Actes 26.27). Le moment où entre ces deux puissances la lutte se fait le plus redoutable est celui que marque l’avènement du Christ. Car alors que le Christ s’affirme comme la puissance qui veut affranchir la création, la volonté mauvaise qui veut la retenir sous sa domination, se sentant menacée, ne peut que faire appel à tous ses instincts de révolte pour défendre contre l’envahisseur ce qu’elle croit être sa possession et sa conquête.

§ 50

Concevoir le souverain bien comme l’amour du Dieu saint, pleinement réalisé dans notre salut éternel, c’est se représenter le souverain mal, se consommant dans notre perdition. Le souverain mal est donc le péché lui-même, produisant toutes et ses dernières conséquences en nous et hors de nous, et se faisant pour nous et la création tout entière la condamnation et la mort. Ce souverain mal « Supremum malum » l’homme doit le redouter par dessus tous les autres maux. Il n’est aucun bien sur la terre pour faire oublier la grandeur de cette suprême infortune. Que servirait-il à l’homme de gagner le monde entier s’il venait à perdre son âme ? (Matthieu 16.26) Et cependant, force est de le reconnaître, on dirait que les hommes bien loin de chercher à la prévenir, vont au devant de cette horrible catastrophe. Ils savent que le péché les éloigne de Dieu, qu’ils portent en eux-mêmes l’influence du mal horrible et que cette influence, jusques à l’heure de la mort, ne peut que se faire toujours plus redoutable, s’ils ne trouvent pas la grâce qui délivre, et cette grâce ils ne la cherchent pas ! (Romains 5.12 ; Jacques 1.15)

Mais quand bien même la conscience du péché ne soit pas encore éveillée et n’ait pas pu encore faire entendre l’accusation qui trouble, l’âme humaine n’en est pas moins impuissante à se soustraire au sentiment de son infortune, à chaque instant, elle est assaillie même au milieu de la jouissance des biens les plus enviés, par la lassitude et l’écœurement, cette saveur de mort qui se trouve toujours au fond de toutes les coupes. Aussi est-ce à juste titre que lord Byron a pu dire, que l’ennui était le châtiment, l’énigme toujours troublante des heureux du siècle. Et ce qui fait cette énigme redoutable entre toutes, c’est qu’il n’est pas un homme qui, séparé de la vie éternelle, puisse jamais se soustraire au sentiment de lassitude et de néant que toujours le temps laisse retomber sur tous les hommes sans Dieu et sans espérance, qu’ils vivent dans l’abondance de tous les biens de la terre, ou qu’ils soient condamnés à lutter péniblement pour le pain de chaque jour. Et cependant toujours il faudra reconnaître que l’homme qui n’a pas trouvé le souverain bien, jamais ne pourra faire de l’heure présente le lieu de son repos, son heure à lui. Toujours il faut qu’il soit dans le passé ou dans l’avenir. Cet avenir, comme le mirage fascinateur toujours l’attire et toujours le trompe, mais toujours lui fait croire que l’heure de demain lui apportera ce que lui refuse celle d’aujourd’hui. Et il ne veut pas comprendre que le rêve qui veut faire entrer l’éternité dans le temps n’est pas plus insensé que cette impossible espérance. Mais lorsque éclate la conscience du mal et qu’on ne peut plus se soustraire à son cri accusateur, aux terreurs qu’elle déchaîne, nous avons alors le souverain mal sous sa forme irrécusable et en quelque sorte tangible. Ce souverain mal devient le mal irréparable (malum consummatum) si pour nous il n’est plus d’amendement et de conversion possibles. Alors le sentiment de l’avenir à jamais compromis nous envahit et se fait la conscience de la perdition. Alors s’éteint la dernière lueur de l’espérance. Si à ces ténèbres du dedans, viennent se joindre celles du dehors, c’est alors que nous avons connu le mal dans toute son angoissante amertume. Mais ce n’est qu’au delà de ce monde que le mal peut réaliser sa dernière et définitive victoire. Car aussi longtemps que ce monde sera notre monde, aussi longtemps que nous verrons se succéder ses inconstantes transformations, ses alternances perpétuelles d’ombre et de lumière, nous retiendrons toujours une lueur d’espérance. Cette lueur ne s’éteint que par delà le temps, dans le lieu où il n’est plus de temps, dans les sombres régions que l’on appelle l’enfer, le royaume des damnés qui toujours pour eux fait flamboyer la sombre inscription que Dante a inscrite au seuil qui en garde l’entrée.

« Par moi, l’on va dans la cité des pleurs. Par moi, l’on va à l’éternelle douleur. Par moi, l’on va chez la race perdue. La justice mut mon souverain auteur : me firent la divine puissance, la suprême sagesse et le premier amour. Avant moi nulles choses ne furent créées, mais éternelle et éternellement je dure : Laissez toute espérance, vous qui entreza ! »

a – L’enfer III, I. — Traduction Lamennais.

Cette parole redoutable qui célèbre l’enfer comme l’œuvre de la justice et de l’amour, nous laisse l’impression d’un paradoxe inique et révoltant. Et cependant, le poète ne se trompe point ; la justice n’est qu’un moment de l’amour divin ; c’est l’amour qui s’affirme contre ceux qui méconnaissent la justice. Il faut donc le reconnaître : au dessus de l’horrible désordre, sa parole évoque l’universelle harmonie.

Dans une intention de justice et de compassion, déjà sur cette terre, Dieu nous laisse entrevoir le souverain mal dans toute son horreur. Pourquoi, en effet, tandis que sous nos yeux le souverain bien se montre sous la forme de la puissance qui convie au service de la gloire de Dieu, dispose de toutes les forces morales, de toutes les énergies de la piété et dispense toutes les joies du salut et déjà sur cette terre nous laisse en entrevoir sa réelle beauté ; pourquoi l’horrible enter, le souverain mal ne pourrait-il pas nous apparaître dans toute son effrayante horreur ? Aussi ne s’en fait-il point faute. Ce souverain mal dans les souffrances qu’il déchaîne, on peut l’entrevoir, à l’heure des grandes crises, dans un état social que l’égoïsme décompose et dont il étale et multiple les ruines impures au profit d’abjectes et criminelles convoitises. Alors le vice marche tête haute convoquant sur son passage les ténèbres et le crime. Tel est le spectacle que nous offre la décadence romaine. En présence de cette ruine, involontairement on se rappelle le corps mort qui attire les oiseaux impurs, les vautours qui dévorent et les démons qui ne vivent que dans la luxure et les convoitises (Matthieu 24.28). La ruine de Jérusalem évoque les mêmes impressions. A contempler ces grands désastres, on voit se conjurer toutes les horreurs que provoque le péché et l’impuissance de l’homme pour les contenir, quand une fois il a méconnu le frein de la loi. Contre l’odieuse révolte, la justice de Dieu parfois appelle pour exécuter sa sentence l’ennemi du dehors. Mais s’il ne suffit pas à la sanglante exécution, les discordes intérieures lui viennent en aide et font irréparable la ruine vengeresse. Du sein de cette désolation, les haines et les convoitises qui s’entre-déchirent font monter vers le ciel horrible et désolé, le cri des damnés ! On peut également citer en exemple la terreur que déchaînait, au seuil de notre siècle, la révolution française. Mais la parole prophétique ajourne le grand châtiment aux derniers temps. Alors apparaîtra l’homme de péché, l’adversaire qui s’élève au-dessus de Dieu et de son culte. Il vient s’asseoir sur son trône, dans son sanctuaire et sur son autel et se fait adorer comme le Dieu vivant (2 Thessaloniciens 2.3-4). Tandis que nous nous plaisons à contempler le bien dans sa souveraine puissance se faisant progressivement et régulièrement, dans l’universelle charité, dans la paix, à toujours garantie par la justice victorieuse, au profit de tous les peuples et de toutes les nations ensemble confondus dans la même alliance et dans la même langue ; que tout autres apparaissent les perspectives qu’évoque la prophétie ! A son dire, la puissance du mal, sous la forme d’une monarchie universelle et satanique, fera peser sur tous la plus terrible de toutes les tyrannies et déchaînera tous les fléaux que peut concevoir l’imagination. Et l’auteur de cette ruine, l’antichrist, la prophétie le contemple armé de toutes les séductions que la science et le progrès peuvent réaliser. Aussi, soutenu par le faux prophète, n’est-ce qu’un jeu pour lui de fonder l’empire universel et de contraindre tous les peuples de la terre à prendre la marque de son nom. (Apocalypse 19.20) Cette puissance savante qui tout désorganise, confondant le juste et l’injuste, il la consacre à la destruction de tout ordre humain et divin. Une prophétie, la plus saisissante de toutes les épopées qu’ait jamais conçue la pensée humaine, l’Apocalypse nous décrit cette puissance du souverain mal telle qu’elle apparaîtra aux derniers temps, toutes les plaies de la terre et de l’enfer lui faisant cortège. Mais à cette description, comme contre-partie, la même prophétie oppose l’image du souverain bien, le Royaume de Dieu qui toujours plus s’élève par la lutte et le triomphe.

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