Éthique chrétienne générale

12. Le caractère chrétien

§ 111

Le caractère chrétien, la vraie personnalité du disciple de Jésus-Christ, autant dire sa consécration au service du Seigneur, ne peut se produire et grandir que dans la sanctification qui toujours se perfectionne sur le modèle que lui-même nous en a laissé. Mais cette sanctification ne saurait se faire dans la solitude et le néant d’une oisive contemplation. Elle a besoin, au contraire, de l’école de la réalité, du contact des difficultés et des épreuves de la vie. Il faut donc au chrétien le concours d’une carrière spéciale qui le mette en relation avec ses semblables et la société au sein de laquelle il est appelé à vivre. La lutte avec le monde est donc indispensable pour la formation de son caractère. Le champ de notre action peut être plus ou moins restreint, plus ou moins étendu, mais il est essentiel de nous rappeler, qu’à l’inverse du talent artistique qui ne peut se former que dans la solitude, le caractère moral, pour devenir lui-même, a besoin du contact avec la société et ne peut s’affirmer que dans le conflit et la lutte. Pour qu’il y ait un véritable caractère, il faut de plus le concours de la sensibilité et de l’énergie. L’énergie doit faire de cette sensibilité son stimulant et le moyen de son action. Le véritable tempérament d’un caractère, sa perfection, réclame la force et la pureté, tout autant que la richesse et l’harmonie de toutes les facultés dont il dispose. Et il faut que jamais il n’oublie le modèle que nous a laissé le Seigneur Jésus.

Il importe également qu’un caractère soit essentiellement lui-même ; toujours conséquent avec lui-même et d’une simplicité parfaite, il doit se soustraire à toute influence étrangère. L’amour pour Dieu et pour son Royaume doit être la seule puissance qui détermine sa volonté et agisse sur son cœur. La purification du cœur est donc la condition première et absolue pour arriver à la pureté du caractère. Mais cette pureté du caractère chrétien exige le concours d’une conception vraie de la vie, autant dire d’une conviction chrétienne, sûre d’elle-même. Historiquement, il est certains caractères qu’on pourrait appeler mixtes, car ils présentent un singulier mélange d’éléments et de conceptions tout à la fois païennes et évangéliques. Il ne saurait en être autrement, appelés que nous sommes à vivre sous l’influence d’une morale qui, façonnée d’après les catégories d’Aristote, n’en retient pas moins le ferment évangélique. De ce chef, il se rencontre encore des caractères indécis qui se compromettent dans un mélange inconscient d’éléments chrétiens et païens sans jamais pouvoir s’affirmer. Dans l’histoire de l’église, bien souvent nous voyons se produire des caractères pour trahir l’influence païenne, au travers de l’empreinte chrétienne. Il en est aussi qui ont su allier à leur christianisme la marque d’un paganisme spécial, grec ou romain, germain ou Scandinave. Il est impossible, par exemple, de le nier, les grands papes du moyen-âge, les Grégoire VII et les Innocent III, ces redoutables princes de l’Eglise dont la crosse fut un glaive bien plus qu’une houlette, ne sont que des césars romains sous le froc du moine. Plus visible encore que l’effigie du Christ, ils portent celle de la cité romaine. Le Royaume de Dieu pour lequel ils combattent, est avant tout le royaume de ce monde. C’est à la lettre, qu’ils veulent que la ville éternelle devienne la reine des nations ! Quel contraste entre ces grandes personnalités et celle d’un Luther ou d’un Calvin ! Lorsque les Réformateurs apparaissent, avec eux s’impose le caractère strictement chrétien. Ils ne veulent combattre pour aucun intérêt humain, si élevé soit-il. Ils ne connaissent et ne poursuivent que le seul intérêt du Royaume de Dieu. Jusque sous nos yeux et dans notre histoire contemporaine, nous voyons se reproduire ces caractères à tempérament mixte. Que de fervents chrétiens qui, sans s’en douter, ont subi l’influence du stoïcisme ! Cette empreinte se retrouve non seulement chez Calvin mais aussi chez Schleiermacher. Elle était si bien identifiée, cette empreinte, à leur caractère respectif, que naturellement et inconsciemment, ils la laissent transparaître dans leur dogme favori de la prédestination. Il en est par contre pour porter la marque du pessimisme ou de l’optimisme païen. Plus se multiplient et se diversifient les rapports du monde et de la société, plus l’influence chrétienne pénètre l’élément humain et le vivifie sous tous ses aspects et dans toutes ses manifestations, plus on doit s’attendre à rencontrer dans la formation des caractères, ces combinaisons et ces influences mixtes. L’étude des caractères constitue un chapitre des plus importants de la morale pour celui qui veut prendre au sérieux l’art de se défaire du vieil homme. A s’examiner attentivement, la plupart pourront constater que bien souvent, ils ont pris pour règle de conduite, comme axiome moral, un principe qui n’était rien moins que chrétien. Force leur sera de reconnaître qu’à le subir, il n’ont fait, le plus souvent, que céder à un sentiment exagéré de leur valeur personnelle, au besoin de complaire à l’opinion dominante ou à la recherche d’une satisfaction égoïste. La valeur morale d’un caractère dépend de la rectitude de son sens moral et de la manière dont il comprend le but de la vie. Pour nous assurer si notre caractère à nous répond aux exigences de la foi chrétienne, avant de nous demander comment nous agissons et nous nous comportons à la poursuite de telle ou telle œuvre particulière, fût-elle bonne en elle-même, il faut d’abord rechercher ce que nous sommes. Et cet examen nous ne pourrons le faire qu’à la lumière du commandement : « Recherchez le Royaume de Dieu et sa justice », et en constatant la place véritable qu’il occupe dans nos déterminations. Ce qui importe, en effet, à la pureté d’un caractère, à sa vraie droiture, ce n’est point l’action en elle-même mais le commandement auquel elle se subordonne, la manière dont elle fait de ce commandement le moyen et le but unique de toute son activité. Elle procède tout autrement, l’opinion mondaine mais souveraine qui distribue le blâme ou l’éloge. Pour elle, la gloire des héros qu’elle admire le plus, c’est l’indifférence absolue dans l’emploi des moyens, dès l’instant qu’ils peuvent leur valoir le succès et glorifier leur ambition. Et cependant, cette intrépidité apparente, ce dédain inexorable pour rejeter ce qui ne répond pas à l’exclusif intérêt, n’est que l’asservissement de la justice au profit d’un égoïsme odieux. Tout autre est la fermeté chrétienne. Jamais elle ne s’inspire que de l’attente du Royaume de Dieu, sans jamais méconnaître le devoir de chaque jour, si humble et si terre à terre soit-il. Tout en reconnaissant à l’existence d’aujourd’hui la valeur qui lui est propre, tout en l’aimant et en la servant, il sait, quand il le faut, dire avec Luther : « Que nous importe ? » Il y a toujours action et réaction entre la pureté du caractère et sa fermeté. Seules, les volontés pures peuvent être des volontés énergiques, la véritable énergie ne consistant que dans la poursuite exclusive de la gloire du Royaume de Dieu. Tout autres, dans la bonne comme dans la mauvaise fortune, apparaissent les héros de ce monde. Toutes les victoires qu’ils remportent impliquent toujours une défaite, car toujours elle leur coûte une part et la meilleure de leur être moral. L’encens qui brûle à leurs pieds, qui pourra jamais dire tout ce qu’il consume d’opprobre et de bassesses ! Il ne peut être question de pureté que dans un sens bien relatif pour ces volontés hésitantes et troublées qui ne savent que sacrifier à la chair et au monde et n’attendent pas pour renier leurs résolutions les meilleures que le coq ait chanté trois fois. Seuls les caractères purs sont énergiques !

La perfection du caractère chrétien ne consiste pas exclusivement dans la pureté et dans l’énergie. Il lui faut également des dons et des aspirations qui se coordonnent et se complètent dans un ensemble harmonieux ainsi que les vertus et les énergies, si distinctes et si diverses soient-elles, qui concourent ensemble à la formation du caractère toujours un du Seigneur Jésus. Mais ces forces et ces aptitudes, si réelles fussent-elles, auraient beau s’entendre et s’unir, elles ne pourraient pas nous donner l’impression d’une harmonie véritable, si elles ne savaient pas s’affirmer dais une action généreuse et bénie. Lors donc que vous êtes en présence d’une âme dont l’accent vous fait pressentir la douceur et la beauté de la patrie d’en haut, vous pouvez être sûrs que vous venez de rencontrer un caractère qui a su concilier dans l’harmonie et dans la grâce du souverain bien, toutes les forces diverses dont il dispose. Mais, prenez garde ! il est par contre des âmes qui, complètement dépourvues du sens et du tact des réalités éternelles, considèrent comme l’harmonie véritable, comme le triomphe du souverain bien, la force qui brise les résistances, l’impatience qu’irrite l’obstacle. Elles prennent l’entêtement pour l’énergie et se croient héroïques, parce qu’elles plient quand il faudrait résister et résistent quand il faudrait plier ! On ne peut au reste jamais rencontrer le caractère de la perfection en dehors de la communion avec le Seigneur Jésus. Et puis, il ne faut pas l’oublier, il n’est aucun caractère d’homme sans dissonance, il n’en est aucun pour être sans péché. Les chrétiens sont eux, les premiers à le confesser. Par la grâce de la rédemption, plus que leurs adversaires les plus clairvoyants, ils ont conscience du mal qui est en eux et s’efforcent constamment de le surmonter par le bien pour se rapprocher toujours plus de l’harmonie qui fait la véritable perfection. Ces défauts du caractère chrétien proviennent surtout de ce que la volonté n’a pas toujours la force de faire concorder entre elles les différentes aptitudes dont elle dispose. Il faut également tenir compte de la distance qui séparera toujours le savoir du pouvoir. C’est l’expérience de saint Paul : « Je ne fais pas le bien que je veux » (Romains 7.19). L’expérience la mieux informée le constate : entre la volonté et son outil, entre l’âme et le corps, entre la vie spirituelle et l’organisme matériel, il est une opposition que l’esprit ne peut pas toujours dominer.

Dans un cartouche, au frontispice de la biographie de la princesse de Galitzim, cette noble amie de tant d’âmes d’élite, des Overberg, des Joseph de Maistre, des Jacobi, on peut voir un papillon aux ailes brisées. Il dégage péniblement des liens de la larve, ses ailes alourdies, embarrassées qu’elles sont dans la grossière enveloppe, il veut les affranchir, il cherche à s’en rendre le maître, à les déployer pour s’élancer vers la lumière. Ce papillon qui a des ailes et ne sait pas les ouvrir au vent, qui se sait oiseau et reste chenille, est bien l’image de la vie chrétienne ! Aujourd’hui, elle ne peut être qu’impuissante et imparfaite, mais elle ne doit pas oublier qu’elle a des ailes et que nous serons changés (1 Corinthiens 15.52)a.

a – Kuterkamp, Souvenirs de la princesse de Galitzim.

§ 112

Quoique pour tous les temps il y ait un type chrétien toujours le même, ce type n’en comporte pas moins autant de nuances et de variétés qu’il est de diversités dans la nature humaine. La diversité des dons importe pour beaucoup dans celle des caractères. Mais les époques, les confessions et les nationalités diverses ne sont pas sans exercer également une influence incontestée. Tout autre est le caractère du chrétien de la première église et tout autre celui du chrétien du moyen-âge, du temps de la Réforme ou des âges modernes. Le catholicisme et le protestantisme ont un caractère spécial qui se reproduit chez tous leurs adhérents. Les nations du Nord ne sont pas non plus les mêmes que celles du Sud. Mais, si fortes que soient ces influences on ne saurait cependant les comparer à celles qu’exercent sur chaque individualité les diversités du tempérament. Il est des caractères qui semblent tout naturellement prédisposés pour la contemplation et le mysticisme : tels l’apôtre saint Jean et beaucoup d’entre les grands docteurs de l’Eglise. Tout en nous sentant attirés par la puissance de leur pensée, l’onction pénétrante de leurs prières, nous ne pouvons nous empêcher de regretter que le cercle de leur action reste si étroitement restreint. D’autres, au contraire, semblent plus particulièrement voués à l’action et à la domination : tels l’apôtre Pierre et les grands réformateurs de l’Église. Par contre, il en est qui, comme les Paul et les Augustin, savent unir la contemplation et l’action. Dans la vie réelle, on peut également distinguer une multitude de différences dans la grande famille des héros de la foi. Il y a les martyrs, les missionnaires, les Réformateurs. Et dans chacune de ces catégories, on rencontre des âmes qui semblent prédisposées pour la souffrance et savent se résigner. Tel, par exemple, ce Fénelon dont nous avons eu si longuement à nous entretenir. Et à côté de ces âmes qu’on pourrait prendre pour les élues de la douleur, il est celles qui recherchent les œuvres, qui appellent le renoncement dans l’humilité. A côté des Spener et des Franck, que de serviteurs et de servantes du Seigneur qui s’ignorent et que l’on ignore volontiers, tant ils aiment à se faire oublier dans les travaux obscurs d’une œuvre méconnue ! Indépendamment de cette différence de tempéraments et de prédispositions psychologiques, il en est aussi qui résultent de la décision ou de la timidité du caractère. Ces différences se nuancent à l’infini, pour le serviteur et la servante qui se consacrent à l’œuvre du Seigneur. Le rôle de la femme doit, il est vrai, se circonscrire dans le milieu de l’activité domestique. L’on dirait que pour mieux nous le faire pressentir, c’est dans ce milieu que l’Évangile nous a présenté le modèle inoubliable des deux servantes du Seigneur, les deux sœurs élues Marthe et Marie. Elles ne doivent jamais aller l’une sans l’autre.

De nos jours, on se plaint généralement que nous manquons de caractères chrétiens. Nous croyons, au contraire, et les exemples à l’appui ne nous font pas défaut, que dans la chaire et dans l’église, nous avons vu se produire des caractères chrétiens d’une haute valeur. Si le caractère se fait moins remarquer chez nos laïques que chez les serviteurs de la parole, la faute en est d’abord à ce fait, qu’aujourd’hui la vie chrétienne n’a pas retenu l’empreinte exclusivement ecclésiastique qu’elle portait autrefois. Il ne faut pas non plus oublier que de nos jours, l’élément chrétien tend à s’humaniser, à revêtir un caractère essentiellement laïque. Souvent même, si l’on n’y prenait garde, on serait exposé à imputer à la philanthropie exclusivement humanitaire ce qui résolument peut être revendiqué comme lui appartenant en propre par la charité chrétienne.

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