Éthique chrétienne générale

2. La conscience

§ 117

Dieu seul peut commander à la conscience. Pour comprendre ce qu’est la conscience, il faut faire abstraction des préjugés qui, bien loin de la définir, bien souvent ne font que la défigurer. En elle-même, la conscience n’est pas seulement l’instinct de l’obéissance et de la subordination au regard de Dieu et de son royaume. Elle n’est pas non plus cet autre instinct qui nous révèle ce que nous devons éviter ou rechercher dans l’intérêt de notre âme. Ainsi conçu il n’aurait que trop d’analogie avec celui qui dirige l’animal et lui fait saisir ce qui lui est utile et fuir tout ce qui pourrait lui nuire. La conscience est plus qu’un instinct. Elle est au sens propre et vrai, le conscient, c’est-à-dire le témoin qui est en nous et qui sait avec nous tout ce qui est en nous. Avec notre moi et Dieu lui-même, elle sait ce qui est réellement et immédiatement en nous. On ne peut la confondre ni avec la réflexion, ni avec le souvenir. Elle sait ce que nous sommes au regard de la loi et de l’autorité qui pour nous en est l’interprète. La morale indépendante ne peut comprendre la conscience que comme la connaissance que l’homme a de lui-même. Mais ce n’est là qu’un de ses aspects. A ce titre, la conscience pourrait être la voix de notre être véritable, l’idéal qui juge, reprend, condamne l’homme quand il se laisse aller au courant de la vulgarité et de l’intérêt matériel. On peut même en faire le juge qui reprend, l’autorité souveraine qui entend retenir sous son inspiration tous les moments de l’existence humaine ; si les murmures et les remords de la conscience ne sont plus que la réaction de l’homme lui-même contre les désirs et les convoitises de l’égoïsme qui voudraient l’absorber tout entier, elle ne serait plus qu’un juge impuissant. Ainsi comprise, la conscience serait tout au plus, la sentinelle avancée, veillant au profit de nos intérêts les meilleurs, de l’intégrité de l’indépendance et de l’honneur de notre existence, pour nous faire entendre que le vrai bien n’est possible pour nous, que si nous savons subordonner notre liberté aux exigences de l’idéal, à l’intérêt de notre immortelle destinée. Cette conception de la conscience n’est pas sans valeur en présence des prétentions du matérialisme contemporain.

A son dire, en effet, la conscience ne serait en rien distincte du moi, non point du moi idéal, car l’idéal à son sens n’existe pas, mais du moi empirique, qui ne peut être que le produit de notre tempérament, legs et conséquence des âges antérieurs du siècle et de la civilisation qui, en harmonie avec ce moi empirique constitue le milieu ambiant que nous sommes appelés à subir. Cette école l’appelle le bien et le juste, tandis qu’elle repousse comme mauvais et comme injuste tout ce qui pourrait lui contredire. A l’appui de ces prétentions, elle aime à rappeler que les idées du juste et de l’injuste varient sans cesse avec les temps et les milieux. Dans cette théorie, lorsque le moi empirique se laisse aller à des impressions et des désirs ou même à des actes en contradiction avec ce qu’il considère comme son tempérament, son intérêt bien entendu, le milieu de son développement, il se fait des remontrances et des reproches que le vulgaire confond avec le remords. Il ne faut pas craindre de le dire, de pareilles conceptions, avant de contredire la morale et la conscience véritables, sont une atteinte au bon sens et à l’expérience bien informée. Car s’il est un fait incontesté, c’est que la conscience ne nous reproche pas seulement des sentiments, des impressions ou des actes isolés, mais surtout une manière d’être opposée à celle que volontairement nous subissons. C’est un fait encore ; la conscience aime surtout à troubler le contentement d’une quiétude égoïste et satisfaite. Constamment elle est l’accusateur et l’adversaire de ce moi naturel, elle le contraint, quoiqu’il en ait, à subir ses répréhensions si amères soient-elles, et il ne peut pas plus s’en débarrasser que Don Juan de l’ombre du commandeur.

En outre, si comme le matérialisme le prétend, je ne porte en moi qu’une seule nature, si j’appartiens tout entier au temps et ne suis qu’un animal plus développé et plus intelligent que les autres, comment se fait-il que des actions qui ne sont plus, qui pour moi n’ont fait que passer, je sois obligé de les faire revivre, de les subir et de les entendre m’accuser ? Si j’étais un et non pas deux, comment pourrais-je me juger et me condamner ? Comment encore de ce même moi, bien plutôt que du dehors, proviennent les accusations et le trouble qui m’empêchent de me complaire en moi-même ?

Mais pour voir les choses sous un jour tout autre que l’école matérialiste, il suffit d’ouvrir les yeux. A chaque instant, l’expérience et la réalité se chargeront de nous, apprendre que l’homme n’est pas seulement la chair, mais qu’il est aussi l’esprit ; ou, comme tout nous le démontre, que nous appartenons en même temps au monde des sens et à celui de l’idée, c’est-à-dire à deux mondes. Notre moi empirique, sensible, a donc pour cause première un moi hypersensible et hyperempirique, qu’à juste titre nous pouvons appeler le moi idéal et éternel. Ce sensualisme matérialiste qui, pour affirmer l’autonomie du moi, commence par nier les faits les plus incontestés, doit finir, nous ne craignons pas de le dire, par affirmer la morale qui consiste à faire ce qui est en harmonie avec notre moi, ce qui nous agrée le mieux, morale immorale que pratiquent les indifférents, les délicats et les satisfaits et que les scélérats eux-mêmes n’ont jamais songé à contredire.

En présence de pareilles aberrations, le spiritualisme idéaliste, si imparfait soit-il, retient pour nous une incontestable valeur. Pour des siècles encore, il nous semble appelé à servir de témoin au monde idéal contre les négateurs et les contempteurs de l’esprit. Mais, si incontestablement vrai soit-il que le monde moral est la loi éternelle de notre être véritable, à l’affirmer, on n’affirme qu’une partie de la vérité. On ne retient encore qu’un fragment de cette même vérité, à croire que l’homme ne peut être lui-même qu’à la condition de vivre en parfaite harmonie avec son être moral, à ne concevoir la conscience que comme l’expression de l’esprit de l’homme lui-même. Aussi de tout temps et chez tous les peuples qui n’étaient point encore descendus jusques à l’état animal, on a considéré la conscience non seulement comme la voix de l’homme, mais comme la voix de Dieu lui-même. Si imparfaitement que l’on conçoive ce Dieu suprême, il n’est pas, en définitive, une autre manière de se représenter la conscience dans toute son ineffable et souveraine majesté.

Ce n’est pas, en effet, à l’aide de la grandeur idéale de l’homme, si grande qu’on la fasse, qu’il sera jamais possible de comprendre la souveraine sainteté de la conscience, édictant ses commandements et nous imposant à tous ce que tous nous devons être et faire. La noblesse de notre nature peut bien se trahir sous la forme d’un désir, d’un cri instinctif qui éclate tout à coup pour revendiquer notre liberté captive sous l’injuste oppression de circonstances que nous n’avons pas voulues et qu’il nous faut cependant subir. Ces nobles élans de notre nature déchue ne peuvent attester la grandeur de notre primitive origine qu’à la condition d’être avant toutes choses la voix d’une conscience qui n’est, elle, que l’écho d’une puissance dont le trône est non seulement dans le cœur de l’homme, mais bien au-dessus de lui. Lors donc que nous affirmons que dans la conscience nous reconnaissons la voix de Dieu lui-même, ce n’est pas à dire que pour nous immédiatement et directement et comme du haut du ciel, elle promulgue des oracles et fasse entendre des révélations. La conscience, pour nous, n’est au contraire la voix de Dieu que parce qu’elle est le témoignage irrécusable de la dépendance que tous nous sommes condamnés à subir. En même temps elle atteste en nous un principe surhumain et surnaturel, une lumière qui malgré les ténèbres qui ne veulent pas la recevoir, l’oblige néanmoins à reconnaître et à confesser sa dépendance. En d’autres termes, la conscience n’est elle-même qu’à la condition d’être le don de l’autorité suprême et d’attester en nous sa majesté vivante et toujours présente. Elle n’est plus qu’un écho qui se dissipe quand elle ne vient que de l’homme ou de la conscience qu’il peut se faire du monde dans lequel il est appelé à vivre. Seule cette conscience nous apprend ce qu’est la loi, ce que nous sommes à son égard et par elle nous pouvons affirmer qu’il est au-dessus de nous, le Créateur tout puissant et souverain qui seul nous connaît et nous juge. Aussi bien, plus hautement que l’idéalisme et dans un sens tout autrement profond, nous croyons que la conscience est le sentiment le plus intime et le plus personnel que l’homme peut avoir de son immortelle destinée. Nous croyons que ce sentiment, malgré les sophismes et les puissances de la terre, alors qu’il ne reluise qu’à la manière de l’éclair pour affirmer le devoir, la responsabilité et le jugement qui en est la conséquence, nous croyons qu’il ne résulte pas de nos circonstances actuelles, de nos rapports avec les hommes, et que ces rapports et ces circonstances venant à changer, il restera toujours ce qu’il est. La mort même pourra supprimer toutes ces relations actuelles, mais toujours subsistera le rapport surnaturel et immortel qui, par le lien de la conscience nous rattache à Dieu et nous oblige à comparaître devant son tribunal. Déjà sur cette terre nous comparaissons devant ce tribunal toutes les fois que, nous arrachant aux illusions de l’heure présente, nous nous recueillons dans le sanctuaire de la conscience. C’est alors que, reconnaissant le néant de tous les honneurs d’aujourd’hui, nous comprenons enfin qu’il n’est qu’un seul honneur véritable, celui qui subsiste devant Dieu. C’est à ce tribunal que l’innocent méconnu, que le juste persécuté, peuvent faire appel de toutes les condamnations que contre eux prononce l’injustice humaine ; il est la justice que nul ne peut corrompre et dont la sentence reste sans appel.

Le pécheur qui comparaît à ce tribunal sait que les péchés commis, il y a déjà de longues années, sont aussi présents que si à l’heure même ils venaient de s’accomplir. Nos actions les plus vantées, celles qui ont été le plus acclamées, lorsqu’en entrant dans le fleuve du temps elles provoquaient les applaudissements et contraignaient le succès, il sait qu’à la lumière de cette justice, elles ne seront point ce qu’elles paraissaient, mais ce qu’elles étaient quand elles y sont entrées. La conscience, au sens le plus élevé et le plus réel du mot, procède de l’éternité, et elle est l’attestation de notre destinée d’au-delà le temps. Elle peut donc nous parler à haute et distincte voix, quand se taisent tous les bruits de la terre. Nous osons même le dire, il n’est pas aussi rare qu’on pourrait le croire que, même en songe, elle nous dise ce qu’elle n’a pas pu nous faire entendre au milieu de l’agitation et du bruit du grand jour de ce monde.

§ 118

Sans l’intervention du péché dans le monde, tout autres eussent été les rapports de l’homme avec la loi et par conséquent avec sa propre conscience. S’il n’était pas intervenu dans l’histoire, la conscience ne serait que l’expression d’une communion ininterrompue et toujours pure avec Dieu ; sans discontinuité et dans une harmonieuse alternance, le commandement et l’obéissance s’entre-répondraient et nous n’aurions pas à connaître les reproches de la conscience.

Nous ne comprendrions pas plus le remords et l’interruption de nos rapports avec Dieu, qu’un homme dans la plénitude de la santé ne pourrait comprendre les troubles et les appréhensions de la maladie. Nous avons certainement et actuellement conscience que notre vie doit avoir en Dieu son lieu et sa cause, et qu’en lui seul nous vivons et nous nous mouvons selon la parole de l’apôtre. Mais en même temps, cette même conscience nous atteste que cette vie qui devait en Dieu nous faire trouver notre indépendance dans le sentiment de notre dépendance envers lui, n’est plus notre existence normale et régulière. Plus nous avançons dans la connaissance de nous-mêmes, et plus nous avons l’occasion d’entendre les revendications, que contre notre existence actuelle peut à juste titre faire valoir notre meilleur moi. Et cependant, contre nous, elles n’obtiennent jamais raison, quoiqu’elles se produisent au nom de cette volonté sainte que nous avons offensée, tout en la reconnaissant comme la règle souveraine de notre existence. Ce que nous disons ici s’applique tout particulièrement et dans un sens qui ne saurait être trop affirmatif, aux effets de la conscience mauvaise. Ils se produisent souvent instantanés et redoutables, à l’heure même où le mal vient de se produire. Si divers qu’ils apparaissent, on les voit cependant revêtir invariablement l’une ou l’autre de ces deux formes : ou ils accusent l’absence de la paix, le trouble et l’angoisse pour l’homme, ou ils reproduisent et font revivre toujours plus redoutable l’impression de la faute ou du crime commis.

La loi méconnue pèse alors sur la conscience comme un poids qui l’écrase. A la lettre, notre gorge se serre, notre volonté défaille, notre souffle se fait haletant et nous brûle. Cette impression devient le fouet vengeur qui pourchasse le coupable, ainsi qu’on poursuit la bête fauve lorsqu’elle se hasarde à sortir de son hallier. C’est Oreste poursuivi par les Furies, c’est Caïn errant et vagabond au travers de la terre. Il cherche le lieu où il n’entendra plus la voix qui l’accuse et il ne se doute pas que cette voix, il la porte en lui-même et qu’elle est sa propre voix. Derrière lui, dans l’ombre qui se fait sur ses pas, le malfaiteur voit la justice qui le poursuit et devant lui se répercute la même apparition. La loi offensée lui barre la voie sous l’image du crime commis, de la victime immolée. Telle est l’ombre de Banco pour Macbeth.

Si la bonne conscience garde en elle l’ineffable sentiment de la paix que toujours vivifie l’attrait de l’espérance, alors même que l’heure présente serait pleine d’angoisse, par contre, les souvenirs douloureux d’un passé criminel assaillent et toujours poursuivent la conscience mauvaise et ne lui laissent jamais un seul instant de repos, quand bien même pour elle le présent serait plein de promesses et de douceur.

Quoi qu’il en ait, le criminel est condamné à subir et à porter toujours plus lourde la conviction que la loi qu’il a offensée ne peut être que la puissance qui châtie, car elle est pour lui celle qui commande et qui juge. Quoique le juste châtiment de Dieu s’accomplisse à l’heure même par les angoisses dont il emplit la conscience, il n’est pas de criminel cependant qui ne reste perplexe et tourmenté à la pensée que son crime doit un jour s’élever contre lui et se faire le châtiment qui rendra visibles et odieuses toutes les plaies secrètes de sa conscience. Il sent déjà grandir en lui et autour de lui la malédiction qui soulève l’universelle horreur et atteste aux regards de tous ce qu’il est et ce qu’il a fait. C’est en vain qu’il cherche à se persuader que les événements et la nature ne connaissent ni la conscience, ni la morale, et n’ont que faire de la justice, il n’en reste pas moins convaincu que cette justice odieuse retient en toutes choses le dernier mot et la conclusion suprême. Malgré tous ses efforts, le remords qui l’agite et le trouble reste toujours son juge et son bourreau et il ne peut pas à son gré les faire s’évanouir comme les naïves imaginations d’une enfance trop crédule. L’histoire la mieux informée les faits les plus incontestés ont beau s’entendre et se conjurer pour lui attester que les accidents de la vie, ne valent que pour contredire à la loi morale et aux prétentions de la conscience, il se refuse à le croire. Dans le secret de son être, toujours persiste la conviction que la justice est la justice, et que ses droits jamais ne peuvent prescrire. Des malfaiteurs endurcis aiment à se rire de cette conviction, avant l’heure du crime, mais le crime consommé, le rire devient le ver qui ne meurt point. Ainsi il en est pour le Richard III de Shakespeare avant la Bataille. L’expérience le prouve, souvent dans la solitude le malfaiteur se prend à trembler au bruit que fait la feuille qui tombe de l’arbre. Il croit alors entendre les esprits vengeurs, les pas de l’exécuteur que contre lui envoie je ne sais quel mystérieux tribunal. Si quelqu’un venait à m’assaillir ou à me tuer, disait Caïn ! Il sait donc qu’il a mérité la mort et qu’il a contre lui, non seulement la justice, mais la toute puissance.

Il ne suffit pas à la conscience de nous rappeler le passé, de nous juger et de nous reprendre, de nous récompenser, de nous retenir sous le coup de notre responsabilité, il lui faut plus encore ; elle veut être l’avertisseur qui annonce l’avenir et ses justes représailles. Aussi c’est elle qui nous apprend que nous sommes sous la dépendance de Dieu et de sa loi sainte, qui jamais ne prescrit, mais jamais ne se hâte, parce qu’elle sait que l’avenir lui appartient. C’est elle encore qui se charge de nous rappeler que Dieu est le rémunérateur de ceux qui le cherchent et qu’il rendra à chacun, selon ses œuvres (Hébreux 11.6 ; Romains 2.5). Elle est donc par excellence le témoin des choses éternelles, et elle ne consent à nous prémunir contre les justes rigueurs du temps présent, qu’à la seule fin de rappeler la vie à venir. Pour le païen elle ne fut, il est vrai, que la Némésis vengeresse. Et l’on sait avec quelle inexorable rigueur elle sut s’imposer, quoiqu’elle eût contre elle, l’autorité des dieux et des déesses qu’adorait le monde d’alors. Pour nous en assurer, nous n’avons qu’à nous rappeler ce que, dans la République de Platon, le vieux Képhalos, parlant des avantages de la vieillesse, dit à Socrate : « Tu dois savoir que, plus l’homme approche de la mort, et plus au regard du monde à venir il se fait en lui une crainte que jamais il n’aurait pu pressentir. Les légendes de notre enfance qui nous décrivent les lieux de tourments, où le criminel doit expier son crime, il avait pu les railler et les croire mortes, et voici qu’elles se prennent à revivre et tourmentent son âme comme tout autant d’impitoyables réalités. D’un regard qui chaque jour se fait plus anxieusement attentif, il se prend à scruter le monde à venir. Est-ce la faiblesse de son âge, est-ce la conscience du terme qui chaque jour se rapproche ? Quoi qu’il en soit, toujours plus attentif et angoissé, il s’examine pour voir s’il n’aurait rien à se reprocher à l’égard de l’un de ses semblables. Celui qui dans sa vie est forcé de constater des omissions et des méfaits, comme un enfant, est constamment assailli par des rêves qui le troublent. Il tremble et c’est dans la crainte qu’il consume les jours qui lui restent à vivre. Quand, au contraire, on peut arriver à la bienheureuse conviction qu’on n’a aucune injustice à se reprocher, soutenu par cette espérance que Pindare appelle la mère nourrice de la vieillesse, la vie se fait alors toujours plus pure et meilleurea. » Cette peur que décrit le sage païen ne peut avoir d’autre place et d’autre cause que la conscience. Ce n’est qu’elle qui, comme le témoin et l’avant-coureur de l’éternité, peut faire naître la crainte du jugement et de l’avenir chez ceux-là surtout qui le plus affectaient aux jours de l’insouciance de rire des légendes de l’enfer. La bonne conscience par contre, est la terre féconde et bénie qui fait naître et grandir la joyeuse espérance.

aLa République de Platon, vol. 5, p. 6. Edit. Tauchnitz.

La conscience fait plus que prophétiser le monde à venir, le jour de la rétribution ; elle en fait naître le désir. Même en dehors de l’Évangile, en plein paganisme, elle a su le faire et nous pouvons lui rendre ce témoignage qu’en ce sens, elle l’a préparée. De tout temps, elle a provoqué dans le cœur de l’homme une profonde aspiration pour le bien éternel, pour le souverain bien. Dans cette aspiration, il y a la soif de l’amour de Dieu, de la vie auprès de lui et dans son royaume, dans le milieu de la lumière et du bonheur véritables où, pour toujours s’effaceront toutes les contradictions et toutes les ombres. Saint Augustin ne fait que traduire ce sentiment si profondément humain, lorsque dans sa prière il s’écrie : « C’est pour toi, Seigneur que tu nous a créés ; aussi nous sommes inquiets en ce monde jusqu’à ce qu’en toi nous ayons trouvé notre repos. » Ce désir vers un souverain bien qui dépasse tous les biens relatifs que la terre peut connaître et posséder, nous est la preuve la meilleure que pour l’homme doit exister le séjour de la paix et du bonheur. Mais ce bonheur est-il mérité, ou est-il le don d’une grâce toute gratuite ? C’est une question que la conscience peut bien se poser, mais qu’elle ne saurait résoudre ; il faut que la solution vienne d’en haut. Mais en attendant qu’elle vienne, il reste certain que puisque la béatitude éternelle ne peut pas se confondre avec le bonheur d’ici-bas, elle est inconcevable sans la sainteté, sans la perfection personnelle de l’homme. Elle ne peut être, par conséquent, que lorsque la volonté de l’homme se rencontre et se confond complètement avec la volonté de Dieu. On ne saurait donc la concevoir pleinement réalisée que lorsque se feront les choses dernières qu’annonce et nous certifie la prophétie chrétienne. Elle n’est donc définitive et possible que par le jugement des vivants et des morts, c’est-à-dire par le triomphe définitif de la justice divine. De ces deux voies qui conduisent à Dieu, l’obligation morale ou la soif de l’amour divin, il en est qui choisissent la première, tandis que d’autres lui préfèrent la seconde. Mais il est impossible d’aller bien avant dans l’une ou l’autre, sans être obligé de reconnaître qu’elles se confondent et ne sont, après tout, qu’une seule et même voie. L’homme du devoir et de la conscience est en même temps l’homme du désir d’après l’expression de Pascal et de saint Augustin. Ces deux hommes ne sont qu’un seul et même homme qui se sait la créature de Dieu et dans sa dépendance absolue, aspirant après lui, parce qu’en lui seul il peut trouver l’apaisement et la pleine réalisation de son être.

§ 119

En présence de cette conscience souveraine qui atteste notre dépendance et notre impuissance au regard de la sainteté de Dieu et des réalités éternelles, on est obligé de se demander comment il peut se faire qu’elle apparaisse si diverse au cours des âges, au travers des peuples et même chez des individus qui vivent dans le même milieu et dans le même moment. Comment se fait-il qu’elle puisse imposer comme des arrêts souverains, des actes si souvent contradictoires ? En son nom, comment a-t-on pu proclamer les plus révoltantes et les plus odieuses déraisons ou les insanités les plus puériles, et avec ces déraisons et ces insanités, faire des questions de vie ou de mort, des arrêts inexorables ? Comment se fait-il encore qu’au nom de la majesté divine elle-même, on ait voulu les imposer par les supplices les plus odieux ? Nous répondrons immédiatement qu’ainsi il en est parce que la conscience n’est ni l’oracle, ni l’instinct infaillible. Elle n’est elle-même et ne nous a été donnée que pour être une faculté susceptible d’éducation, de développement, appelée à grandir, et qui toujours en rapport avec nos autres facultés, doit toujours en subir l’influence malfaisante ou heureuse. Et d’abord, dans son développement, la conscience est toujours solidaire de la manière d’être de l’intelligence. L’intelligence est son interprète et un interprète qui peut la traduire ou la trahir. « Sans la raison, a dit un penseur chrétien, la conscience est aveugle et sans la conscience, la raison est impuissanteb » La première conséquence de ce divorce est pour faire se contredire les pensées et les réflexions de l’homme sur la loi, quand il s’agit de les appliquer à un cas particulier. Rien d’étonnant d’ailleurs à ce que nos pensées, au tribunal de la conscience, s’excusent ou s’accusent entre elles (Romains 2.15). Mais dans son développement, la conscience ne relève pas seulement de l’intelligence, il lui faut encore et surtout le concours de la volonté. C’est elle, et l’histoire nous l’a souvent prouvé, qui, en dépit de la raison et malgré toutes ses lumières, a toujours exercé l’influence décisive, celle qui fait ou défait la conscience. Et d’abord, et on ne pourrait songer à le contester, le premier mouvement de la volonté est pour contredire à la conscience et lui empêcher de s’affirmer et de s’aviver en proportion des progrès de la raison. On n’aime pas, dans le monde, ce miroir qui reflète notre être moral avec une si implacable ressemblance ; bien souvent on le brise pour lui en substituer un autre plus complaisant et plus flatteur. Pour expliquer cette déraison de l’homme en présence des manifestations de la conscience, la parole de Dieu nous enseigne que lorsque par la suite du péché il se fut séparé de Dieu et de sa sainte communion, par le fait de cette révolte, les diverses facultés de son âme cessèrent d’être en harmonie entre elles. Et en particulier, la notion de Dieu s’obscurcissant pour l’homme, la volonté en vint à se préférer elle-même et le monde visible à Dieu et à son royaume. D’un trait saisissant et lumineux, l’apôtre nous décrit dans le premier chapitre de son épître aux Romains les ténèbres du monde païen. Il nous les représente comme le châtiment de l’incrédulité de l’homme qui refuse de reconnaître Dieu malgré le témoignage de sa propre conscience. Et plus l’incrédulité se fait péché, s’obstine, et plus les ténèbres se font épaisses. Plus l’homme déshonore Dieu, lui préférant d’impures idoles, et plus il consomme son propre déshonneur et prend la folie et la déraison du délire pour la sagesse véritable. Et le dernier terme de ce châtiment dont l’homme est à la fois l’exécuteur et la victime, c’est qu’il en vient à consommer son déshonneur et son suicide, en croyant s’affranchir de la dépendance divine par le culte du péché et de ses impures jouissances. Mais l’apôtre est le premier à reconnaître qu’au milieu de ces ténèbres impures et malgré le péché, les hommes ne parviennent jamais à effacer la loi de Dieu écrite dans leurs cœurs, leur conscience l’affirmant malgré eux, leurs propres pensées s’accusant ou s’excusant entre elles.

b – Treudelenburg : Le droit naturel.

Nous reconnaissons donc que la conscience, non point dans son essence intime, mais telle que l’ont faite en se développant nos autres facultés, peut faillir et se tromper et qu’elle a besoin d’être éclairée, de se développer et de s’instruire. La conscience peut s’émousser, elle a besoin d’être avivée ; elle peut se faire lourde et somnolente, elle a besoin d’être réveillée. Elle peut être trop bornée ; ses horizons doivent s’étendre et s’éclairer. Il faut qu’à ses périls et risques, elle apprenne à connaître les aspects de la vie qu’elle ignore et sur lesquels elle doit étendre son influence. Mais, si diverses et si contradictoires que puissent être les pensées humaines, quand il s’agit de constater l’étendue de la loi morale, toutes, en définitive, doivent s’entendre pour reconnaître qu’au-dessus de l’homme, il est une loi souveraine, que cette loi, il ne se l’est pas donnée et qu’il est impuissant à la détruire et qu’elle doit lui commander, quelles que soient ses opinions et ses conceptions sur l’ordre moral. Tout homme qui ne s’est pas abaissé jusqu’à l’instinct de la vie animale, et pour si peu qu’il retienne le sentiment de l’honneur, toujours retrouve en lui la conviction que par dessus le désordre d’aujourd’hui, il est un ordre divin qui domine sur toutes nos prétentions. Et de même encore, si diverses et si contradictoires que soient, enfin, nos manières de concevoir et de comprendre la religion, tous, nous comprenons et surtout nous sentons qu’il est au-dessus de toutes nos incertitudes et de toutes nos contradictions, une autorité invisible, une puissance souveraine qui commande et aux ordres de laquelle il nous est impossible de nous soustraire. Et ce sentiment, nous le retenons et il nous possède, quand bien même nous serions et nous ferions le contraire de ce que nous devons être et faire. En présence de pareilles manifestations, on peut donc le dire, la puissance de la conscience se fait en quelque sorte extérieure et visible. Si épaisses que soient les ténèbres de nos âmes, elle ne cesse pas d’être la lumière et de reluire dans les ténèbres, alors même que les ténèbres ne voudraient pas la recevoir. Si obscure que soit encore notre intelligence, elle ne cesse pas non plus d’agir comme une influence divine. Elle est toujours et malgré nous et malgré tout, une puissance supérieure à tout ce qui est visible. Par ses exhortations et ses réactions, elle s’impose comme une autorité supérieure à toutes celles qui peuvent s’élever dans le monde de l’intelligence et de la nature.

§ 120

Si la conscience est un fait individuel, elle est aussi un fait social, et il ne saurait en être autrement. L’homme n’est pas, en effet, un microcosme, un univers se suffisant à lui-même et capable dans son isolement d’accomplir sa destinée. Bien loin d’être distinctes et isolées, les individualités sont unies entre elles organiquement pour faire un seul tout et réaliser solidairement la loi suprême de l’humanité : « Un pour tous, tous pour un. » Nous sommes donc appelés à répondre les uns pour les autres, à subir les mêmes responsabilités et le même jugement. Il est des dispensations qui frappent le peuple tout entier, comme s’il était un seul et même être, et que les individualités qui le composent doivent ressentir comme si elles n’étaient que pour elles seules, il en est d’autres qui semblent ne viser que les coupables selon le rang, les fonctions et la responsabilité qu’ils représentent. Tandis que l’individu trouve dans sa conscience le gardien qui veille sur sa personnalité, la conscience sociale est le gardien de la personnalité collective. Il faut bien se garder de confondre cette conscience populaire avec l’opinion publique qui, si souvent inconsciente ou séduite, n’intervient que pour en constater l’absence. Quand la conscience populaire est vivante, elle sait se faire entendre malgré toutes les manifestations contraires de l’opinion publique. Le plus souvent, elle n’intervient que pour protester contre elle et attester malgré elle, que tout ce qu’elle encense et acclame, par ses organes attitrés, n’est que mensonge, et que ses conseillers et ses directeurs ne sont que de faux prophètes, son idéal qu’une honteuse idole. Alors que cette protestation se fait, il est rare que les agitations anxieuses et maladives de l’opinion, un malaise général, un sentiment d’insécurité, un trouble profond et inexpliqué, ne viennent pas lui donner raison, en dépit de prospérités apparentes et d’un état social qui toujours plus se rassure. Cette conscience populaire, sentinelle vigilante préposée à la garde d’un peuple tout entier, n’est pas toujours assez puissante pour amener la réaction décisive, la crise salutaire. L’histoire nous apprend cependant qu’il est des peuples qui par elle ont pu se relever et ont appris à briser le joug d’une autorité détestée ; ou ce qui est plus difficile encore, que par elle, ils se sont affranchis d’une dictature d’autant plus odieuse, qu’eux-mêmes l’avaient acclamée dans un moment d’aberration. Grâce à elle, ils ont pu relever l’autel du Dieu de vérité, confesser leurs égarements et reprendre une vie nouvelle. Qu’un peuple entier puisse s’imposer un jour d’humiliation et de jeûne, confesser un péché national, s’humilier devant Dieu ; qu’au sein de ce peuple, des voix autorisées se fassent entendre pour dénoncer des iniquités trop longtemps et trop publiquement tolérées, ce sont là des signes incontestés pour attester que la conscience publique n’est pas toujours un vain mot. Pour les peuples comme pour les individus, cette conscience n’est pas seulement le juge qui dénonce le méfait commis et le condamne. Elle est aussi le prophète, elle pressent le jour de la justice et les châtiments redoutables qu’il traîne à sa suite, elle les annonce à l’heure où il serait possible encore de les prévenir. Le plus souvent sa parole est méconnue. On dirait de la fille de Priam, la désolée prophétesse, elle ne provoque que l’incrédulité et l’injure de l’indifférence. Pour croire à ses prédictions, il faut que l’événement leur donne raison et ne laisse plus le temps à la repentance. L’autorité de la conscience publique est toujours en rapport avec la valeur morale du milieu dans lequel elle est appelée à se produire ; jamais son influence ne peut s’exercer indépendamment du sentiment religieux de ce même milieu. Que dans cette même conscience comme dans celle de l’individu, il y ait des pensées qui entre elles s’accusent et s’excusent au tribunal de la justice sociale, c’est ce qu’on ne voit que trop. Au lendemain des grandes calamités publiques, on entend les partis s’accuser entre eux et, les uns aux autres, se renvoyer la condamnation. En pareille occurrence, à toutes les époques, il sont nombreux ceux qui n’ont jamais eu d’autre préoccupation que celle de leur propre justification. Mais si diverses et si imparfaites que soient les manifestations de la conscience sociale, elle n’en existe pas moins et, par le seul fait de son existence, elle atteste qu’il est une responsabilité collective. A son tour, cette responsabilité est la preuve la meilleure qu’un peuple est essentiellement une personnalité morale. Cette personnalité ne peut se faire qu’avec les mêmes traditions, les mêmes mœurs, les mêmes lois, les mêmes institutions et surtout la même foi religieuse. Mais de toutes ces conditions, la meilleure et la première, celle qui importe le plus, est essentiellement la communion dans la même foi religieuse. On ne peut pas ne pas le voir, la société se désorganise, les liens qui devraient unir ses membres traînent à terre, la moralité publique s’affaisse, l’opinion qui devrait la défendre se fait la complice de tous ceux qui l’attaquent, les lois se multiplient toujours plus impuissantes, quand la religion reléguée dans le domaine des intérêts privés ne vaut plus que pour quelques-uns et ne peut plus parler au peuple tout entier et en son nom. La conscience sociale n’est plus alors pour la grande majorité du peuple qu’une lumière qui vacille et s’éteint, et les institutions qui devaient la protéger se retournent contre elle pour hâter la décadence et la faire toujours plus irréparable.

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