Éthique chrétienne générale

8. Le devoir. La perfection. L’œuvre surérogatoire. Les conseils et les commandements évangéliques

§ 137

Si le nomisme matérialiste qui conçoit la loi comme un total de commandements et d’interdictions, nous a valu, au sens mauvais, l’idée des actes indifférents et qu’on peut à volonté omettre ou accomplir, nous lui sommes également redevables de l’idée d’une perfection surérogatoire. Cette perfection peut se faire à l’aide d’actes extraordinaires, en dehors et au-dessus du devoir. Cette idée n’est que la conséquence de la précédente, mais si nous n’osons pas reconnaître l’existence d’un acte moral indifférent en lui-même, encore moins nous pouvons admettre une perfection morale dépassant la perfection prescrite et moralement nécessaire, car ce n’est pas seulement dans le domaine de l’art, c’est aussi et surtout dans celui de la morale que s’impose le précepte : « superflua nocent » tout ce qui est de trop vient du malin. Et la raison en est évidente ; pour l’art tout autant que pour la morale, on ne conçoit pas un idéal susceptible d’être dépassé. Pour justifier la possibilité des œuvres surérogatoires, valant une surabondance de vertus et de perfections, on prétend que dans l’Évangile en fait de morale, il n’est pas seulement des commandements, mais qu’il est aussi des conseils « consilia et prœcepta ». On entend par commandement une prescription nécessairement obligatoire, et par conseil, une direction qui n’a de valeur que pour ceux qui aspirent à la perfection et, à ce titre, mais pour eux elle devient alors obligatoire. C’est un conseil que l’on croit trouver dans les paroles du Seigneur à l’adresse du jeune homme riche (Matthieu 14.21). De même encore, quand l’apôtre saint Paul exhorte les Corinthiens de son temps à pratiquer comme lui le célibat (1 Corinthiens 7.7), c’est encore un conseil qu’il nous donne. Cette distinction que si souvent et de tant de manières, on a su mettre en œuvre, n’est, après tout, qu’une invention théologique, autant dire diabolique, qui n’a jamais valu que pour abaisser et fausser la vraie signification de la loi de Dieu. Le devoir, en effet, conçu en lui-même et tel qu’il est réellement, n’est que la possession de la personnalité humaine dans tout ce qu’elle a de plus personnel et de plus intime, par le sentiment de l’obligation absolue et universelle. Il est donc impossible de faire plus que ce que requiert le devoir ou, ce qui revient au même, il n’est au pouvoir d’aucun homme d’aller au-delà de la destinée que Dieu lui assigne, si toutefois jamais elle est accomplie. Les conseils évangéliques ne sont donc que des commandements évangéliques à l’adresse particulière de certaines individualités et pour des moments spéciaux. Ils ne peuvent donc jamais revêtir la forme d’un commandement absolu à l’adresse de tous, quoique pour les individualités auxquelles ils s’appliquent, ils aient toujours la valeur d’un commandement positif. C’est ce qui évidemment ressort de la parole que le Seigneur Jésus adresse au jeune homme riche. Jusques à présent, il n’avait vu dans la loi que le total de devoirs particuliers qu’il savait énumérer un à un et que dès sa jeunesse il avait appris à respecter.

Pour l’arracher à cette illusion, le Sauveur lui demande : « Veux-tu être parfait ? Vends tout ce que tu as, distribue-le aux pauvres, tu auras alors un trésor dans le ciel, puis viens et suis-moi. » La loi générale et que le Seigneur impose à tous comme le devoir absolu, c’est que jamais nous ne devons considérer notre tâche comme définitivement accomplie. En d’autres termes, il veut que jamais nous ne laissions notre cœur s’éprendre aux choses et aux jouissances de la terre, afin que quand vient le moment où il nous faut absolument choisir entre ces biens et la confession du nom de Christ, nous n’hésitions pas à les sacrifier. Mais ce ne sont que des circonstances personnelles qui peuvent nous dire quand cette heure est venue pour nous. Incontestablement elle était venue pour le jeune homme riche puisque le Seigneur le mettait en demeure de tout abandonner pour le suivre, car le Seigneur savait que l’heure était proche où les siens, en présence de la persécution, devraient tout abandonner pour le suivre. Il savait aussi que le jeune homme riche avait besoin de cette mise en demeure immédiate pour devenir son disciple à titre définitif et vrai. Par conséquent la parole que le Seigneur lui adresse n’est pas pour lui un simple conseil, mais un commandement qui vaut autant que la loi tout entière. Le Seigneur ne lui dit nullement qu’à suivre ce commandement, il réalisera une perfection au-dessus de celle que le devoir nous impose à tous. Tout au contraire, à se soustraire à ce commandement du Seigneur, le jeune homme riche se rendait coupable comme s’il eût violé la loi tout entière ; et à le suivre, il ne faisait que ce qu’il était tenu d’accomplir. Après l’avoir accompli il eût été obligé de dire : « Nous ne sommes que des serviteurs inutiles, nous n’avons fait que ce que nous étions tenus de faire » (Luc 17.10). C’est dans le même sens qu’il nous faut comprendre l’apôtre lorsqu’il exhorte les Corinthiens à pratiquer le célibat (1 Corinthiens 7.7). On se sent bien réellement en présence d’un conseil qui ne vaut que pour quelques-uns en vertu de circonstances spéciales et n’entend pas s’imposer comme un commandement absolu. Mais néanmoins, celui qui, en considération des circonstances d’alors et de sa vocation spéciale, se consacrait au célibat ne faisait que remplir un devoir personnel et ne s’élevait nullement à une perfection supérieure et inaccessible à celui qui vivait engagé dans les liens de la famille. L’essentiel, c’est que chacun accomplisse la tâche que lui assigne le Seigneur. Toute vertu surérogatoire n’est donc que l’œuvre du diable. Ce qu’un Paul, un Augustin, un Luther, un Copernic, un Kepler, un Newton ont accompli pour l’humanité, nous ne sommes pas tenus de l’accomplir et ne saurait être par conséquent notre vocation. Et cependant, chacun de ces grands hommes n’a fait que son devoir, à l’heure et dans la position qui lui étaient assignées.

Si l’on veut des exemples de cette perfection surérogatoire, on n’a qu’à lire l’histoire du monachisme. Si trop souvent elle nous met en présence d’un ascétisme puéril, quand il n’est pas offensant pour la dignité humaine, elle n’en a pas moins d’héroïques échappées. A ne voir que l’idéal de sainteté vers lequel elle aspire, on voudrait pouvoir l’admirer sans réserve. Mais alors il faut oublier qu’à poursuivre cet idéal, elle s’égare sans cesse, prenant le moyen pour le but. Il faut surtout ne pas voir ses défaillances morbides, les rudes et âpres pénitences qu’elle impose à ses pénitents, elles rappellent infiniment plus la geôle que le sanctuaire. Et cependant, si chrétiennes ou plutôt si humaines que soient les objections et les antipathies qu’elle provoque, elle n’en est pas moins un des témoignages les plus imposants que l’histoire ait rendus à la grandeur de l’homme.

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