Éthique chrétienne générale

13. L’autorité et la liberté. Conditions de la vie sociale. Conservatisme et progrès

§ 145

L’autorité et la liberté sont les conditions premières, l’axiome pour toute société régulièrement organisée. Il est, en effet, impossible de concevoir une association, si rudimentaire soit-elle, sans une autorité qui commande et des sujets qui obéissent ; et on ne conçoit pas, non plus, celui qui obéit sans les qualités et les aptitudes qui constituent la personnalité. Quant à l’autorité, nous pouvons dire ce que précédemment nous disions de la loi, qu’elle est à la fois muable et immuable. En elle-même, en tant qu’institution divine, elle ne peut se concevoir que comme immuable ; mais lorsqu’on l’envisage dans ses diverses applications, il faut bien reconnaître qu’appelée à concourir aux institutions éducatrices de la divine Providence, elle doit se subordonner au but qui la fait être, et, en conséquence, rester soumise à un développement régulier. A la place de l’autorité terrestre, nous avons vu apparaître avec le Seigneur Jésus, l’autorité divine dans toute sa puissance. Or, Christ est le même, hier, aujourd’hui, éternellement. La parole de Dieu, la loi, l’Évangile, procèdent de l’éternité et sont également pour l’éternité. Mais c’est à l’Eglise, dispensatrice des mystères de Dieu, qu’a été confié le soin d’exposer cette parole et cette loi, de les enseigner aux hommes, de les mettre à leur portée et d’en rendre l’application nécessaire et possible. Et s’il est vrai que le Seigneur ait promis à son Eglise, son Esprit, l’esprit qui doit la conduire et la protéger dans les voies de la vérité, il est faux, complètement faux, qu’il lui ait promis l’infaillibilité au sens que l’entend le Romanisme. Dès lors, l’autorité de l’Eglise, qu’il s’agisse de l’exposition du dogme, du culte public, de la constitution et des règlements ecclésiastiques, ne peut prétendre qu’à une autorité relative et dépendante de l’autorité première que retient toujours la parole révélée. Elle a donc incessamment besoin d’être rappelée au respect de cette suprême autorité par les événements et par la Réforme. Il en est de même de l’Etat. Il est très certainement d’institution divine mais il est condamné à revêtir des formes humaines et par conséquent changeantes. Mais au regard des diverses institutions politiques, la parole de Dieu n’a jamais pensé à nous dire quelle était la seule véritable. Cette conception protestante de l’autorité, nous la tenons de nos pères les réformateurs. Ils nous ont appris à distinguer soigneusement entre le droit de Dieu et celui de l’homme ; quant à eux, empressés qu’ils étaient à se soumettre à toute autorité humaine, ils eussent même reconnu celle du pape, à la condition toutefois, qu’il ne fût plus qu’un primus inter pares, qu’un égal, présidant sur des égaux, renonçant à son infaillibilité, en d’autres termes, cessant d’être pape. Mais tout autre est la conception catholique, elle confond ensemble, l’humain et le divin. Le droit absolu, valable pour tous les temps, elle le compromet en le retenant sous la dépendance des formes et des formules qui changent et qui trompent. C’est ainsi que de Maistrea, (1755-1821), l’un des représentants les plus illustres du catholicisme ultramontain, l’avocat général le plus passionné et le plus éloquent qui ait jamais requis contre la Révolution ne demande pas seulement l’infaillibilité pour le pape et son église, il la veut aussi pour la monarchie et la noblesse. D’après lui, la noblesse, le fondé de pouvoirs de la divinité auprès des classes pauvres, peut également intercéder auprès du roi par ses mandataires et ses vicaires pour lui rappeler son devoir. Il n’existe donc pour le docteur de l’infaillibilité qu’une seule vérité, l’autorité impeccable. Il ne nous reconnaît à nous, ses sujets, qu’un seul droit, celui de l’obéissance passive. Alors qu’il exhale contre la Révolution française ses colères véhémentes, ses déclamations indignées, ses prophéties attristées que si souvent le temps, « ce grand ministre de la Providence en son département des affaires étrangères », ainsi que lui-même l’appelle, prend la liberté de contredire, il ne voit et n’adore qu’un seul idéal, le moyen âge. Ce qui, à une certaine époque et grâce à certaines conditions sociales, a été le droit, mais à titre humain et momentané, il le retient et veut en faire la loi pour tous les hommes et pour tous les temps. Quiconque met en doute cette autorité et tente de s’en affranchir, n’est plus à ses yeux qu’un rebelle, coupable d’impiété et d’athéisme. Sans s’approprier les formes tranchantes de de Maistre, son accent de prophète, il est dans le sein du Protestantisme plus d’un écrivain qui, à son exemple, a tenté de défendre l’autorité en confondant ensemble le droit humain et le droit divin. Quant à nous, ce n’est pas seulement au nom de l’Ecriture sainte, mais aussi au nom de l’histoire bien informée, que nous protestons contre cette étrange confusion. Certainement, Dieu eût pu nous épargner bien des peines et faciliter singulièrement notre tâche, si en même temps qu’il nous donnait son Christ, il nous eût octroyé une constitution théocratique infaillible, valable pour tous les temps et tous les peuples. A son ombre, protégés et gardés contre les révoltes et les ténèbres de l’impiété, nous aurions pu indéfiniment perpétuer le rêve du moyen-âge, au son des cloches et des cantiques et dans l’oasis embaumée des parfums et des hosannas d’une paix perpétuelle. Mais en dépit de nos préférences, l’histoire nous apprend que la Providence a mieux aimé nous livrer à la liberté et à ses orages qu’aux amollissantes langueurs d’une théocratie souveraine.

a – Joseph de Maistre : Essai sur le principe générateur des constitutions politiques, 1824. Soirées de St-Pétersbourg, 1828. Stahl : Philosophie du droit, I, 543.

Plus l’histoire nous apprend à déchiffrer le plan que Dieu se propose pour l’éducation du genre humain, et plus il nous devient évident qu’il est essentiellement avec et pour le respect de la liberté humaine. On dirait que pour rendre l’homme capable de la liberté et pour lui apprendre à se soumettre librement à son autorité divine, il veut d’abord qu’il devienne ouvrier avec lui. Et à cet effet, il ne lui épargne ni les peines, ni les obstacles. Il le laisse s’égarer et se tromper et le met aux prises avec les déceptions les plus amères, afin qu’instruit par l’expérience, il vienne volontairement rendre hommage à la vérité. Dans son long support et dans son infinie miséricorde, ce n’est que lentement que Dieu élève l’homme d’un degré inférieur à un degré plus élevé ; et ce n’est aussi qu’au travers de bien des détours, qui souvent semblent le ramener en arrière, que Dieu dirige son peuple, comme autrefois au désert il conduisait Israël vers la terre promise. Aussi, bien souvent, l’histoire nous fait l’effet d’un grossier contresens, d’une souveraine déraison, quoique à chaque instant, pour l’observateur attentif, elle laisse jaillir des éclairs qui contraignent à reconnaître qu’elle n’est que le ministre et l’exécuteur d’un plan divin. Il n’est donc rien de plus déraisonnable que de vouloir étudier l’histoire au point de vue de la nécessité logique. On la retient alors au service d’une idée étroite et changeante ; et on la lui impose comme le principe dont elle découle, le but vers lequel elle doit se hâter.

Pour faire ressortir la fausseté d’une pareille théorie, nous pourrions la mettre en présence des divergences et des contradictions qu’elle provoque toutes les fois qu’on a voulu en faire l’application. Mais son incompatibilité avec la liberté et l’autorité ressortira mieux encore si on la met en regard de la manière tout autre dont la conçoit la parole de Dieu.

Selon cette parole, dans son infinie sagesse, Dieu a bien voulu nous donner en son Christ et par son esprit une autorité qui fût véritablement la puissance qui recueille et qui garde. Mais au lieu de nous introduire dans un palais imposant et visible au loin, immédiatement capable de nous abriter sans que nous ayons à travailler, à prendre peine pour l’adapter à nos besoins ; de ce palais, il ne nous a donné que les fondements et les linéaments principaux. A nous, maintenant, de le construire d’après le plan et les prescriptions qu’il nous a laissés dans sa parole. A nous, maintenant, de comprendre et de réaliser le plan divin dans toute sa magnificence. A l’étudier, il nous est facile de comprendre pourquoi l’autorité est appelée à revêtir, dans ses rapports avec la liberté humaine, des formes si diverses. Plus, en effet, la liberté morale grandit et des degrés inférieurs monte aux degrés les plus élevés, plus également l’autorité s’ennoblit, abandonnant successivement et d’elle-même les moyens de contrainte, nécessaires autrefois, mais qui, à les retenir, ne vaudraient que pour l’amoindrir et l’abaisser. Pour l’homme, en effet, qui ne peut réaliser sa destinée qu’en devenant toujours plus libre et plus majeur, il n’est qu’une autorité possible, celle qui, au lieu de s’imposer par la lettre et la force de la loi, par l’antiquité de ses origines, se justifie par sa valeur morale. A cette autorité l’homme ne saurait contredire, elle se démontre en pleine et intime communion avec lui, et l’oblige à ne voir dans l’œuvre qu’elle poursuit que la part et la meilleure de son être véritable. En d’autres termes et au sens véritable du mot, la seule autorité pour l’homme est celle qui, au lieu de le dominer, s’abaisse jusques à lui, en s’efforçant de le relever et de l’affranchir. Elle ne veut être l’autorité qu’en se faisant la puissance qui nous affranchit en nous initiant aux influences de notre véritable noblesse.

Mais il vient toujours une heure où la liberté forcément est obligée de rompre avec une autorité incapable de servir et de commander. Tel fut le cas de la société civile au moyen-âge, au regard de l’église catholique et tel il est encore aujourd’hui pour les peuples qu’elle retient sous sa tutelle. Nous devons nous rappeler que pour être véritable, l’affranchissement doit se faire sous le regard et dans la communion de celui qui a dit : « Je ne suis pas venu pour abolir mais pour accomplir. » Ce n’est qu’à cette condition qu’il peut être durable Et si à ce peuple affranchi il est donné de mettre à sa tête par son libre suffrage le chef auquel il doit obéir, cette autorité une fois constituée, il n’en est que plus tenu à la respecter, car alors entre ce peuple et son chef, on voit se faire le même contrat sacré que celui qui, librement, dans le sacrement du mariage, unit l’homme à la femme.

Mais il faut le redire encore, au risque de nous répéter, l’autorité ne sera jamais l’autorité, elle n’aura jamais le pouvoir de commander si elle ne sait pas revêtir un caractère religieux. Il faut donc que ceux qui commandent, tout aussi bien que ceux qui obéissent, sachent que c’est au nom de Dieu qu’ils doivent commander et obéir. Les peuples peuvent élever et briser bien des idoles et vivre sous des régimes bien divers. Successivement ils doivent même connaître et traverser les états sociaux que la Providence impose à leur éducation comme autant d’étapes nécessaires. Mais il est une autorité qu’ils ne pourront jamais contredire et à laquelle ils ne pourront jamais se soustraire, c’est l’autorité de Dieu, la toute puissance de son Christ. Entraînée par d’aveugles méprises ou de criminelles impostures, on a pu voir une nation s’insurger contre le Christianisme, le haïr et le persécuter comme l’adversaire qu’à tout prix il fallait détruire, mais on l’a vue aussi au milieu des ruines qu’elle amoncelait, se retrouver et se reprendre, et avec les débris de la vieille Bastille tenter de refaire un palais et un trône. Mais à vouloir fonder l’autorité sur la liberté, c’est poursuivre le jeu cruel de Sisyphe. Toujours il pousse la pierre fatale devant lui, toujours il s’efforce de la maintenir et de l’étayer au-dessus de lui, mais toujours sur lui elle retombe, car seule l’autorité a la puissance de nous affranchir, et cette autorité n’aura jamais qu’un nom : le Seigneur et Sauveur Jésus !

§ 146

Quand l’heure est venue où l’ordre ancien doit céder la place à un nouvel ordre de choses, l’opposition se fait toujours plus ardente entre le passé qui ne veut pas abdiquer et l’avenir qui s’impatiente d’attendre. De part et d’autre, on se passionne dans l’attente toujours plus irritée de la grande crise qui, pour des siècles, va faire ou défaire la nation ; et tout-à-coup, à la grande surprise et avec la complicité de tous, et surtout des opposants, la crise se fait : elle est la Révolution !

Mais avant d’éclater et d’être acclamée sur la place publique, on peut dire qu’elle était déjà faite dans les mœurs et dans les idées. A ces époques de travail et de renouveau, en pleine tourmente révolutionnaire, forcément on doit se demander ce qu’il faut retenir et ce qu’il faut sacrifier de l’héritage du passé. En d’autres termes, chaque citoyen est appelé à choisir entre les deux autorités : celle qui tout à l’heure ne sera plus, ou celle qui n’est point encore. Avant d’être la puissance qui s’impose, la Révolution est donc dans la conscience des contemporains. La lutte étant essentiellement entre deux autorités, celle qui bientôt ne sera plus et celle gui attend sa place, il faut que tous et chacun se prononcent pour affirmer celle des deux qu’ils entendent retenir.

Mais les plus douloureuses de toutes les crises révolutionnaires sont celles qui surgissent tout-à-coup dans le monde religieux. Ainsi il en fut, lorsque apparaissant en plein paganisme, le Christianisme vint commander à toute âme d’homme de renier les dieux anciens pour confesser le Dieu nouveau. Mais la crise dut se faire plus poignante encore dans le sein du peuple d’Israël. Lui, le peuple de Dieu, tout aussi bien que le païen adorateur des idoles muettes se vit en demeure d’abjurer ses antiques origines, d’invoquer le supplicié du calvaire, au lieu du grand et souverain dictateur dont la voix se confondait pour lui depuis quinze siècles avec celle des ancêtres et la gloire du Sinaï ! Et ces crises ont été plus troublantes et plus tourmentées encore, lorsqu’en plein Christianisme, elles sont venues nous rappeler que le Christianisme n’est l’autorité, la révélation parfaite et définitive que parce qu’incessamment il appelle le progrès, le renouveau, l’avenir, et jamais ne consent à n’être et à ne vivre qu’au passé !

Parmi les juifs qui s’étaient rangés à l’obéissance de la foi, il y en eut qui ne consentirent jamais à renier Moïse et ses institutions séculaires ; ils les retinrent le plus possible et les emportèrent avec eux, sans se douter que, comme Rachel, ils emportaient les idoles paternelles. Ils croyaient travailler pour l’avenir et faciliter le passage de la synagogue à l’église ! Que tout autres furent les conséquences de leurs tentatives de conciliation ! Que de difficultés, que de questions compliquées et ardues ils durent s’imposer et léguer à leurs successeurs ! Au lieu de faciliter le triomphe du Christianisme, ils ne firent que l’attarder. Et lorsqu’il vint enfin, elles furent plus décisives, les revendications et les représailles qu’il exerça contre l’ordre ancien. Il en fut de même au jour de la Réforme. Que de luttes ! Quelle vraie et héroïque passion Luther dut souffrir en son cœur avant d’oser la rupture définitive avec la vieille autorité romaine ! Et même pour lui, elle était déjà consommée, éclatante et glorieuse, que le passé essayait encore de le reprendre avec ses séductions et ses magies. Ce n’est pas en passant et d’un trait rapide que nous voudrions faire revivre ces luttes redoutables de l’âme aux prises avec elle-même. Ne représentent-elles pas les douleurs les plus pures, les luttes les plus héroïques qu’ait à connaître l’âme humaine ? Gardons-nous de l’oublier, quand il s’est agi pour les témoins de Dieu de choisir entre le passé et l’appel de la conscience, la conscience ne représentait encore pour eux qu’un avenir inconnu, qu’un infini de douleurs et de ténèbres que seules éclairaient les flammes du bûcher. Mais le passé qui les suppliait de lui rester fidèles leur parlait avec l’accent d’une mère, évoquait les magiques souvenirs de l’enfance et du foyer et même, bien souvent, était-ce au nom de la piété la plus humble, qu’il tentait de les ressaisir. Ces tentations toutes pleines d’immortalité mais toutes saignantes aussi des tressaillements de la vie, de ses élans les plus émus et les plus purs, Luther les a connues et glorieusement combattues. Mais ici, à cette place, nous voulons seulement rappeler que ce n’est pas aux heures des grandes crises, mais tous les jours, à chaque instant et aussi longtemps que la société doit lutter pour conquérir le progrès, que nous sommes mis en demeure de choisir entre l’ancien et le nouveau, entre le passé et l’avenir. C’est à chaque instant, il importe de le redire, que nous avons à répondre aux appels que nous adresse la liberté. Avant d’être une notion de droit naturel, n’est-elle pas un fait de conscience, la vérité qui nous oblige à reconnaître que tout en appartenant à l’humanité, à un organisme social dont nous sommes les membres, nous appartenons aussi à la vérité ? Et entre ces deux puissances que toutes les deux nous devons respecter et reconnaître, le départ ne peut pas se faire sans qu’en même temps ne se fasse le déchirement. On le voit donc, conservatisme et progrès doivent avoir pour point de départ commun la foi en la Providence. Seule elle est en même temps la conservation et le progrès : Ici conservation pour maintenir et affirmer ; le progrès, pour poursuivre l’œuvre une fois commencée. Mais le progrès qu’elle veut est impossible aux indécisions et aux lassitudes d’une volonté versatile, il lui faut le concours de la persévérance qui jamais ne se lasse à poursuivre toujours le même but. Elle veut donc que chaque chose ait son temps. Pour elle le renouveau ne peut se faire qu’à son heure et sous la condition que son droit à elle, la vérité, sera toujours reconnue, quelles que soient les formes surannées ou imparfaites qui puissent l’amoindrir. Elle abandonne volontiers la forme, et à supposer qu’on lui en impose une nouvelle, destinée également à périr, elle saura lui survivre et se créer un organisme plus élevé et plus approprié à ses besoins ; sans elle, on peut dire qu’il n’y aura jamais ni progrès ni vrai conservatisme. L’âme du vrai conservatisme est donc le regard attentif et pieux qui sait reconnaître et adorer la divine Providence dans sa marche au travers des temps et de l’histoire. Se confiant en sa souveraine direction, il n’a garde d’oublier que chaque génération, celle d’aujourd’hui comme celle d’hier, n’est qu’un anneau dans la grande chaîne de l’humanité, que le présent n’est qu’un moment dans la suite des temps et qu’entre le passé et le présent, il est une si intime connexion qu’il ne nous est pas permis d’agir comme s’il n’y avait point de passé et point d’avenir. Nous devons donc nous faire un devoir du respect du passé, le retenir tout aussi pieusement que le commandement qui nous prescrit d’honorer notre père et notre mère. Mais il faut aussi que nous ayons conscience de la responsabilité qui nous lie envers nos successeurs, et que nous agissions avec la conviction que nous sommes pour eux des ancêtres, que nous avons une succession à leur laisser et que pour eux nous devons construire une demeure avec de bons et solides matériaux, capable de les garder et de les abriter, et qu’il y aurait infidélité à nous, à la construire sur les nuées et avec des nuées.

Le véritable conservatisme est donc cet esprit de droiture et de fidélité qui nous fait nous considérer comme les administrateurs de l’héritage que nous ont laissé nos pères. Nous devons nous garder de le mépriser, nous appliquer sans cesse à le faire valoir aussi longtemps que notre journée n’est pas encore terminée et que pour nous le soleil continue à luire. Et si imparfaites que puissent être les formes sous lesquelles ce bien nous est transmis, nous avons à nous garder de les mépriser. Tout en les considérant comme des vaisseaux qui ne doivent pas être confondus avec le trésor qu’ils renferment, nous devons nous rappeler qu’ils veulent être respectés et qu’envers eux, il nous faut obéir à cette parole du prophète en présence de la grappe dédaignée : « Ne détruis pas, car il y a là une bénédiction » (Esaie.65.8). Elle est donc pour nous un devoir, la patience qui sait attendre, se méfie des réformes trop hâtives et supporte le mal à cause du bien qui souvent se trouve confondu avec lui. Elle est encore pour nous cette parole du Seigneur : « N’arrachez point l’ivraie de crainte d’arracher le bon grain » (Matthieu 13.29). A nous la rappeler, nous ne demanderons pas seulement si une réforme est avantageuse, si elle est nécessaire, mais si elle est opportune et nous attendrons patiemment le jour du Seigneur. Mais dans ces conditions, elle ne se fait que plus impérieuse et plus légitime, la pensée qui croit au progrès. Elle est pleine d’espérance et de virile résolution, elle épargne et conserve, et sait aussi abattre pour reconstruire, arracher pour planter (Ecclésiaste 3.1-2). Pour elle, la Providence n’est pas au passé ou au présent, mais dans tout ce qui sera et se fera. Elle croit fermement que Dieu était présent dans les jours du passé, mais qu’au jour d’aujourd’hui, il se rend encore témoignage à lui-même et n’intervient pas seulement dans les grands événements et à coup de foudre, mais par la voie de la conscience et les appels du devoir, pour toujours se retrouver dans les aspirations qui regardent au-delà du présent et ne savent pas rester captives, infirmes et impuissantes dans l’heure qui passe.

L’esprit du progrès a le regard pénétrant pour discerner les imperfections et les défauts de ce qui est, il met en évidence ce qui ne devrait pas être ou tout autrement devrait être, et sera un jour. Les germes de vie ne peuvent se dérober à son regard ; du sein des formes qui passent et se meurent et malgré l’universelle confusion, il sait toujours reconnaître le souffle de l’esprit nouveau. Toujours il retient l’espérance qui permet d’entendre l’appel d’en haut : « Laisse les morts ensevelir leurs morts, mais toi, suis moi » (Luc 9.59). Sans cette foi au progrès, jamais Jésus n’aurait pu recruter des disciples et les former pour son œuvre ; sans elle non plus, jamais aucune réforme ne serait possible dans l’Eglise. Et si tous, même les plus déshérités, connaissent les consolations et les puissances de l’espérance, c’est à elle que nous en sommes redevables. Ces deux tendances sont, l’une et l’autre, également légitimes ; ou plutôt elles ne sont, à vrai dire, que les deux moments, les deux aspects d’une même vérité, elles résument et affirment la religion et la morale. Elles ne deviennent fausses qu’à se séparer et à se proscrire réciproquement. Alors l’une et l’autre servent à l’esprit du mal et deviennent une cause de trouble. Le faux progrès, le radicalisme révolutionnaire nie Dieu dans le passé tout aussi bien que dans le présent et l’avenir. Pour lui, il n’est de divin que l’attente de ce qui n’est pas encore mais sera demain. Et il se considère comme la véritable providence, comme le seul Dieu vivant sur la terre. Pour lui encore, il n’est de principe et de sagesse que dans la transgression du commandement : « Honore ton père et ta mère ». Il se raille de la sagesse des pères et croit volontiers que la génération aujourd’hui vivante peut recommencer l’histoire et reconstituer une humanité nouvelle, sans rien emprunter au passé. Contrairement au modèle que nous a laissé le Seigneur Jésus qui vient, non pas pour détruire mais pour accomplir, il veut renverser et ne sait pas reconstruire. Il est positif, cependant, qu’il détruit bien des erreurs et supprime beaucoup d’abus et de préjugés. Mais on peut dire aussi qu’il chasse le diable par Beelzebuth, quand il renverse l’absolutisme monarchique, au profit de l’absolutisme des masses. Telle est, en effet, la seule méthode que connaisse le radicalisme, non pas libéral, mais libérâtre, en si grand honneur de nos jours. On n’a qu’à écouter ses oracles, ses conseillers attitrés, et on sera bien obligé de reconnaître qu’il ne sait opposer à l’erreur ancienne qu’une erreur nouvelle. A la place du mensonge ancien, il intronise effrontément le mensonge nouveau. Le faux conservatisme, au contraire, a beau se heurter aux plus terribles déceptions, ainsi que si souvent on le lui a reproché, il ne consent jamais, ni à oublier ni à se laisser instruire. Toute sa sagesse consiste dans le contentement aveugle et orgueilleux avec lequel il fait de ce qui est, la borne contre laquelle il se brise plutôt que de la dépasser. C’est en vain que la Providence, contre ces attardés qui s’obstinent à la garde du passé, multiplie ses leçons, ils les entendent mais ne les écoutent pas. Leurs demeures s’écroulent et plutôt que de les abandonner, ils préfèrent s’ensevelir sous leurs ruines ! C’est ainsi qu’au temps du Christ, les pharisiens matérialisaient la révélation, l’inscrivaient sur leurs tables de pierre pour l’imposer comme le dernier mot de la sagesse divine, l’idéal qui jamais ne devait être dépassé. Si intelligents qu’ils fussent, ils ne voulaient pas voir que Dieu ne parle que pour se faire suivre et nous rendre capables d’aller toujours plus avant vers le pays d’en haut. Ils auraient, au contraire, cru commettre une impiété à se considérer, eux et leur culte, leur temple et leurs prophètes, comme ne valant que pour préparer cet avenir et s’incliner sur son passage. Les signes du temps, ils n’ont su les reconnaître ni dans la prédication de Jean Baptiste ni dans les appels compatissants du Sauveur. Et si tant est qu’ils fissent appel à l’avenir, ce n’était que pour lui confier la charge de glorifier leur orgueil national.

Pour eux, le Messie ne devait être qu’un pharisien chargé de glorifier l’orgueil et l’ambition des pharisiens en livrant à leur vengeance leurs ennemis à jamais vaincus et désarmés. Cette obstination qui s’aveugle à retenir ce qui est, s’allie volontiers à la haine. Elle se fait l’ennemie et la persécutrice de tout ce qui annonce et prépare les transformations redoutées. On peut même dire de cette haine qu’elle est le signe auquel on reconnaît toujours la fausse réaction. Nous disons la fausse, car il est de toute évidence qu’en elle-même la réaction est susceptible de bien des sens. Tout dépend du but qu’elle poursuit, du fait contre lequel elle réagit. Il n’est pas, en effet, de révolution impeccable. Il n’en est donc pas qui n’ait besoin du correctif d’une réaction qui bien souvent ne peut être qu’une restauration. Stahl, sans être précisément l’oracle du libéralisme, est cependant celui qui a su le mieux caractériser la fausse réaction. D’après lui, elle est l’esprit qui ne veut pas voir les besoins d’une époque, les réformes qu’elle appelle et de parti pris repousse comme mauvaise toute innovation, sans se douter que dans son obstination il peut étouffer les germes féconds d’une ère nouvelle et à jamais bénie. Sans lui faire injure, cette fausse réaction, on peut la comparer au vieil Hérode qui, pour conjurer l’avenir qu’il redoute, fait mettre à mort les enfants de Bethléem et ne voit pas que s’il en est un à redouter, sur lui veillera la divine Providence, qu’elle saura le garder au désert pour qu’un jour il en sorte victorieux et triomphant. A son tour, le fanatisme révolutionnaire est le parricide qui immole ses père et mère. Il ne se doute pas non plus, qu’un jour viendra où ses victimes sortiront de leurs tombeaux pour lui demander compte de leur sang injustement versé, de leur héritage dilapidé, de leur mémoire outragée ! Contre elle, la justice si odieusement méconnue aura son jour ; et alors on verra l’iniquité et le néant de son œuvre. Ces deux extrêmes, la fausse révolution et la fausse réaction, le faux progrès et le faux conservatisme, sont les adversaires les plus redoutables du Royaume de Dieu et de l’humanité ; ils ne relèvent que de l’injustice égoïste et toujours se dissimulent sous les faux semblants du bien public. A l’un et à l’autre, on peut imputer les crimes les plus odieux dont l’histoire garde le souvenir. Mais les accusations qu’ils échangent entre eux, si véhémentes et si impitoyables soient-elles, ne s’élèveront jamais à la hauteur de celles qu’il leur faudra subir au tribunal de la justice suprême. C’étaient des conservateurs qui crucifiaient le Seigneur Jésus et le crucifiaient, parce qu’ils ne connaissaient d’autre Dieu que celui du passé. Pour conserver le présent, pour eux le seul bien nécessaire, ils n’hésitaient pas à suivre le conseil du jésuite Caïphe : « Il est avantageux qu’un seul homme périsse pour tout le peuple. » C’étaient des conservateurs encore qui inventaient l’inquisition, brûlaient Jean Huss, excommuniaient Luther. D’autre part, ce sont les hommes du progrès qui bien souvent condamnent et à nouveau crucifient le Christ. Ce sont eux qui le traînent au supplice et portent Barabbas en triomphe. Ils proscrivent tout ce qui est Dieu et pourrait rappeler le culte que lui doivent ses créatures. Et il faut bien le rappeler, ce sont les amis du progrès qui ont inventé le jacobin, ce succédané du jésuite, avec lui, inauguré le régime odieux qui, trouvant la potence trop lente à faire la mort inventa la guillotine. Ce sont eux encore qui frappèrent sans pitié tous ceux qui refusaient de plier le genou devant leur idole et de porter la marque de la bête. Pour obéir à des chefs iniques, serviteurs avilis d’une multitude en délire, ils firent ces ténèbres de sang que l’histoire appelle la Terreur. Réaction ou révolution ! On dirait que notre pauvre humanité, aveuglée par l’esprit du mal, ne connaît plus d’autre alternative.

Le véritable conservatisme est essentiellement progressif. Rien de vivant dans le temps ne peut se conserver qu’à la condition de vivre, de se renouveler et de se rajeunir sans cesse, sans jamais s’immobiliser oisif et stagnant dans la satisfaction de lui-même, béate et contemplative, l’avant-coureur inévitable de la corruption. Contre cette corruption, messagère de la mort, il n’est qu’un seul remède, la vie qui jamais ne se confond avec l’immobilité. Et pourquoi ne pas le dire, puisqu’on est encore à le reconnaître ? La caractéristique et le privilège du Christianisme, c’est que jamais elle ne vieillit, la vie nouvelle dont il est le créateur ; tandis que celle qui procède de l’esprit de l’homme forcément est vouée à la décrépitude et à la mort. Les peuples de l’antiquité païenne, les plus puissants et les plus civilisés, n’ont jamais connu d’autre progrès que celui qui va de l’enfance à la décrépitude sénile et à la mort. L’histoire, au contraire, est obligée de constater que les peuples en recevant le baptême et l’Évangile du Christ, reçoivent en même temps et en quelque sorte malgré eux, un germe de vie dont la puissance défie toutes les atteintes du temps et de la mort. Malgré les obstacles et les oppressions, cette vie on la voit sans cesse revivre. Croissance et renouveau dans la vie, telle est la loi de l’histoire depuis l’apparition du Christ. On ne peut, en effet, conserver ce que l’on a et tel qu’on le possède, qu’à la condition de le conserver vivant. Pour conserver un corps mort, auprès de lui on aura beau multiplier les sentinelles les plus attentives, elles pourront chasser les oiseaux de proie mais jamais la lente décomposition qui fait la corruption.

Mais en même temps, on ne saurait trop le redire, le véritable progrès ne peut être qu’à la condition de se faire le continuateur du passé. Il faut qu’il s’imprègne de son esprit, qu’il en garde le respect, car il doit être une suite, une continuation. Il ne peut s’affirmer qu’en retenant toujours plus fermement les résultats que le passé a conquis pour lui et qu’il lui transmet. Le bien de demain forcément se rattache à celui qui a été et qui est encore aujourd’hui. Et lorsque le passé se croyant toujours le présent encombre notre voie et devient l’obstacle, il faut, il est vrai, le retrancher ainsi qu’un membre mort d’un corps vivant, mais pour accomplir ce retranchement, cette œuvre appelle un regard capable de reconnaître la vraie tradition dans la vraie continuité, tout autant qu’une main qui sans faiblir sache accomplir le sacrifice nécessaire. Les grands réformateurs ont tous été des caractères énergiques et puissants qui, à l’instinct de la conservation, joignaient le respect du passé. Si hardie et si pénétrante que fût leur critique à discerner les abus et les erreurs de l’Eglise, elle sut toujours reconnaître et respecter l’immortel fondement sur lequel elle repose. Il faut au progrès des transitions successives pour lui épargner les secousses qui ne pourraient que le violenter et le compromettre. Nous trouvons un exemple de ce respect du passé dans le synode de Jérusalem (Act. ch. 15). Les esprits enthousiastes et légers qui volontiers prendraient pour un nouvel Évangile la première parole qui les séduit, sont incapables de comprendre les sages lenteurs qu’appelle le progrès. Seuls, les hommes forts qui savent respecter le passé sont capables de créer l’avenirb.

b – Schelling, œuvre II, 2 p. 283.

Il est bien peu d’hommes pour concilier les deux tendances opposées que nous venons de décrire. La plupart ne savent que les sacrifier l’une ou l’autre, ou les contredire l’une par l’autre ; l’on dirait même que cette impuissance est nécessaire à la conservation de la société humaine. Etant inconciliables, elles ne peuvent que se provoquer et se succéder. Aussi on voit, à chaque instant, les conservateurs par caractère et par tempérament se faire à leur propre insu et à celui de tous, les moniteurs et les instructeurs des hommes du progrès. Mieux que pas un, ils leur apprennent à reconnaître ce qu’il faut attaquer et renverser, ce qu’on doit définitivement retenir et défendre comme indispensable à la vie de tous. Par contre, les progressistes de vocation rendent le même service à leurs adversaires et, à leur tour, ils leurs montrent ce qu’il faut proscrire et ce qui veut être conservé dans la structure nouvelle.

§ 147

Il n’est aucune constitution sociale pour subsister sans la coexistence et le concours de la liberté et de l’autorité ; si imparfaite que puisse se produire leur action, elles en sont toujours les organes essentiels. Le progrès et le conservatisme ne peuvent donc se comprendre qu’à la manière dont ils retiennent et respectent ces deux forces essentielles à toute civilisation véritable. Pour les apprécier dans leur véritable signification, il faut s’élever à une conception morale de l’histoire, en faisant abstraction, on ne saurait trop le redire, des formes changeantes qu’elles peuvent revêtir. On l’oublie trop souvent et généralement on s’en tient à la théorie du fait accompli ; et on ne croit à l’autorité que parce qu’elle est et qu’elle ne saurait être autrement, On la respecte uniquement à ce titre. A chaque progrès, à chaque amélioration des circonstances et du milieu, on cherche avant tout ce qui peut garantir la continuité et la fixité de la vie sociale et on se tient pour satisfait pourvu qu’on évite les secousses trop brusques. Mais alors, pour règle du devoir, nous n’avons plus, pour modérateur, que la question d’opportunité. Il est même des hommes d’Etat qui posent en principe que l’on ne doit pas juger les événements d’après des théories et des abstractions, mais uniquement d’après la raison des choses dont ils sont le produit. Le fait accompli devient pour eux le juge suprême. Mais cette manière de juger les événements, entre autres inconvénients, est incapable de comprendre les réalités du monde moral, elle ne peut ni les atteindre ni les apprécier. Et cependant, en dehors de l’ordre moral, la vie et l’histoire restent incompréhensibles. Comment, dès lors, admettre le fait historique, c’est-à-dire ce qu’il y a de plus changeant et de plus relatif pour la règle de la politique véritable ? Il nous semble qu’à le prétendre, on est condamné à confondre l’ordre social véritable avec le va-et-vient perpétuel, le flot inconstant et trouble qui s’élève ou s’abaisse, sans jamais nous dire le pourquoi de son tyrannique caprice. Il est donc, ce nous semble, de toute évidence, que ce n’est qu’en dehors et contrairement à ce principe que l’autorité peut se faire. Pour être digne de commander, il faut que d’abord elle affirme l’ordre éternel et immuable, non point comme une loi abstraite ou contingente, mais comme la loi souveraine du Dieu vivant. En dehors de cette affirmation, les événements, les hommes et les choses n’ont pas plus de valeur et de réalité que les vagues qu’à son gré le vent élève ou disperse. Elles sont certainement d’une bien haute conséquence, les questions qui aujourd’hui agitent et préoccupent l’opinion ; qu’elles intéressent le gouvernement, la constitution de l’Etat moderne, ou qu’elles n’aient en vue que la conciliation des intérêts qui passionnent et divisent les diverses classes de la société, il n’est aucun homme digne de ce nom qui consente à les ignorer. Mais après tout, si grandes et si hautes qu’elles soient, il en est une qui les domine toutes, celle-là même qui recherche quel doit être le fondement capable de porter le nouvel édifice social que tous attendent. Comment, en effet, pourrions-nous ne pas nous demander quel sera le fait qui survivra à nos agitations, à nos révolutions actuelles ? C’est d’un cœur anxieux que tous interrogent l’avenir, s’efforçant d’entrevoir la halte dernière qu’il réserve à nos luttes, à nos agitations et à nos déceptions d’aujourd’hui.

Le droit historique est emporté dans une évolution que nul ne peut arrêter et dont nul ne peut prévoir la conséquence dernière. Mais il n’est aucun partisan du conservatisme ou du progrès, pour peu qu’il veuille réfléchir, qui ne soit obligé de confesser qu’au point de vue de la morale, de la dignité humaine, autant dire de la vérité vraie, il n’est au monde aucune puissance, si puissante soit-elle, pour assurer un droit véritable au peuple qui ne veut plus se gouverner que par sa propre volonté et ne croit plus à l’autorité, en tant qu’émanation de la volonté sainte et divine. Eternellement, au contraire, il sera vrai de dire que le peuple n’est que par la loi et pour elle et qu’en conséquence, il ne peut être gouverné que d’en haut. Ce n’est pas à dire que jamais elle puisse se confondre avec l’absolutisme, l’autorité qui est au-dessus de tous et ne relève que de Dieu. Nous croyons, au contraire, que pour être l’autorité, il faut qu’elle soit liée elle-même par une loi et qu’elle ne s’exerce qu’avec le concours et la collaboration de la volonté nationale. Mais si parfaites que soient les formes constitutionnelles qu’on puisse concevoir, elles ne vaudront jamais un semblant de droit, une heure de liberté, à un peuple qui refuse son obéissance au Seigneur Jésus et ne connaît plus d’autre frein que son inspiration souveraine. Et le peuple qui se prépare ce redoutable avenir est celui qui dénie à l’Eglise son droit de cité dans la société humaine et voudrait la contraindre à confesser qu’elle n’est plus la chose de tous, mais seulement une satisfaction égoïste et momentanée au caprice de quelques uns. Mais, quand une fois pour le peuple, l’autorité du Dieu vivant ne comptera plus, pour lui également, il n’y aura plus de droit. Jamais, non plus, quoi que puisse en penser un conservatisme inintelligent et aveugle, on ne pourra séparer le Royaume de Dieu du royaume de la véritable humanité. S’il est aujourd’hui une vérité acquise et définitivement démontrée, c’est que toutes les fois, que ce soit au nom du conservatisme ou du radicalisme, qu’un peuple méconnaît les lois éternelles et immuables du monde moral et qu’il refuse de rendre à Dieu ce qui est à Dieu, pour ce peuple, se fait tout aussitôt la dissolution sociale. Il a cru s’affranchir du droit divin et c’est son droit à lui qu’il abjure.

La démonstration est faite. On ne peut, en effet, l’oublier, la Révolution française si légitime, à ne voir que les excès qui l’ont provoquée et dont elle n’est que le juste châtiment, à partir du jour où, saisie par l’esprit de vertige, elle voulut rompre avec la tradition chrétienne et renier ouvertement le seul nom par lequel les hommes peuvent être sauvés, on la vit conjurer elle-même sa perte et se hâter vers l’abîme. Le châtiment ne se fit pas attendre. Pour elle, il fut immédiat. Frappée d’impuissance, il lui fut impossible d’organiser un gouvernement. Ses chefs ne purent jamais se faire obéir, alors même qu’ils affirmaient bien haut la souveraineté nationale, pour eux, la seule origine légitime du droit et de la loi. Les diverses formes de gouvernement qu’ils tentèrent d’inaugurer, étalèrent vainement les insignes de la souveraineté, elles n’en furent jamais que l’impuissante parodie. Les violences que se permirent ces souverains d’apparat pour dissimuler la force morale qui leur manquait, ne firent que dénoncer leur insanité et hâter le jour de la fin. A la société désemparée, livrée sans défense à la merci des hommes et des événements, il fallait un sauveur. Un soldat de génie répondit à son appel ; elle le reconnut et l’acclama. Il n’eut pas de peine à comprendre que, si grande que soit la force de l’homme, elle ne peut pas plus faire un gouvernement qu’elle ne saurait faire un brin d’herbe. Sa première pensée fut donc pour réconcilier la France avec le Christianisme, en réservant toutefois les garanties qu’impose la liberté de conscience dont l’avènement reste la caractéristique incontestée des temps modernes. On a pu apprécier de bien des manières différentes Napoléon Ier et sa grande œuvre, le Concordat. Toutes ces appréciations peuvent se défendre. C’est ainsi qu’à bon droit on lui a reproché de n’avoir pas compris, qu’à rendre le catholicisme à un peuple qui venait de traverser la Révolution, c’était confier le vin nouveau à la garde d’un vase vieilli, sans se douter qu’il ne valait plus que pour le perdre et se perdre lui-même.

A plus juste titre, on lui a reproché encore de n’avoir rien compris à la parole du Christ : « La vérité vous affranchira » (Jean 8.32). Il est impossible également de ne pas flétrir la pensée égoïste, l’ambition, les calculs, les intérêts vulgaires et policiers qui déparent cette œuvre, grande cependant, entre toutes. Il n’en est pas moins vrai que malgré ces ombres et ces taches, cet acte de restauration fut une confession publique de l’impuissance de l’homme et de la toute puissance du Christ. Au nom de la grande Révolution, Napoléon, son glorieux fils, vint faire, au parvis de Notre-Dame, amende honorable et confesser solennellement qu’à supprimer l’autorité d’en haut, on ne peut qu’ouvrir l’abîme qui défie la puissance humaine et toujours rappelle le Dieu que l’on vient de proscrire. Nous ne craignons donc pas de le dire, pour nous, le Concordat est une œuvre grande parce qu’il est la traduction de la parole de Mirabeauc : « Dieu est aussi nécessaire au peuple français que la liberté. » Malgré tous les excès qu’elle aussi a pu commettre, la Révolution anglaise a sur la Révolution française l’immense avantage de n’avoir jamais eu besoin de confesser la même erreur. Dès son avènement, elle proclamait que le principe religieux était la seule autorité capable d’unir les hommes et de leur commander, quelle seule était la souveraine puissance. Cette foi religieuse de la Révolution anglaise fut l’âme des Puritains. Ils l’emportèrent avec eux dans l’Amérique du Nord et par elle ils fondèrent ces libres et fortes institutions, désormais le rempart inviolable contre lequel viendra se briser le flot impur du matérialisme contemporain. C’est avec une ferme et joyeuse assurance que nous saluons ces héros de la foi, ces forts et austères puritains. Nous les vénérons et les aimons, ils sont les défenseurs les meilleurs de nos foyers et de nos libertés contre la moderne invasion de barbares qu’appelle le despotisme impie d’une aveugle démocratied.

c – Pour les motifs qui entachent le plus la conclusion du Concordat, voir les Mémoires du cardinal Consalvi ; d’Haussonville, « l’Eglise et le premier empire » ; et enfin, de Pressensé, « l’Eglise et la Révolution ».

d – Dans son histoire des variations et sa célèbre oraison funèbre d’Henriette de France qui n’en est que l’épilogue, Bossuet prophétisait que la révolution d’Angleterre irait répandre partout la terreur et l’anarchie. Or, il se fait que cette révolution a fondé la grande république Américaine, tandis que le catholicisme n’a su faire que les républiques du sud de l’Amérique qui en sont toujours à confondre la liberté et l’anarchie, le despotisme et l’autorité. — N. du T.

§ 148

On ne saurait dire les rapports qui unissent la liberté et l’autorité, sans rappeler que le Christianisme n’a pas seulement créé l’autorité véritable, mais qu’il a aussi suscité le besoin de la liberté, l’émancipation de l’individu. Si aujourd’hui la liberté et l’autorité, bien loin de nous apparaître comme inconciliables, ne sont plus pour nous que les deux faces d’un seul et même fait, c’est au Christianisme seul que nous en sommes redevables. Dès la première heure de son apparition sur la terre, le Christianisme s’est toujours imposé comme une règle absolue, la soumission à tous les gouvernements et à toutes les constitutions avec lesquels il dut se trouver en rapport. Mais il n’en est pas moins certain qu’en provoquant chez tous la conscience de la dignité humaine, il déposait dans la société le germe fécond et désormais indestructible de la liberté. Pendant des siècles, obscur et dédaigné, ce germe vivant put passer inaperçu, mais il n’en faisait pas moins son œuvre lente et souveraine dans le sillon où pour toujours on le croyait anéanti. Et tandis que sur lui passaient l’oubli et le dédain, il rendait inévitable l’apparition de la liberté et d’un milieu capable de la contenir et de la protéger. Chaque jour, c’était un nouveau préjugé qu’il attaquait. Il s’en prit d’abord à Terreur brutale et universelle d’alors qui n’acceptait la patrie qu’à la condition d’en faire l’école où l’homme apprenait à haïr tout homme qui ne parlait pas sa langue et habitait au-delà de sa frontière. Puis après, il mit bientôt en question la distance qui sépare le maître de l’esclave et les affranchit l’un et l’autre du joug des fausses traditions. En même temps qu’il accomplissait ce travail libérateur, il s’imposait comme la seule et légitime autorité à laquelle toute âme humaine doit volontairement se soumettre. Et ce n’est pas pour l’individu seul, mais également pour la société, que le Christianisme inaugure et rend plus impératives toutes les exigences de la loi. Il offre à tous l’Évangile de liberté et de grâce, et il fait pour tous de cette acceptation le devoir suprême.

L’autorité et la grâce sont donc les deux aspects sous lesquels le Royaume de Dieu se présente à nous. D’une part, il est la libre grâce de Dieu qui nous offre et nous promet le souverain bien, celui qui fait l’homme vrai, l’homme possédant tous ses droits et tous ses privilèges ; et de l’autre, il est l’autorité, la puissance divine qui commande et s’impose à toute conscience humaine. A ce point de vue, l’histoire n’a de valeur que pour autant qu’elle prépare l’ère nouvelle qui sera la réconciliation de l’autorité divine et de la liberté humaine. Liberté et autorité, grâce et soumission, telles sont désormais les données inséparables du problème dont la solution implique le bonheur des sociétés et de l’individu, et pour l’existence d’aujourd’hui et pour celle de l’au-delà. Cette réconciliation de l’homme et de Dieu dans la grâce et la liberté implique si bien la question suprême, l’affirmation de la véritable humanité, que tous sont obligés de reconnaître que les dates et les événements de l’histoire ne comptent et ne valent pour nous qu’en raison de leur influence sur le développement de la personnalité humaine dans ses rapports avec la divinité. Si retentissants que puissent être les grands événements qui changent et déplacent les aspects de la politique et les frontières des empires, ils ne valent, en définitive, que par le concours qu’ils peuvent apporter à ce grand et décisif intérêt. Et si grand il est, que l’on peut dire à l’honneur de l’homme que seul, il est l’histoire dans son immortelle valeur.

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