Méditations sur la Genèse

VI
Hors du Paradis

Genèse 3.20 à 4.16

I

Ce fut à la fois une peine et un bienfait pour les premiers hommes d’être chassés du paradis. Ils avaient acquis — mais d’une manière illégitime et pour leur malheur — la connaissance du bien et du mal. Demeurés dans le bien, ils y seraient aussi parvenus, mais sur la voie légitime, comme les anges qui sont restés fidèles dans l’épreuve pendant que Satan et les siens se séparaient de Dieu. C’est à ces créatures célestes plus rapprochées de lui et créées avant Adam, que l’Eternel fait allusion, quand il dit : « Adam est devenu comme l’un de nous, connaissant le bien et le mal. »

Mais un nouveau péril menaçait Adam. Plus une créature a de forces, plus elle peut agir en bien comme en mal ; l’influence de Satan n’est si redoutable que parce qu’il est un être immortel et qu’il possède des forces spirituelles éminentes. Si Adam, dans son état de péché et de révolte, s’était approprié le fruit de l’arbre de vie, il se fût par là mis en possession de forces supérieures, et il s’en fût servi pour le mal et non pour le bien. Pécheur et immortel tout ensemble, c’eût été là la pire des conditions pour l’homme. La légende d’Ahasvérus, le « Juif errant, » qui parcourt la terre sans pouvoir jamais mourir, est l’illustration de cette vérité.

C’est de peur que l’homme tombé ne s’emparât de l’immortalité en goûtant de l’arbre de vie et ne devînt pareil aux anges déchus, que Dieu le chassa du paradis. Plus encore que sa justice, sa Providence paternelle le voulut ainsi.

Le paradis subsista même après le départ des premiers hommes. L’Eternel plaça à l’orient du jardin « des chérubins qui brandissaient une épée flamboyante, pour garder le chemin de l’arbre de vie. » Peut-être, si l’homme se fût promptement relevé de sa chute, le paradis se fût-il rouvert devant lui et les chérubins l’y eussent-ils laissé rentrer. Rien de pareil n’eut lieu ; l’humanité tomba toujours plus bas ; le paradis et son quadruple fleuve, l’arbre de vie et les chérubins qui le gardaient, disparurent de la terre pour toujours. Mais Dieu a préparé pour ceux qui l’aiment un paradis plus beau, — celui où Paul fut ravi et où il entendit des paroles ineffables (2 Corinthiens 12.4). A celui qui vaincra, Jésus promet » de lui donner à manger de l’arbre de vie qui est dans le paradis de Dieu » (Apocalypse 2.7). L’immortalité qu’Adam n’a point obtenue, Jésus la tient en réserve pour les siens dans ce paradis céleste dont le jardin de Dieu n’était qu’une image et qui déjà nous est ouvert. Depuis que Jésus est remonté vers le Père, nous avons de nouveau accès à l’arbre de vie et nous goûtons déjà par son Esprit les prémices des fruits célestes que le royaume des cieux nous offrira en abondance.

II

L’Eternel donna à Adam et à Eve d’autres preuves encore de sa bonté. Avant de les faire sortir du jardin d’Eden, « il leur fit des robes de peaux et les en revêtit. » On n’explique pas suffisamment ce fait en disant qu’il voulait les protéger contre les intempéries auxquelles ils seraient exposés hors du paradis. Peu après, Abel offre à Dieu les prémices de son troupeau, et Dieu, accepte favorablement ce sacrifice. Or, un service que l’homme aurait inventé lui-même ne saurait plaire à Dieu ; un sacrifice que Dieu accepte doit avoir été institué par son ordre. Nous en concluons que c’est Dieu lui-même qui a appris à nos premiers parents à lui offrir des sacrifices ; et à cela sans doute se rattache ce vêtement de peaux. En leur ordonnant de lui apporter des offrandes, le Seigneur leur donna pour s’en vêtir les peaux des victimes. Ainsi fut couverte aussi bien la nudité extérieure que la nudité intérieure dont ils devaient rougir.

Comme chef de la création terrestre, l’homme avait déjà avant la chute une vocation sacerdotale. Mais si déjà alors il lui présentait des offrandes, c’est seulement après la chute que les sacrifices sanglants ont commencé par l’ordre de Dieu. Ces sacrifices expriment par un signe sensible ce que le Protévangile avait exprimé en paroles, à savoir que l’homme déchu ne peut parvenir à Dieu qu’à travers la souffrance et la mort ; que la victoire sur le péché n’est pas possible sans effusion de sang ; ils préfigurent l’Agneau sans tache qui s’offrira lui-même à Dieu dans une parfaite obéissance et nous réconciliera avec lui par son précieux sang et sa souffrance amère.

« C’est par la foi qu’Abel offrit un plus excellent sacrifice que Caïn, et qu’il obtint le témoignage d’être juste, Dieu approuvant ses offrandes » (Hébreux 11.4). C’est parce qu’il offrit son sacrifice dans une filiale obéissance aux ordres de Dieu, le regard tourné par la foi vers le Rédempteur promis, qu’Abel obtint la faveur de Dieu ; faveur qui se manifesta si clairement — quoique nous ne puissions dire comment — que Caïn lui-même ne put s’y tromper. L’Eternel avait donc pourvu aussi aux intérêts spirituels de nos premiers parents. Bannis du paradis, se nourrissant avec peine sur un sol ingrat, le Seigneur n’était pourtant pas loin d’eux et leur faisait encore sentir sa présence miséricordieuse.

III

On est d’autant plus effrayé de voir un crime comme le fratricide de Caïn se produire si promptement dans la première famille. Le serpent qui a séduit Eve et qui ne cesse de tendre des pièges à l’homme, révèle ici son vrai caractère. Jésus l’appelle « meurtrier dès le commencement » (Jean 8.44). Il s’est montré tel à l’égard de Christ ; tel déjà envers Abel. Il a calomnié Dieu auprès d’Eve ; il insinue à Caïn des mensonges tout pareils contre son frère. Caïn prête l’oreille aux discours du « père du mensonge. » La méfiance, l’envie, la haine s’emparent de son cœur, sans aucun motif raisonnable, « parce que ses œuvres sont mauvaises et celles de son frère justes » (1 Jean 3.12). Adam et Eve étaient loin de se douter jusqu’où le péché pourrait en venir un jour : ils vont le voir sous sa forme la plus terrible. Ils ne connaissaient pas la mort : pour la première fois elle leur apparaîtra, et sous son aspect le plus repoussant. Qui pourrait décrire leur douleur et celle de leurs enfants [note 6], lorsqu’Abel fut trouvé assassiné, lorsqu’il se découvrit que le meurtrier était Caïn, et que celui-ci, poursuivi par le juste courroux de Dieu, dut quitter pour toujours la maison paternelle ! Rien ne révèle mieux qu’un tel crime, ouvrant l’histoire de la famille humaine, combien profonde avait été la chute et combien misérable est notre race.

Caïn est le saisissant exemple du point où l’on arrive quand on nourrit de mauvaises pensées contre son frère et qu’on méprise les avertissements de Dieu. Bien avant d’en venir au meurtre, il doit avoir entretenu le péché dans son cœur. Si. Dieu n’accueillait ni lui ni son offrande, il y avait à cela quelque raison cachée. Son culte, extérieurement irréprochable, n’était point offert d’un cœur pur ; il s’y mêlait de l’hypocrisie. Lorsqu’il s’aperçut que son frère lui était préféré, de mauvais sentiments à l’égard d’Abel s’élevèrent avec force dans son cœur. C’est alors que Dieu l’avertit. Le péché était déjà là, semblable à une bête féroce guettant à la porte ; Caïn pouvait encore lui refuser accès et le repousser loin de lui. C’est ce qu’il ne fit pas ; il se moqua de l’avertissement et ouvrit lui-même la porte au péché ; au lieu de le dominer, il se mit sous sa puissance, et il n’eut plus que des pensées de malice et de meurtre contre son frère, comme Judas contre le Christ quand il eut laissé Satan entrer en lui (Jean 13.27). Quel sérieux appel à ne pas permettre que des pensées de haine s’élèvent dans nos cœurs contre nos frères ! Ce n’est pas pour rien que l’apôtre Jean nous écrit : « Ce qui vous a été annoncé dès le commencement, c’est que nous devons nous aimer les uns les autres. Ne faisons pas comme Caïn, qui était du Malin et qui tua son frère. Quiconque hait son frère est meurtrier et n’a pas la vie éternelle demeurant en lui » (1 Jean 3.11-15).

Caïn est d’abord plein d’insolence ; il a recours au mensonge : « Où est ton frère Abel ? — Je ne sais ; suis-je le gardien de mon frère ? » Mais lorsqu’il a entendu sa sentence : « Tu es maudit, et tu seras errant et vagabond sur la terre ! » alors il passe soudain à l’abattement le plus profond, et il s’écrie : Ma peine est plus grande que je ne la puis porter. » Tel est bien le cœur de l’homme : fier et lâche tout ensemble. Avant le péché, avant qu’éclate le jugement, plein d’orgueil, prompt à désobéir, à mentir et à se justifier ; puis, en face du châtiment, tremblant, désespéré, disant : Il n’y a plus de grâce pour moi ! — mais, dans l’un et l’autre cas, jouet des manœuvres de l’ennemi, qui d’abord le pousse à la révolte et ensuite le précipite dans le désespoir. C’est la voix du menteur qui dit-d’abord : Pèche seulement, tu ne risques rien ! — et ensuite, quand la faute est commise : Plus de pardon pour toi, ton péché est trop grand ! — Tout autre est le langage, de la vérité divine : « Mes petits enfants, je vous écris ces choses afin que vous ne péchiez point ; que si quelqu’un a péché, nous avons un avocat auprès du Père, Jésus-Christ, le juste » (1 Jean 3.11-15). S’il est dangereux de croire au premier mensonge du tentateur, il ne l’est pas moins de croire au second et de désespérer de la grâce de Dieu.

Il est très remarquable avec quelle mansuétude Dieu traite Caïn. Sa vie durant, il sera errant et fugitif, afin qu’il sente la malédiction qui pèse sur lui. Mais Dieu ne le tue pas, et il ne le fait pas tuer. La loi qui dit que quiconque verse le sang humain, son sang sera répandu par la main de l’homme » (Genèse 9.6), n’avait pas encore été donnée, et il n’eût d’ailleurs point convenu que Caïn fût mis à mort par son propre père ou par des frères plus jeunes, s’il en avait. Dieu se réserve donc le jugement, et nous ignorons quel a été ce jugement définitif, et si, après une vie de misère, Caïn n’a point obtenu, par une vraie repentance, le salut de son âme. Mais ce que nous apprenons par cette triste histoire de la première famille humaine, c’est combien fragiles nous sommes tous, nous et nos enfants, et à quels dangers exposés ; c’est que nous devons à la miséricorde et à la fidélité de Dieu seules d’avoir été gardés jusqu’ici, dans sa communion et que sur lui seul nous pouvons compter pour l’être jusqu’à la fin.

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