Méditations sur la Genèse

XXXVII
La Ruse de Jacob

Genèse 27.1-33

I

« Isaac aimait Esaü, parce qu’il mangeait du gibier ; et Rébecca aimait Jacob » (Genèse 25.28). Isaac est devenu vieux ; ses yeux se sont obscurcis ; Esaü, le fils aîné, est déjà puissant et considéré ; il se marie plus tôt que son frère, et il partage de bonne heure l’autorité du père dans la maison. Jacob est mis de côté ; il n’a d’appui qu’auprès de sa mère. Le mauvais vouloir des deux femmes cananéennes d’Esaü, qui causaient tant d’amertume à Isaac et à Rébecca, se tourne sans doute plus spécialement contre lui. Il est probable qu’Esaü ne remplaçait pas seulement son père dans l’administration de ses biens, mais qu’il exerçait en même temps le sacerdoce patriarcal. Ses habits précieux, soigneusement gardés dans la maison, paraissent avoir été les vêtements sacerdotaux, et le repas qu’il prépare devait sans doute être un repas de sacrifice. Isaac s’attendait à ce que le repas sacré, introduit par le sacrifice et la prière, lui communiquerait les forces de l’Esprit de Dieu ; et c’est bien en effet ce qui arriva.

L’intention d’Isaac, en bénissant Esaü avant de mourir, était de lui assurer pour toujours la position qu’il occupait déjà et de lui transmettre les promesses données à Abraham. Quant à la cession qu’il avait faite de son droit d’aînesse, ou bien Isaac n’en avait pas eu connaissance, ou bien il envisageait cet arrangement comme nul. Ce qui est surprenant, c’est qu’il semble avoir totalement oublié la parole du Seigneur : « Le plus grand sera assujetti au plus jeune, » à laquelle Rébecca s’en tenait et qui justifiait sa préférence pour Jacob. Abraham lui-même n’avait pas accepté sans peine que son fils aîné. Ismaël, ne fût pas son héritier. Le même fait se reproduit ici. Peut-être Isaac interprétait-il autrement la parole de Dieu, ou n’avait-il pas cherché à en comprendre la portée, parce qu’elle contredisait ses désirs. Les oracles de Dieu sont mystérieux tant qu’ils ne sont pas accomplis, et ses desseins toujours difficiles à comprendre pour le cœur de l’homme.

Rébecca et Jacob, qui saisissaient mieux le sens de la prophétie, auraient dû en remettre l’accomplissement à Dieu. Au lieu de cela, Rébecca a recours à l’habileté féminine et use de coupables artifices pour assurer et hâter l’accomplissement de la promesse en faveur de son fils. La conscience de Jacob résiste d’abord aux conseils de sa mère, mais les exhortations de celle-ci ont bientôt raison de ses objections. Ils réussissent à tromper le vieillard aveugle. Mais ils ne trompent pas l’Esprit de Dieu, qui descend sur Isaac après qu’il a mangé la viande et bu le vin du sacrifice, et qui lui fait prononcer les paroles prophétiques. La prophétie n’est pas le produit le la volonté humaine ; les paroles inspirées dépassent la compréhension de celui qui les prononce. Cette vérité, attesté par le Nouveau Testament (2 Pierre 1.21 ; 1 Pierre 1.10-11), se révèle déjà ici par les faits. En dépit du mensonge de Jacob et de l’erreur d’Isaac — qui croit bénir Esaü — le dessein de Dieu et sa prédiction s’accomplissent : la bénédiction — la bénédiction d’Abraham — est donnée au plus jeune, à Jacob.

Les biens matériels promis à Jacob sont en même temps les symboles de biens spirituels. La rosée du ciel est une image du Saint-Esprit ; le fruit abondant de la terre, que cette rosée fait pousser, représente la communauté des croyants : le froment et le vin symbolisent ces trésors de vérité et de joie qui sont le partage des saints. « Que des peuples te soient soumis, et que tu sois le maître de tes frères. » C’est la promesse de la royauté que les croyants partageront un jour avec Christ. « Quiconque te maudira, sera maudit. » C’est l’annonce de la croix, des opprobres et de la haine que Christ et les siens rencontrent en ce monde. Le juste n’est pas toujours maudit ; plus d’un traverse la vie sans rencontrer l’inimitié. Le monde s’accommode encore des vertus chrétiennes. Mais il y a deux choses qui provoquent la contradiction et la haine et attirent sur le croyant la souffrance, — deux choses que la bénédiction d’Isaac a en vue, — le don du Saint-Esprit et l’attente de l’avènement du règne de Christ. Quand la présence du Saint-Esprit et de ses dons devient manifeste et que l’espérance du retour de Christ s’affirme avec énergie, c’en est fait de l’amitié du monde. En promettant à ses disciples le Consolateur, Jésus ajoutait ces sérieuses paroles : « Ils vous chasseront des synagogues ; même le temps vient que quiconque vous fera mourir, croira rendre service à Dieu » (Jean 16.2).

La malédiction prononcée par un homme sur un autre homme est une chose terrible. Mais nous devons être prêts à la subir, s’il le faut. Celui qui veut hériter des biens célestes, ne doit pas avoir peur de se voir excommunier par les hommes. On peut y échapper pour un temps, mais non pour toujours ; sinon l’Ecriture ne s’accomplirait pas. Si les choses en viennent à ce point, n’en soyons donc pas scandalisés ; ne rendons pas malédiction pour malédiction ; remettons notre cause à Dieu, et plaignons ceux qui nous maudissent ; car — les paroles d’Isaac le disent — ils font du mal à leurs propres âmes. Il en est comme d’un homme qui jette une pierre en l’air : elle lui retombe sur la tête. — « Béni soit celui qui te bénira. » Cela s’accomplira quand le Roi prononcera cette sentence : « Venez à moi, vous les bénis de mon Père ; ce que vous avez fait à l’un de ces plus petits de mes frères, vous me l’avez fait à moi-même » (Matthieu 25.34, 40).

II

La bénédiction d’Abraham repose donc sur Jacob ; elle lui est peu après confirmée à Béthel par une apparition céleste. Cependant Isaac ne tarde pas à reconnaître l’erreur dans laquelle il est tombé. Mais il reconnaît aussi dans ce qui s’est passé la main du Seigneur. Le Saint-Esprit a parlé en lui avec puissance ; il n’ose ni s’irriter contre Jacob et le maudire comme celui-ci le craignait, ni retirer la parole qu’il a prononcée ou en changer la portée. « Je l’ai béni, et il restera béni. »

Mais que dire du rôle joué par Rébecca et Jacob ? Nous n’avons ni à excuser ni à atténuer leur péché. Ils se sont mis à la place de Dieu et ont usé pour une chose sainte de moyens impurs et condamnables ; s’ils se fussent attendus à Dieu, sans sortir de ses voies, il aurait en son temps tenu sa parole, et Jacob eût remporté légitimement et en bonne conscience la bénédiction à laquelle il tenait. Les détracteurs de la Bible n’ont pas ménagé leurs sévérités à Jacob, et il est probable que les femmes d’Esaü et d’autres Cananéens ne manquèrent pas de parler durement de celui qui avait volé la bénédiction de son frère. Mais ceux qui se permettent de jeter de l’opprobre sur l’Ecriture devraient commencer par se demander sous quel jour elle envisage ce fait et veut que nous l’envisagions. Certes, Dieu n’a pas sanctionné le mensonge ; il a pris soin que Rébecca et Jacob n’eussent aucun prétexte pour se croire innocents. Rébecca expie sa faute. Esaü menace de tuer son frère ; elle se voit sur le point de perdre ses deux fils à la fois, l’un tombant sous les coups de l’autre, et l’autre mis à mort comme meurtrier ou obligé de fuir pour toujours. Il faut qu’elle laisse son fils favori partir au loin. Vingt ans il demeure sur la terre étrangère ; autant que nous pouvons le savoir, elle ne le revit jamais. Les appels à la repentance n’ont pas manqué non plus à Jacob ; toute sa vie subséquente en est la preuve. « Chacun est puni par où il a péché. » Jacob a trompé son père ; cela lui est rendu par Laban, qui le trompe à son tour dans son salaire. Et put-il ne pas se souvenir encore de sa faute, lorsque, dans sa vieillesse, il s’aperçut combien ses propres fils l’avaient cruellement trompé, en lui envoyant dire : « Nous avons trouvé cette robe : vois si c’est la robe de ton fils ! »

Rébecca n’a donc pas hâté la bénédiction, ni aplani la carrière de son fils. Si elle l’eût engagé à demeurer dans la voie droite et à se confier en Dieu, le Seigneur serait intervenu ; il aurait parlé à Isaac ; Jacob aurait reçu la bénédiction sans fraude ; de grandes afflictions lui eussent été épargnées. Jacob est resté béni, non pas à cause, mais en dépit de sa ruse.

Dieu l’a châtié, mais il ne lui a pas retiré sa grâce. Il fait ainsi dans sa sagesse, afin que sa miséricorde soit glorifiée et que l’orgueil de l’homme soit humilié. Il manifeste sa fidélité envers Jacob, comme il le fait plus tard dans toute l’histoire du peuple d’Israël. Israël est ramené d’Egypte et de Babylone, non à cause de sa justice, mais par pure grâce ; Dieu le fait pour l’honneur de son nom, pour être fidèle à ses promesses, pour se révéler comme Celui dont l’alliance est éternelle. Son œuvre parmi les hommes risque toujours d’être souillée par ceux qu’il choisit pour ses instruments et pour porteurs de ses promesses. Aucune œuvre de Dieu ne s’est encore faite sur la terre — excepté celle accomplie par Jésus-Christ lui-même — qui n’ait été entachée d’infirmités et de vices par la main des hommes. Notre espérance ne peut donc se fonder que sur sa miséricorde et sa fidélité. Saisis par Christ, nous le saisissons à notre tour. Ayant reçu son appel, nous tendons à la vie éternelle, nous cherchons à le servir, nous voulons hériter les promesses. Il est vrai que, si Dieu veut entrer en jugement avec nous et nous imputer tout ce que nous avons mêlé d’insensé et de charnel à son service, nous ne pourrons, de mille articles, lui répondre sur un seul. Ce qui nous console, c’est sa patience et sa fidélité envers les patriarches, « Croyez que la patience de notre Seigneur est votre salut » (2 Pierre 3.15).

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