Hudson Taylor

ONZIÈME PARTIE
Mourir pour porter du fruit
1877-1881

CHAPITRE 64
Il marche devant eux
1879-1880

Mme Taylor était arrivée à Shanghaï. Durant tout son voyage, depuis le Shansi, elle avait été anxieuse, quoiqu'elle fût assurée que Dieu la conduisait. Son mari était-il en route pour la Chine ? Était-il malade et avait-il un pressant besoin d'elle, comme le lui avait montré un rêve étrangement précis ? Et comment pourrait-elle l'aider le mieux ?

À seize cents kilomètres du port où il devait aborder, elle se sentait douloureusement éloignée ; quoiqu'il l'eût informée d'avoir à l'y rejoindre, pour parcourir les provinces du Nord, elle savait combien il était improbable qu'il pût éviter de répondre aux besoins des populations côtières. L'œuvre qu'elle avait entreprise pour les orphelins affamés était solidement établie, et les missionnaires de la capitale (Taiyüan) avaient été rejoints par leurs femmes, de sorte que sa présence n'était plus aussi nécessaire. Et son rêve, ajouté à d'autres indications, l'avait décidée à franchir les montagnes et à retourner à Shanghaï, afin d'être à portée, quoi qu'il advint.

Tout la poussait à des prières ardentes et précises en faveur de son mari. Celui-ci était tombé si gravement malade qu'un docteur de Singapour doutait qu'il fût encore en vie en arrivant à Hongkong. Il décida cependant de poursuivre sa route, et la nouvelle de la présence de Mme Taylor à Shanghaï, alors qu'il la croyait bien loin, le réconforta et l'aida à achever son voyage. Ses lettres aussi l'encourageaient.

J'ai placé devant l'Éternel, écrivait-elle peu après avoir atteint Shanghaï, quelques-unes des nombreuses difficultés qui t'attendent et j'ai pu y penser avec quelque joie. Quel triomphe ce sera pour l'œuvre et la puissance de notre Dieu ! avec quelle clarté nous distinguerons Sa main ! Puisse-t-Il te garder de tout souci et te soutenir, dans l'attente des victoires certaines  !

Ne crois-tu pas que si nous ne laissons aucune influence nous priver de la communion avec le Seigneur, nous pourrons vivre une vie de continuels progrès, dont l'écho nous reviendra de tous les champs de mission ? J'ai compris, ces derniers mois, que la partie la plus importante de notre tâche est celle qui est invisible, sur la montagne de l'intercession. Notre foi doit remporter la victoire pour les compagnons d'œuvre que Dieu nous a donnés. Ils livrent la bataille visible, nous devons livrer l'invisible. Devons-nous ambitionner moins qu'une victoire perpétuelle quand elle est pour Lui et que nous luttons en Son nom ?

Grâce à la chaloupe de M. Weir, Hudson Taylor fut porté sans fatigue jusqu'à l'entrée de la Maison de la Mission, qui était alors au bord du Soochow. Il trouva toute une société qui l'attendait. Chacun avait des besoins ou des problèmes spéciaux à exposer ou à discuter. M. et Mme Dalziel, qui avaient la charge de la maison et de l'administration, ouvraient largement leur demeure aux marins parmi lesquels une œuvre encourageante se poursuivait. Cela convenait parfaitement à la troupe pleine d'ardeur qu'Hudson Taylor avait amenée avec lui et dont plusieurs membres décidèrent de consacrer à la prière et à la louange la première nuit qu'ils passaient en Chine. Ils s'assemblèrent dans une chambre voisine de la sienne et y passèrent des heures mémorables et bénies, sans se rendre compte que, pour le malade, de l'autre côté de la paroi, c'étaient des heures d'insomnie et de souffrance. Mais a aucun prix Hudson Taylor n'eût voulu les interrompre, bien que ce ne fût guère, pour lui, la meilleure préparation aux journées si remplies qui l'attendaient.

Dans la joie du revoir, il se proposait de visiter premièrement les stations et d'aider les trente-quatre nouveaux missionnaires qui avaient été envoyés pendant son séjour en Angleterre. Mais l'effort qu'il fit dépassait ses forces et, quinze jours après, il fut si malade que sa vie se trouva de nouveau en danger. Le médecin conservait peu d'espoir si l'on ne pouvait immédiatement transporter le patient dans un climat plus favorable. L'été approchait. Il était inutile d'essayer de rester dans la vallée du Yangtze. Le port de Chefoo, au nord, libre et plus frais, s'offrait comme le meilleur refuge ; mais, comment l'atteindre ?

Ce fut un voyage angoissant, dès le lundi soir où l'on s'embarqua, durant les longues heures du mardi, tandis qu'on avançait lentement dans le brouillard épais et que la sirène résonnait mélancoliquement, et spécialement durant la seconde nuit. Tout le lait emporté pour le malade se gâta, bien qu'il fût bouilli et placé dans la glacière. Hudson Taylor était si mal qu'il pouvait à peine prendre quelque nourriture et sa femme craignait qu'il ne fût trop faible pour être débarqué à Chefoo. Si épuisée qu'elle fût, elle n'osait dormir, car il ne pouvait faire un mouvement et avait de fréquentes syncopes.

Dans ma détresse, je criai à Dieu de m'aider, écrivait-elle à Mlle Desgraz à Chinkiang. Je Lui demandai de permettre que mon mari pût s'alimenter comme nous, ou, de me montrer ce que je pouvais faire pour lui, ou de le fortifier sans qu'il prît rien. Je Le suppliai aussi de dissiper le brouillard et puis, s'Il aimait Son enfant, de se charger de la responsabilité que je ne pouvais porter. Je me disais que Dieu est un refuge et une forteresse. La pensée qu'Il fait bien toutes choses me réconforta. Alors je parlai à mon mari et pus le décider à prendre un peu de nourriture. Dans la nuit, je lui donnai une tasse d'arrowroot et, le lendemain, il fut décidément mieux... Cet après-midi, je montai sur le pont et rencontrai un officier avec lequel je pus avoir un entretien sérieux sur les choses spirituelles. Je parlai d'abord de l'amélioration de la température et il me dit : « Oui, ce fut surprenant ; vers neuf heures trente le brouillard disparut et nous avons eu un splendide clair de lune. » Or, c'était entre neuf heures et neuf heures trente que j'avais prié à ce sujet, avant d'aller me reposer.

Le lendemain, elle ne put se défendre de quelque anxiété en approchant de Chefoo. Le navire ne s'arrêtait qu'une heure et le temps manquait pour chercher où l'on pourrait débarquer le plus aisément. En hâte, Mme Taylor s'enquit de l'officier des douanes, un bienveillant chrétien dont elle avait fait la connaissance en rentrant du Shansi, mais il ne put venir à bord. La maladie qui le retenait chez lui la priva d'une main secourable au moment où elle en avait le plus besoin. Quelle douleur d'avoir à transborder sur un sampan indigène tous leurs effets et de débarquer son cher malade sans savoir où aller ! Le navire, cependant, serait arrivé quelques heures plus tôt si le brouillard s'était dissipé auparavant et il eût fallu débarquer au milieu d'une froide nuit. Ainsi, le soleil du matin était un gage de l'amour de Celui qui avait marché devant eux et qui connaissait tous leurs besoins. Étendu dans le petit bateau, tandis que ses compagnons étaient en quête d'un logement, combien Hudson Taylor était loin de se représenter quel secours et quel réconfort devaient apporter à ses collaborateurs sa maladie et sa triste arrivée ! Il était revenu en Chine plein de l'espoir d'étendre son activité, spécialement en ce qui concernait l'œuvre des femmes. Le succès qui avait répondu aux efforts de Mme Taylor prouvait que l'intérieur du pays n'était pas moins accessible au ministère féminin. Ayant envoyé sa propre femme, il se sentait d'autant plus libre d'encourager les autres à suivre cet exemple. Mais il avait devant lui une tâche immense, une lourde responsabilité qui réclamait tout son temps et toutes ses forces. Ne fallait-il pas entrer en contact personnel avec les nouveaux ouvriers et reprendre en mains toutes les anciennes stations, afin de savoir où le renfort était nécessaire et qui pouvait le mieux être employé pour l'œuvre d'extension ? Et voici, il était couché, impuissant ; bien qu'il l'ignorât, heureusement, de longs mois devaient s'écouler encore avant qu'il pût quitter de nouveau ce silencieux rivage.

Ce rivage de l'attente paisible, quel secours il allait apporter à la solution pratique du problème consistant à faire pénétrer l'Évangile dans l'intérieur ! Des maisons missionnaires, semées un peu partout, comme des foyers de lumière et d'amour au milieu du peuple, voilà ce qu'Hudson Taylor avait hâte de voir dans tout l'intérieur de la Chine. Et quel autre problème encore que celui des petits enfants nés dans de telles demeures, non seulement pour la joie et l'encouragement de leurs parents, mais comme inappréciable apport dans l'œuvre à laquelle ceux-ci consacraient leurs vies ? Comment répondre au besoin, qui se ferait sentir dans un proche avenir, de trouver pour ces petits un climat plus favorable que les cités de l'intérieur ? Comment organiser leur éducation physique et intellectuelle pour ne pas les soustraire complètement à l'influence des parents devant rester en Chine ? Comment assurer de temps à autre du repos à ces parents et aux autres membres de la Mission, et une maison où retrouver la santé dans les cas de maladie ? Tout cela, il ne pouvait que l'entrevoir obscurément et il n'imaginait pas encore la série de bâtisses qui s'élèveraient sur ce rivage lointain : hôpital, sanatorium, écoles de la Mission, foyers heureux et pleins de vie, d'où découlerait pendant de longues années une force bienfaisante qui s'étendrait jusqu'aux extrémités de la terre.

Mais le Seigneur savait, prévoyait, préparait tout cela. Ne répondait-Il pas déjà aux prières innombrables qui devaient préparer et entourer chacune de ces jeunes vies alors que, par amour pour Christ, les parents ne pouvaient, pour leurs enfants, faire autre chose que de prier ? De tels sacrifices sont d'un grand prix aux yeux du Père céleste.

Cependant, Mme Taylor avait reçu une cordiale bienvenue chez M. Ballard, qui ne souffrait que d'une indisposition passagère. C'était un homme jeune, qui venait de se marier, et il y avait de la place pour les visiteurs dans sa demeure accueillante. Le groupe missionnaire y trouva bientôt un vrai foyer.

À l'abri d'une haute falaise et tout à fait sur le rivage, c'est ainsi que Mme Taylor décrivait ce milieu nouveau pour elle. M. Taylor supporta le voyage mieux que je ne m'y attendais. Au bout de peu de temps, la pensée qu'il prenait du repos chez des amis, dans un endroit aussi agréable, le restaura et chaque heure amenait une amélioration. Tout est si calme ici, dans la seule compagnie de M. et Mme Ballard. M. Taylor peut s'asseoir sur la véranda, aspirer l'air de la mer et reposer son regard sur les collines qui entourent la baie.

L'été suivant fut particulièrement éprouvant. Rares sont ceux qui se souviennent d'une saison plus chaude en Chine. Le travail, tel qu'Hudson Taylor l'avait conçu, dans la vallée du Yangtze, lui aurait sans doute coûté la vie. La maladie de plusieurs de ses collaborateurs lui faisait désirer ardemment de partager avec eux le réel bienfait qu'il tirait de son séjour à Chefoo. Plusieurs des jeunes missionnaires nouvellement arrivés y furent d'abord envoyés et un bâtiment inutilisé, appelé le Bungalow, fut réquisitionné. Avec ses trois petites chambres et un magasin vide, il fut bientôt occupé par un groupe d'étudiants. Puis on obtint, pour ceux-ci, des locaux sur le beau promontoire couvert de villages chinois qui fermait la baie. Il était temps car, avant même que les jeunes gens eussent pu l'évacuer, le Bungalow fut réclamé par d'autres habitants.

Au loin, à Wuchang, M. et Mme Judd ployaient sous la tâche et la chaleur accablante ; ils paraissaient sur le point d'être, obligés de regagner l'Angleterre avec leur famille. « Venez ici si vous le pouvez », leur écrivit Hudson Taylor, en leur disant combien Chefoo avait merveilleusement répondu à ses propres besoins. Mais il fallait prier pour que le chemin leur fût ouvert, car il n'avait, à ce moment, pas d'argent à leur envoyer pour le voyage.

Dans ces circonstances, M. Judd trouva une occasion de vendre des meubles inutilisés ; le montant de la vente lui permit de descendre le Yangtze, avec sa femme malade et ses cinq enfants, et d'atteindre le port où un chaud accueil l'attendait.

Hudson Taylor jouissait presque autant que leurs parents de voir ces enfants jouer sur la plage. Il désirait fort procurer le même repos à d'autres collaborateurs et à leurs familles, mais aucun logement ne se présentait, sauf le Bungalow, où M. et Mme Judd s'accommodaient de leur mieux aux nécessités du moment. Avec des caisses ils firent des chaises et des tables et, la nuit, ils étendaient leur literie chinoise sur le plancher.

Hudson Taylor était alors si bien rétabli qu'il crut pouvoir descendre à Chinkiang où l'Évangile se répandait. Pendant sa maladie, le Seigneur Lui-même avait poursuivi Son œuvre. Son heure était venue d'ouvrir les portes de la foi aux femmes qui avaient si longtemps attendu, dans ces nouvelles provinces. À tout prix, l'Évangile devait leur être apporté et les messagers étaient prêts. Providentiellement, ce furent les pionniers eux-mêmes qui préparèrent le terrain. Après des voyages répétés, l'intérieur du pays leur devint accessible comme les districts plus proches de la côte. Ayant réussi à obtenir des maisons, ils se sentirent chez eux au milieu du peuple et se rendirent compte des avantages qu'offriraient des stations bien établies. Quoi de plus naturel pour eux que de vouloir se marier et prendre comme compagnes et aides-missionnaires, dans ces régions écartées, des femmes venues du dehors ? À cela, Hudson Taylor, qui avait ouvert la voie, ne pouvait faire aucune objection. Quand il revint, en août, dans la vallée du Yangtze, un jeune couple était déjà parti pour le Nord-Ouest lointain et d'autres se préparaient pour de semblables voyages.

Allant de Chefoo à Shanghaï, le vaisseau qui portait Hudson Taylor essuya une épouvantable tempête, et fut bien près de sombrer. Ce fut un des plus terribles typhons qui eussent jamais été enregistrés dans ces parages, et le vaillant missionnaire lui-même était dans la perplexité. Il savait que le bateau n'était pas solide et, tout en priant avec ferveur pour le salut de tous les passagers et du navire, il mit sa ceinture de sauvetage afin d'être prêt. Puis une grande paix inonda son âme dans l'assurance que ses prières, adressées à Dieu dans le nom de Jésus, seraient exaucées.

J'eus une bonne nuit, beaucoup plus calme et reposante que la précédente. Un peu avant une heure du matin, j'eus l'assurance que Dieu répondait à la prière. Avec un vif intérêt, j'appris de la bouche d'un des officiers que le baromètre, qui était descendu très bas, commençait à monter à une heure du matin. J'avais demandé à Dieu d'abréger la tempête, si telle était Sa volonté.

Il passa un mois bien rempli à Shanghaï et à Chinkiang ; il alla aussi à Yangchow où il modifia ses anciens plans en vue de les adapter à une œuvre plus conquérante.

Dans chacune de ses lettres à sa femme, il exprimait sa reconnaissance d'avoir pu revenir et de constater l'intervention du Seigneur en tant de points délicats. Son intention était d'aller à Hankow malgré une nouvelle vague de chaleur. Puis, la correspondance s'arrêta. Pour la quatrième fois en quelques mois, la maladie parut arrêter définitivement cet inestimable service chrétien. Mais cette vie, qui n'avait pas atteint son maximum d'utilité, fut encore prolongée. Grâce à ses soins dévoués, de jour et de nuit, Rudland réussit à conduire son malade à Shanghaï, puis, avec un bateau de cabotage, à Chefoo. Là, le climat bienfaisant fit à nouveau des merveilles. Bientôt Hudson Taylor fut amené, par un projet qui s'imposait à lui, à passer beaucoup de temps en plein air.

Tandis qu'il jouissait, chaque jour, de cette longue bande de rivage sablonneux, il ne pouvait manquer de voir combien il serait important pour la Mission d'avoir là un sanatorium et, peut-être, un jour, une école pour les enfants des missionnaires. Mais il savait par expérience combien il est difficile d'acquérir du terrain en Chine. Il se contentait donc de jeter des regards de désir sur les collines où un coin, retiré, un champ de haricots, en pente douce, offrait un emplacement idéal. Il devait même s'abstenir de s'y rendre trop souvent, afin de ne pas en faire hausser le prix, par la perspective d'une possibilité d'achat. Or, un jour, tandis qu'il s'y promenait avec M. Judd et qu'ils en admiraient la situation, un paysan s'approcha et leur demanda, a leur vive surprise, s'ils désiraient l'acquérir. Il offrait, à un prix raisonnable, précisément ce champ de haricots convoité.

Le marché fut aussitôt conclu, avec une extraordinaire facilité, écrivit M. Judd. L'argent fut compté et nous prîmes possession du champ, traversé par un courant d'eau fraîche. Les voisins se montrèrent disposés à vendre aussi de leurs champs, de sorte que nous acquîmes à bon prix tout ce dont nous avions besoin.

Comment utiliser le plus économiquement, en vue d'y bâtir un sanatorium, le terrain pour lequel Hudson Taylor s'était contenté de prier ? Les pierres, les briques, le bois de charpente, apportés de loin, coûteraient fort cher, et sur place on ne pouvait rien se procurer.

« Taillons nos pierres et faisons nous-mêmes nos briques », dit-il, étant lui-même son propre architecte.

Nous n'avions, écrivit M. Judd, aucune expérience de la construction ; nous fîmes tailler des pierres dans le ravin, et fabriquâmes des briques avec la terre. Puis nous pûmes utiliser les épaves d'un navire, le Christian, qui avait fait naufrage dans la baie. Construit en chêne et en pin de Norvège, il servit à merveille nos desseins. Le pont nous fournit les chevrons et la mâture les grosses poutres. Je me souviens qu'un journal de Shanghaï fit la remarque que le Christian avait cessé de naviguer pour se joindre à la Mission à l'Intérieur de la Chine. D'un autre navire coulé, l'Ada, nous achetâmes du bois de teck qui nous servit pour les planchers. Les boiseries des cabines procurèrent un splendide buffet. Nous achetâmes des portes, des serrures, des placards et tout et que nous voulûmes à deux dollars. le quintal. Nous adaptâmes les portes aussi bien que possible, trouvâmes des clefs pour les serrures et bouchâmes de notre mieux les trous que les boulons avaient laissés dans le bois. Je ne prétends pas que la maison fût bien bâtie, mais, étant donné notre manque d'expérience, elle allait fort bien. Cinq chambres en bas, cinq en haut, avec des dépendances et des galeries de repos, le tout à fort bon compte et les Européens, étonnés de la rapidité avec laquelle la maison s'était achevée, avaient peine à en croire leurs yeux.

Ce changement complet d'occupation et les longues heures passées en plein air contribuèrent beaucoup à fortifier la santé d'Hudson Taylor.

Quel affairement ! écrivait Mme Taylor ; maçons, faiseurs de briques, tailleurs de pierres, charpentiers, ont leurs chantiers. Il faut surveiller les travailleurs pour éviter les dépenses inutiles et les erreurs. Les jeunes hommes y trouvent, pour la langue, une école de premier choix et ils paraissent deux fois plus robustes qu'à leur arrivée. L'Évangile est expliqué tous les jours aux travailleurs, dans une sorte de culte de famille élargi ; le dimanche ils se reposent, à demi-paie, et l'on tient pour eux un ou deux services. C'est une excellente occasion pour nos jeunes amis de pratiquer l'Évangile, aussi bien que d'en parler, car leur patience est souvent mise à une rude épreuve.

Tels furent les débuts des écoles de Chefoo justement célèbres aujourd'hui. Deux des fils de M. Judd, actuellement missionnaires, en ont été les premiers élèves et Lao-Chao, un des constructeurs du début, converti, devint le fidèle chef d'un nombreux personnel auxiliaire. Peu à peu, hôpital et maisons privées, école après école, sanatorium, sortirent du sol, faisant de ces pentes ensoleillées, de ce rivage silencieux, le théâtre d'une joyeuse activité. Là, sous la direction de maîtres habiles, la Mission conduit les enfants de l'école maternelle à l'université, et leur donne, en même temps, avec une éducation chrétienne, tous les avantages possibles de la vie de famille. Les frères et sœurs se retrouvent après les heures de classe et les parents viennent de temps en temps se reposer au sanatorium.

Au milieu de tous les travaux, Hudson Taylor ne perdait pas de vue son but principal et, laissant à M. Judd le soin des constructions, il repartit, dès que sa santé le lui permit, pour le poste avancé de la Mission, à Wuchang.

Les demoiselles missionnaires qui étaient parties pour l'intérieur, par groupes de deux, quelques mois auparavant, se mettaient à l'œuvre pour la première fois Parmi les femmes de l'Ouest et du Nord-Ouest, Hudson Taylor sentait l'importance de cette activité. Jamais il n'avait pris une initiative qui nécessitât plus de foi au Dieu vivant. Quoi ! envoyer de jeunes femmes célibataires, sans défense, au milieu des dangers, des privations d'une vie rude et solitaire, dans l'intérieur lointain de la Chine ? Leur faire entreprendre de périlleux voyages qui duraient des semaines et des mois, les condamner à l'isolement dans des cités populeuses, à des centaines de kilomètres de tout Européen ? La responsabilité était lourde et il la sentait vivement. Mais il n'était qu'un serviteur et non point le Maître. Si des femmes étaient prêtes à partir à l'appel de Celui-ci, lui, du moins, ferait tout pour les aider.

Pendant son voyage avec M. Coulthard en litière à mulets, de Chefoo au Grand Canal, Hudson Taylor eut le loisir de réfléchir et de prier. En trois semaines et demie, il arriva à Chinkiang par les chemins les plus raboteux, logeant dans des auberges si misérables qu'il fallait disputer aux mulets les oreillers de paille sur lesquels les voyageurs dormaient. Malgré la fatigue et le froid de Noël, le jeune missionnaire, s'il s'éveillait assez tôt, voyait chaque matin la petite lumière allumée, témoin de l'heure paisible qu'Hudson Taylor consacrait à la Parole de Dieu.

Quand il atteignit Wuchang, nombre de membres de la Mission s'y trouvaient. Ils se réunissaient chaque jour pour la lecture de la Bible et la prière, les cœurs oppressés par les besoins des travailleurs isolés, dans les postes avancés. À seize cents kilomètres en amont du Yangtze, M. et Mme Nicoll avaient atteint Chungking, où Mme Nicoll était la seule étrangère dans la grande province du Szechwan. M. et Mme Georges Clark étaient allés, à dix-sept jours de voyage, jusqu'à la capitale de Kweichow, où M. Broumton travaillait seul. Ce dernier poste, extrêmement éloigné, fort isolé, se trouvait sur la route que devait suivre M. Trench, dans un prochain voyage d'évangélisation. Aussi M. Trench s'offrit-il à servir de guide aux deux dames qui désiraient s'y rendre. Mme William McCarthy dont le mari, désigné, pour cette province, venait de mourir, ne demandait qu'à consacrer sa vie à ce qui devait être leur tâche commune et Mlle Kidd tenait à l'accompagner.

Le dernier culte pour les recommander à Dieu fut profondément solennel, écrit M. Coulthard : nous ne pensions pas au danger, mais M. Taylor songeait aux conséquences possibles et son cœur en était troublé.

Comme la route traversait le Hunan, où la population était hostile aux étrangers, M. Baller accompagna la petite troupe. Quand vint, d'un autre côté, une demande de secours, aucune escorte de missionnaires n'était disponible. Il ne restait que Mlle Wilson, pour accompagner Mlle Fausset qui, avec un beau courage, s'apprêtait à faire un voyage de trois mois en bateau, dans un pays où ne se trouvait aucun étranger, pour porter secours à Mme King. L'aspect vénérable, aux yeux des Chinois, de Mlle Wilson, âgée et à la chevelure argentée, permettait à ces dames de se mettre en route sans escorte. Elles se déclarèrent prêtes à partir, sous la seule protection du Seigneur. Ces mots sont faciles à écrire, plus faciles encore à lire ; mais ceux-là seuls qui ont su, par expérience, ce qu'étaient de tels voyages, en ce temps-là, peuvent apprécier cette entreprise. Hudson Taylor le savait ; pourtant il encouragea ces vaillantes femmes et il assuma la responsabilité de les laisser partir.

Ce ne fut pas à la légère : il loua lui-même le bateau, et fit tous les préparatifs, jusqu'à rouler de ses propres mains leur literie. Il passa à bord la première nuit, au milieu de la flottille qui encombrait l'embouchure du Han, partageant la seule cabine disponible avec un garçon lépreux qui s'était converti et fut un auxiliaire inappréciable. Ce ne fut que lorsque le bateau vogua sur le Han qu'Hudson Taylor, après avoir prié, se glissa dans son petit sampan et disparut. Jamais voyageurs ne furent plus fidèlement escortés que ces deux servantes de Dieu ne le furent par ses prières. Jour et nuit, il les accompagnait en esprit ; elles le savaient, et Mlle Fausset n'oublia jamais l'accent avec lequel il lui dit, lors de leur première rencontre :

« J'ai prié pour vous des milliers de fois. »

Une joie inexprimable remplit son cœur quand il apprit que, dans ces stations lointaines, les missionnaires gagnaient l'affection du peuple.

Je ne puis dire, écrivait-il à sa mère au mois de juillet, avec quelle joie je vois l'œuvre s'étendre et se consolider, dans les régions reculées de la Chine. Il vaut la peine de vivre et de mourir pour cela.

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