Histoire de la Théologie Protestante

1.2.3. L’éducation et la science chrétiennes

Au mouvement intérieur de l’Église, à l’effervescence spirituelle des âmes, aux travaux secrets du cabinet et du cloître, qui préparent au sein des communautés religieuses l’œuvre biblique de la Réforme, correspondent dans la société civile une recrudescence de curiosité et de vie, et une renaissance scientifique et intellectuelle. L’humanisme a revêtu, en Italie, un caractère frivole et païen, hostile à l’esprit de l’Évangile. Il a dû, lui aussi, se purifier par l’expérience et par l’épreuve, pour s’unir sous une forme plus parfaite aux agents mystiques et bibliques de l’œuvre de préparation. L’humanisme a assuré l’émancipation intellectuelle de l’humanité, dissipé les ténèbres de la superstition, et rendu le moyen âge impossible à force de ridicule. Il a, lui aussi, présenté des caractères sérieux et austères dans toute une école de savants chrétiens et convaincus, les Jean de Goch, les Jean de Wesel, les Jérôme Savonarole, et surtout Jean Wessel, dont l’enseignement populaire, religieux, biblique et scientifique tout à la fois, exerça une influence énorme sur ses contemporains.

Pleines de dégoût pour la profonde ignorance et la paresse honteuse des moines, et animées d’un esprit de réaction sérieuse et chrétienne, les communautés libres des Pays-Bas développèrent dans leur sein le goût des études fortes et nourries. Leur piété simple et familière, leurs écoles, leurs bibliothèques exercèrent sur le peuple une influence aussi profonde qu’efficace. Beaucoup des précurseurs de la Réformation leur furent redevables de leur science et de leur piété. La soif d’enseigner éveilla dans les âmes une soif ardente d’apprendre ; plus d’un professeur compta dans sa classe jusqu’à huit cents et mille élèves. Le mouvement, d’abord vagué et indécis, reçut une impulsion irrésistible du réveil des études classiques. L’empire grec ne périt pas tout entier dans l’épouvantable désastre de 1453. Semblable à un sapin séculaire, il étendit au loin des semences de science, de littérature, de poésie, qui devaient lever bientôt dans un terrain fertile et bien préparé. L’imprimerie venait d’être découverte ; par elle, les idées nouvelles se répandirent dans le monde avec la rapidité de l’éclair. Elles prirent immédiatement la place de la scolastique expirante, dont la dernière heure venait de sonner, et offrirent de nouveaux aliments à l’activité et à l’impatience fiévreuse des intelligences. Jamais, à aucune époque du monde, ne s’est manifestée, sous une forme aussi éclatante, l’action mystérieuse de la Providence, qui fait, quand l’heure marquée par elle d’une grande révolution a sonné dans le monde, converger vers sa réalisation les causes les plus diverses et les plus étrangères. L’histoire de cette période, dont la grandeur confond l’imagination et fait battre le cœur d’enthousiasme, nous présente une succession rapide d’inventions et de découvertes, qui semblent indépendantes et isolées l’une de l’autre, apparaissent sur les points les plus éloignés du globe, tout en s’enchaînant et en se complétant, et finissent, dans leur ensemble inattendu, par accomplir au sein de l’humanité une transformation immense. Seule la Réformation nous donne l’explication de ces manifestations simultanées ; seule elle leur communique la valeur inappréciable et immense que l’humanité reconnaissante leur a assignée. Sans doute l’invention de la poudre à canon, de la presse, la découverte de l’Amérique, la renaissance des études classiques ont eu pour résultat commun l’adoucissement des mœurs, la disparition de la barbarie du moyen âge, l’extension des connaissances, le triomphe de la classe moyenne. Dans leur ensemble elles ont fait faire un pas immense à la civilisation européenne. Néanmoins, elles n’ont porté tous leurs fruits et développé toutes leurs conséquences fécondes que dans les contrées où elles sont devenues, entre les mains des réformateurs, des armes offensives et défensives. La barbarie des chevaliers du moyen âge est brisée par les armes nouvelles, mais le peuple devient la victime de l’absolutisme monarchique. L’Espagne, qui prit la plus grande part à la découverte du Nouveau Monde, transforma bientôt ses trésors en un poison mortel pour sa moralité et pour son industrie. L’Italie, cette patrie poétique et idéale de la renaissance artistique et littéraire, a produit dans ces divers domaines des chefs-d’œuvre dignes de l’antiquité, et dont on n’a pas encore retrouvé le secret ; mais, à la vérité, si l’élégance et la politesse se sont substituées chez elle à la rudesse du passé, ces œuvres immortelles, demeurées étrangères à l’inspiration religieuse, se sont transformées en des causes profondes de démoralisation et d’ignorance. On a vu ses artistes et ses savants couvrir d’un vernis trompeur l’athéisme et la frivolité, enseigner à l’humanité les raffinements d’une vie somptueuse sans grandeur et sans élévation, implanter dans les esprits les erreurs les plus monstrueuses, favoriser, enfin, les empiétements d’un clergé ignorant et de princes corrompus. Bientôt, toutefois, punis eux-mêmes par où ils avaient péché, ils ont pu voir se tarir dans leur âme les sources de leur inspiration, et sont tombés victimes d’une corruption qu’ils avaient répandue autour d’eux. Quel spectacle différent nous présentent les races germaniques des deux parties du monde, et surtout l’Allemagne, qui sut associer, dans une union féconde, le plus parfait épanouissement des arts et des sciences aux conquêtes grandioses de la Réformation.

Ils étaient rares, au moyen âge, les théologiens capables de lire les Écritures dans les langues originales : le latin de la Vulgate constituait le plus souvent leur bagage philologique. Quand les novateurs voulurent contrôler les enseignements de l’Église romaine à la lumière de la parole sainte, les études classiques et orientales leur furent d’une grande utilité. Contentons-nous de nommer, pour l’Ancien Testament, Jean Reuchlin, créateur de la première grammaire hébraïque sérieuse ; pour le Nouveau Testament, Erasme, qui consacra ses profondes connaissances linguistiques au texte, à l’exégèse et à la paraphrase du Nouveau Testament, et devint le chef d’une école dont les principaux représentants étaient appelés à exercer une action plus directe sur l’œuvre de la Réforme.

La philologie ne pouvait, à elle seule, donner naissance à la Réforme. L’esprit d’Erasme, impuissant à fonder une œuvre durable, ne pouvait que flageller la superstition, et en démasquant l’ignorance, qu’arracher ses armes à la barbarie. Nous devons signaler avec respect plusieurs générations de savants, qui, pour la plupart, occupèrent des chaires dans les nombreuses universités fondées au quinzième siècle, et qui cherchèrent à présenter au monde, sous une forme scientifique et systématique, les doctrines religieuses, dont le principe réformateur n’avait, jusque-là, exercé qu’une influence indirecte et obscure. Ces hommes ont fait faire au mysticisme le pas décisif dont nous avons en son lieu signalé l’impérieuse nécessité. Les meilleurs théologiens du quinzième siècle se sont toujours plus rapprochés du dogme fondamental qui allait devenir le mot d’ordre de la Réforme, le dogme de la justification par la foi. Grâce à leurs connaissances scripturaires, et à leur esprit scientifique, ils permirent à l’esprit humain de saisir et d’embrasser dans sa profondeur l’essence du christianisme, de la personne et de l’œuvre de Jésus-Christ, et de la foi. On doit aussi, pour leur rendre pleine et entière justice, étudier de près les immenses difficultés contre lesquelles ils se virent appelés à lutter. Il est facile de voir, en lisant l’histoire de cette période de transition, avec quelle lenteur les principes de l’Évangile se dégagèrent des liens séculaires de la scolastique, combien leur triomphe fut, en plusieurs points importants, partiel et imparfait, combien des erreurs, en apparence légères, paralysèrent l’essor de l’esprit réformateur, combien enfin une réaction aveugle contre les abus du catholicisme fit retomber les esprits les plus ardents dans des erreurs plus grandes encore. Jean de Goch (Jean Pupper, natif de Goch, dans le pays de Clèves), mort en 1475, et Jean de Wesel, mort en 1481, sont les premiers dont les écrits renferment quelques éléments de la théologie nouvelle. Jean de Goch traita les questions anthropologiques et sotériologiques dans l’esprit de saint Augustin. L’incertitude et l’impersonnalité du mot grâce, dans saint Augustin, favorisait autant la conception magique du catholicisme clérical que la notion. purement chrétienne. Jean de Goch lui substitue le terme du Saint-Esprit, pour établir sur une base inébranlable les relations libres et spontanées de Dieu avec sa créature, et pour garantir contre les empiétements de l’homme les droits absolus de la liberté divine. Il combat avec une égale énergie les dogmes thomistes du mérite, de la suffisance et de la dignité des œuvres humaines. Il affirme avec netteté le caractère prévenant de la grâce, qui s’élève, au-dessus des œuvres de notre amour autant que le ciel est élevé au-dessus de la terre. Seul Christ a accompli des œuvres méritoires ; ces œuvres rendent seules sa venue efficace pour notre salut. Mais si on lui demande comment s’accomplit en nous l’œuvre de notre justification, il retombe dans les errements d’Augustin, du mysticisme et même de l’Église romaine, quand il place la force justifiante dans l’amour humain, inspiré et communiqué par Dieu, dans ce que le langage de l’école appelle la sainteté infuse. Les apparences, sans doute, lui sont favorables. Il déclare l’amour la puissance justifiante ; cet amour n’a rien de la créature ; c’est Dieu lui-même qui se communique à nous par Jésus-Christ. Quand il affirme que la vie éternelle consiste en une pénétration réciproque de l’amour divin et de la volonté humaine, et en une communion intime et éternelle, il décrit d’une manière aussi séduisante qu’heureuse les caractères généraux de la vie chrétienne dans son développement harmonique, après qu’elle a pris naissance dans l’âme. Mais quand il s’agit d’analyser et de décrire avec précision le point de départ de cette vie nouvelle, quand on pose nettement les problèmes du péché, qui nous éloigne de Dieu, et de la rédemption, qui nous rapproche de lui, nous retombons avec lui dans l’indécision et dans le vague. Si l’on applique la définition que nous donna Jean de Goch de la vie heureuse, c’est-à-dire de la plénitude de notre amour pour Dieu et de l’amour de Dieu pour nous, au point de départ même de l’œuvre restauratrice, il en résulte que la foi est agissante dans l’amour, en même temps qu’elle nous justifie. Mais le pécheur qui suit cette voie ne peut avoir ni la conscience de sa réconciliation, ni la ferme assurance du pardon de ses péchés. Quand même, en effet, on considère l’amour de l’homme pour Dieu comme procédant de Dieu seul, comme nous ne pouvons, en dehors de lui, goûter la paix céleste, nous ne pouvons obtenir la réconciliation qu’après notre entière sanctification ; car l’action ne saurait précéder la cause. Il en résulte que la sainteté semble irréalisable, puisque notre cœur, accablé par le sentiment de ses fautes, dont il n’a pas reçu le pardon, ne peut s’embraser d’un amour dont la réconciliation et le bonheur seront les fruits. Jean de Goch comprend que nous ne pouvons de nous-mêmes éprouver cet amour, mais il ne se rend pas un compte bien net de l’obstacle qui nous arrête, et qui est bien moins, comme il le suppose, notre condition de créatures finies que notre état de péché et de responsabilité. Est-elle disposée à recevoir les effluves de l’amour divin, l’âme qui tremble devant ce Dieu, qui ne tient pas le coupable pour innocent, et qui est animée, non pas des sentiments de l’enfant prodigue, mais de la crainte aveugle de l’esclave ? Seule une action magique et fatale pourrait transformer, sans préparation comme sans motif, le morne désespoir en un ardent amour. La nécessité psychologique, aussi bien que le caractère moral, exigent que le pécheur, qui s’est détourné de Dieu, soit rappelé au bien par la voix miséricordieuse du Père céleste qui pardonne, et dont les tendres accents réveillent en son cœur la soif du bien et l’ardent désir de se rapprocher de lui. Ils demandent aussi que l’âme ainsi touchée s’assimile avec reconnaissance ces divines promesses », Du jour où la faute est effacée, et où une vie nouvelle a commencé, à poindre dans l’âme, celle-ci se sent transformée par une conséquence naturelle et nécessaire du pardon. La certitude de l’amour divin, garanti par la déclaration sainte : « Tes péchés te sont pardonnés, » réveille en nous un saint amour. Nous n’aurions jamais conscience que nous sommes enfants de Dieu, si la sainteté infuse était seule capable de la faire naître en nous, car nous ne pouvons déterminer à quel moment et dans quelle influence nous recevons cet esprit de sainteté. Enfin, quelle valeur rédemptrice le Christ peut-il avoir pour l’âme, si la grâce nous communique directement l’amour divin qui nous justifie ? Ce n’est point par hasard ou par arbitraire, que Jean de Goch assigne au Saint-Esprit, et non pas à Jésus-Christ, le renouvellement de l’âme touchée par la grâce, et n’insiste point sur les rapports intimes et profonds entre la foi et le Christ historique. Nous pouvons exposer ici, sous une formule théologique, cette lacune fondamentale des systèmes mystiques. Ils admettent, sans doute, que l’amour divin prévient les désirs de l’âme, et y dépose des germes féconds de vie nouvelle ; mais, par le fait qu’ils relèguent dans l’ombre l’élément essentiel de la justice, ils ne l’envisagent pas assez sous son côté moral, et ne peuvent, par conséquent, se dégager de conceptions naturalistes, sans lesquelles on ne saurait s’expliquer l’infusion magique et instantanée de l’amour divin dans l’âme humaine. La logique et l’Évangile exigent, au contraire, que la théologie place au point de départ de l’œuvre restauratrice l’idée de la justice divine, sur laquelle, reposent les notions de liberté et de loi, de faute et de châtiment ; ce n’est qu’alors, que la personnalité et la nécessité de la personnalité dans l’œuvre du salut nous sont révélées dans toute leur grandeur. Le pécheur peut, dès lors, avoir également conscience, d’abord de sa responsabilité et du châtiment qui l’attend, et ensuite du rétablissement de ses rapports avec un Père aimant et tendre, au sein duquel sa véritable personnalité puise sa nourriture et sa vie. Par contre, la notion d’une justice communiquée avant l’effacement du péché se rattache à une appréciation pélagienne de la chute, et à une conception physique et magique des grâces divines, qui, bien loin d’avoir renversé les théories catholiques du moyen âge, se rapproche d’elles sur bien des points. Ce n’était qu’en donnant l’amour divin pour base à la moralité (non plus la moralité morte de la loi, mais la moralité supérieure d’une vie religieuse intense), et en lui assignant à elle seule la puissance de pénétrer et de justifier les consciences, que les réformateurs pouvaient déshabituer les âmes aux œuvres méritoires du catholicisme, et leur inspirer un mépris salutaire des absolutions et des indulgences romaines.

La lutte contre les indulgences fut engagée plus d’un siècle avant Luther, en particulier par deux professeurs de l’Université d’Erfurt, Jacques de Jüterbock, maître de Wessel, et Jean de Wesel (1400-1481), qui, après avoir débuté par Erfurt (1450), professa successivement à Mayence et à Worms. Les attaques de ce dernier contre la hiérarchie et les indulgences le firent tomber entre les mains de l’inquisition. Epuisé par ses angoisses physiques et morales, il n’échappa au bûcher que par une abjuration forcée, et mourut en prison. Sa polémique, dirigée dans l’esprit de Gayler de Kaisersberg, est pleine d’humour et de satire ; mais aussi se montra-t-elle faible et impuissance devant la persécution. La justice infuse occupe encore une large place dans son système. Il sépare nettement le pardon des péchés de la félicité chrétienne ; Dieu seul les communique au pécheur, le bonheur directement, le pardon par l’intermédiaire du prêtre, sans que les pénitences ecclésiastiques soient un élément indispensable de son obtention. La parole, la prédication, l’autorité de l’Église, le communiquent à tous ceux dont la repentance est sincère. L’âme, préparée par la pénitence, reçoit de Dieu la justice en don gratuit, et de cette justice infuse découle comme une conséquence nécessaire, la félicité céleste. Comme on le voit par cet exposé sommaire, Wesel se montre hostile à l’esprit hiérarchique, dont les pardons n’ont plus la même valeur, si la félicité n’y est plus attachée. Il faut ajouter que l’assurance du pardon n’a plus dans ce système la même netteté et la même certitude pour l’âme. S’il avait considéré le pardon comme une marque de condescendance suprême et paternelle de la part de l’amour divin, le bonheur en aurait été le couronnement harmonique et nécessaire, mais s’il doit s’en distinguer, on ne peut plus envisager le pardon que comme l’oubli de quelques fautes isolées, et non plus comme l’affranchissement de la coulpe originelle. Le malade est guéri, mais la source du mal n’est pas détruite, bien plus, la certitude de cette guérison, ne dépendant que de la contrition, ne présente plus que de bien faibles garanties. La foi ne contribue presque en rien à l’introduction de la justice en l’homme, et comme c’est d’elle que dépend la certitude du bonheur, nous voyons reparaître toutes les lacunes et toutes les erreurs inhérentes à un système qui confond la justification avec l’apparition de la grâce dans l’âme humaine. Parmi les hommes, dont la prédication et les écrits ont exercé une influence purifiante sur les tendances religieuses de leur époque, nous pouvons citer Félix Hemmerlin, chanoine de Zurich, mort vers 1460 ; Jean Busch, de Zwoll, 1420 ; Jean Trithemius, mort en 1516 ; Sébastien Brandt, mort en 1530, et Jean Gayler, de Kaisersberg, mort en 1510. Nous devons assigner, dans l’histoire religieuse, une place plus importante à Jérôme Savonarole, mort en 1498. Ses premières années offrent peut-être un alliage imparfait de théories politiques et religieuses ; néanmoins, son action n’a pas été exclusivement anti-hiérarchique et morale ; grâce à lui, son ordre a étudié avec zèle les Écritures ; dans ses dernières années, alors que son génie, mûri par l’adversité, s’était exclusivement consacré aux intérêts religieux, son intelligence purifiée a, dans le Triomphe de la Croix, exprimé quelques pensées neuves et profondes sur l’essence du christianisme. Il n’a cherché le salut ni dans les œuvres méritoires ni dans la justice infuse, mais en a fait découler toutes les grâces de la seule croix de Jésus-Christ, et a dès lors attaché une haute importance à la certitude du salut, qu’il appelle le sceau de la rédemption.

Il nous reste à nommer le personnage le plus éminent de ce groupe de réformateurs, un homme aussi remarquable par ses connaissances philologiques que par l’étendue philosophique de son esprit, Jean Wessel de Groningue (1419-1489), chez lequel la piété mystique s’unissait à un profond respect pour la Parole de Dieu. Ses écoliers de Paris le qualifièrent, dans leur enthousiasme, de lumière du monde. Luther a dit de lui : « Si j’avais lu Wessel avant de commencer mon œuvre, mes adversaires auraient pu s’écrier : Luther a tout emprunté à Wessel, tant nos intelligences s’harmonisent. La lecture de ses écrits me communique une force et une joie singulières. » (Luthers Werke von Walch, t. XIV, p. 220.) Ce qui distingue Wessel, c’est le rôle capital que joue la foi dans son système. Le mysticisme avait envisagé la foi comme incapable d’assurer, par son seul secours, le salut à l’homme, et il voulait y joindre la pénitence unie soit à la contemplation, soit à l’amour, selon qu’il inclinait plus vers la spéculation ou vers la vie pratique. Jean Wessel a compris que son état de péché interdit à l’homme de se rapprocher de Dieu par cet unique moyen. Seule la foi peut nous conduire à Dieu, non pas la foi vulgaire de la mémoire et de l’intelligence, mais la foi unie aux élans d’un cœur plein d’amour et de saints désirs. A un point de vue général, la foi est pour lui un vif sentiment de confiance du cœur qui s’abandonne à la bienveillance divine. Envisagée comme expression des sentiments de l’âme individuelle, la foi s’empare de Jésus, qui rachète et sanctifie l’âme en lui donnant la vie éternelle.

Au point de vue de Wessel, la foi ne produit pas les fruits de l’amour ; elle n’a rien non plus de la passivité d’une âme qui s’abandonne sans contrôle, soit aux contemplations mystiques, soit à l’autorité extérieure de l’Église, soit à l’action magique de la grâce infuse ; la foi, c’est la vie de la volonté, mais de la volonté qui veut réaliser la volonté de Dieu dans sa communion intime avec Jésus. Au pélagianisme et à la conception magique de la grâce est substituée une doctrine qui s’en assimile les éléments vivants et scripturaires. Wessel ne veut pas scinder l’œuvre de la grâce en assignant aux mérites de Christ le pardon des péchés, et la possession du bonheur éternel à l’amour de l’âme pardonnée, quand bien même cet amour lui aurait été communiqué par Dieu lui-même. Non, Christ ne peut pas être partagé ; Christ seul possède, en vertu de sa vie et de son œuvre, une source inépuisable de pardon et de félicité, dont il répand les trésors dans les âmes qui se sont données à lui ; mais, bien loin que ces trésors soient le fruit d’une action magique et fatale, ils ne deviennent accessibles aux fidèles que par une foi vive et intense. L’Esprit est un, mais les dons sont divers. Nous pouvons donc établir une distinction aussi profonde que vraie entre la vie de l’homme naturel et celle de l’homme régénéré. Wessel remet aussi en lumière, au point central de l’œuvre chrétienne, la justice de Dieu, que les mystiques absorbent dans la notion de l’amour divin, et qui, dans la dogmatique officielle, se place à côté de l’amour, sans le pénétrer et le vivifier. Nous voyons enfin reparaître, dans un enchaînement logique et scripturaire, les notions fondamentales de la justice et de l’honneur de Dieu, qui réclament satisfaction, et de la responsabilité de l’homme coupable. Jésus-Christ est véritablement l’unique intercesseur, non seulement entre Dieu et l’homme, mais encore entre la justice et l’amour du Père céleste. En Jésus-Christ, nous contemplons Dieu tout à la fois comme réconcilié avec l’homme par le sacrifice de son Fils, et comme opérant lui-même cette réconciliation, puisqu’il s’est incarné en son Fils et qu’il a réalisé lui-même les exigences de sa propre justice. Dieu peut désormais nous considérer comme justes, et nous traiter comme si nous avions accompli toutes les prescriptions de la loi, puisque Jésus-Christ en est devenu le garant, et que nous sommes unis à Christ par la foi, qui seule nous sauve, en dehors de tout mérite personnel.

Une semblable conception de la foi modifie aussi profondément la notion d’Église. Ceux-là seuls appartiennent à l’Église qui sont unis à Jésus-Christ par la foi, l’espérance et l’amour, qu’ils se soumettent au pape et à l’Église romaine, ou qu’ils appartiennent à des communautés, schismatiques. Elle remet aussi en lumière la notion évangélique du sacerdoce universel, puisqu’elle distingue nettement du sacerdoce, en tant qu’institution particulière, et qui n’a été voulu par Dieu que pour établir l’ordre et l’unité dans le monde, le sacerdoce de tous les chrétiens. Wessel ne veut pas que l’on tire de la comparaison des prêtres et des fidèles avec les bergers et leurs troupeaux, des conséquences et des arguments étrangers à l’esprit de l’Évangile. Le troupeau chrétien, dit-il, est en possession de deux grands privilèges, l’intelligence et la liberté ; le prêtre n’a point le droit d’exiger de lui une obéissance aveugle. Dans bien des circonstances, le troupeau abandonné par ses pasteurs ou conduit par des pasteurs indignes, doit prendre en main ses propres affaires. Il exprime, au sujet de l’autorité de l’Église, des principes très hardis pour l’époque : « Nous croyons à l’Évangile, parce que l’Évangile vient de Dieu ; nous croyons au pape et à l’Église, à cause de l’Évangile, et ce n’est pas de notre foi à l’Église que procède notre foi à Jésus-Christ. » Le mot célèbre d’Augustin, qu’il ne croirait pas à l’Évangile s’il n’était soutenu par l’autorité de l’Église, est interprété par Wessel en ce sens, que l’homme acquiert, par l’enseignement de l’Église, la foi en Jésus-Christ, mais que l’Église ne reçoit son autorité que de Christ lui-même. Si la majorité des chrétiens est contre nous, cette opposition doit nous faire faire de sérieuses réflexions, mais nous devons nous incliner devant l’autorité souveraine des Écritures. Bien des papes ont scandalisé l’Église par leur enseignement et par leur conduite. Si le pape est dans l’erreur, combattons-le ouvertement, car lui aussi doit se soumettre à la Parole de Dieu, et n’a d’autorité sur les âmes que dans la mesure de sa fidélité à la Parole. Wessel ne s’est pas contenté de relever le côté légal et littéral de l’autorité scripturaire. Il accorde aussi une large place à l’action du Saint-Esprit, à la saine tradition qu’il a conservée dans l’Église, et à la foi individuelle. L’Écriture, pour lui, n’est pas égale à Christ ; elle ne renferme pas tout le conseil de Dieu ; la nature et la parole sainte ne sont qu’un résumé des enseignements divins proportionné à notre faiblesse, et bien que toutes choses nous aient été accordées ici-bas avec Jésus-Christ, la Parole de Dieu grandit en nous jusqu’à la consommation de la foi dans la vie éternelle. Christ, le Dieu-homme, se communique au fidèle dans l’Eucharistie, mais seule la communion de la foi rend l’homme participant aux grâces célestes. Dans le sacrement de la pénitence, Jean Wessel ne reconnaît de valeur absolue ni à la confession auriculaire ni aux œuvres méritoires ; la contrition est à ses yeux un pur don de la grâce. La véritable pénitence peut seule mettre l’âme en possession des trésors infinis de l’amour divin. Il n’y a, en dehors de nous, d’autre purgatoire que l’Évangile de Christ, qui purifie le croyant et qui le fait passer de la mort à la vie par des angoisses d’autant plus profondes, que son repentir est plus sincère. Les morts ne sont pas livrés aux démons, suivant l’opinion vulgaire, mais subissent une purification salutaire qui leur permet de progresser dans le bien, sous la discipline du Père céleste.

Résumons en quelques lignes cette étude rapide des temps et des hommes, qui ont précédé Luther. La nécessité d’une réforme radicale de l’Église dans son chef et dans ses membres fut, pendant des siècles, le mot d’ordre de milliers de chrétiens zélés et fidèles. Les conciles réformateurs du quinzième siècle comptèrent dans leurs rangs des docteurs illustres, Pierre d’Ailly, mort en 1425 ; Jean-Charles Gerson, mort en 1429 ; Nicolas de Clémangis. Assurément, si un concile avait suffi pour accomplir la réformation de l’Église, on était en droit de l’attendre de ces trois conciles de Bâle, de Constance, de Pise, composés de chrétiens éminents et qui n’avaient à lutter que contre une papauté affaiblie et déconsidérée. Mais ils ne rendirent aucun service sérieux à la chrétienté ; ils se bornèrent à attaquer et à décrire les symptômes extérieurs du mal, réduisirent la réforme à une stérile discussion de préséance entre le pape et le concile général, et se contentèrent de flétrir quelques-uns des scandales les plus graves des mœurs ecclésiastiques. Ils donnèrent la valeur d’un dogme à l’organisation hiérarchique et épiscopale de l’Église, mirent au premier rang l’autorité absolue de la tradition, et révélèrent tout à la fois leur profonde inintelligence des erreurs dogmatiques de l’Église, et leur fanatique attachement aux superstitions du moyen âge, en livrant aux flammes du bûcher Jean Huss (6 juillet 1415) et Jérôme de Prague (30 mai 1416). L’Église ne retira donc, de ces trois conciles, aucun avantage sérieux. Si le système épiscopal des conciles l’avait emporté, l’égoïsme des clergés nationaux eût rendu la réforme plus difficile encore ; l’Église n’aurait échappé aux dangers d’une unité extérieure que pour tomber sous la tyrannie du césaropapisme. L’expérience démontra combien peu les esprits réformateurs devaient compter sur la papauté elle-même. Se croyant à jamais garantie contre les novateurs, et invulnérable dans ses abus séculaires, la papauté donna, au quinzième siècle, l’exemple des plus infâmes turpitudes, entrava l’œuvre de la réforme, et la remplaça par l’inquisition, (en Espagne (1480), sous Sixte IV ; en Allemagne (1484), les procès contre les sorcières, sous Innocent VIII ; l’index en Allemagne (1503), sous l’odieux Alexandre VI.

La réforme, repoussée par la papauté aussi bien que par les conciles, ne devait-elle pas néanmoins s’accomplir ? Quels devaient en être désormais les instruments ? Le peuple chrétien ne pouvait plus avoir recours qu’à ses chefs temporels, et la réforme, entreprise dans de semblables conditions, aboutissait fatalement au schisme religieux, dont les conséquences, en Allemagne, se firent sentir jusque dans le domaine politique. L’indépendance des électeurs vis-à-vis du pouvoir impérial s’était affirmée bien avant la Réformation, et avait fait des progrès toujours plus rapides, au détriment de la puissance et de l’unité de l’empire. Si l’empereur avait su se montrer favorable à la Réforme, il aurait eu pour lui toutes les forces vives de la nation allemande, et eût pu maintenir victorieusement, avec leur appui, l’unité du pouvoir contre les prétentions contradictoires des électeurs. Les Habsbourg, entraînés par les intérêts et les préjugés de leur éducation espagnole, ont méconnu la ligne de conduite que réclamaient d’eux les besoins et les tendances de l’époque. Abandonnés à eux-mêmes, les princes allemands se mirent à l’œuvre avec énergie, et ceux-là seuls qui restèrent fidèles à l’ancien ordre de choses, retardèrent de trois siècles l’essor de la grandeur nationale.

L’Église, déconsidérée par l’insuccès des trois conciles soi-disant réformateurs, céda de plus en plus aux empiétements de la papauté. La France vit ses libertés gallicanes et sa pragmatique sanction de 1438 sacrifiées par la royauté au pape, dans un concordat funeste. L’auguste Sorbonne de Paris, après avoir été, au moyen âge, le plus grand foyer de lumières de l’Europe intellectuelle, devint le plus fougueux champion de l’ignorantisme, et Léon X put, en 1517, présider la séance de clôture du synode de Latran, dans l’ivresse du triomphe et avec la conviction que la papauté, après un siècle d’orages et de luttes, venait de reconquérir son antique prestige et d’inaugurer une ère nouvelle de grandeur et de puissance, dont la consommation du monde devait seule interrompre le cours majestueux.

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