Histoire de la Théologie Protestante

3.2. L’Église reformée dans la seconde période de son évolution dogmatique. Calvin et sa doctrine.

Sources. — Henry, Calvins Leben. —Stæhlin, Calvins Leben, 2 Bænde, 1866. — Revue chrétienne, 1854-57. — Merle d’Aubigné, Histoire de la Réformation.— Bungener, Calvin. — J. Bonnet, Lettres de Calvin. — Arndt, (Geschichte der französischen National litteratur, 1858, Band 1. — Œuvres de Calvin, édition Reuss. — Herminjeard, Correspondance des réformateurs de langue française.

L’Église réformée, affligée successivement par la mort de Zwingle (1531) et par celle d’Œcolampade (même année), trouva dans Jean Calvin un consolateur, un maître et un organisateur plein d’énergie. Grâce à lui, Genève prit la place de Zurich et devint la métropole de la Réforme, la rivale héroïque de Rome.

Calvin s’était, au début, adonné comme Mélanchthon aux études libérales. Il exerça sur la langue française l’influence possédée en Allemagne par Luther. Ayant bientôt constaté l’immoralité, les tendances incrédules des humanistes français, plein d’horreur pour leurs théories païennes et panthéistes, il engagea contre eux une sainte et ardente guerre, qui le prépara pour les luttes violentes, qui lui étaient réservées dans l’avenir avec les panthéistes et les libertins de Genève. Nous possédons un de ses écrits de cette période, le Psycho-Pannychia, ou du sommeil des âmes. Le choix du sujet est remarquable et nous révèle la préoccupation constante de ce merveilleux génie, qui devait bientôt affirmer avec une si redoutable énergie les liens indissolubles, qui rattachent le racheté à son Sauveur, et l’inamissibilité de la grâce. Il envisageait dans cet écrit l’immortalité comme le repos de l’âme dans le sein du Seigneur, et appuyait son argumentation sur le dogme de la résurrection et sur la Parole de Dieu. Il avait déjà appris à connaître l’Évangile en 1532, dans sa vingt-troisième année, et le premier livre qu’il publia avec un commentaire, le traité de la clémence, de Sénèque, se proposait la défense des protestants, car François Ier avait déjà commencé à persécuter les chrétiens évangéliques qui portaient encore le nom de luthériens. Sentant ses dangers grandit avec sa réputation, Calvin se réfugia à Bâle, où il publia, en 1535, sous le voile de l’anonyme, et en français, son Institution de la religion chrétienne, dont la préface faisait appel à la générosité et à la grandeur d’âme de François Ier, en faveur des protestants persécutés.

La seconde édition de 1536, la première rédigée en latin, porte son nom ; une édition remaniée parut en 1539, à Strasbourg, avec l’anagramme d’Alcuin. La dernière édition princeps date de 1559. Peu après son arrivée à Bâle, la princesse Renée de Ferrare, belle-sœur du roi de France, l’appela à sa cour. Après quelques travaux d’évangélisation en Italie, Calvin se vit contraint de nouveau à la fuite. Son itinéraire l’appela à passer en août 1536, à Genève, où la Réforme avait été introduite une année auparavant par Pierre Viret et le fougueux Farel, mais où aussi la présence d’un esprit calme, froid et organisateur pouvait seule assurer à l’œuvre naissante un essor durable. La vieille cité impériale était en proie à une grande effervescence politique et religieuse, et, si les abus de la papauté avaient disparu, l’immoralité et la légèreté du parti vainqueur menaçaient d’une ruine prochaine la cité à peine affranchie. Aux anabaptistes s’étaient joints les libertins, dont les théories matérialistes et panthéistes foulaient aux pieds les lois divines et humaines. Farel, reconnaissant avec le coup d’œil inspiré du génie l’esprit organisateur et la grandeur morale de Calvin, le pria de se fixer à Genève, et, comme il invoquait son goût pour la retraite et le silence de l’étude, le somma d’obéir à la volonté de Dieu et scella sa destinée. Il mit aussitôt la main à l’œuvre avec une énergie admirable et s’efforça en premier lieu de rétablir la discipline ecclésiastique sur des bases rigoureuses.

Son énergie fit naître de vives résistances, et l’effervescence des esprits fut portée à son comble par l’opposition du gouvernement lui-même, qui contraignit Calvin à quitter Genève en 1538. Son exil à Strasbourg se prolongea jusqu’en 1541. Les Strasbourgeois le considéraient comme un luthérien, parce qu’il avait signé la confession d’Augsbourg dans le sens de son rédacteur. Les intrigues du cardinal Sadolet, qui chercha à profiter de la retraite de Calvin pour faire rentrer Genève dans le giron du catholicisme, réveillèrent les sympathies d’une population impressionnable et mobile pour le réformateur proscrit. Les amis de Calvin, saisissant le moment favorable, le firent rappeler à Genève. Rentré vainqueur à Genève, et pour n’en plus sortir, Calvin exerça, de 1541 à 1564, une influence si décisive que la cité suisse a, pendant trois siècles, porté le sceau de son esprit et de son œuvre. Genève devint l’Athènes de l’Église réformée, une école missionnaire au sein du monde catholique. Comment ne pas admirer cette puissance merveilleuse de l’enthousiasme et de la foi, qui, partant d’un point imperceptible de l’Europe, sans force armée, sans éclat, rayonne sur le monde entier, arrache au catholicisme des provinces entières, la Hollande, l’Angleterre, l’Écosse, lui fait éprouver des pertes sérieuses en Pologne, en Hongrie, en France, en Allemagne, et exerce sur le monde chrétien une influence féconde et durable ?

Jean Calvin offrait au physique et au moral de grandes analogies avec Caton le censeur ; il était pâle, maigre, d’un caractère ardent, le visage austère, habitué à dominer et à reprendre. Le sénat de Genève déclara, après sa mort, qu’il avait été un caractère majestueux. Séduisant et aimable dans ses relations sociales, plein de sympathie, ami sérieux et tendre, il déployait autant de patience et de support, quand sa personne était en jeu, que de roideur et d’inflexibilité, quand il croyait l’honneur de Dieu en cause. Tous ses collègues lui étaient attachés, aucun d’eux ne déploya à son égard ni animosité ni envie. Il réunissait en sa personne la raison pratique et l’ardeur impétueuse du génie français à la profondeur et à la prudence de l’esprit germanique. Peu doué sous le rapport de l’imagination et de l’esprit spéculatif et mystique, il possédait une intelligence d’une clarté admirable et d’une logique inflexible, sa mémoire était inépuisable, son activité immense dans le domaine de la théorie et de la pratique. Homme de cabinet, humaniste distingué, il n’a pas été un héros populaire comme Luther, et n’a possédé ni son éloquence incisive, ni son don précieux de la cure d’âmes. Mais il a amplement racheté ces lacunes par son génie organisateur et pratique dans le domaine de la théorie scientifique aussi bien que de l’activité missionnaire. On peut, en effet, observer combien ses spéculations les plus logiques, les plus abstraites, les plus aventureuses, conservent cependant, un caractère pratique et édifiant. Ce n’est pas l’intérêt de la spéculation pure et métaphysique qui l’entraîne aux abîmes des mystères les plus obscurs de l’éternité, c’est tout à la fois le désir de mettre en lumière l’honneur et la majesté de Dieu, et l’espoir d’assurer au fidèle l’ancre inébranlable de l’élection éternelle.

Malgré de nombreuses analogies avec le génie de Zwingle, Calvin a néanmoins des affinités plus nombreuses et plus intimes avec la confession luthérienne. Calvin a un sentiment beaucoup plus vif que Zwingle de la sainteté de Dieu et de l’horreur du péché, qui est inimitié avec Dieu. Ce sentiment communique à sa foi un caractère plus rigoureux et plus moral, qui assure son accord parfait avec Luther sur la doctrine de la justification. En ce qui concerne même le principe formel de la Réforme, Calvin a su, mieux que Zwingle, rattacher la parole extérieure à la parole interne, et l’on peut dire que, au point de vue du principe matériel et du principe formel, il y a unité d’esprit et de tendance entre Wittemberg et Genève, en faisant cette réserve que, pour Calvin, le principe formel est la règle et la source du dogme, tandis qu’il n’envisage pas, autant que Luther, la foi comme une source de connaissance, comme une base de l’édifice dogmatique et comme le principe médiateur de la connaissance. Par contre, il affirme, lui aussi, avec énergie la nécessité du témoignage intérieur du Saint-Esprit et la possibilité, ou plutôt la nécessité de la certitude du salut personnel, certitude qui revêt chez lui la forme de la ferme assurance de l’élection éternelle. Quand on se souvient que Luther, au début des controverses sur la sainte cène, approuvait le syngramma souabe, on peut affirmer que la querelle sacramentelle n’aurait pas éclaté, si Calvin avait été à la place de Zwingle.

Une fois le schisme établi entre les deux communions, un génie, Calvin lui-même, ne pouvait réparer la brèche. Nous pouvons en conclure que ce dualisme de la Réformation rentrait dans le plan de Dieu, et nous avons montré qu’elle permit au principe réformateur de se conserver dans sa forme primitive, tout en se conformant à la loi du développement humain de la pensée divine. Les tentatives de conciliation de Calvin entre les Allemands et les Suisses se présentèrent sous des auspices défavorables. Chacun des deux partis, absorbé par l’activité individuelle et le désir d’assurer le triomphe de sa propre cause, ne pouvait prêter qu’une oreille distraite à des propositions si contraires à sa tendance fondamentale. Les Allemands, en particulier, dans le désir de fortifier leur propre cause, travaillaient avec acharnement à la désunion et à la création de divergences nouvelles, qui ne pouvaient, croyaient-ils, qu’assurer leur triomphe. En face d’une pareille disposition des esprits, une dogmatique plus impartiale, plus complète, mieux équilibrée que celle de Calvin, aurait éveillé les mêmes défiances et provoqué les mêmes résistances. Assurément, une étroitesse aussi déplorable ne pouvait que paralyser les forces du christianisme évangélique et le rendre impuissant en face du catholicisme, mais seules les tristes conséquences de ce fatal aveuglement purent dissiper les préjugés et rapprocher les esprits.

Si nous joignons à toutes ces difficultés les lacunes de la théorie calviniste, il nous est facile de comprendre comment les efforts les plus généreux de Calvin, bien loin de rapprocher les esprits, ne firent que rendre la polémique plus ardente et plus amère. On peut affirmer, avec un égal degré de certitude, qu’en 1525, Luther, si on avait soumis à son approbation les enseignements de Calvin sur la sainte cène et la prédestination, ne leur aurait fait subir que des modifications secondaires, et que ces mêmes enseignements étaient incapables, aussitôt après la mort de Luther, de rapprocher les esprits. Calvin se vit à regret compté, depuis 1549, par les luthériens comme du parti de Zwingle. Sa parole cessa, dès lors, d’exercer en Allemagne l’influence, dont elle avait joui jusqu’à ce moment. L’Église luthérienne devait apprendre à ses dépens, en dehors de toute influence extérieure et à la suite de tristes dissensions intestines, à distinguer les points secondaires des questions de principe, à se purifier elle-même au contact de l’Évangile et à préparer par ce travail personnel les bases d’une union vivante.

Nous avons à étudier le point de vue particulier, sous lequel Calvin envisagea les divers éléments du principe évangélique. Résumons ses principales thèses sur les saintes Écritures, et voyons ce qu’il enseigne. D’après lui, ce n’est pas l’Église qui juge en dernier ressort de la véracité des saintes Écritures, ce sont elles qui lui communiquent sa valeur et sa puissance. L’autorité des Écritures procède de l’action du Saint-Esprit, dont la puissance efficace rend témoignage à la vérité dans nos propres cœurs. La certitude qu’il fait naître dans l’âme constitue le témoignage divin de la conscience, fruit de la révélation. Ce témoignage de l’Esprit-Saint est plus puissant, plus durable que les arguments les plus sérieux de la sagesse et de la science des hommes, qui ne puisent qu’en lui seul leur valeur et leur efficace. Calvin le compare aux axiomes fondamentaux des sciences ; pour lui ce n’est ni un calcul de probabilité, ni une soumission superstitieuse, mais une évidence morale vivifiante, un souffle divin, qui nous ranime, nous réchauffe, relève notre courage mieux que la science la plus sérieuse, et nous inspire un dévouement filial à la volonté divine, qui se manifeste si clairement à nos cœurs. Bien loin, toutefois, de circonscrire l’influence de l’Esprit-Saint à la forme et à l’origine des livres sacrés, c’est à la vérité chrétienne, contenu des Écritures, qu’il assigne cette influence divine, sans confondre la forme et le contenu assez étroitement, pour faire tout à la fois du Saint-Esprit au témoin en faveur du contenu, et de la vérité du contenu un témoignage en faveur du fait de l’inspiration.

[Institutio christiana, 1.7.1-4. Calvin répond à la question : Comment connaissons-nous l’origine divine des saintes Écritures ? par la contre-question : Comment distinguons-nous les ténèbres de la lumière, le noir du blanc, le doux de l’amer ? Revenant immédiatement au contenu des Écritures : Le Saint-Esprit ne donne pas de leur vérité un sentiment plus obscur que les choses blanches et noires de leur couleur.]

Il reconnaît que la simple réfutation des incrédules et l’appareil le plus formidable des arguments philosophiques les plus rationnels, ne constituent pas une apologétique suffisante, et que le témoignage intérieur du Saint-Esprit possède une valeur plus sérieuse. Il semblerait cependant, d’après les déclarations de Calvin lui-même, qu’avant d’être chrétien, l’homme doit être convaincu de l’inspiration divine des saintes Écritures. Néanmoins, comme la divinité de la Bible ne se manifeste pas à l’âme par les simples lumières de la raison naturelle, mais par l’action vivante et intime du Saint-Esprit, la foi en la vérité divine est la condition, et non pas la conséquence de la vraie foi en l’inspiration de la Bible. Il est facile sur ce point de reconnaître que Calvin n’a pas accentué l’indépendance relative de la vérité chrétienne vis-à-vis des livres de la Bible, avec la même énergie que Luther, qui reconnaît que la vérité peut se révéler à l’âme sous les formes les plus riches et les plus variées, qui toutes ne peuvent point prétendre à la canonicité. Il en résulte aussi que Calvin n’a pas accordé à la critique et à la science les mêmes droits que Luther, sans pourtant adopter une conception matérielle et grossière de l’inspiration. L’élément formel du principe protestant l’emporte chez Calvin sur l’élément matériel, ce qui nous explique pourquoi il retrouve, surtout dans la sainte Écriture, une révélation de la volonté de Dieu, qui l’a communiquée à l’humanité par la plume des hommes inspirés de l’ancienne et de la nouvelle alliance.

Sans doute le dualisme zwinglien du Verbe extérieur et du Verbe intérieur s’harmonise chez Calvin, pour lequel l’Écriture sainte n’est pas simplement le signe d’une chose absente, mais une puissance, divine et vivante en elle-même. Mais, d’un autre côté, comme la sainte Bible est avant tout pour lui la volonté révélée de Dieu, qui donne une organisation légale à la vie religieuse de la nouvelle alliance elle-même, il a accordé une moins grande liberté d’évolution et de progrès que Luther à l’Église dans les domaines de la discipline et du dogme, et a envisagé le siècle apostolique comme un type normal, obligatoire et absolu pour tous les temps. Aussi deux des Églises nées sous son influence, bien qu’ayant suivi des directions opposées, l’Église anglicane et l’Église d’Écosse, ont-elles assigné à leur constitution un caractère d’autorité divine. L’Église luthérienne a toujours repoussé, avec raison, comme dangereuses de semblables théories qui donnent la sanction divine à une organisation ecclésiastique particulière, et obscurcissent le principe fondamental de la foi, en y adjoignant, sinon une nouvelle condition du salut, la foi en cette organisation, du moins un nouveau critère de la vérité de l’Église. Si l’élément légal joue un grand rôle dans l’Église réformée la critique sacrée et la science théologique sont renfermées dans les plus étroites limites, car ses principaux symboles transforment en un article de foi la canonicité de tous les écrits de l’Ancien et du Nouveau Testament (Confession anglicane, VI ; belge, II-IV ; gallicane, II-V ; helvétique, 1-2 ; II, 1-5).

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