Histoire de la Théologie Protestante

1.2. Depuis 1850 jusqu’à 1875. L’union ; l’école évangélique contemporaine.

L’apogée de l’influence de Schleiermacher et de son école embrasse les vingt années comprises entre 1820 et 1840. L’école de Hegel sembla devoir lui enlever le premier rang à partir de 1827, mais la Vie de Jésus de Strauss, publiée en 1833, dissipa brutalement bien des illusions, et montra l’abîme qui sépare l’hégélianisme du christianisme. C’est à partir de cette date, qui vit naître une philosophie hégélienne populaire, que le génie bien supérieur de Schleiermacher recouvra son ascendant au sein des écoles théologiques.

Après le premier ébranlement imprimé aux esprits par l’apparition de la Vie de Jésus, la confiance dans l’historicité et dans la véracité de la révélation reprit de nouvelles forces et provoqua au sein de l’école et de l’Église un renouvellement de piété et de vie. Du haut de la chaire chrétienne on entendit proclamer encore une fois avec force et avec éloquence Christ, et Christ crucifié, les masses sentirent renaître leur amour pour l’Église, et les laïques s’intéressèrent avec un zèle, dont le secret semblait perdu depuis bien des années, à l’organisation sérieuse de l’Église, et à la mission tout à la fois intérieure et extérieure. On put espérer des jours de paix, de calme, de foi, pendant lesquels l’Église pourrait recouvrer, grâce aux efforts réunis des laïques et de leurs pasteurs, le terrain, qu’elle avait perdu dans le cours du dix-huitième siècle. On avait trop compté sans les passions des hommes et sans les lois du développement historique, et l’on devait tenir compte de ces masses ignorantes et grossières, étrangères et même hostiles au christianisme, qui n’aiment à écouter que les agitateurs socialistes et politiques.

Néanmoins on était en droit d’attendre des résultats sérieux d’un si grand redoublement de zèle, et d’un accord aussi large et harmonieux de toutes les tendances du christianisme évangélique. Il fallait beaucoup de patience, de prudence et de modération, et les nombreuses écoles théologiques devaient apprendre, elles aussi, à se faire des concessions réciproques. Sans parler des diverses écoles, qui toutes se rattachaient à Schleiermacher, et qui ne se distinguaient que par leur plus ou moins grand respect pour les symboles et les dogmes de l’Église, un grand nombre de théologiens professaient le supranaturalisme biblique du réveil, sans en comprendre encore la pauvreté théorique et scientifique, et sans attacher une bien grande valeur aux antiques symboles. Cette école du réveil, qui faisait reposer le christianisme tout entier sur le principe formel de l’inspiration et de l’autorité divine des saintes Écritures, avait été remuée jusqu’au fond par les attaques de Strauss.

Les contradictions multiples, les difficultés sérieuses et sans cesse renaissantes, que soulève la critique, dont l’œuvre est aussi négative que l’issue en est incertaine, firent naître plus d’un doute dans les âmes les plus fortement trempées, et les amenèrent à se demander si réellement le principe formel pouvait être la base unique de la foi. Le supranaturalisme biblique, en effet, interdit à la foi toute affirmation énergique et positive, tant que l’inspiration du canon n’a pas été établie d’une manière probante et définitive, or c’est là une preuve, qui n’est jamais concluante, et qui ne donnera aucun résultat, puisque la critique conserve tous ses droits et soulève chaque jour des questions nouvelles. La seule ressource était de revenir franchement au principe de la Réforme, d’abandonner le point de vue exclusif, du supranaturalisme biblique et d’accentuer avec une énergie nouvelle le principe matériel de la justification par la foi, qui communique une certitude intime et directe à l’âme et qui lui permet, non seulement de contempler sans crainte les travaux et les attaques de la science critique, mais aussi d’y prendre elle-même une part active.

Beaucoup d’esprits refusèrent d’accomplir cette évolution salutaire, et de chercher dans la possession joyeuse de la justification par la foi un refuge contre les incertitudes cruelles d’une croyance purement historique et objective. Ils préférèrent adopter une méthode aussi fausse qu’antiévangélique, et prirent pour base de leur foi l’autorité de l’Église, auteur du canon et interprète des Écritures. Aussi Strauss, bien loin d’avoir, comme il l’avait voulu et espéré, porté un coup mortel au christianisme, contribua-t-il au réveil de l’idée catholique de l’autorité de l’Église et de la tradition, et à la négation de la suffisance et de la clarté des saintes Écritures.

Il est facile de comprendre que cette deuxième catégorie d’intelligences, entraînée par la logique inflexible du principe, qu’elle avait adopté, se confondit bientôt avec une troisième classe de théologiens, dont il nous reste à nous occuper. Certains esprits, en effet, élevés sous l’influence du piétisme, sans avoir subi l’influence profonde du principe matériel, tombèrent d’eux-mêmes dans une piété réfléchie, qui prit pour base et pour point de départ la règle inflexible de symboles officiels, qu’ils voulurent imposer à l’Église par la voie, non de la persuasion et de la liberté, mais de l’intervention de la loi et de l’État ; ils oubliaient le grand principe, que la loi enfante la colère, et est l’antipode de l’esprit évangélique.

Toutefois ces divergences, en dépit de leur nombre, de leur profondeur et de leurs angles réciproques, ne devaient pas apporter un obstacle infranchissable pour la théologie nouvelle, dans le cas où le but restait le même pour tous, et où l’évolution progressive de la vie scientifique, ecclésiastique et pratique s’accomplissait librement sous l’impulsion de l’Esprit de Dieu, et en vertu de ses propres lois, sans l’intervention funeste et corruptrice des moyens extérieurs de l’autorité politique et de la force matérielle. Il n’en fut point malheureusement ainsi, grâce à l’impression profonde causée par les attaques de Strauss, grâce surtout aux prétentions du parti autoritaire et symbolique. Nous avons à résumer rapidement la marche des événements.

La renaissance si brillante et si rapide de la nouvelle théologie évangélique avait enlevé l’une après l’autre toutes ses positions au rationalisme, qui n’avait pu que contempler d’un œil jaloux les progrès du mysticisme de Schleiermacher. En vue de conjurer le péril, les diverses tendances du rationalisme, jusqu’alors étrangères et même hostiles l’une à l’autre, se coalisèrent contre l’ennemi commun. On vit se former un parti composé des éléments les plus hétérogènes, des disciples du rationalisme vulgaire de Wolff et de Kant aussi bien que du rationalisme esthétique, et jusqu’à des théologiens spéculatifs de l’école de Hegel. Ce parti chercha à prévenir par tous les moyens en son pouvoir le rétablissement d’une discipline ecclésiastique, qui lui semblait offrir un grave péril pour la liberté du protestantisme, dont il n’avait accepté que les éléments négatifs. Encouragés par l’exemple de Strauss, ces amis des lumières organisèrent une croisade contre le despotisme des vieux symboles et réclamèrent une liberté illimitée d’enseignement dans le sein même de l’Église. Ils ne trouvèrent, à la vérité, aucun appui parmi les défenseurs des croyances positives, dont les plus modérés proclamèrent Christ la pierre angulaire de l’édifice ecclésiastique et le but du développement séculaire de la société religieuse. Toutefois leur manifestation provoqua un schisme entre la partie vivante et l’élément rigide du parti évangélique.

Les partisans du symbole obligatoire engagèrent contre les amis des lumières une lutte ardente et passionnée, qui interrompit toutes relations scientifiques et ecclésiastiques entre les adversaires théologiques, et habitua les esprits à tenir plus de compte des coups de majorité que des arguments de la science chrétienne. Les chefs du parti réactionnaire mirent toute leur confiance dans le pouvoir de l’État et dans l’autorité légale des symboles, ils cherchèrent à intimider, et au besoin à déposer leurs adversaires, au lieu de les vaincre par les armes de la charité et de la douceur évangéliques. Ils ne surent pas comprendre que la langueur ecclésiastique et dogmatique, dont, eux-mêmes étaient atteints sans s’en rendre compte, avait de profondes racines dans le passé, et ne pouvait être vaincue que par le rétablissement lent et graduel de la foi primitive. Aussi, bien loin, de reconnaître les signes des temps et de constater les progrès accomplis, ils se contentèrent du vernis superficiel d’une affirmation de la foi, en apparence unanime, mais en réalité sans profondeur et sans chance de durée.

Cette ligne de conduite amena la division dans le camp des forces théologiques coalisées contre le rationalisme et contre Strauss. Les défenseurs les plus larges, et non pas les moins sincères, de la vérité évangélique, voyant la liberté chrétienne sérieusement menacée, firent entendre des protestations énergiques, qui trouvèrent un écho sympathique et puissant au sein de quelques-unes des administrations municipales les plus importantes de l’Allemagne protestante. Sous le nom d’amis de l’union ils embrassèrent une ligne de conduite moins conservatrice, pour ne pas dire plus négative, que par le passé. L’extrême droite et l’extrême gauche théologiques se trouvaient ainsi en présence, prêtes à engager la lutte, pendant que le centre droit et le centre gauche, également hostiles aux deux partis extrêmes, restaient fidèles à leur ancien drapeau.

Ces protestations passionnées contre une tendance théologique et ecclésiastique pouvaient provoquer un schisme irréparable, et rétablir le droit d’excommunication au profit d’individualités croyantes ou incrédules. L’autorité morale de l’Église devait en recevoir un coup funeste, et la pensée théologique ne pouvait qu’être arrêtée par lui dans son essor. C’est ce que comprit Eichorn, ce ministre des cultes si sage, si prévoyant, que la Prusse eut le privilège de posséder à cette époque.

La Prusse était, du reste, le théâtre des luttes les plus sérieuses et les plus profondes. Eichorn comprit la nécessité impérieuse d’arracher le pouvoir ecclésiastique à l’arbitraire, même le mieux intentionné, et d’organiser dans l’Église un pouvoir légal, objectif et impartial, défenseur énergique de la liberté évangélique aussi bien que des droits imprescriptibles de toute société religieuse, un pouvoir, en un mot, qui, en maintenant avec une énergie inébranlable les principes constitutifs et vitaux de la réforme évangélique, permettrait à l’Église de développer librement ses aspirations et de reconquérir par la lutte de la vie et de la pensée ses croyances, sans retomber dans le chaos de l’anarchie et sans succomber sous le poids de l’arbitraire. C’est en vue d’obtenir ces résultats si importants qu’il fit convoquer le synode général de 1846, qui travailla véritablement dans l’esprit de celui qui l’avait assemblé. On y vit représentées les diverses tendances du protestantisme contemporain, depuis le rationalisme modéré jusqu’à l’orthodoxie la plus rigoureuse, mais l’esprit général fut celui d’une prudence chrétienne, également opposée à un confessionalisme rigide et à l’anarchie de la libre pensée. On vit se révéler l’esprit qui animait l’assemblée tout entière, quand elle fut appelée à aborder les questions capitales des formules de consécration, de l’union, et de l’organisation ecclésiastique, et on put constater les fruits bénis du retour aux principes fondamentaux de la Réformation dans la distinction, qu’elle sut établir entre la théologie et la religion, les articles fondamentaux et les points secondaires. C’est dans cet esprit que le synode rédigea la célèbre formule d’ordination et d’enseignement, qui fut signée, après des débats longs, sérieux et approfondis, par tous les membres du synode, à l’exception d’une minorité insignifiante. Toutefois Frédéric-Guillaume IV crut devoir refuser son approbation à des décisions synodales, qui auraient eu le rare privilège de préserver l’Église tout à la fois de l’anarchie dogmatique et du recul dans le moyen âge, et de lui permettre de suivre librement la, voie du progrès que la Providence lui avait assignée. On a tout lieu de croire que le roi de Prusse ne fit qu’obéir aux aspirations du troisième parti, que nous avons signalé, qui ne voit le salut que dans l’application légale et bureaucratique des vieux symboles, et qui préfère à l’adhésion aux principes fondamentaux l’acceptation en bloc et sans réserve de tout le bagage symbolique, tout en réclamant dans la pratique une grande modération à l’égard des dissidences.

Cette victoire d’un parti juridique, qui ne rêvait que le rétablissement officiel des livres symboliques, lui imposait le devoir de trouver une solution des questions concernant les confessions de foi et l’union, meilleure que celle proposée par le synode général. L’insuccès de la révolution de 1848, qui entraîna la ruine de toutes les espérances politiques et sociales qu’elle avait tait naître, et qui donna naissance à une période funeste d’affaissement intellectuel et moral favorable à l’esprit réactionnaire, mit à même le parti confessionnel, soutenu par l’autorité du ministre von Raumer (1850-1888), de travailler sans obstacle, et dans la plénitude de sa puissance, à l’organisation de cette Église idéale et pure, qu’il avait rêvée.

Nous connaissons le programme du parti féodal et confessionnel, voyons comment il a su l’exécuter, et étudions les résultats qu’il a obtenus. Nous devons lui reconnaître des mérites incontestables et constater la valeur qu’il a su assigner à l’histoire et à la tradition, le respect, qu’il est parvenu à inspirer à ses contemporains pour le rôle providentiel de l’Église et pour les trésors séculaires de ses docteurs, de ses confessions de foi, de ses hymnes et de ses liturgies, mais, tout en faisant cette part sérieuse au bien, nous devons relever avec une égale impartialité les erreurs graves, dans lesquelles il est tombé. Il s’est opposé avec une énergie aveugle aux tentatives de réorganisation de l’Église, dont tous les esprits éclairés sentaient la nécessité impérieuse, et dont le synode général avait proclamé l’importance, et il a obtenu pour unique résultat un statu quo aussi imparfait que funeste. Il a dirigé toutes ses attaques contre l’union, qui était véritablement sa bête noire, comme si elle avait été une œuvre de ténèbres. Après l’avoir défendue naguère, même contre les luthériens séparés, il chercha, surtout en Prusse, à la miner et à la détruire par de sourdes menées.

Le mobile de ce changement à vue avait un caractère bien plus ecclésiastique que dogmatique. Comme ce parti voulait à tout prix imposer à l’Église le joug des symboles en vertu d’un acte de l’autorité politique, il était naturellement amené à envisager l’union comme son plus redoutable adversaire et comme la négation implicite de son principe abstrait d’autorité, puisqu’elle accordait un égal droit de cité à des symboles hostiles entre eux à l’origine. Céder sur un point, c’était à ses yeux compromettre l’œuvre tout entière, et ce fut en vain qu’on lui répondit que l’acceptation sincère et l’affirmation énergique des vérités fondamentales de l’Évangile communes à toutes les confessions, bien loin de constituer un danger pour l’Église, devenait sa meilleure sauvegarde.

Ce qui prouve de la manière la plus irrécusable et la plus précise que c’est un intérêt juridique, et nullement une pensée de foi, qui a inspiré la conduite du parti symbolique, c’est le fait qu’il a voulu imposer aux réformés le Consensus helvétique, aussi bien que la Formule de concorde aux luthériens, ce qui aurait passé pour un véritable scandale et pour une hérésie monstrueuse aux yeux des luthériens purs du seizième siècle. Il est manifeste qu’un réformé, qui imposerait dans un semblable esprit les symboles luthériens aux Églises de la confession d’Augsbourg, tout en affirmant pour sa communion la vérité absolue de ses propres symboles, mériterait à juste titre le reproche d’indifférentisme dogmatique, et pourrait être soupçonné d’obéir à des inspirations étrangères au pur amour de la vérité.

Il est juste d’observer que les réformés n’adoptèrent jamais cette ligne de conduite, qui ne fut guère suivie que par les luthériens du lendemain. Ils ont dû, eux aussi, et sans s’en rendre compte, payer leur tribut à la cause de l’union, en introduisant dans l’Église luthérienne des éléments importants de l’esprit réformé, tout en ayant le tort de vouloir les faire passer pour du luthéranisme pur. Ces éléments sont le caractère légal de leur théologie, qui puise beaucoup de ses inspirations dans les livres de l’Ancien Testament, l’accent exclusif placé sur le principe matériel, auquel se substitue bientôt la tradition, et sur la théorie de l’inspiration, sinon telle qu’elle est formulée par les alexandrins, du moins conçue dans l’esprit du dix-septième siècle. L’accent placé sur la confession dans la formule de la sainte cène rappelle la profession zwinglienne, et la répugnance d’admettre à la communion luthérienne des chrétiens évangéliques n’appartenant pas à la confession d’Augsbourg montre que l’affirmation ecclésiastique a plus d’importance pour ce parti que le don de Jésus s’offrant lui-même aux fidèles.

Nous avons vu, enfin, l’Église luthérienne du seizième siècle refuser d’admettre à l’exemple des Églises anglicane et écossaise l’institution divine du ministère et de l’organisation ecclésiastique. Les néoluthériens sont animés d’un tout autre esprit, et se laissent entraîner par leur amour de la légalité jusqu’à l’affirmation sans réserve du droit divin des pasteurs et des consistoires. On vit même un certain nombre de théologiens allemands déclarer le clergé luthérien successeur direct et légitime des apôtres, lui assigner une onction exceptionnelle, et, comme ils mettaient la participation aux sacrements au-dessus de la justification par la foi, ne voir de salut pour les fidèles que dans le recours aux fonctions sacerdotales du clergé. Ce caractère sacerdotal entraîna comme conséquence nécessaire l’affirmation du pouvoir des clefs, de la nécessité de la confession auriculaire, de l’impossibilité pour les laïques de faire leur salut sans le concours officiel et divin de leurs pasteurs. Ces soi-disant défenseurs de la vérité pure ne craignirent pas de s’attaquer à la thèse fondamentale du protestantisme, et de nier l’existence de l’Église invisible ; ils ne voulurent conserver que l’idée de l’Église visible luthérienne.

Le cléricalisme, qui avait pris pour mot d’ordre l’anéantissement des laïques sous le joug de la hiérarchie et la suppression de tout principe d’union, fut considéré comme la fine fleur et l’expression suprême de la piété chrétienne. Ses partisans rivalisèrent de zèle pour rétablir dans toute l’Allemagne protestante les usages, les chants et les rites du passé. Ils rendirent assurément de grands services au culte, qui reprit les rites respectables de la tradition, et qui revêtit des formes plus amples à la fois et plus dignes, mais l’esprit qui présida à ces modifications était mesquin, étroit, étranger aux aspirations de l’époque, et foulait brutalement aux pieds les tendances et les désirs des Églises, qui se voyaient prises par surprise, et froissées dans leurs sentiments les plus intimes. On ne se borna pas à remonter le courant des siècles jusqu’au dix-septième siècle, beaucoup de théologiens cherchèrent leur idéal jusque dans le moyen âge catholique, et voulurent entraver le libre essor de la théologie protestante ; telle fut la campagne des pasteurs du Hanovre contre l’université de Gœttingue. Si les néo-luthériens échouèrent à Gœttingue, ils obtinrent un succès décisif à Rostock. On put croire un moment en Prusse que la dernière heure de l’union allait sonner. Comme on le voit, il n’y a là qu’une copie plus ou moins exacte du puséysme anglais.

Des procédés semblables révélèrent le désaccord profond de cette tendance avec les aspirations de la grande majorité des chrétiens évangéliques de l’Allemagne, et mirent à nu ses procédés révolutionnaires, aussi absolus et aussi radicaux que ceux des plus grands novateurs, quoique animés d’un tout autre esprit. Les esprits furent surtout choqués des prétentions sacerdotales du nouveau clergé, bien que les laïques se soient bornés pendant longtemps à murmurer en secret et à laisser faire. Il n’en fut de même, toutefois, quand les réformes projetées passèrent de la théorie dans le domaine brûlant de la pratique, et touchèrent aux intérêts les plus sérieux de la vie privée. Le peuple protesta en masse, et se montra disposé à repousser par la violence les tentatives des novateurs. Plus d’un corps ecclésiastique réactionnaire fut appelé à savourer les fruits amers de ses efforts antiévangéliques, mais ces expériences douloureuses ne pouvaient être que salutaires, si elles parvenaient à désabuser les esprits, et à les ramener à l’intelligence des véritables principes de la Réforme. Le parti réactionnaire dut comprendre qu’il s’était profondément abusé sur ses ressources et sur sa puissance, et que ses adversaires avaient su mieux que lui comprendre et satisfaire les véritables besoins religieux des masses. Blessé dans son orgueil, et ramené au sentiment de la réalité des faits, il vit bientôt la division pénétrer dans son propre camp, et donner naissance à deux tendances opposées. La première, tout en conservant la même antipathie à l’égard de l’union, prit en main la défense des droits des laïques contre les prétentions exorbitantes des néo-catholiques, et sut établir, avec autant de netteté que d’évidence, qu’on perdait tout droit de s’appuyer sur les symboles contre les adversaires de l’orthodoxie traditionnelle, puisqu’on ne craignait pas de leur porter soi-même un coup mortel, en mettant en avant des prétentions hiérarchiques étrangères à son esprit. C’est dans ce sens que se prononcèrent Höfling, Von Hofmann, Guericke et Ströbel, l’enfant terrible du parti. Un certain nombre, Hofmann, Baumgarten, Kahnis, défendirent les droits de la libre recherche de la science, et protestèrent contre l’ignorantisme de ce pseudocatholicisme.

Les néo-catholiques allemands ne sont parvenus à fonder aucune œuvre durable, et n’ont abouti qu’à quelques résultats isolés et sans grande portée. Leur système atteignit son apogée vers 1860, et, rendu plus prudent par l’expérience, sut tenir plus de compte des droits des fidèles. En Hanovre, après l’orage soulevé par la question du catéchisme en 1862, l’Église reçut en 1864 une organisation, dans laquelle les anciens se virent appelés à jouer un certain rôle. La Bavière et la Saxe déployèrent un vif intérêt pour les droits des laïques et pour la mission intérieure. L’Église du Wurtemberg, forte de l’amour du peuple, et fière de la haute capacité de son clergé, après avoir été préservée dans son temps des ravages du rationalisme par l’école de Bengel, a subi l’impression profonde et sérieuse du génie de Schleiermacher, et a vécu, au milieu des orages religieux, dont l’Allemagne du Nord était le théâtre, dans un état de paix relative, que les attaques de Strauss et de Baur ne sont point parvenues à troubler, et s’est toujours montrée animée de sentiments favorables à l’égard de l’union.

Il est à espérer, en même temps qu’à désirer, que tous les partis Idéologiques de l’Allemagne protestante s’unissent sur le terrain des véritables principes de la Réforme, reconquis au prix de tant de luttes et d’efforts, et comprennent l’immense danger de toute atteinte portée à la vérité. L’histoire tout entière de notre Église et la situation morale de l’époque actuelle doivent mettre en garde contre toute polémique à outrance, et adressent un appel sérieux à tous ceux qui veulent les progrès de l’Église évangélique, et qui éprouvent une aversion sérieuse pour les agitateurs religieux, quels qu’ils soient. Il ne suffit pas de vouloir la vérité, il faut encore, pour faire le bien, savoir être de son temps et en connaître les besoins.

Personne ne pourra contester un fait évident, douloureux, palpable, et l’observateur le plus superficiel sera forcé de reconnaître combien les divisions des ecclésiastiques entre eux, combien la rage aveugle d’un certain parti contre les réformés et contre l’union, enfin combien les tendances hiérarchiques et sacerdotales du néo-luthéranisme ont paralysé, pour longtemps peut-être, les efforts généreux de la nouvelle théologie évangélique, et indisposé contre le christianisme positif les masses, qui semblaient déjà, grâce à elle, moins hostiles que par le passé à l’Église et à ses institutions.

Ces luttes passionnées ont enlevé, en effet, tout point de repère aux masses, incapables de reconnaître le christianisme véritable au milieu de la mêlée des partis. Un grand nombre de théologiens sérieux et sincères, provoqués par l’échec de leurs tentatives de réforme, ont perdu toute confiance calme et toute ferme assurance dans leur œuvre, se sont laissé entraîner dans leur réaction contre l’esprit de leur époque jusqu’aux dernières extrémités, sont tombés dans des rêveries eschatologiques, et ont formulé des prophéties bizarres et sombres sur l’imminence du jugement dernier, prophéties, qui leur tiennent lieu des espérances déçues. Les masses ont trouvé dans ces murmures, qui veulent remplacer un examen sérieux de conscience et de principes, un prétexte de méfiance contre le clergé et contre le christianisme lui-même. Et pourtant, combien il serait précieux et nécessaire, à une époque aussi troublée que la nôtre, quand le matérialisme pratique et théorique fait des progrès si rapides et des ravages si affreux, quand toutes les puissances de destruction et de négation semblent avoir organisé une ligue immense contre la vérité, que les cœurs se donnassent sincèrement à Jésus-Christ, pour que les masses, arrachées au conflit douloureux et corrosif de théories contradictoires, pussent puiser dans ce réveil de la foi de nouvelles inspirations et de nouvelles forces !

La division si déplorable des forces du parti évangélique renaissant et le triomphe, bien que passager, du puséysme allemand, qui menaçait de détruire la liberté d’enseignement et de foi, a porté encore un autre fruit amer, qui s’appelle l’union protestante (1861). Ses débuts semblaient avoir pour mobile l’organisation de l’Église sur la base démocratique la plus large, et l’application à l’électorat religieux des conditions de l’électorat politique. Plus tard, quand les corps ecclésiastiques eurent pris la cause en main, il changea d’attitude, et s’applique aujourd’hui à défendre les droits de la liberté absolue d’enseignement en matière de foi au sein du protestantisme, et à opérer sur une base des plus larges la réconciliation entre les enseignements du christianisme et la civilisation actuelle.

Il n’y a point, du reste, incompatibilité absolue entre cette tendance et celle qui dominait au synode de 1846, si la liberté d’enseignement, dont le principe de l’Église évangélique doit être la règle intérieure, trouve son contre-poids dans la liberté des auditeurs, et si son but consiste, non pas à sacrifier des éléments plus ou moins importants de l’enseignement évangélique au goût du jour, mais à pénétrer notre temps de l’esprit moral du christianisme, et à lui présenter la vérité évangélique sous une forme nouvelle et sympathique.

Nous avons constaté l’effet déplorable de ces luttes ecclésiastiques sur les dispositions des masses à l’égard du christianisme, au moment même où la nouvelle école évangélique prenait un essor si brillant et si rapide ; cet effet ne fut pas moins sensible sur le développement interne de la théologie elle-même. Elles ont contribué d’une manière tout à la fois négative et positive, sinon à provoquer, du moins à populariser et à répandre les discussions soulevées par Renan (Vie de Jésus, 1864 ; les Apôtres, 1866 ; saint Paul, 1869), par Strauss (Vie populaire de Jésus, Leipzig, 1864), et par Schenkel (das Charakterbild Jesu, 1864) sur le double terrain de la vie de Jésus et de la christologie. Les théologiens s’étaient contentés pendant de longues années, depuis la publication de la première Vie de Jésus de Strauss en 1835, d’agiter les questions de l’union, de l’Église, du ministère, du pouvoir des clefs et des sacrements. Ils avaient complètement négligé les questions fondamentales de la dogmatique, et avaient agi comme si le terrain était complètement sûr et conquis sur l’ennemi d’une manière définitive. Aussi l’apparition du nouvel ouvrage de Renan les prit-il entièrement par surprise ; leur effroi ne fit que grandir en présence des attaques redoublées de Strauss et de Schenkel, et il en résulta que les laïques, laissés par les théologiens dans l’ignorance des questions controversées, et arrachés brusquement à une sécurité trompeuse, se laissèrent étourdir et accordèrent à ces divers ouvrages une importance hors de toute proportion avec leur valeur scientifique.

Ce serait tomber dans une erreur grave que de voir dans ces attaques nouvelles l’œuvre exclusive du hasard ou du caprice individuel, et il est manifeste, pour quiconque s’est tenu au courant du mouvement des esprits, que la Vie de Jésus de 1864 n’est que le fruit logique de l’ouvrage de 1835, et qu’il a fallu un grand aveuglement pou croire la question résolue par quelques réponses, pleines de mérite sans doute, mais qui ne pouvaient arrêter la marche des esprits.

Du reste, les ouvrages de Renan, de Strauss et de Schenkel, dont l’effet fut aussi profond qu’inattendu, constituent une phase importante, de la lutte, et renferment, en effet, plusieurs aperçus nouveaux. Ce qui frappe tout d’abord en eux, c’est l’absence de tout appareil scientifique. Ils s’adressent sous une forme saisissante et populaire, au grand public plus ou moins instruit, et ils ont à ce point de vue l’excellent résultat de provoquer dans tous les grands centres des réponses et des apologies accessibles au plus grand nombre. Contentons-nous de citer avec éloge dans ce domaine les conférences de Held, Luthardt, Wersmann, Von Zezschwitz, Weidemanni, Schaff, Uhlorn et Niemann, Reconnaissons, toutefois, que ces diverses conférences populaires ne répondaient pas entièrement aux besoins de la cause. En effet, le but avoué des divers ouvrages de Renan, de Strauss et de Schenkel est d’opposer à la dogmatique officielle une image concrète et réelle de la personne et de l’histoire de Jésus.

Il s’agit donc pour les défenseurs de l’Évangile, non pas seulement de répondre à certains détails, ou de s’abandonner avec confiance à l’autorité de l’Église et du canon des Écritures, en accordant à des questions d’organisation intérieure une importance, qu’elles ne possèdent pas, mais aussi, et surtout, de mettre en œuvre toutes les armes d’une science sincère et sérieuse, d’arriver par son moyen à la possession d’une image de Jésus fidèle, réelle, conquise par l’étude critique la plus sérieuse, enfin de vaincre les adversaires en se plaçant sur leur terrain et en opposant à leurs objections des réponses directes, sérieuses et dignes. Cette marche nous est indiquée pour ainsi dire par l’évolution, que la critique a suivie depuis la première publication de Strauss, et nous allons en retracer rapidement l’histoire.

La période, qui s’étend de 1835 à 1830, a vu naître des travaux nombreux et importants sur le Nouveau Testament, dont les plus remarquables sont dus à la plume de Baur et de ses disciples Zeller, Schwegler, Köstlin, Hilgenfeld, Volkmar, Holsten, pour ne nommer que les principaux. De son côté, la théologie positive ne resta point inactive, comme l’attestent les travaux de Weisse, Schweizer, Bleek, Lücke, Uhlorn, Ewald, Weiss, Holzmann, Meyer, etc. Au premier abord la critique de Baur semblait continuer dans le même esprit l’œuvre de Strauss. Strauss, disait-il, a voulu prendre d’assaut la citadelle chrétienne, l’événement a prouvé qu’elle exigeait, pour être conquise, un siège en règle, et c’est ce siège que je viens entreprendre. Tout en étant d’accord avec Strauss pour nier a priori le surnaturel, Baur comprit que le principe adopté par celui-ci, tout à la fois pour assurer une base solide à son interprétation mythique et pour écarter de la personne des apôtres tout soupçon de fraude et d’artifice, principe, qui consistait à admettre un long intervalle entre le siècle apostolique et la rédaction définitive des évangiles, sans l’appuyer sur aucune preuve, n’avait aucune valeur historique et exposait toute l’argumentation au reproche mérite de partialité et d’arbitraire.

C’est pour prévenir cette objection qu’il cherche à établir à l’aide de faits isolés, groupés avec un art infini et rassemblés par une érudition immense, que l’évangile dit de Mathieu ne peut dater que de 130, saint Luc de 150 et saint Jean de 160, ou 180, et qu’aucun écrit du Nouveau Testament, en dehors des quatre grandes épîtres de saint Paul (Romains, 1 et 2 Corinthiens, Galates) et de l’Apocalypse, ne remonte aux apôtres. C’était ouvrir une large carrière aux fantaisies des mythes, mais ce ne fut là qu’un des mobiles de Baur ; on vit bientôt où il tendait, et les résultats inattendus, auxquels il parvint. En effet, les recherches de Baur firent entrer les études critiques sur la vie de Jésus dans une phase nouvelle, plus favorable à la cause du christianisme que le clair-obscur du mythe, parce qu’elle plaçait la science en face d’une double alternative et contraignait les esprits à se prononcer.

Baur, qui était doué d’un tact historique beaucoup plus développé que Strauss, a compris qu’on ne peut traiter les questions historiques en laissant de côté les sources, et que la critique a priori donne nécessairement naissance à des hypothèses plus ou moins hasardées, auxquelles on peut en opposer d’autres également plausibles, sans aboutir à aucune affirmation positive. Strauss s’était contenté de nier arbitrairement l’authenticité et la crédibilité de la plupart des écrits du Nouveau Testament, sans s’occuper le moins du monde de leur origine et de leur valeur. Baur suit une marche tout opposée et, se plaçant sur le terrain de l’histoire positive, cherche à étudier à sa lumière les faits et les idées. Cette méthode suffit à elle seule pour porter un coup mortel à la théorie fameuse des mythes.

Il est vrai que Baur, suivant sur ce point les errements de Strauss, laisse sur l’arrière-plan la personne historique de Jésus-Christ. Il se contente de la mentionner en passant et de dire que Jésus, ennemi de la justice légale des pharisiens, a prêché la droiture du cœur et l’amour pur, en invitant les âmes à entrer dans le royaume des cieux. Toutefois il reproche à Strauss d’avoir voulu rédiger une histoire évangélique sans aborder la critique des évangiles. Il montre que sa méthode consiste à réfuter les synoptiques au moyen du quatrième évangile et réciproquement, et qu’elle n’aboutit qu’à la confusion et au désordre. Tout en laissant de côté la personne de Jésus, il démontre la nécessité de fixer la date précise des livres du Nouveau Testament, qui ne sauraient être le fruit du hasard.

Le christianisme, tel que le Nouveau Testament nous le fait connaître, est également opposé au judaïsme et au paganisme. Baur veut s’expliquer sa naissance, et dans ce but prend pour point de départ le fait, selon lui incontestable, de l’antagonisme déclaré des disciples de Pierre, ou judaïsants, et des disciples de Paul, païens convertis. Les disciples de Pierre, parmi lesquels Baur veut que l’on range les premiers apôtres, Juifs de naissance, demeurèrent en somme Juifs après leur conversion, et ne se distinguèrent de leurs compatriotes que par leur foi en Jésus, qu’ils envisageaient comme le Messie annoncé par les prophètes. Ils continuèrent, d’ailleurs, à professer la nécessité de la circoncision, la perpétuité de la loi, et le particularisme juif dans toute sa rigueur, ce qui imprima à leur christologie un caractère marqué d’ébionisme. Paul, au contraire, converti par une vision individuelle sur le chemin de Damas, a été l’apôtre et le défenseur de l’universalisme de la grâce et d’une conception plus idéale de la personne et de l’œuvre de Jésus. Il dut combattre pendant toute sa vie les prétentions du christianisme judaïsant et succomba sous ses coups. Après sa mort les deux partis perdirent de leur animosité et se firent des concessions réciproques. Ce rapprochement fut rendu possible par l’acharnement, que déployèrent les Juifs à l’égard des judéo-chrétiens, et par la ruine de Jérusalem, qui enleva aux disciples de Pierre tout asile et tout point d’appui.

Baur croit retrouver la preuve de cet esprit de conciliation dans les écrits du Nouveau Testament, en particulier dans les Actes, l’épître aux Hébreux, et l’épître qui porte à tort le titre de seconde épître de Pierre. Cette tendance, devenue maîtresse de la situation, a donné naissance dans le cours du second siècle à l’Église catholique primitive, dont la formule d’union a été : la foi et les œuvres. Les évangiles, en particulier, datent de cette dernière période, et, pour les comprendre, nous devons connaître la tendance qui a présidé à leur rédaction. Matthieu et Luc reproduisent sous une forme adoucie le double point de vue judaïsant et paulinien ; Marc resté neutre ; quant à l’évangile de Jean, nous y retrouvons la formule ecclésiastique de la gnose issue des écrits de saint Paul. On doit considérer Christ et les apôtres comme entièrement étrangers aux mythes et aux légendes des évangiles, ce qui serait impossible, si ces écrits avaient été composés de leur vivant, car ils auraient dû dans ce cas ou repousser de telles allégations, ou s’en faire les complices.

Dans le système de Baur, le christianisme n’a à proprement parler aucun chef réel et aucun fondateur, puisqu’il n’est que le simple résultat des transactions accomplies entre les disciples de Paul et ceux de Pierre, insensiblement détachés du judaïsme. Baur déclare que les personnes ne sont absolument rien et que l’idée est tout. Cette théorie est inadmissible, et le christianisme demeure un fait inexpliqué, tant que l’on garde sur la personne de Jésus un silence systématique et arbitraire, et que l’on substitue à la personne vivante des fondateurs des conceptions impersonnelles et abstraites. Le problème de l’origine historique des livres du Nouveau Testament présuppose et réclame l’étude du fondateur historique de la religion chrétienne. Nous devons chercher à comprendre le point de départ des deux tendances, dont il nous est exclusivement parlé, et qui, quelles que soient d’ailleurs leurs divergences relatives, ont un principe commun qui les rapproche, et qui finit par les unir.

Quelle personne, ou quelle cause a donné naissance au sein du judaïsme à un parti, qui a cru voir en Jésus le Messie annoncé par les prophètes et qui a supporté courageusement après lui l’épreuve et le martyre ? L’école de Tubingue, qui admet l’existence historique de Jésus, est bien forcée de reconnaître que ses paroles, ses actes et sa vie tout entière ont fait naître au sein des masses la foi en sa personne et en sa mission. Comment se peut-il faire, dès lors, que les apôtres soient restés essentiellement Juifs, s’il est vrai qu’ils en sont venus, après avoir attendu, comme tout leur peuple, un Messie glorieux, à croire en un Messie crucifié sur un bois infâme ? Comment et sous quelle influence s’est accomplie cette transformation aussi radicale que profonde ?

C’est là le point capital, sur lequel vient échouer la théorie de Baur, car le problème historique demeure tout entier, si elle ne nous fournit pas une solution convenable à la place de la réponse des évangiles, qui nous parlent des miracles et de la résurrection de Jésus, et de l’impression profonde produite par sa personne tout entière et par son affirmation de sa grandeur divine. On peut même dire que Baur crée ce problème comme à plaisir, tandis que l’explication des évangiles est claire, précise et fondée sur une saine psychologie. Il est impossible surtout, pour peu que l’on ait de prétention à l’exactitude et à l’impartialité historiques, de laisser longtemps de côté les grands discours prophétiques, dans lesquels Jésus affirme avec une telle énergie la grandeur et lu dignité de sa personne.

Nous voyons en effet, toute l’Église primitive professer sans distinction de partis, les mêmes espérances eschatologiques, dont le point culminant est le retour glorieux de Jésus-Christ. Qu’on se rappelle, en outre, que l’Apocalypse, dont l’école de Tubingue admet l’authenticité, accorde à Jésus les attributs les plus relevés et les plus glorieux, s’exprime sur l’Agneau immolé pour nous, et dont le sang nous purifie, c’est-à-dire sur la mort expiatoire de Jésus, dans le même sens que saint Paul, et affirme l’inutilité des œuvres pour le salut. Comme on le voit, il est impossible d’admettre l’hypothèse fondamentale de Baur, quand on a été appelé à constater un accord si complet des apôtres et de saint Paul sur les points essentiels de la doctrine chrétienne. Les premiers apôtres ne sont pas demeurés Juifs, mais sont en fait devenus chrétiens, bien qu’ils aient conservé au début un attachement plus grand que saint Paul pour leur nationalité et pour la loi. L’Église catholique, que l’école de Baur rattache aux tentatives de conciliation des Actes, existe déjà du vivant des apôtres. Elle ne peut qu’admirer la grandeur du caractère de saint Paul (dont Renan vient de retracer une odieuse caricature).

Comment comprendre dès lors, que les faux frères, dont parle saint Paul (Galates 2.3), soient les apôtres de Jérusalem, et qu’il leur tende une main fraternelle, malgré leur judaïsme secret, lui, qui a blâmé si énergiquement saint Pierre ? Il aurait été dans ce cas un bien grand hypocrite, puisqu’il aurait fait lui-même ce qu’il blâmait chez son collègue. Nous devons admettre, enfin, que c’est Jésus, et non pas une idée abstraite, non pas tel ou tel apôtre, qui a fondé le Christianisme, dont le principe est le même chez tous les disciples, parce que chez tous il procède de la même personnalité divine.

Ce qui montre l’impossibilité de cette hypothèse fameuse, qui soulève à son tour des problèmes plus insolubles, que ceux de l’orthodoxie, et qui tombe dans un réseau de contradictions inextricables, c’est l’opposition, qu’elle a bientôt rencontrée au sein de l’école elle-même. Les principaux disciples de Baur, Volkmar, Köstlin, Hilgenfeld, sont à peu près d’accord pour placer la rédaction des synoptiques vers la fin du premier siècle ; Ewald et Weiss adoptent même, comme la date la plus vraisemblable, les premières années qui ont suivi la destruction de Jérusalem : 70-75. Il est impossible dans ce cas de ne point admettre la complicité des apôtres dans des fictions composées de leur vivant.

Baur, en transportant l’étude du christianisme sur le terrain historique, et en cherchant la date exacte des écrits du Nouveau Testament, a ouvert la voie à toute une série de recherches nouvelles. La date précise, qui nous est fournie par l’apparition des communautés judéo-chrétiennes et chrétiennes pures, communautés, qui se séparent et se distinguent du judaïsme et du paganisme, et qui, malgré leurs divergences réelles, constituent une même Église, cette date réclame la fixation d’une autre date plus importante encore, celle de l’apparition du chef commun de ces sociétés diverses, dont l’impulsion une et identique a exercé sur elles une influence égale, bien que portant le cachet de leurs individualités si diverses. Il devenait de plus en plus embarrassant et difficile pour la critique d’observer le même silence systématique et faux sur la personne de Jésus-Christ, comme s’il n’avait pas existé, ou tout au moins comme s’il n’y avait rien eu de positif à dire sur son compte. Ce fut précisément la tentative, par laquelle Baur chercha à déplacer la question et à prendre pour point de départ les temps, qui suivirent la mort et la résurrection de Jésus-Christ, qui força la critique à rechercher la source commune et plus ancienne du double mouvement judaïsant et paulinien.

Nous devons rendre cette justice à Strauss, qu’il a compris cette nécessité logique, et qu’il a cherché dans son histoire populaire de Jésus à retracer une image historique et positive de sa personne. Nous l’avons vu dans son premier ouvrage s’attacher surtout à montrer ce que Jésus n’a pas été, et mériter le juste reproche d’avoir donné une critique de l’histoire évangélique, sans y joindre une critique des évangiles. A son tour il peut reprocher avec autant de justesse à Baur d’avoir donné une critique des évangiles en laissant de côté la critique de l’histoire évangélique. Strauss a adopté les résultats généraux de la critique faite par Baur des documents évangéliques ; il n’y a là que la moitié de la tâche accomplie, et l’on doit nécessairement en tirer les conséquences historiques. Il y a là une simple opération d’arithmétique, qui met à néant la prétention de Baur de reléguer la personne de Jésus-Christ dans un mystérieux clair-obscur, aussi impénétrable qu’il est impossible. La génération idéaliste et spéculative, qui a précédé de trente ans la nôtre, ne possédait ni le sens, ni le goût de l’histoire, et se contentait d’idées abstraites sans aucune base positive et historique.

Les temps ont bien changé ; nos contemporains ont un goût marqué pour les recherches positives et exactes dans l’histoire aussi bien que dans la nature ; l’idéalisme a été pour longtemps détrôné par l’empirisme, et la théologie elle-même est entrée par l’étude des sources, de l’exégèse, et de la monographie historique dans la même voie. Ajoutons que cette méthode pourrait faire retomber dans la foi historique, si cette méthode était poussée à l’extrême. Strauss a voulu répondre par son nouvel ouvrage à cette tendance de son époque, et, tout en le complétant, a forcé les derniers retranchements du système de Baur. Nous devons constater que c’est en France, et non pas en Allemagne, que la critique négative a cessé de prétendre ignorer la personne et l’histoire de Jésus-Christ, et s’est proposé pour la première fois de retracer une image réelle et concrète de sa personne.

Ernest Renan adopte comme sources de ses études les synoptiques, auxquels il assigne la date généralement admise, et en partie le quatrième évangile. En transportant ainsi les documents écrits dans une période si rapprochée des faits, il est contraint de sacrifier la dignité morale du caractère de Jésus et des apôtres à sa négation systématique du miracle et du surnaturel dans l’apparition historique de Jésus. Il reconnaît que l’on doit rechercher dans Jésus la véritable origine du christianisme. Or, pour fonder une religion sérieuse et durable, il a dû être plus qu’un simple professeur de morale ; son caractère, la puissance de son génie, et sa dignité morale peuvent seuls expliquer l’impression profonde, qu’il a produite sur ses disciples, impression, dont l’histoire entière de l’Église est le reflet. Renan a compris aussi que la foi des chrétiens en la majesté divine de Jésus, foi professée déjà par les premiers disciples, demeure inexplicable, si l’on refuse d’admettre que Jésus lui-même l’a fait naître par l’énergie et la netteté de ses propres affirmations ; il voit en Jésus un génie puissant, colossal, soutenu à ses débuts par les inspirations les plus pures, mais entraîné par l’ardeur de la contradiction et de la lutte dans la voie dangereuse de l’enthousiasme et de l’orgueil, et enlacé dans les liens de l’erreur et de la fraude pieuse, dont sa mort douloureuse vient l’affranchir par une brusque catastrophe.

Toutefois la personne du Christ, telle que Renan s’est attaché à la reproduire sous nos yeux, bien qu’elle renferme encore des éléments de vérité historique, abonde en épisodes romanesques et arbitraires, et n’aboutit en dernière analyse qu’à le placer sur le même niveau que tous les fondateurs des religions orientales, tels que Bouddha, Mani et Mahomet.

Strauss a su éviter le romanesque dans sa Vie de Jésus. Son étude, fidèle aux lois de la religion et de l’histoire, voit dans le caractère et dans la personne de Jésus la synthèse supérieure et unique du double courant oriental et grec. Jésus a dû à son éducation juive sa conception spirituelle et morale du Dieu unique, à laquelle le prédisposait d’ailleurs la pureté exceptionnelle de sa nature. L’élément grec de son génie se retrouve dans son sentiment exquis de la nature, et dans sa conception fraîche et heureuse de l’existence terrestre. Ce qui nous révèle la beauté de l’âme de Jésus, c’est ce calme et cette sérénité, que ne viennent jamais obscurcir, comme chez saint Paul, saint Augustin et Luther, les tristesses et les défaillances inhérentes à toute lutte ardente et passionnée. Jésus a su, grâce à cette tendance heureuse de son esprit, s’élever au-dessus du génie sombre et servile du judaïsme et de son esprit légal, et a invité l’homme à s’étudier lui-même. Son Dieu n’est pas une divinité jalouse et irritée, mais un Père plein de sollicitude et de tendresse. Ce Jésus possédait une âme pure, pénétrée du sentiment de la présence et de la communion de Dieu, unie à tous les hommes comme à des frères ; aussi a-t-il réalisé dans sa propre personne l’idéal prophétique d’une alliance nouvelle avec la loi gravée dans le cœur. Il avait, pour emprunter le langage du poète, reçu Dieu dans sa volonté. Dieu était par amour pour lui descendu de son trône éternel, l’abîme avait été comblé, et toute crainte avait disparu de son âme. Sa belle et poétique nature n’avait qu’à laisser ses dons s’épanouir, à acquérir une notion toujours plus parfaite de sa destinée, et à s’y affermir, et non pas à changer ses voies et à inaugurer une vie nouvelle.

Aussi a-t-il pris pour base de la religion nouvelle, dont il s’était proclamé le chef, l’humanité, la douceur et la tolérance. Ce n’est là toutefois, selon Strauss, que le péristyle grandiose d’un développement supérieur de l’humanité, car Jésus est incomplet sur quelques points, on peut relever dans son caractère plusieurs taches, et, tout en reconnaissant la beauté et la grandeur de ses enseignements sur l’amour de Dieu et du prochain ainsi que sur la pureté possible et nécessaire de la vie et du cœur, on est bien forcé de constater l’insuffisance de sa doctrine en ce qui touche l’État, l’industrie, l’art, les jouissances de la vie pratique, et on est en droit d’attendre pour l’humanité des aperçus et des progrès nouveaux dans ces sphères diverses de l’existence terrestre. On peut même espérer voir disparaître dans un avenir plus ou moins rapproché les restes des idées superstitieuses, qui règnent encore au sein de l’humanité et qui lui inspirent la foi dans le surnaturel et dans l’action providentielle d’un Dieu personnel sur le monde.

Tels sont les points fondamentaux, que Strauss considère comme réels et établis historiquement dans la vie du fondateur du christianisme, points, qu’il a obtenus grâce à une étude attentive des témoins authentiques de ses prédications et de ses actes, ainsi que de l’influence, qu’il a exercée sur ses contemporains, et des luttes, qu’il a été appelé à soutenir contre les divers partis juifs. Strauss se rapproche toutefois sur plusieurs points de Renan, et en vient à admettre la plupart des résultats de l’œuvre de Baur, dont il n’a pas oublié les critiques. Il reconnaît que c’est sous leur influence qu’il a laissé dans son nouvel ouvrage une bien plus large place à la légende et à la fable intentionnelles des disciples. Il n’est pas admissible, en effet, qu’une légende, rédigée sans système préconçu longtemps après les événements, se soit attachée dans ses récits à des détails minutieux de lieux, de dates et de noms. On doit reconnaître avec Baur qu’on se trouve en face de la double alternative d’une fausseté systématique et intentionnelle, ou de documents vrais et historiques sur les points essentiels. En posant cette affirmation, Baur, tout en étant d’accord avec Strauss pour nier le caractère historique des évangiles à cause des éléments surnaturels qu’ils renferment, a porté le premier coup à l’hypothèse des mythes, et Strauss, en subissant son influence, renverse, lui aussi, de sa propre main les principaux arguments de son premier ouvrage, et reconnaît son insuffisance en même temps que son impossibilité. En face du reproche grossier et prosaïque, lancé par la critique négative de son temps à la face des écrivains du Nouveau Testament, d’avoir systématiquement falsifié les documents évangéliques, la théorie mythique présentait un attrait tout particulier pour l’esprit.

Le charme a été bien vite dissipé par le réveil des études historiques ; le mythe est rentré dans le néant, et n’a plus laissé comme résidu d’autre alternative que le mensonge systématique ou la véracité historique des écrivains sacrés. Strauss a bien cherché à déguiser sa retraite et à voiler l’insuccès de sa première théorie. Il déclare que l’on peut donner à une fable inventée à dessein le nom de mythe, et entoure son histoire naturelle et réelle de Jésus, qu’il a réduite à ses plus simples éléments, d’un double faisceau de mythes inconscients et de légendes systématiques. Toute l’histoire de la naissance, de l’enfance, et aussi de la préexistence de Jésus, en dehors de quelques traits historiques imparfaits et sans grande valeur, est à ses yeux le fruit des théories spéculatives et dogmatiques d’un âge postérieur. Les rapports entre Jean-Baptiste et Jésus sont le produit d’un système préconçu. Jean-Baptiste a bien donné à Jésus le baptême de repen-tance, mais il n’a nullement été son précurseur, et n’a en rien inauguré son ministère. Tous les miracles sont des mythes inventés à plaisir, bien que Jésus ait pu accomplir quelques guérisons naturelles. Strauss relègue également dans la région des mythes la glorification, la plus grande partie des récits de la passion, ainsi que l’ascension, sans se prononcer sur leur caractère. Les récits de la résurrection sont l’expression des visions individuelles des disciples, des apôtres. Comme on le voit, la méthode de Strauss est purement éclectique ; c’est là le plus grand résultat des travaux de Baur. Par contre, en accentuant la nécessité d’une histoire critique de la vie de Jésus, Strauss a forcé l’école de Baur à remonter jusqu’au fondateur du christianisme, au lieu de le faire précéder, comme Baur, de l’évolution des partis, qui se formèrent après lui.

En reculant jusqu’au milieu du second siècle la rédaction des évangiles, Strauss veut, à l’exemple de Baur, séparer sa cause de celle de Renan. Ce dernier n’éprouve aucun scrupule à faire de Jésus un thaumaturge, qui cherche à tromper la foule, et à transformer les apôtres en des romanciers religieux. Cette position intermédiaire, toutefois, n’est guère tenable, tant à cause de l’antiquité probable des écrits du Nouveau Testament, que parce qu’il reste dans ce cas une question des plus importantes à résoudre, et que l’on doit se demander si l’image de Christ, que Strauss nous a retracée, répond aux véritables exigences de la science, si la date assignée par Baur aux évangiles supporte l’examen, ou si plutôt la critique ne traverse pas une phase nouvelle et décisive.

Il s’en faut, en effet, de beaucoup, que le Christ de Strauss réponde aux lois de l’histoire, ou soit même possible sans contestation à ce point de vue. En tout cas, il ne suffit pas à lui seul à expliquer la naissance et les progrès du christianisme et de l’Église. L’historien qui veut être fidèle à son mandat doit assigner une cause à chaque crise décisive de l’histoire, et en fournir une explication suffisante. Or nous voyons le christianisme s’affirmer en face de toutes les autres religions comme la religion de la réconciliation et de la paix. L’historien des origines du christianisme doit donc, en vertu des lois de la science qu’il cultive, expliquer ce sentiment de sa vocation particulière, que possède l’Église, sentiment, qui la distingue, dès le début, du judaïsme aussi bien que du paganisme. Il ne saurait méconnaître le caractère historique de l’Église chrétienne, qui se proclame une association de frères réconciliés avec Dieu, et il n’a pas le droit d’admettre un effet sans cause, tout en se réclamant du même principe pour nier a priori la possibilité du surnaturel. Nous pouvons lui demander de remonter du sentiment de l’Église primitive tout entière à Celui qui a dû posséder cette puissance régénératrice, dont il constate les effets.

Strauss refuse d’adopter cette méthode si naturelle et si logique, et nous devons croire qu’il ne passe sous silence ce fait si important, que parce qu’il considère comme non avenu et comme chimérique le sentiment le plus sacré et le plus inébranlable de la conscience chrétienne, et qu’il méconnaît intentionnellement le trait historique le plus accentué de l’Église. Son étude est donc entachée a priori de préjugé systématique, et n’a plus dès lors la moindre valeur historique. Nous pouvons attribuer ce fait au point de vue plus qu’insuffisant sous lequel Strauss envisage le péché, et à sa conception naturaliste des lois constitutives de la morale. Ce point de vue inférieur et naturaliste lui permet de faire surgir du milieu d’une génération pécheresse et corrompue un être affranchi dès sa naissance des liens de la corruption universelle et du joug de la loi, et de passer sous silence la soif de pardon qui consume l’humanité, puisque le Dieu de son credo possède pour attribut suprême une indifférence égale à l’égard du bien comme du mal.

Il y a plus. Nous pouvons considérer comme l’une des données les plus positives et les plus incontestables de l’histoire universelle le lien intime, qui relie l’Église primitive à la personne de son fondateur, et à la dignité qu’il a lui-même revendiquée. Il est impossible, en se plaçant au simple point de vue de l’histoire, d’admettre que le second siècle ait proclamé (ce que personne ne conteste) Jésus pour le seul médiateur entre Dieu et l’humanité, et comme son rédempteur, si tel n’était pas déjà le thème principal de la prédication apostolique, comme le montre, du reste, l’Apocalypse. On ne peut pas davantage expliquer la prédication des apôtres, qui était leur substance, pour ainsi dire, et pour laquelle ils ont tous souffert avec joie les plus cruelles souffrances, si Jésus n’a pas lui-même tracé par ses déclarations et par ses discours sur son œuvre et sur sa personne les ligues principales de cette même prédication et n’a point fait de la foi en sa propre personne la base du culte nouveau, en vertu du pouvoir qu’il possédait d’assurer la paix et le pardon des péchés à son Église par la communication du Saint-Esprit.

Ces données une fois acquises, il est impossible à la critique de reléguer jusqu’à la fin du second siècle tous les écrits du Nouveau Testament pour soustraire les apôtres et Jésus lui-même à la solidarité des fraudes pieuses et des légendes intéressées qu’elle suppose, et il n’y a plus dès lors d’intérêt capital pour elle à accomplir ce tour de force au mépris de toutes les données de la tradition et de l’histoire. Remarquons, en outre, que Strauss rattache lui-même aux discours de Jésus-Christ l’attente de son retour glorieux, qui fut la foi commune de toutes les communautés chrétiennes. Or ces discours de Jésus attestent qu’il se plaçait en face de l’humanité tout entière comme l’homme sans péché, puisqu’un pécheur, qui a lui-même besoin de pardon, ne saurait ni racheter les péchés de ses frères, ni posséder le redoutable privilège de juger le monde. S’il en est ainsi, Strauss ne saurait échapper à l’alternative sérieuse de voir en Jésus (comme Renan ne craint pas de le faire), un enthousiaste fou d’orgueil, ou de reconnaître la vérité profonde et divine de ses propres affirmations sur sa dignité et sur sa mission.

La grandeur morale et religieuse de Jésus est incontestable, et, comme nous l’avons vu, Strauss lui-même est bien forcé de l’admettre. Nous savons aussi que la connaissance de soi-même et l’humilité, bases uniques de toute vie religieuse et morale digne de ce nom, ne font que grandir dans l’âme, qui a le sentiment de sa culpabilité, en proportion égale des progrès, qu’elle accomplit dans la sanctification. Il résulte nécessairement de ces considérations diverses que nous devons envisager le Jésus de Strauss comme une contradiction morale et comme une impossibilité historique, nous dirons même comme une monstruosité logique au point de vue religieux et moral, puisque Strauss veut tout à la fois que nous envisagions Jésus comme un pécheur semblable à nous, tout en reconnaissant la vérité de ses prétentions à la divinité. Si Jésus était vraiment pécheur, et si comme tel il professait l’humilité, qui est l’apanage du chrétien le moins avancé, il n’a point pu proclamer contre la voix de sa conscience sa sainteté parfaite et sa communion exceptionnelle et unique avec Dieu, et il n’a point pu s’élever jusqu’à une imposture aussi manifeste. Or nous savons qu’il s’est proclamé Fils de Dieu, saint et sans tache.

Il ne suffit donc pas de s’incliner devant la grandeur religieuse et morale de Jésus, tout en lui assignant son lot des misères et des faiblesses, triste apanage de l’humanité, et l’essence historique et religieuse du christianisme, acculant la science critique dans ses derniers retranchements, l’oblige à se prononcer sur la double alternative que nous avons indiquée, et à voir en Jésus un imposteur, un blasphémateur, qui prétendait fonder le royaume de Dieu, tout en en sapant les bases fondamentales, ou (ce qu’il affirmait de lui-même) notre Sauveur et notre Dieu. On peut laisser sans crainte à l’âme impartiale et sérieuse le soin de se prononcer.

La critique négative, dont les Fragments de Wolfenbuttel ont signalé les débuts, tend fatalement à parcourir dans son entier le cercle vicieux, qu’elle s’était tracée. S’il est vrai qu’on ne saurait mettre en doute les hautes prétentions que Jésus a mises en avant, il n’en coûte plus beaucoup d’admettre avec Renan que Jésus s’est proclamé Fils de Dieu dans le sens de l’union essentielle, car Jésus n’a fait par là que s’assigner le caractère, qui seul renferme et justifie les attributs, qu’il a revendiqués comme siens. C’est bien là la source directe et intime de l’image de Jésus, que nous offrent saint Paul et l’Apocalypse, sans parler des autres sources scripturaires. Quand bien même Jésus aurait dans son enthousiasme et dans son fol orgueil dépassé les limites de la morale aussi bien que de l’humanité, on n’est autorisé à aucun titre à nier que les affirmations des apôtres soient le reflet des déclarations de leur maître lui-même. Il n’y a plus dès lors d’avantage à reculer à la fin du second siècle les écrits attribués aux apôtres par la tradition.

Quand on étudie d’un peu près la marche naturelle et logique de la science critique contemporaine, dont Renan peut être considéré comme l’éclaireur, on reconnaît la pauvreté de la théorie mythique, (quelques modifications d’ailleurs qu’on lui fasse subir), dans son application, à la personne de Jésus-Christ. S’il est vrai que Jésus s’est assigné lui-même dans ses discours une origine et use nature exceptionnelles, s’il est vrai que ses apôtres ont pu inventer avec intention, ou se sont laissé entraîner à composer sans parti arrêté, et sous la seule impression que leur maître avait produite sur eux, la fable sur laquelle repose l’Église, il est vraiment puéril de vouloir rechercher avec toutes les armes de la science les quelques embellissements, que la tradition a pu y ajouter, et de se demander si c’est là une œuvre de parti ou de pur enthousiasme. Comme on le voit, la théorie mythique, dès les premiers pas qu’elle a faits sur le terrain nouveau pour elle, de l’histoire réelle de Jésus et des apôtres, a renversé de sa propre main les fondations de son propre système, et a provoqué dans son développement une crise décisive et suprême. Bien qu’elle n’ait ni la vertu ni la patience de Pénélope, on peut dire qu’elle-même détruit sans cesse son ouvrage.

Cette phase nouvelle peut être envisagée sans crainte comme la dernière phase de la critique, puisqu’elle est revenue à son point de départ, c’est-à-dire au point de vue des Fragments de Wolfenbuttel, qui blesse à la fois la morale, le sentiment religieux et l’histoire, et qu’elle a ainsi prononcé sa propre condamnation. La critique moderne chercha, il est vrai, à l’origine, à se distinguer de l’école de Reimarus par le scrupule qu’elle éprouvait à rendre Jésus et les apôtres complices des fraudes du second siècle, auquel elle attribuait exclusivement la rédaction de tous les écrits du Nouveau Testament. Nous avons constaté que, grâce aux progrès du tact historique, la science chrétienne contemporaine, et Strauss lui-même aussi bien que Renan (ces derniers avec certaines réserves), ont clairement reconnu et proclamé la participation directe des apôtres aux éléments les plus importants de l’enseignement attribué par la théorie mythique à la légende inconsciente et calculée.

L’histoire consultée a montré, en effet, que la tradition existante à la fin du premier siècle était impossible, si les apôtres eux-mêmes avaient professé une autre doctrine, enfin que l’enseignement des apôtres découle tout entier des propres affirmations de Jésus sur sa dignité messianique. Cette concession ouvre, comme on le voit, une large brèche dans le mur qui séparait la critique contemporaine de l’école de Reimarus, et l’on peut dire que la seule différence entre elles consiste dans l’élément d’erreur, d’enthousiasme et d’orgueil que la première reconnaît dans celles des déclarations de Jésus, dont elle affirme l’impossibilité. Cette dernière distinction ne saurait elle-même subsister bien longtemps, pour le double motif, que la personne historique de Jésus offre un caractère incontestable de netteté. de calme et de modération, et que l’affirmation, par laquelle Jésus (pécheur lui-même dans l’hypothèse de la science critique) se pose comme l’homme idéal et sans souillure en face de l’humanité pécheresse, n’a pu être formulée par lui que contre sa conscience et contre la vérité, et qu’elle serait en dernière analyse le fruit d’une intention frauduleuse, puisqu’il n’aurait éprouvé aucun scrupule à tromper l’humanité, pour fonder une religion, entachée d’un tel péché d’origine et nécessairement mélangée d’éléments égoïstes et impurs. La science critique devra donc en revenir aux errements de son passé, ou marcher franchement en avant avec la science véritable.

Nous nous sommes attaché à étudier la controverse la plus récente sur les questions vitales du christianisme au point de vue des diverses écoles ecclésiastiques et théologiques, qui composent le protestantisme du dix-neuvième siècle. Après avoir exposé l’histoire de la théologie protestante dans le développement séculaire des principes de la réforme du seizième siècle, il nous reste à retracer une esquisse rapide de la situation ecclésiastique et scientifique de l’Église évangélique contemporaine. Cette esquisse suffira pour nous convaincre que, malgré l’ardeur et la gravité des controverses théologiques, une union vivante et réelle sur les questions vitales de la science et de la foi s’est accomplie au sein des grandes écoles évangéliques.

Notre premier objet doit être de rechercher si la théologie contemporaine, dont nous avons retracé l’essor puissant et énergique, est restée fidèle au principe fondamental du seizième siècle, et si l’on peut constater les progrès accomplis par elle dans l’œuvre d’affermissement et de développement des bases posées par les réformateurs. Si nous obtenons le résultat que nous croyons conforme à la vérité, et si nous sommes en droit de nous prononcer pour l’affirmative, nous pourrons retrouver avec joie et avec confiance dans ce progrès considérable, que l’Église évangélique a accompli à la suite d’une crise si douloureuse, sa justification et sa raison d’être dans les plans de la Providence, et attendre avec confiance les destinées et les succès de l’avenir.

Le principe de la Réforme a été de notre temps l’objet d’études savantes et de discussions approfondies. C’a été le fruit nécessaire de la crise, que devait traverser l’Église évangélique pour résoudre les contradictions apparentes, qui s’étaient opposées jusqu’alors à l’intelligence de ce principe sous la double forme, dont elle devait savoir aussi retrouver et saisir l’unité intime et supérieure. Le rationalisme vulgaire, parvenu à son apogée, avait, comme nous l’avons montré, altéré profondément le principe matériel de la Réforme et n’en avait conservé que la tendance générale à la certitude personnelle de la raison orgueilleuse, affranchie de l’autorité objective des enseignements divins, compris dans le sens de la pensée humaine, ou étouffés sous le double contrôle de la critique et de l’exégèse.

Delbrück reprit la question, non résolue depuis Lessing, de la substitution du symbole des apôtres comme règle de foi au principe scripturaire lui-même, et se vit suivi dans cette voie par toute l’école de Grundtvig. Il ne fut point difficile aux théologiens évangéliques de lui montrer que le symbole des apôtres, pas plus que toute règle de foi ecclésiastique, ne pouvait être substitué à l’Écriture comme principe formel, à moins d’assigner à la tradition ecclésiastique le premier rôle dans la formation de la foi, c’est-à-dire d’annuler entièrement le principe matériel. Si l’on en vient à substituer sur le terrain des principes l’autorité de l’Église à celle de Jésus et des apôtres, on se met dans l’impossibilité logique de refuser la même autorité au moyen âge tout entier et à ses enseignements, qui contredisent sur plus d’un point grave le principe matériel, dont le canon des Écritures proclame de son côté l’importance.

On aboutit sur cette pente glissante à un système plus ou moins rapproché du catholicisme romain dans toutes les questions, qui se rattachent à la sanction des principaux organes de la tradition, c’est-à-dire du sacerdoce, de l’ordination, et de l’Église et des sacrements. Cette polémique, à laquelle Lücke, Sack, Nitzch, Dorner et Martensen ont pris une large part, fit comprendre la nécessité, au point de vue de la foi, de maintenir l’Écriture sainte comme le seul principe formel de la Réforme, bien qu’on tendit plus ou moins à ne voir simplement dans le principe matériel que le dogme le plus important de la Bible, ou à faire reposer sur elle seule l’essence de la Réforme.

C’est alors que Strauss soutint, non sans succès, une thèse, que le génie de Schleiermacher avait rendue accessible à tous, et montra l’impossibilité de faire reposer sur le principe formel seul tout l’édifice dogmatique du protestantisme. Il alla toutefois jusqu’à soutenir, dans sa polémique contre le principe scripturaire, que le principe matériel, joint au témoignage du Saint-Esprit, ne pouvait servir à aucun titre d’appui au principe formel, puisqu’il aboutissait dans ses conséquences logiques à l’enthousiasme et au fanatisme. La méthode de sa soi-disant dogmatique chrétienne consista à séparer le principe matériel du principe formel, en suivant la marche qu’il avait précédemment adoptée en étudiant celui-ci, sans tenir aucun compte des grandes doctrines du christianisme, ce qui aboutit à la négation a priori des récits miraculeux de l’histoire évangélique, ainsi que des miracles spirituels du christianisme, et en particulier de la rédemption et de la justification du pécheur.

Strauss avait, comme on le voit, appliqué à la science religieuse la grande maxime politique des Romains, que pour régner, il faut diviser, et sa tactique ne fut pas sans porter des fruits amers et sans entraîner bien des âmes dans la fausse voie d’un christianisme clérical. D’un autre côté, la théologie évangélique dut à cette polémique de mieux comprendre l’union indissoluble et l’indépendance relative des deux principes matériel et formel de la Réforme, l’impossibilité d’obtenir une base solide et durable avec un de ces principes détaché de l’autre, et aussi leur affinité respective, qui leur permet de se compléter et de s’aider réciproquement, et de former, grâce à leur union libre et féconde, la base puissante et inébranlable du protestantisme et de la science théologique.

[Voir Dorner sur l’union interne des principes protestants ; Ph. Schaff, Le principe du protestantisïne, Chambesbury, 1845 ; Hofmann, V. Reuter, Rothe, Zur Dogmatik, 1863, où il affirme de Schenkel, que celui-ci, en refusant de reconnaître les deux côtés du principe de la Réforme, méconnaît la distinction, que l’on doit établir entre le christianisme protestant et l’Église protestante. Schenkel n’a trouvé que peu de partisans dans sa tentative de joindre au double principe matériel et formel le principe de l’esprit d’association. Kahnis, dans son Exposition des principes du protestantisme, admet dans l’essence du protestantisme trois principes, l’Écriture, le salut et l’Église. Ce troisième principe n’a que faire ici, puisqu’il ne caractérise en rien le protestantisme, et que, comme base d’une Église évangélique, il n’est qu’une résultante du double principe matériel et formel. Beck, qui, dans son introduction au Système de doctrine chrétienne, 1838, et dans sa Dogmatique chrétienne, I, 1, 1840, a rendu de si grands services au réveil des études scripturaires, donne au principe scripturaire un rôle trop indifférent à l’égard de l’Église et de l’histoire. Il semble ne réserver aucune place à la critique, et rattache le principe matériel au principe scripturaire, dont il le fait dépendre d’une manière absolue, en retombant ainsi dans les errements de l’orthodoxie du dix-septième siècle.]

On est en droit de considérer comme l’une des conquêtes les plus précieuses et les plus durables de la nouvelle école évangélique la reconnaissance de l’indépendance relative des deux éléments du principe protestant, et le sentiment, que l’Écriture sainte à elle seule ne saurait suffire, soit que l’on invoque avec la vieille orthodoxie le témoignage du Saint-Esprit en faveur de son inspiration, soit que l’on ait recours avec le supranaturalisme biblique à la démonstration rationnelle ou historique. Elle comprit aussi que la Bible elle-même proclame les droits de la personnalité croyante, à laquelle elle donne naissance, et qui seule peut apprécier en sûreté de cause, avec les ressources, que lui fournissent la raison et la science, la canonicité des livres saints et les interpréter fidèlement, et que la foi, de son côté, ne saurait se passer de l’Écriture sainte, à laquelle elle est redevable de ses progrès aussi bien que de sa naissance, et qui seule permet l’âme humaine de franchir sans danger l’écueil d’un subjectivisme arbitraire et égoïste, et d’acquérir une croyance à la fois personnelle et divine.

On peut considérer aussi comme une pensée commune à tous les théologiens évangéliques de notre temps (bien que quelques-uns continuent à avoir recours à la méthode anglaise des évidences historiques et rationnelles) la thèse formulée par Twesten. Ce théologien estime que la preuve en faveur de la révélation divine et de sa présence dans l’Écriture sainte ne saurait demeurer indépendante et isolée de la foi vivante elle-même, et que la méthode, qui consiste à édifier l’objet de la foi (dont la source dans l’âme humaine est toute autre que l’intelligence pure) sur une théorie plus ou moins irréfutable de la révélation et de l’inspiration, ne diffère guère de celle, qui fut attaquée avec une telle énergie par Lessing dans sa controverse contre Götze et qui provoqua la publication des Fragments de Wolfenbuttel, auxquels on peut bien dire qu’elle livrait le christianisme sans défense.

Il en résulte que la théologie doit désormais abandonner la méthode défectueuse, qu’elle a trop longtemps suivie, et qui consiste à prendre pour point de départ de l’éducation des âmes la naissance de la foi en l’autorité légale de l’Écriture sainte ou des apôtres. Sa première préoccupation doit être, tout au contraire, d’éveiller dans l’âme la foi en Jésus le Rédempteur, c’est-à-dire l’expérience personnelle et intime de la justification devant Dieu par la foi en Jésus. Sans doute l’Écriture sainte et les sacrements en sont les intermédiaires et les instruments plus ou moins directs, mais il n’en est pas moins certain qu’elle agit par elle-même avec une efficace toute-puissante, qui a pour résultat de faire naître dans l’âme régénérée une confiance inébranlable et spontanée dans l’autorité divine des apôtres de Jésus et de leurs écrits. Ce sont eux, en effet, qui permettent de connaître avec exactitude la vie et les enseignements du Maître, qui d’ailleurs font partie des révélations immédiates de Dieu.

En effet la parole, ou révélation parfaite de Dieu, doit être renfermée dans les écrits remontant à l’âge apostolique, autrement il serait impossible de la retrouver et de la constater avec certitude. Il en est ainsi, car le message évangélique, renfermé dans l’Écriture sainte, s’atteste lui-même par l’action efficace du Saint-Esprit sur le cœur comme la vérité envoyée par Dieu à l’humanité, pour lui servir de guide jusqu’au terme de son pèlerinage terrestre. De plus, comme la foi se relie étroitement au message divin renfermé dans la Bible, et que les apôtres ont déposé avec confiance au sein de l’humanité, la croissance et la fermeté de la foi ne dépendent à aucun titre de la pureté du style, des détails historiques, ou des imperfections et des lacunes scientifiques de la révélation écrite ; la foi a des préoccupations plus grandes et de plus sérieux sujets de méditation, et est vraiment plus heureuse, plus riche en espérances et en consolations, quand elle voit réalisée dans les écrivains sacrés l’union harmonieuse et parfaite de l’Esprit de Dieu et de l’esprit de l’homme, et quand dans leurs écrits elle sent battre un véritable cœur d’homme, que si elle avait continué à croire, comme les hommes du passé, que les apôtres n’étaient que les plumes, les instruments passifs et inertes du Saint-Esprit, et que leurs écrits n’avaient que la valeur d’une loi inflexible et surhumaine.

Aussi la foi évangélique laisse-t-elle sans scrupule libre carrière à la critique et à l’exégèse, sans prétendre leur imposer ni des tuteurs ni des lisières. La foi accorde une liberté absolue à la critique, parce que c’est pour elle un principe de conscience de n’attribuer aucune valeur aux écrits, dont la canonicité ne peut pas être clairement établie, de même qu’elle ne se croit pas en droit de refuser son adhésion à tout écrit véritablement canonique. La critique vraiment digne de ce nom ne saurait demeurer étrangère aux questions de la foi, et nous avons même montré qu’elle doit s’imposer le devoir rigoureux de rechercher avec soin les sources historiques, pour savoir distinguer la légende de l’histoire, et pour ne point tomber dans le doute absolu. Elle est elle-même dépendante de la foi, qui conserve à son égard toute sa liberté d’action, puisque aucun résultat de la science critique ne saurait porter atteinte à l’expérience décisive, qu’elle a faite des vérités du salut. Cette dépendance est nécessaire, puisque seule la foi peut interpréter dignement et avec vérité les documents soumis à son étude, et reconnaître si un ouvrage proclame ou non Jésus-Christ ou contredit sur quelque point cet Évangile, qui a eu la puissance de s’attester directement auprès de son for intérieur.

Comme ces jugements de la critique croyante impliquent les relations réciproques des diverses parties du canon entre elles, il en résulte que l’œuvre de la critique théologique consiste surtout, dans le domaine de la dogmatique, dans le contrôle que l’Écriture sainte exerce sur elle-même par l’action réciproque de ses éléments constitutifs, contrôle, qui doit donner une impulsion salutaire et féconde à une étude toujours plus riche et plus approfondie des mystères et de la révélation, et à une intelligence toujours plus complète de l’harmonie intérieure et de la richesse infinie du christianisme sous toutes ses faces et dans toutes ses applications. La théologie évangélique a reconnu également, en ce qui touche l’exégèse, que les lois de la grammaire et de la philologie sont les bases invariables et nécessaires de l’interprétation biblique, et que l’exégète doit savoir se pénétrer de l’esprit de l’écrivain sacré qu’il explique, comme l’ont toujours fait les grands commentateurs à l’égard des poètes et des écrivains profanes.

Ce qui établit l’harmonie entre l’exégète et les documents chrétiens qu’il explique, c’est sa foi personnelle, qui n’a nullement besoin du contrôle d’une confession de foi ecclésiastique quelconque, qui réalise dans son développement fécond et régulier le grand principe de l’analogie de la foi, et qui permet enfin d’obtenir l’analogie de l’Écriture sainte interprétée par elle-même.

On est en droit d’affirmer que la nouvelle école évangélique nous offre dans la branche de l’exégèse une richesse et une variété inconnues jusqu’alors, et que l’Église catholique y occupe une certaine place. Elle a approfondi les lois de l’interprétation, et donné naissance à une herméneutique sérieuse et complète ; les sciences auxiliaires de l’exégèse, l’histoire, la géographie, la linguistique, la lexicologie, les grammaires hébraïque, chaldaïque et du Nouveau Testament ont reçu une vive impulsion ; le texte du Nouveau Testament a été l’objet de travaux sérieux et féconds .

[Après Bretschneider(1806), Keil et Griesbach, Lücke publia en 1817 : Grundriss der neutestamentlichen Hermeneutik and ihrer Geschichte. Citons encore Schleiermacher, 1838, Glausen et Wilke, 1843, Lutz, 1849. Olshausen, dans son traité : Ein Wort über tiefern Schriftsinn, et R. Stier (1824) défendirent les sens multiples de l’Écriture sainte, et réclamèrent avec Meyer, de Francfort, une interprétation mystique à côté de l’interprétation littérale, mais leur thèse ne rencontra que peu d’adhésions, parce que la méthode évangélique répondait à toutes leurs exigences légitimes. Germar a défendu l’interprétation panharmonique de l’Écriture.]

[Winer, Biblisches Realwörterbuch, 2 vol., 3e édit., 1847. Keil, Biblische Archæologie, 1859. Die Archæologie Alten Testaments von de Wette, 1814, et Ewald, 1814. Bæhr, Symbolik des mosaischen Cultus, 2 vol., 1837. Les monographies de George, Kurtz, Hengstenberg, Baur sur les fêtes, les sacrifices, la circoncision. Les travaux géographiques, de Ch. Ritter, Charles von Raumer, 1835, l’Atlas biblique de Kiepert.]

[Winer, Grammatik des neutestamentlichen Sprachidioms, 6. Auflage., 1855. Buttmann, même sujet, 1859. Les Dictionnaires de Schleusner, 1792. Wahl, 1843. Bretschneider, Wilke, 1839. Schirlitz et Dalmer, 1859.]

[Editions de J. Buxtorf, 1611 ; Iablonsky, 1699 ; Van der Hooght, 1705 ; Michaelis, 1720 ; Houbigant, 1753 ; J. Simonis, 1752 ; Kennicott, 1780, pour l’Ancien Testament, et éditions modernes de Hahn, Theile, Rodolphe Stier. Le texte des Septante réclame encore des études critiques sérieuses. Pour le Nouveau Testament, Lachmann a consulté avec fruit les Pères de l’Église, et Tischendorf a fait un habile usage des Codices d’Ephrem, et du Sinaï. Bonnes éditions de Knapp, Schott, Lachmann, Göschen, Theile, Ph. Buttmann, Tischendorf. Citons avec éloges le Commentaire critique sur le Nouveau Testament (en latin) de Reiche, 3 vol., 1853 sq., non terminé.]

Quant à l’exégèse proprement dite de l’Ancien, et en particulier du Nouveau Testament, elle a pris dans les quarante dernières années un merveilleux essor, et nous possédons sur la plupart des livres de la Bible un ensemble de commentaires, qui jettent une vive lumière sur l’Écriture sainte, et qui confirment dans leurs traits généraux les principes du protestantisme évangélique, tout en renfermant pour l’avenir les germes d’aperçus nouveaux et féconds sur les éléments dogmatiques, moraux et pratiques du principe évangélique.

[Mentionnons à côté de Lücke, Bleek, Olshausen, Tholuck, l’admirable Commentaire de Meyer (H. von) sur le Nouveau Testament ; de Rückert sur les Galates et les Romains ; de Harless, Schenkel et Braune sur les Ephésiens ; le Bibelwerk de Lange, Van Osterzee, Kling, Auberlen, Riggenbach, Lechler, Moll, etc. ; les Romains de Philippi, les Hébreux, de Delitzsch ; de Luthardt sur saint Jean ; de Lünemann sur les Ephésiens ; d’Usteri et de Wieseler sur les Galates ; d’Ebrard sur les épîtres de Jean ; de Wiesinger sur Pierre ; de Van Hengel sur les Ephésiens ; etc.]

Ces divers travaux exégétiques, dont nous n’avons cité que les plus importants, ont donné naissance à une série de publications sur la théologie biblique, et sur les diverses vues particulières des apôtres. La comparaison féconde des divers écrits du canon l’un avec l’autre nous montre l’unité et la variété des diverses dogmatiques du Nouveau Testament.

[Citons, après les Théologies bibliques de Baumgarten-Crusius, 1828 ; de Wette, 1831, et Lutz, 1847 : Schmid, Biblische Theologie Neuen Testaments, édit. 3, 1864. Messner, Lehre der Apostel, 1856. G.-L. Hahn a publié en 1854 le premier volume de sa Theologie Neuen Testaments. Neander à abordé les doctrines apostoliques dans sa Geschichte der Pflanzung und Leitung der apostolischen Kirche ; de même Reuss dans sa Geschichte der heiligen Schriften Neuen Testaments, et dans son Histoire de la théologie chrétienne au siècle apostolique. Nous possédons des Monographies sur Jacques de Kern, Schneckenburger ; sur Pierre de Meyerhoff, Weiss ; sur Paul d’Usteri, Dæhne, Schrader, Baur (Paulus, 1845), Lipsius (Rechtfertigungslehre) ; sur les Hébreux, de Riehm ; sur Jean de Frommann, Köstlin, Weiss. La psychologie biblique a été étudiée par Fr. Roos, Tob. Beek, 1843, et Delitzsch, 1855. Nous possédons des Vies de Jésus de Herder, Hess, Reinhard, Greiling, Paulus, Hase, 1829 ; Weisse (Die evangelische Geschichte, kritisch und philosophisch bearbeitet, 2 vol., 1838) ; Ammon (Die Geschichte de Lebens Jesu, 3 vol., 1842), de Theile, de Lange (Das Leben Jesu nach dem Evangelium dargestellt, 3 vol., 1844-48), d’Ebrard (Wissenschaftliche Kritik der evangelischen Geschichte, 2 vol., 1842), de Lichtenstein (Lebensgeschichte des Herrn Jesu Christi in chronologischer Uebersicht, 1856), d’Hoffmann (Leben Jesu, 1838), de Kern (Die Hauptthatsachen des Lebens Jesu, Tübinger Zeitschrift, 1838), d’Ullmann (Historisch oder mytisch ? 1838 — Die Sündlosigkeit Jesu). Les ouvrages écrits sur le même sujet pour des laïques instruits, par Krabbe, 1839 ; Stirm (Apologie), Jul. Hartmann, 1837 ; A. Francke, 1838 ; Riggenbach (1858, traduit par Steinheil chez Ch. Meyrueis), Baumgarten, 1859. Le siècle apostolique a inspiré les travaux de Neander, Rothe (Die Anfsenge der christlichen Kirche, 1837), Gfrörer, Schewgler (Das nachapostolische Zeitalter, 1846, 2 vol.), de Wieseler (Chronologie des apostolischen Zeitalters, etc., 1848), Schaff (Geschichte der apostolischen Kirche, 1854), Lechler (Das apostostolische und nachapostolische Zeitalter, 1853), Lange (Das apostolische Zeitalter, 1853), M. Baumgarten (Die Apostelgeschichte, oder der Entwickelungsgang der Kirche von Jerusalem nach Rom, 1852), Thiersch (Die Kirche im apostolischen Zeitalter und die Entstehung der neutestamentlichen Schriften, 1852), Ewald (Geschichte des apostolischen Zeitalters bis zur Zerstrung Jerusalems, 1858).

Dans tout corps composé la distinction est un élément aussi nécessaire que l’unité ; or, c’est là un principe fécond, que la nouvelle théologie évangélique a su reconnaître et appliquer aux divers écrits qui composent la Bible. Tandis que la vieille orthodoxie répandait sur tous ces livres le voile d’une uniformité égale et monotone, et composait sa dogmatique de centons, empruntés sans méthode et au mépris de toutes les lois de l’histoire, indifféremment, sans choix comme sans gradation, aux divers écrits, conçus comme pénétrés tous également d’un même esprit et. investis d’une même autorité, la nouvelle école a su constater tout à la fois leur unité divine et leur diversité vivante, et acquérir ainsi une notion plus saine et plus profonde de l’histoire et de la révélation.

L’unité de l’enseignement évangélique, placée sous une lumière plus vraie etphis pure, est apparue dans son développement progressif et dans son enchaînement harmonique, et les maîtres de la théologie contemporaine ont su concevoir une théologie biblique, qui, tout en demeurant sur le terrain de l’histoire, et sans empiéter sur les domaines de la dogmatique et de la morale, leur prête un concours efficace, en leur présentant dans un ensemble lumineux et plein de vie les matériaux dont elles se composent et qui doivent leur servir tout à la fois de règle et de contrôle. C’est grâce à cette théologie biblique que l’Écriture sainte acquiert sa véritable autorité, et que le principe formel reçoit une sanction définitive. On peut l’appeler la science de la canonicité matérielle, appelée à exercer une influence décisive sur la science de la canonicité formelle ou isagogique, sujette encore à tant de fluctuations dans les divers objets, qu’elle aborde, sujets, qui concernent l’antiquité, l’authenticité et l’intégrité des livres saints.

[Pour l’Ancien Testament les introductions de Hengstenberg (3 vol., 1831-39), Hœvernick (1837, le 3e volume de Keil), Keil (1853), de Wette (1809), Bleek (1860) ; les travaux critiques de Riehm, Ewald, Hupfeld. Pour le Nouveau Testament de Wette, Bleek, Reuss ; et, outre les travaux de l’extrême gauche, Bruno Bauer, Strauss, les questions sur l’authenticité de saint Jean, et l’antériorité soit de Marc (ce qui est la tendance du jour), soit de Matthieu, comme le veulent Baur et Strauss.]

Nous avons constaté, en étudiant l’influence exercée par Schleiermacher sur la théologie contemporaine, que l’Ancien Testament avait été relativement négligé dans le grand essor de la science moderne. L’identification établie par la vieille orthodoxie entre l’Ancien et le Nouveau Testament fut détrônée par les formes multiples du rationalisme, qui envisageait le judaïsme comme une religion étrangère et presque hostile au christianisme, et qui voulait réduire la loi fondamentale de l’Ancien Testament au rôle obscur d’une accommodation au génie particulier du peuple d’Israël, et à sa mission providentielle en face des populations païennes environnantes. Tantôt il y voyait avec Spener le plan politique de la théocratie conçu dans l’intérêt du monothéisme, tantôt il l’attribuait avec Daniel Michaelis à la seule prudence de ses législateurs. On se débarrassait des miracles et des prophéties, dont sont remplis les livres de l’ancienne alliance, en n’y voyant que le produit du style poétique et du génie particulier de l’Orient. Le rationalisme, sous le prétexte de mieux saisir le génie du peuple hébreu, en se débarrassant de toute préoccupation dogmatique, méconnaissait ainsi complètement, sauf sur le seul point du monothéisme, l’accord profond, qui existe entre les deux économies.

Il serait injuste de méconnaître les progrès accomplis dans l’intelligence du langage et de l’enseignement de l’Ancien Testament grâce au zèle infatigable de nombreux érudits. Gésénius a su transformer le dictionnaire hébreu, en interrogeant les nombreux dialectes congénères, et a donné, ainsi que Rœdiger, une direction féconde aux études grammaticales. Ewald a imprimé à cette dernière science une impulsion nouvelle et plus rationnelle, et a déployé un tact rare dans l’intelligence du génie particulier des langues orientales ; J. Olshausen et Hupfeld se distinguent par la délicatesse subtile de leurs observations critiques.

L’exégèse, elle aussi, a accompli plus d’un progrès sérieux, comme l’attestent déjà les travaux de Kuinoel, Maurer, Rosenmüller, Gésénius, de Wette et Ewald. L’Ancien Testament tout entier a été l’objet d’un commentaire suivi et sérieux, dont les principaux rédacteurs sont Hitzig, Knobel, Bertheau, Thénius, Hirzel, J. Olshausen, P. Fritzsche et Grimm ; ces deux derniers ont étudié spécialement les apocryphes. Citons encore les commentaires sur la Genèse de Bohlen, Thiele, Tuch, Knobel, Delitzsch, les travaux critiques sur la Genèse et sur la Pentateuque de Bleek, de Wette, Ewald, Bertheau, Stähelin, Hupfeld, Riehm, et dans le sens conservateur, de Kurz (Genèse) Schultz (Deutéronome), Ranke, Hœvernick, Keil, et en particulier Hengstenberg (authenticité du Pentateuque) ; les commentaires sur Esaïe de Gésénius, Knobel, Hendewerk, Umbreit, Hitzig, Ewald, Drechsler, etc. (auxquels nous pouvons joindre les études christologiques de Hengstenberg, Stier, Gaspari, Kleinert) ; sur Jérémie, de Hitzig, Umbreit, Nägelsbach et Neumann ; sur Ezéchiel, de Hitzig et Hœvernick ; sur Daniel, de Hitzig, Lengerke, Bleek, Hœvernick et Auberlen. Ewald a traduit et commenté les livres poétiques de l’Ancien Testament.

Les Psaumes ont été interprétés par de Wette, Hitzig, Hupfeld (trois volumes 1856-61), J. Olshausen (1853), Tholuck, Vaihinger, Kramer, Hengstenberg et Delitzsch. Le Livre de Job a eu pour commentateurs Umbreit, Ewald, Hitrzel, Vaihinger, Schlottmann, Hahn, et a été aussi étudié au point de vue dogmatique et religieux par Hengstenberg, Simson, Œhler, etc. Le Cantique des cantiques a eu de nombreux interprètes ; Herder, Kaiser, Ewald, Meier, Hitzig, Umbreit, Delitzsch, Hahn, Hengstenberg. Citons enfin le commentaire de Lange en cours de publication, dans lequel ont déjà paru Genèse, Deutéronome, Josué, Ruth, Rois, Proverbes, Ecclésiaste, Cantique, Jérémie, Daniel et six des petits prophètes.

Les noms, que nous avons choisis comme exemple dans cette mine si riche des commentateurs de l’Ancien Testament, sont par eux-mêmes une démonstration suffisante de la crise profonde, que traverse cette science, comme l’attestent, du reste, également les diverses questions abordées par la critique, telles que celles concernant les fragments élohistes et jéhovistes, la composition et la rédaction du Pentateuque, et en particulier du Deutéronome, l’authenticité du second Esaïe et de certaines parties de Zacharie et de Daniel, comme dans plusieurs questions d’interprétation. Au fond ces divergences si profondes procèdent en majeure partie des théories si diverses, professées par les théologiens sur la religion de l’Ancien Testament et sur son histoire, et sont pour la plupart résolues par une conception vraiment impartiale et strictement historique de l’Ancien Testament.

Nous pouvons, à ce point de vue, nous réjouir des premiers résultats obtenus dans ce sens. Il est vrai que nous ne subissons encore que trop l’influence de la tendance théologique, qui identifiait l’Ancien et le Nouveau Testament. On voit un certain nombre de théologiens, tels que Eichorn, de Wette, Von Cœlln, Gésénius, Hitzig, Knobel, Schleiermacher et plusieurs de ses disciples, méconnaître, parce qu’ils ont réagi à l’excès contre cette tendance, le lien intime qui unit les deux Testaments, et ne voir entre eux qu’un rapport purement extérieur. D’autres maintiennent l’identité, Hengstenberg d’une manière absolue, et à un point de vue tout opposé, Ewald, soit qu’ils aient recours avec Rodolphe Stier à une interprétation arbitraire des textes et à l’exégèse allégorique et mystique pour retrouver tout le Nouveau Testament dans l’Ancien, soit que avec Ewald ils ne voient dans le christianisme qu’un judaïsme épuré. En tout cas, les deux tendances, quelles que soient leurs divergences sérieuses, présentent toutes les deux la même lacune, parce que toutes deux demeurent dans les limites de la conception intellectualiste de la religion, que favorisaient également la vieille orthodoxie et le supranaturalisme biblique, et parce qu’elles ne semblent voir dans la religion qu’un ensemble de doctrines et d’idées. C’est par là que l’Église est punie de l’oubli, dans lequel elle a laissé tomber les résultats précieux, que Schleiermacher lui avait acquis, et c’est là que se manifestent les germes de rationalisme, qui existent jusque dans les écrits des supranaturalistes les plus convaincus, quand ils viennent à traiter des questions se rapportant à l’Ancien Testament.

L’identification supranaturaliste de l’Ancien et du Nouveau Testament apparaît sous une forme plus adoucie dans la première école de Tubingue, depuis Storr jusqu’à Steudel. Bien que ce dernier ait appliqué d’une manière toute spéciale à Israël la grande idée de Lessing d’une éducation divine de l’humanité, il n’en retrouve, toutefois, les traces que dans la révélation successive de nouveaux dogmes, sans songer à admettre de la part du peuple une assimilation progressive de la vérité. Hengstenberg, de son côté, remettant en vigueur la vieille théorie du supranaturalisme orthodoxe du seizième siècle, ne se borne pas, comme les théologiens que nous venons de citer, à admettre l’accord parfait des deux économies dans les grands traits généraux de la doctrine, et s’attache à démontrer que les dogmes particuliers du Nouveau Testament se retrouvent formulés avec une égale précision dans l’Ancien.

[Voir Œhler, Prolegomena zur Theologie des Alten Testaments, 1845. Voici comment il s’exprime (p. 67) : « La foi vivante et énergique en la révélation, qui refusait de pactiser avec toutes les concessions faites au rationalisme, réclamait cette affirmation énergique conforme à la tendance positive et précise de ce théologien. » Il s’appuie sur le fait que, dans les deux traités de la divinité du messie dans l’Ancien Testament, et du rédempteur souffrant d’après l’Ancien Testament, la doctrine de la divinité du messie, et de la distinction inhérente à l’essence divine est clairement assignée à l’Ancien Testament, avec cette seule réserve que celui-ci la laisse plutôt dans l’ombre. Cette opinion a été adoptée aussi par Hœvernick dans son livre sur Daniel, bien qu’à l’exemple de M. Baumgarten, il ait mieux saisi les différences des deux économies. Hengstenberg lui-même est revenu plus tard à une notion plus juste et plus historique dans sa Christologie de l’Ancien Testament et dans sa Nature de la prophétie. Toutefois, même en cessant d’enseigner l’accomplissement littéral des prophéties, il refuse encore d’admettre les limites de la révélation primitive, et a recours à une exégèse idéaliste pour résoudre la difficulté. La prophétie n’est plus pour lui que l’enveloppe symbolique, dont les prophètes eux-mêmes ont intentionnellement revêtu des vérités éternelles et générales. Voir Œhler, ouvrage cité, p. 68 et suivantes. Le lien commun de ces deux conceptions opposées est chez lui sa pensée dominante d’établir son apologétique formelle sur une base solide, et il croit son œuvre théologique accomplie, quand il a établi victorieusement (à son sens) l’inspiration de l’Ancien Testament. Toutefois sa théorie de l’inspiration en sacrifie presque entièrement l’élément humain, et ne laisse pas plus de place à l’intervention de l’esprit humain, si nécessaire pour l’histoire réelle d’un développement progressif de la révélation divine au sein de l’humanité, que les théories rationalistes, qui sacrifient à la raison humaine le concours réel et efficace de la Divinité, n’en accordent à l’Esprit-Saint.]

Ewald a déployé autant de science que de tact dans l’exposition des destinées historiques du peuple d’Israël (Bertheau lui aussi a rendu à ce point de vue les plus grands services à la science) et a su rattacher à leur véritable contexte historique de nombreux passages de l’Ancien Testament, en particulier des Psaumes et des prophètes, que l’ancienne théologie avait appliqués directement un royaume spirituel du Messie, en les arrachant arbitrairement à l’ensemble de l’histoire. Lui aussi, toutefois, n’a pas mieux su retracer l’histoire intérieure du développement religieux de la première révélation. Il réduit tout l’enseignement religieux de l’Ancien Testament, et l’idée messianique elle-même, à un minimum aride de vérités générales abstraites aussi privées de mouvement que de vie. S’il ne sait pas saisir le caractère progressif de la révélation historique et ses rapports intimes avec l’histoire providentielle du peuple élu, c’est que pour lui l’élément historique, même dans le christianisme, n’est qu’un moyen, dont Dieu se sert pour répandre certaines idées, ou doctrines, moyen qui ne fait point partie intégrante de l’idée, et qui n’a point dès lors pour lui une réalité sanctifiante.

Aussi est-il dans l’impuissance de reconnaître dans l’histoire et dans la littérature de l’Ancien Testament une préparation progressive de l’œuvre rédemptrice du Nouveau Testament. On peut répondre avec Œhler à ces points de vue extrêmes : « La théorie qui voit dans le Nouveau Testament la reproduction des enseignements de l’Ancien Testament, dégagés simplement de leurs enveloppes et de leurs formes imparfaites, est insoutenable. Elle accorde à l’ancienne alliance une valeur exagérée, puisqu’elle lui attribue l’exposition complète et précise des enseignements du christianisme, qui auraient passé simplement dans le Nouveau Testament sans évolution et sans progrès. » Cette théorie, par contre, méconnaît un caractère important de l’Ancien Testament. Elle tend, en effet, à réduire la vie concrète de la religion progressive en un ensemble de doctrines abstraites et idéales, et elle ne tient aucun compte de la tendance de l’Ancien Testament à chercher la réalisation de l’union de l’homme et de Dieu dans leur double mouvement l’un vers l’autre, parce que le sens historique de l’évolution providentielle du peuple élu lui fait défaut, et l’on peut dire avec Œhler que le Nouveau Testament ne renferme à proprement parler aucune doctrine nouvelle, et que tous ses enseignements ont été déjà renfermés dans l’Ancien Testament sous forme de voiles, de symboles et de prophéties.

Quelles que soient les difficultés, que doive traverser et vaincre la théologie, avant d’assurer le triomphe de cette vérité et d’en tirer les conséquences pratiques, on doit reconnaître que la théologie est enfin entrée dans une bonne voie, que les théologiens cités plus haut ont contribué, malgré les lacunes de leurs théories, à faire accomplir de grands progrès à la science. Hengstenberg, en particulier, a su mettre en lumière avec un rare talent la sainteté de Dieu, le péché, la loi et son action intérieure sur le cœur de l’homme. Nous avons aussi à relever un autre point important.

Toutes les sciences ont subi plus ou moins l’influence de l’élan vigoureux imprimé par notre siècle aux études historiques. Nous devons à ce point de vue une vive reconnaissance au génie de Herder, dont les travaux ont donné en particulier une vive impulsion à l’étude des religions. Herder a envisagé, à la vérité, l’Ancien Testament bien plus au point de vue esthétique et poétique qu’au point de vue théologique, et n’a pu dès lors exercer sur cette branche des études théologiques qu’une influence imperceptible.

Eichorn, qui l’a suivi dans la même voie, a dirigé surtout son attention sur le fond même des parties lyriques de l’Ancien Testament, dans lequel il ne voit que les enveloppes poétiques, sous lesquelles les divers auteurs ont cherché à cacher la pauvreté de leurs idées religieuses ; il donne ainsi naissance à la conception mythique de l’Ancien Testament, adoptée successivement par Gabier, Lorenz Bauer et de Wette. Ces théologiens sont unanimes à envisager la Genèse comme un mythe et le Pentateuque comme une épopée grandiose. L’idée de l’humanité, qui domine dans les écrits de Herder, imprima une direction nouvelle aux esprits et poussa les savants à rechercher l’unité primitive des formes, actuellement si multiples, de la religion universelle.

La théologie traditionnelle avait jusqu’alors considéré l’Ancien Testament comme un monde à part et tout à fait en dehors du grand courant de l’humanité. Le point de vue plus large du dix-neuvième siècle, renversant toutes les barrières, attira sur l’Ancien Testament l’attention de la science nouvelle de l’origine et de l’histoire des religions antiques. Les travaux de Heine, de Gœttingue, sur les mythologies antiques imprimèrent un vif élan à ces études et réduisirent la religion de l’Ancien Testament à la proportion d’un simple mythe, que l’on alla même jusqu’à déclarer inférieur à plusieurs des religions de l’antiquité. Un tel point de vue ne pouvait se maintenir longtemps et devait partager la destinée des théories, qui recherchent dans toutes les religions un principe unique, et qui se bornent à juger les religions diverses d’après les signes extérieurs, au lieu de constater leur caractère progressif et de les classer d’après les critères internes et d’après le caractère général de leur enseignement.

[Ce qui contribua dans une large mesure à faire méconnaître si longtemps le caractère progressif de la religion antérieure au christianisme, ce fut la théorie soutenue par Frédéric Schlegel, Görres, Windischmann et autres, d’une religion primitive de l’âge d’or, dont les religions historiques ne renferment que des fragments mutilés. Nous avons vu une théorie semblable se reproduire dans le domaine de l’histoire ecclésiastique parmi les théologiens du seizième et du dix-septième siècle, qui envisageaient le premier siècle de l’Église comme un âge d’or, dont l’Église chrétienne ne présentait plus dans le cours de son développement séculaire que quelques fragments épars et incomplets.]

L’école évhémériste de Gottfried Hermann et de Lobeck vint combattre la théorie de Creuzer, adoptée quelque temps par Baur, qui confondait toutes les religions et qui cherchait à établir au moyen d’étymologies arbitraires leur identité essentielle. L’école évhémériste, malgré sa pauvreté (ou plutôt l’absence du zèle de tout sentiment religieux), provoqua, toutefois, des recherches plus profondes et plus précises.

Il serait difficile d’épuiser la liste des nombreux auteurs, qui se sont appliqués à l’étude des religions, en mettant à profit les progrès des études orientales et des travaux de grammaire comparée. Citons Ottfried Müller, Stuhr, Gerhard, R.-Fr. Hermann, Nägelsbach, Welcker, Schömann, Preller, Curtius, Hartung, Mommsen ; les travaux de Bopp, Lassen, Weber, Bensey sur les diverses tribus ariennes ; de Max Müller sur l’Inde ; de Roth, Spiegel et Westergaard, d’après les travaux antérieurs d’Anquetil du Perron et de Kleuker, sur les Perses ; de Jacques et Guillaume Grimm, Lachmann, Müllenhoff, Guillaume Müller et Simrock sur les races germaniques. Wuttke et Köppen ont mis à profit, celui-là dans son Histoire du paganisme, et celui-ci dans sa Religion du Bouddha, les découvertes les plus récentes dues à l’ouverture de la Chine et du Japon aux nations européennes, et J.-G. Müller a tracé l’histoire des religions primitives de l’Amérique.

A mesure que le cercle de ces études allait en grandissant, la science de la philosophie de la religion mit à profit avec une noble ardeur ces documents, les collationna et les compara malgré leurs nombreuses lacunes, et chercha à saisir l’essence et le principe central de ces religions, à les grouper d’après les analogies, et à retrouver dans leur histoire la loi fondamentale du développement et du progrès. La philosophie de la religion de Hegel possède assurément de rares qualités, mais ne sait pas rendre justice au judaïsme. En la définissant la religion de la majesté, elle lui applique une épithète, qui conviendrait mieux au mahométisme, et la juge inférieure aux religions de la Grèce et de Rome, qui réalisent par leurs conceptions de la beauté et du droit l’union de la divinité et de l’individualisme, pendant que l’Ancien Testament distingue et sépare d’une manière absolue Dieu et le monde. C’est méconnaître l’évolution progressive de la révélation hébraïque, qui a joint à l’idée primitive de la toute-puissance divine la conception mosaïque de la sainteté sous l’empire de la loi, et qui a, grâce à ce progrès, développé des éléments de l’âme humaine plus rapprochés de Dieu, plus intimes et plus profonds que la simple perception de la beauté et du droit.

Aussi Rust et Baur ont-ils modifié sur ce point le jugement de Hegel et donné la primauté au judaïsme, qui renferme en germe l’universalisme spirituel, sur les religions antiques, dont l’universalisme, purement extérieur et politique, a été dans le plan de Dieu la préparation du christianisme. Ils ont relevé, en outre, le caractère purement terrestre et utilitaire du paganisme grec et romain. Schleiermacher a partagé toutes les religions entre les trois groupes principaux du fétichisme, du polythéisme et du monothéisme, dans lequel il a distingué le mahométisme esthétique du judaïsme et du christianisme. Cette division a le défaut de ne point assigner au christianisme le rôle exceptionnel, qui lui revient de droit, et de donner en outre une fausse idée du judaïsme, conçu par elle comme la religion de la légalité et de l’eudémonisme.

La philosophie de la religion tendit toujours plus à envisager l’histoire des religions comme une évolution intérieure de l’humanité, c’est-à-dire comme une œuvre essentiellement subjective, ce qui portait une grave atteinte à la grandeur du christianisme, en en supprimant l’élément objectif et révélateur.

Cette thèse de Schleiermacher fut combattue au point de vue théosophique par Schelling dans son Introduction à la philosophie de la mythologie, dans sa Philosophie de la mythologie et dans sa Philosophie de la révélation. Schelling combat la théorie de Lobeck, qui ne voit dans les religions du paganisme que le produit du hasard ou du caprice de l’intelligence humaine, et affirme que toute religion est le résultat de l’activité de puissances objectives et divines, dont l’intervention lui communique une forme de plus en plus humaine. Le christianisme réalise sous une forme parfaite l’union de la divinité et de l’humanité en la personne de Jésus-Christ, qui, après avoir manifesté sous sa forme préexistante sa puissance dans le paganisme et dans le judaïsme (dans lesquels à cause du péché il cessa d’être l’égal de Dieu), se fait connaître dans cette forme suprême de la révélation de Dieu comme le maître de la vie, et reconquiert, grâce à son sacrifice moral l’égalité d’essence avec son Père. Ce qui donne de l’importance à cette conception de l’histoire des religions, ramenée à un principe unique et divin, c’est le but, que Schelling lui assigne, de préparer les voies au christianisme, dans lequel elle trouve son couronnement définitif.

Il y a un profond élément de vérité dans cette théorie, car, si le but principal de la religion est d’unir l’homme à Dieu, toute religion répondant à cette définition doit présenter des affinités plus ou moins grandes avec le christianisme, dont l’idée centrale est la rédemption, condition et garantie de l’alliance nouvelle et indissoluble, que Dieu conclut avec la vérité. S’il en est véritablement ainsi, et si le christianisme, religion absolue, peut seul fournir l’explication et la coordination de toutes les religions, si l’on maintient dans cette évolution une distinction radicale entre le panthéisme et l’idée de la personnalité de Dieu, jointe à l’idée du péché originel, qui creuse l’abîme entre Dieu et l’homme (péché, sans l’admission duquel on ne saurait obtenir une union véritablement morale de la créature et de la Divinité), enfin, si l’on reconnaît avec Schleiermacher la distinction réelle, que l’on doit établir entre le polythéisme et le monothéisme philosophique d’un côté, et le monothéisme des causes finales de l’autre, on est bien forcé (tout en maintenant l’unité générale des religions, qui toutes convergent vers Christ), de s’incliner devant la majesté exceptionnelle et devant la grandeur unique de l’ancienne alliance, qui seule renferme des éléments multiples et réels de préparation au christianisme, et nous montre la double évolution de l’homme vers Dieu et de Dieu vers l’homme se réalisant malgré le péché, et aboutissant à l’union suprême et définitive de l’infini avec le fini.

L’évolution des religions païennes est, par contre, imparfaite, et, bien que l’on ne doive pas les croire hostiles ou étrangères à Dieu d’une manière absolue, on peut dire avec Schelling que ce sont des vignes sauvages et folles en comparaison du cep d’Israël, que Dieu lui-même a planté et cultivé avec un soin paternel. Elles cherchent, il est vrai, sous bien des formes différentes, à saisir et à démontrer l’idée de l’incarnation de Dieu, mais, comme elles ignorent le joug salutaire de la loi, elles méconnaissent la réalité du mal ou anticipent dans leur impatience égoïste la venue de Dieu par des légendes arbitraires et par des mythes frivoles. Que l’on observe, en outre, que le péché a aussi régné en Israël, et l’on ne pourra pas s’empêcher de constater dans le développement progressif, normal, régulier de l’idée messianique au sein du peuple élu, aussi bien que dans la réceptivité croissante des masses pour la venue du Messie (réceptivité, qui résiste à toutes les incrédulités et surmonte tous les obstacles) une preuve éclatante de l’intervention directe du Dieu vivant.

L’on peut dire que jamais l’on n’est parvenu sur le terrain de l’histoire à une certitude aussi éclatante et aussi manifeste. Comme on le voit, la théologie moderne, en élargissant le cercle de ses idées et en appliquant des principes plus vivants à la philosophie de la religion et au développement historique des religions humaines, a su, tout en ouvrant un large champ aux travaux de l’avenir, obtenir pour ses débuts des résultats considérables, qui ont jeté une vive lumière sur l’Ancien Testament et sur l’intelligence des bases historique du christianisme.

Aussi l’apologétique s’est-elle engagée dans une voie nouvelle, à la fois plus large et plus solide. Parmi les philosophes qui ont saisi et exposé sous ce point de vue nouveau l’histoire de la religion, nous pouvons citer Schaller, Wirth et spécialement la Philosophie et le christianisme de Chalybæus[a], ainsi que l’Aperçu sur le développement de la philosophie de Braniss.

[a] Chalybæus, Philosophie und Christenthum, 1853. Braniss, Uebersicht de Entwicklungsgangs der Philosophie, 1842.

L’étude scientifique de l’Ancien Testament a été abordée dans le même esprit au point de vue théologique par Tholuck (Les prophètes et leurs prophéties, Gotha, 1860), Auberlen (la Révélation divine, essai apologétique, 1er volume, 1861), Tobie Beck (Introduction à la dogmatique, 1838), V. Hofmann (Prophétie et accomplissement, 1841-44 ; la Preuve scripturaire, 2e éd., 1857) ; Baumgarten (Commentaire théologique sur le Pentateuque, introduction, 1843), et d’une manière toute particulière par Œhler dans ses Prolégomènes à la théologie de l’Ancien Testament et dans les articles nombreux et remarquables, qu’il a rédigés sur ce sujet pour l’Encyclopédie d’Herzog.

[Tholuck, Die Propheten und ihre Weissagungen Gotha, 1860. Auberlen, Die göttliche Offenbarung, ein apologetischer Versuch, 1861. J.-T. Beck, Einlei-tung in das System der christlichen Lehre, 1838. Die christliche Lehrwissen-schaft nach den biblischen Urkunden, Abtheil. 1, 1840. V. Hoffmann, Weissagung und Erfüllung, 1841 ; Schriftbeweis, 1852. Baumgarten, Theologischer Commentar zum Pentateuch, 1843, Einleitung. Œhler, Prolegomena zur Theologie Alten Testaments, 1845.]

Tholuck a pris pour devise une parole excellente de Herder, qui demande que l’on envisage l’enseignement religieux de l’Ancien Testament tout entier comme une grande prophétie, méthode bien préférable à l’examen minutieux et imparfait de chaque texte particulier. Toutefois, en entrant dans cette voie nouvelle, on n’a pas su éviter plusieurs erreurs graves ; on a trop fait des types la source unique de l’interprétation littérale, on a aussi grossi et exagéré souvent l’élément de la prophétie générale, en voyant, par exemple, en Israël une préexistence charnelle de Jésus-Christ, et en retrouvant dans les théophanies de l’Ancien Testament et dans l’ange de l’Éternel des préparations à l’incarnation du Fils de Dieu. On se maintient, par contre, sur le terrain de la vérité, quand on retrouve dans l’histoire du peuple hébreu la prophétie et la manifestation toujours plus parfaite des idées divines, dont il était destiné à être l’artisan historique. Le type et la prophétie devront se distinguer plus nettement l’un de l’autre.

Le progrès de la révélation divine dans l’Ancien Testament, en effet, ne s’accomplit pas seulement en ligne droite par des types préparateurs du Christ dans la réalité historique et dans la parole inspirée, mais encore, et surtout, par le fait de la présence du péché dans le monde, par le sentiment toujours plus vif, dont est pénétrée l’âme des hommes d’élite de la nation juive, de la rupture de la communion entre l’homme et Dieu. On peut dire que le christianisme est préparé au sein de l’ancienne alliance soit par la conscience, qu’Israël possède de ses privilèges sans cesse grandissants, soit aussi, et surtout, par le vide profond, que la loi laisse dans les cœurs, et par le sentiment toujours plus puissant, qu’elle éveille au sein des consciences droites et pieuses, de l’insuffisance de l’économie mosaïque pour la satisfaction des besoins religieux de l’humanité. A ce point de vue, Hofmann n’a pas mieux su que Coccéius saisir le rôle providentiel de la loi, et s’est privé par là de l’un des éléments les plus importants de la perception du développement historique de la révélation. Œhler a su beaucoup mieux comprendre la loi du développement spirituel du peuple élu dans ses phases successives, et relever comme l’un des facteurs de la prophétie progressive du salut la réaction providentielle de l’esprit religieux contre les lacunes et l’étroitesse du point de vue strictement légal, réaction aussi nécessaire que la révélation positive.

Quand on étudie la situation présente de la science de l’Ancien Testament dans son ensemble, et les tendances fondamentales de ses principaux représentants de nos jours, on constate le défaut d’une vue dominante d’ensemble, et l’on en trouve la preuve dans l’absence d’une théologie biblique de l’Ancien Testament, qui réponde véritablement aux tendances et aux besoins de l’époque. Toutefois, en comparant la situation présente aux efforts et aux tentatives du passé, on ne peut que se réjouir des progrès accomplis, et avoir confiance en l’avenir. Bien que la contrée ne déploie pas encore sous nos yeux son panorama grandiose, nous contemplons néanmoins ses grands sommets l’un après l’autre. Quoi qu’il en soit, il est important, dans l’intérêt de la science chrétienne elle-même, que nous prenions bientôt possession du pays tout entier, car il est essentiel de bien saisir l’unité fondamentale et les caractères distinctifs de l’ancienne et de la nouvelle alliance, si l’on veut acquérir une base solide pour le caractère historique du christianisme historique, et en particulier de la personne de Jésus, aussi bien qu’une notion claire et distincte de l’unité fondamentale et continue de la révélation dans son développement à travers les siècles.

Si l’on ne maintient pas avec précision le terrain historique, on verra bientôt la conception erronée des rapports entre l’Ancien et le Nouveau Testament devenir une arme redoutable entre les mains des adversaires de la révélation chrétienne. Le dédain de l’ancienne alliance aura pour conséquence le caractère nouveau du christianisme, sans base historique, et exposé dès lors à être envisagé comme le résultat du caprice individuel. L’identification absolue de la prophétie et de l’accomplissement aura, par contre, l’inconvénient grave d’attirer au christianisme le reproche, difficile à réfuter historiquement à ce point de vue, de n’être que la reproduction des événements et des images de l’Ancien Testament et l’application arbitraire des types messianiques à la personne de Jésus de Nazareth, et il ne restera plus à l’Évangile d’autre caractère original et particulier que le fait d’avoir transformé la religion spéciale d’un peuple en la foi universelle des nations.

Plus on se croira autorisé à affirmer l’accomplissement littéral des paroles de l’Ancien Testament par le Nouveau, moins on pourra s’empêcher de soupçonner au moins qu’elles sont la source unique de l’Évangile. Si, au contraire, on parvient, en suivant la méthode historique rigoureuse, à montrer que l’image du Christ, telle que nous l’offrent les écrits du Nouveau Testament, n’est nullement une copie trait pour trait de l’idée messianique de l’Ancien Testament, ou des espérances confuses et contradictoires des contemporains, mais, tout au contraire, que l’accomplissement dépasse d’une manière formelle, dans les détails comme dans l’ensemble les limites, dans lesquelles la prophétie demeurait renfermée, on obtiendra (tout en montrant l’accord de l’Évangile avec l’histoire de l’Ancien Testament, dont il est le couronnement, et la manifestation en Jésus des éléments déposés et préparés dans les profondeurs des siècles), une base historique de l’apparition du christianisme aux temps marqués, aussi bien qu’une démonstration de son caractère original et nouveau.

La théologie évangélique contemporaine peut être fière, à juste titre, des travaux nombreux et remarquables, qu’elle a publiés sur l’histoire ecclésiastique, et des progrès qu’elle a fait accomplir à cette science. Elle a su saisir avec un tact remarquable et exposer en parfaite connaissance de cause l’histoire religieuse de l’humanité, l’histoire de la civilisation et de la philosophie, sonder les sources, mettre en lumière des documents nouveaux sur les origines du christianisme et de l’Église chrétienne, et créer une théologie des monuments, appelée à rendre les plus grands services à l’histoire de l’Église et des dogmes ; on peut même proclamer le caractère définitif de quelques-uns des résultats obtenus par elle.

[Thilo, Codex apocryphus Novi Testamenti, 1832. De la Garde, Homil. Clem., 1866. Duncker, Hippolyti Refutat, hæres., 1859. Signalons les ouvrages d’Archéologie et d’Histoire de l’art chrétien d’Augure Böhmer, 1830 ; Alt., 1850 ; Rheinwald ; Schnaase ; H. Otte (Handbuch der kirchlichen deutschen Kunstarchæologie des Mittelalters, 1854), Kugler, Handbuch der Kunstgeschichte, 2, 1855-59 ; Lübke, et d’une manière toute spéciale F. Münter, Sinnbilder und Kunstvorstellungen der alten Christen, 1825. Piper, Mythologie und Symbolik der christlichen Kunst von der æltesten Zeit, bis ins 16. Jahrhundert. 2 v. Monumentale théologie. 1897.]

Schleiermacher a créé une science nouvelle, la science de la statistique ecclésiastique contemporaine, qui établit des rapports féconds entre les Églises, élargit le cadre de leurs études, renouvelle et agrandit leurs idées, et promet pour l’avenir des résultats aussi précieux que la statistique politique.

La science relativement moderne de l’histoire des dogmes a donné naissance à des ouvrages d’ensemble et à des monographies remarquables. A peu près tous les grands docteurs de l’Église ont été l’objet de monographies sérieuses ; parmi les plus célèbres, signalons Chrysostôme et saint Bernard, de Neander ; Origène, de Repenning ; Scot Erigène, de Christlieb ; Anselme de Cantorbéry, de Hase, Tertullien, de Hesselberg, sans parler des nombreux travaux sur les pères de la Réforme. Les sources ont été étudiées et rassemblées par une érudition patiente, sage et critique.

[Münscher, Handbuch der Dogmengeschichte, 4 vol., 1797. Son ouvrage tire sa valeur des notes ajoutées par von Colins et Neudecker. Augusti, Bertholdt, Ruperti et Lentz ont traité le même sujet. Parmi les modernes citons les Manuels de Baumgarten-Crusius, Engelhardt, Meier, Hagenbach, Baur, Marheinecke, Gieseler, Neander. Il a paru depuis 1865-66 un ouvrage en quatre volumes de Ebrard : Histoire de l’Église et des dogmes, conçu au point de vue évangélique réformé, et qui mériterait d’être traduit en français. (A. P.)]

La science historique accompli aussi, au point de vue de l’art, des progrès incontestables. Sans doute l’étude sérieuse des sources et le respect des dates sont les premières conditions de la science historique, mais elle ne doit pas se borner au rôle sec et aride de la chronique ; elle doit savoir présenter avec des vues philosophiques d’ensemble le développement séculaire du christianisme, sans tomber dans l’arbitraire et le système, puisque l’histoire est la résultante du libre développement des forces humaines, qui acceptent, ou repoussent l’intervention de la grâce divine. Nous voyons alterner dans l’Église chrétienne la puissance intensive de la foi et la force extensive du progrès, qui amène le contact avec les impuretés du monde et introduit dans la société religieuse des ferments d’affaiblissement et de corruption, qui ne peuvent être chassés que par un retour à la vie intensive et par un essor énergique de l’œuvre de réforme. Toutefois on doit affirmer le progrès, comme le trait caractéristique de l’action du christianisme sur l’humanité, et renoncer à la thèse favorite de la vieille orthodoxie que le premier siècle a été un âge idéal à jamais perdu.

Cette conception fausse ne voyait plus dans les siècles, qui ont suivi l’âge apostolique, qu’une décadence lente, fatale, irréparable, arrêtée un moment par la Réforme, et qui ne laisse aux misères du présent d’autre refuge que les rêves eschatologiques d’une Apocalypse, interprétée par la fantaisie humaine. Par contre l’histoire sérieuse ne doit pas se contenter de voir dans l’Église une mer sans cesse agitée par le caprice changeant des opinions humaines ; elle doit savoir saisir le but providentiel et constater l’intervention de Dieu, qui transforme en des instruments de ses volontés éternelles les tendances générales des siècles et l’action puissante des grandes individualités spirituelles.

Quelques historiens modernes ont fait du plan de Dieu une glorification du pur luthéranisme (Guericke, Lindner, Kurz) pendant que quelques autres n’admettaient, avec Baur, comme condition du progrès que le triomphe lent, mais sûr de l’idée philosophique, quintessenciant et volatilisant de plus en plus au creuset de la critique l’idée chrétienne. Le plus grand nombre, Neander, Gieseler, Hase, Schleiermacher et Niedner, Reuter, Hagenbach, Clemen, Jacobi, Fricke, Schaff, Lange, Ebrard, ont su adopter un point de vue à la fois plus large et plus vrai et une conception plus précise du christianisme et de sa mission providentielle, et l’on peut se borner à demander aux historiens futurs plus de clarté, et moins de fouillis dans les sources.

On a vu disparaître peu à peu tous les préjugés d’une vieille école exclusive, qui condamnait sans appel le catholicisme et le moyen âge, et qui poussait la haine de la hiérarchie romaine jusqu’à prendre la défense de toutes les sectes, qu’elle avait chassées de son sein dans le cours de son développement historique. La science nouvelle a su retrouver et comprendre les causes, qui donnèrent naissance au catholicisme et qui favorisèrent ses progrès rapides, ainsi que les services, qu’il rendit à l’humanité en gagnant à la civilisation des peuples, barbares encore et qui avaient besoin d’être domptés par une discipline sévère. Nous retrouvons le même esprit d’impartialité dans l’exposition historique des dogmes. Les théologiens contemporains ont cessé de soutenir la thèse impossible de la perfection absolue du dogme de l’Église aux premiers siècles ou dans l’ère de la Réforme, ils ont aussi cessé d’envisager les hérétiques comme des adversaires opiniâtres de l’Église et de la vérité. Après avoir constaté la naissance et le développement historiques des formules dogmatiques de la foi et de l’Église, on a fini par comprendre que l’imperfection relative de chaque évolution nouvelle justifiait dans une certaine mesure les objections et les attaques, qui se présentent à ce point de vue dans le développement dogmatique, comme des principes exclusifs et transitoires, mais qui n’en contribuent pas moins dans une large mesure à communiquer une impulsion nouvelle à la vérité.

A côté de ces traits communs aux divers représentants de la science historique nouvelle, nous retrouvons parmi les principaux d’entre eux (dont plusieurs se sont rapidement suivis dans la tombe) des qualités distinctes, qui se complètent réciproquement. Neander, dont Hagenbach, Piper, Schaff, Jacobi, Erbkam sont les principaux disciples, Neander, le père de la méthode moderne de l’histoire ecclésiastique, s’attache surtout à retracer la vie religieuse et intime des époques qu’il étudie ; Ullmann a procédé de même dans son Histoire des réformateurs avant la Réforme.

Baur déploie le plus grand talent dans l’exposition critique des dogmes, en particulier de la gnose, du manichéisme, de la Trinité et de l’incarnation, et dans la disposition des sources. Il se laisse souvent égarer par ses théories idéalistes et a priori, mais ses erreurs elles-mêmes ont donné une impulsion féconde à l’histoire des hérésies. Niedner s’attache à l’action morale des grandes périodes de l’Église ; Hase décrit avec talent les rapports de l’histoire religieuse avec la civilisation, et en particulier avec le développement artistique de l’humanité ; artiste lui-même, il excelle dans la peinture vivante des caractères et dans l’exposition claire et lumineuse des faits, qu’il raconte dans un style à la fois élégant et concis. Hundeshagen joint à une intelligence profonde de l’union dans l’œuvre des réformateurs des éléments intellectuel et moral le sens délicat des rapports de la vie nationale et politique avec le christianisme.

Enfin Gieseler, tout en se rapprochant des idées de Kant, a su, grâce à son ouvrage, qui reproduit presque textuellement les documents des siècles, et qui est un véritable monument d’érudition immense et infatigable, prévenir toute exposition partiale et systématique des faits et des idées, en leur opposant le témoignage impassible et irrécusable des textes.

La symbolique et l’histoire des dogmes depuis la Réforme ont été également l’objet de travaux profonds et étendus. Nous avons déjà indiqué la plupart des ouvrages sur l’histoire des dogmes. Quant à la symbolique, elle a subi souvent l’influence exclusive de la dogmatique, à laquelle elle se rattache d’ailleurs par des liens assez étroits, et les écrivains, qui ont abordé ce sujet, ont souvent sacrifié la vérité historique à des théories préconçues et à des intérêts de parti. Les théologiens luthériens Rudelbach (la Réformation, le Luthéranisme et l’Union, 1839), Stahl (l’Église luthérienne et l’Union, 1859), Guericke et Kurz dans leurs manuels d’histoire ecclésiastique, et surtout Graul nous en fournissent des exemples remarquables, comme dans un camp tout opposé, la nouvelle édition de l’Essence du protestantisme de Schenkel. Depuis que Möhler et les théologiens catholiques ont renouvelé contre les Églises de la Réforme les attaques de la controverse romaine, la science symbolique a pris chez les théologiens protestants un caractère de plus en plus agressif et polémique.

[Le grand ouvrage de Marheinecke, Die christliche Symbolik, System des Katholicismus, 1810-13, présente encore un caractère irénique prononcé. Il n’en est plus ainsi des réponses de Nitzch et de Baur aux attaques de Monter, réponses, qui relèvent les anciennes barrières, et accentuent les différences profondes, qui séparent les deux grandes communions. Hase s’est plus attaché à des points secondaires, qui ne touchent qu’indirectement l’Église de Rome, qu’aux principes positifs de la Réforme, qui offraient encore quelques points de contact.]

Toutefois les ouvrages aussi nombreux que savants, publiés de nos jours sur les deux grandes communions réformée et luthérienne, offrent un caractère d’impartialité et de modération, qui a contribué aux progrès de la cause de l’union.

[Nous retrouvons cet esprit dans les ouvrages de Göbel : Die religiöse Eigenthümlichkeit der lutherischen und der reformirten Kirche ; de Hundeshagen, Die Conflikte des Zwinglianismus, Lutherthums und Calvinismus, 1842 ; de Matthes, Comparative Symbolik aller christlichen Confessionen vom Stundpunkt der lutherischen Confession, 1854 ; de A. Schweizer, Die protestantischen Centraldogmen in ihrer Entwicklung innerhalb der reformirten Kirche, 2 vol., 1854 ; de Jules Millier, Die evangelische Union, ihr Wesen und ihr göttliches Recht, 1854 ; enfin de R. Hofmann, Symbolik, 1857.]

L’Église catholique, elle aussi, a été l’objet de jugements plus modérés et plus favorables[b]. On a même vu quelques-uns des écrivains modernes pencher, plus que ne le comporte l’essence du protestantisme, vers les principes fondamentaux de l’Église romaine, au triple point de vue de la tradition, de la justification par la foi et de la hiérarchie[c]. En ce qui touche la théologie systématique et la dogmatique, nous avons déjà eu l’occasion d’étudier la question des principes, question si vitale pour l’Église évangélique.

[b] Winer, Comparative Darstellung des Lehrbegriffs der verschiedenen Kirchenparteien, etc., etc., 1837. Vater, Symbolik der christlichen Confessions und Religionsparteien. Idee und Principien des römischen Katholicismus, 1854. Hahn, 1853. Böhmer, 1857.
[c] Par exemple Stahl, etc. Köllner, Symbolik aller christlichen Confessionen, 1837. Thiersch, Vorlesungen uber Katholicismus und Protestantismus, 2 vol., 1845-48.

Il n’est aucun écrivain, parmi ceux qui ont traité la dogmatique et qui ont acquis par leurs travaux une réputation légitime, qui n’ait reconnu, du moins en principe (et quelle que soit d’ailleurs la méthode dont il ait fait usage), le principe matériel de la Réformation, ou la foi, comme la base légitime et nécessaire de tout travail dogmatique, et qui ait nié d’une manière précise l’autorité normative de l’Écriture sainte, ou principe formel. La plupart des théologiens ont la ferme assurance que le double principe de l’Église évangélique est indépendant de tous les travaux de la critique moderne, dont elle peut contempler sans crainte les négations, qui se succèdent et se détruisent en la laissant debout.

Mais, si le principe demeure le même en thèse générale, les méthodes employées diffèrent essentiellement les unes des autres. Il y a des théologiens qui identifient le principe matériel avec les livres symboliques de leur Église, et qui croient avoir tout dit en parlant de dogmatique ecclésiastique, terme, qu’ils substituent arbitrairement à la vieille épithète de chrétienne, employée par les théologiens du seizième siècle. Ils sont exposés au danger d’absorber le principe matériel évangélique en le sacrifiant à la tradition, transformée à tort en un principe formel.

[Ces théologiens ultra-ecclésiastiques appartiennent à l’Église luthérienne ; citons parmi eux : Philippi, Kirchliche Glaubenslehre, 4 vol.. 1854-63. Kahnis, Lutherische Glaubenslehre, 2 vol., 1861-64. Ce dernier, malgré le titre de son ouvrage, fait preuve d’une assez grande indépendance ; il est subordinatien, adopte la théorie christologique de la κένωσις, et se rapproche de Calvin dans l’exposition de la sainte cène. Il réclame, à la place d’une tradition luthérienne morte, le développement de l’individualité luthérienne. Il oublie que l’individualité collective, aussi bien que personnelle (Ephésiens, ch. 4), ne doit pas se renfermer dans un type exclusif, mais se retremper a la source de la vie commune, tout en conservant son caractère spécifique, surtout dans une Église, qui subordonne la forme historique, qui n’est qu’un élément secondaire, à l’unité du principe. Citons enfin Thomasius, Lehre von Christi Person und Werk, Darstellung der evangelisch-lutherischen Dogmatik vom Mittelpunkt der Christologie, 3 Theile, édit. 2, 1856-59.]

Il en est d’autres, qui recherchent directement la foi dans l’enseignement scripturaire, et en faisant entièrement abstraction du travail historique de l’Église, qui a donné au dogmes leurs développements successifs et leurs diverses formes actuelles. Ils ne se rendent pas compte de l’élément individuel de leur interprétation scripturaire, et veulent simplement reproduire les paroles de l’Écriture[d], comme si la Bible renfermait une dogmatique systématique. Ils tirent la preuve dogmatique du fait que l’Écriture sainte, dans son ensemble, se rend témoignage à elle-même de son origine divine, et communique à chacune de ses déclarations le cachet de la vérité objective. Toutefois la majeure partie des théologiens, reconnaissant l’insuffisance de l’usage exclusif de la Bible, accordent au principe matériel une indépendance relative, et cherchent à développer les thèses de leur dogmatique dans l’esprit de l’Écriture sainte, sous la forme de la réflexion appliquée au sentiment chrétien, du retour à une base plus objective, ou enfin de l’emploi de la méthode spéculative. En tout cas les théologiens sont unanimes à réclamer de toute dogmatique sérieuse le triple caractère de l’esprit biblique, ecclésiastique, et scientifique.

[d] Par exemple Tob. Beck, Christliche Lehrwissenschaft, l. 1, 1840, p. 844.

[Comme Weisse, Philosophische Dogmatik, 3 vol., 1855-62. Liebner, 1 vol. 1849. Martensen, Rothe, Schoberlein. Rothe n’admet, il est vrai, la dogmatique que sous la forme ecclésiastique, et ne la traite, en conséquence, qu’au double point de vue de l’histoire et de la critique, mais proclame en même temps la nécessité d’une théologie, d’une physique et d’une morale spéculatives. Voir son ouvrage : Zur Dogmatik, 1863. Le sentiment chrétien : Au point de vue de la philosophie de la religion Romang, 1841, qui suit les traces de Schleiermacher ; Schweizer, Christliche Olaubenslehre nach protestantischen Grundssetzen, 1863, 1re partie ; Schenke), Die christliche Dogmatik vom Standpunkt des Oewissens, 2 vol., 1858-59. V. Hofmann, Schriftbeweis, 2 édit., 1857-60. Twesten, Vorlesungen über die Dogmen der evangelisch-lutherischen Kirche nach de Wette’s Compendium, vol. I, 2, 4e édit., 1857. Sur une base plus objective : Comme J. Müller, Nitzch, System der christlichen Lehre, 6e édit., 1851. Lange, 3 vol., 1849. Ebrard, 2 vol., 1851. Hahn, Lehrbuch des christlichen Glaubens, 2e édit., 2 parties, 1857-58.]

Dans le domaine de la théodicée, les théologiens durent chercher surtout à établir sur une base scientifique et solide, dans leur polémique contre le panthéisme philosophique de Schelling et de Hegel, l’idée de la personnalité libre et éternelle de Dieu. Cette œuvre fut accomplie avec le concours de la philosophie, qui succéda à celle de Hegel et dont les principaux représentants furent Fichte le jeune (Anthropologie), Weisse, Chalybæus, Trendelenbourg, Wirth, Ulrici (Dieu et la nature, Dieu et l’homme). Le mot d’ordre de la philosophie vers 1850 fut la personnalité absolue de Dieu, bien que Henri Ritter l’ait toujours regardé comme suspect, tout en défendant les idées de la perfection, de la spiritualité et de la liberté de Dieu, dont il était comme l’enveloppe et le symbole. Il est vrai que des philosophes de l’école de Herbart considèrent Dieu comme un être personnel, supérieur aux autres personnalités qui l’entourent, sans remarquer que Dieu doit être aussi considéré comme l’essence primitive, renfermant en soi tout l’être, et constituant éternellement la puissance universelle et vivante de toute existence. En outre, cette idée de la personnalité absolue pouvait donner naissance à un nouveau déisme, et telle est, en effet, la direction suivie par la théologie dans sa réaction contre le panthéisme.

Cette direction est singulièrement favorisée par les progrès immenses, que les sciences naturelles ont réalisés pendant ces vingt dernières années. Un grand nombre d’esprits, dominés par la puissance des forces de la nature et par le spectacle de leur unité, en apparence inflexible et indissoluble, n’ont plus trouvé de place pour l’idée de Dieu. En outre, la conception théologique de Dieu n’a subi aucune transformation sensible, et s’est contentée d’affirmer, comme par le passé, la simplicité et l’immutabilité de Dieu, bien qu’on doive admettre l’existence en lui des principes des mondes multiples et des évolutions de l’histoire, et que l’on ne puisse se le représenter comme éternellement en présence du monde éternel. Enfin les tendances déistes de notre époque trouvent un appui dans la tendance de l’Église à envisager le ministère et les sacrements comme tenant lieu de la présence de Dieu, au lieu de les rattacher d’une manière directe avec la communion personnelle et intime de Dieu avec ses créatures.

La vérité se trouve entre les extrêmes opposés du panthéisme et du déisme, et nous pouvons l’attendre, ainsi que la synthèse vivante et sérieuse entre l’aséité et la vie communicative, la transcendance et l’immanence de Dieu, de la nouvelle école théologique, qui s’attache surtout à envisager l’idée de Dieu au point de vue moral, école, qui. continue l’œuvre de la Réformation, pour laquelle le principe de la justification par la foi réalisait l’union de l’autorité et de la liberté, et qui lui assure une base objective, en démontrant dans la vie morale de Dieu cette union de la nécessité et de la liberté, que l’homme, son image, doit reproduire dans sa propre vie[e].

[e] Jahrbücher für deutsche Theologie, 1856, 1. 2, II, 3 ; III, 4.

[Cette idée morale de Dieu nous fournit la base scientifique et objective de la notion des miracles. Voir l’ouvrage de Rothe, Zur Dogmatik, et le Mémoire de J. Köstlin, 1860 : De miraculorum, quæ Christus, et primi ejus discipuli fecerunt, natura et ratione. Au point de vue historique Steinmeyer, Die Wunderthaten des Herrn, 1866.]

Ces évolutions nouvelles de la théodicée, et plus encore les questions christologiques, ont imprimé, comme dans les premiers siècles de l’Église, une impulsion nouvelle à l’étude du dogme de la Trinité. Dieu n’était pas autre chose pour les philosophes panthéistes que l’unité immanente du monde, devenue pluralité dans le cours de son évolution. Leur axiome fondamental était que le monde est le Fils de Dieu, et ils envisageaient, en outre, le Saint-Esprit comme le principe, qui absorbait éternellement le monde en Dieu. Il en résultait, dans l’application de cette formule à l’histoire de l’humanité, une nouvelle conception sabellienne de la Trinité, dans laquelle Jésus-Christ était envisagé comme la pierre angulaire de l’histoire. Pas plus que le panthéisme, le déisme ne pouvait admettre la triple forme de la vie intérieure de Dieu.

L’idée morale de Dieu était plus favorable à la conception trinitaire, puisqu’elle faisait de l’existence de plusieurs facteurs divins, c’est-à-dire de plusieurs, manières d’être, la condition de l’activité morale de Dieu. Le monde chrétien admit avec faveur l’idée émise par plusieurs théologiens, entre autres par Sartorius, Liebner et Schöberlein, que l’amour divin, pour se déployer dans son absolue puissance, se multiplie lui-même, c’est-à-dire se manifeste volontairement sous une triple forme, mais cette théorie donne naissance soit au trithéisme, soit au subordinatianisme, professé, du reste, par Thomasius, par Kahnis, et par Gess dans son traité du dogme de la personne de Christ. On a, en effet, le trithéisme, si l’unité se réduit à l’unité de genre, et ne fait que reproduire inutilement par trois fois la personne, et si l’on n’établit aucune distinction entre les trois personnes divines (le character hypostaticus de la vieille dogmatique), on tombe dans le subordinatianisme en attribuant toute activité au Père, et en n’accordant au Fils et au Saint-Esprit aucune participation à l’aséité.

Le subordinatianisme, en attribuant ainsi au Père l’essence absolue, tend à ne voir dans le Fils que la première des créatures, ou la créature typique, et à nier implicitement la triple vie personnelle en Dieu. La première théorie, de son côté, en voulant attribuer aux trois personnes une même aséité, s’expose à ne plus voir en elles que l’unité de genre, et d’ailleurs la christologie nous révèle les difficultés que soulève l’hypostase du Fils conçue sous la forme de la personnalité absolue. Aussi Reinhard avait-il donné aux hypostases divines la qualification de personnes incomplètes ; Martensen et Kling voient en elles des manifestations personnelles de la personnalité absolue.

Il s’agirait donc avant tout pour la dogmatique d’établir scientifiquement une pluralité, non point de parties ou de simples attributs, mais d’êtres ayant leur existence propre, en un mot une triplicité de personnes, ayant en elles-mêmes leur principe de vie, et constituant dans leur ensemble l’idée parfaite de la personnalité une et absolue. L’idée de l’activité spontanée de l’amour divin ne saurait lui suffire pour établir scientifiquement cette formule, et l’on retomberait dans le trithéisme, puisque l’amour réclame d’autres distinctions que celle du nombre. On doit en conclure à la nécessité d’une autre méthode, et affirmer le devoir de considérer la triplicité qui existe dans l’essence même de Dieu, non plus comme la résultante de l’activité de la personnalité divine absolue se manifestant sous la forme de l’amour, mais plutôt comme un état primitif et éternel de la Divinité elle-même.

On peut donc envisager les trois personnes de la Trinité comme trois manières d’être distinctes d’un seul Dieu personnel, en tant que placées dans une dépendance réciproque et constante, ou, pour parler le langage de la science, en tant que coefficients indissolubles du même Dieu personnel dans tous ses attributs, depuis l’aséité jusqu’à la personnalité absolue, attributs qui, comme le demande Nitzch, devraient être conçus sous une forme trinitaire. Ces triples manières d’être de Dieu, dont le résultat éternel et constant est la personnalité divine une et absolue, et dont chacune possède et manifeste tous les attributs d’une manière individuelle, participent également à cette résultante éternelle[f].

[f] Après avoir dit, sans justification réelle, que le subordatianisme tendait à faire du Fils une créature, Dorner n’a pas l’air de s’apercevoir que sa propre conception de la Trinité qu’il expose là, tend vers le modalisme : une seule personne en Dieu revêtant diverses formes d’être, comme l’eau qui peut être glace, liquide ou vapeur. (ThéoTEX)

La personnalité une et absolue se sait, et se veut en chacune de ses trois formes, de même que l’âme est présente dans tout l’organisme et le fait participer à sa vie, et chacune des trois manières d’être divines participe de l’essence unique, sans cesser d’être personnelle, puisqu’elle a droit à la personnalité, non pas directement et par soi-même, mais grâce à son unité éternelle avec les autres manières d’être de l’essence divine.

S’il est vrai que la dernière théorie, que nous venons d’exposer, explique d’une manière satisfaisante les rapports, qui existent entre la personnalité une et absolue de Dieu et la Trinité, nous pourrons résoudre également le problème soulevé par l’union de Dieu avec un homme, non pas sous la simple forme de l’assistance et de la communication du Saint-Esprit, mais de l’incarnation d’une des formes éternelles de la Divinité, réunissant en un même être le Fils éternel, image absolue du Père, et le type du monde et de l’humanité.

[C’est à la solution de cette difficulté que s’est attaché tout particulièrement Beyschlag dans ses travaux christologiques. Sa solution ne me semble pas satisfaisante. Il n’est pas digne, toutefois, de la théologie évangélique de vouloir étouffer par des attaques passionnées, et par conséquent injustes, un travail aussi sérieux, qui s’occupe d’un problème, dont seule l’ignorance peut contester la gravité. Au lieu de procéder comme on l’a fait, il aurait mieux valu se mettre à l’œuvre de son côté, et chercher à approfondir la question, en poursuivant ses études, au lieu de se cramponner à la tradition ecclésiastique souvent mal comprise.]

Ce qui distingue la dogmatique contemporaine, réformée aussi bien que luthérienne, de la dogmatique du seizième siècle dans la question de la liberté morale de l’homme, c’est le rôle important, qu’elle accorde à la liberté du choix dans la vie de l’homme primitif et de l’homme appelé par Dieu à se convertir, et l’oubli, dans lequel elle a laissé tomber les théories infralapsaires, supralapsaires et prédestinatiennes[g], sans vouloir pourtant porter atteinte aux dogmes de la puissance du péché et de la certitude du salut pour les élus. Dans la question de l’état primitif, la théologie contemporaine se rapproche sensiblement, par intérêt pour la vie morale de l’homme, de l’opinion émise ouvertement par Mélanchthon dans son Apologie, que la justice et la sainteté parfaites, don naturel de Dieu à l’homme, furent dès l’origine le but de la vie entière, et non pas la condition primitive de l’humanité, sans pourtant affirmer une condition originelle de l’âme humaine renfermant le péché sous une forme logique et nécessaire.

[g] Seuls Schweizer, Romang et Scholten professent la prédestination absolue de Schleiermacher, qui sape par la base toute idée de liberté.

Dans le dogme du mal nous trouvons en présence les deux théories opposées de la sensualité et de l’égoïsme. On a cherché à les concilier en se rapprochant de la théorie émise par saint Augustin, que le mal doit être considéré comme le faux amour de la créature s’isolant de Dieu, et se concentrant en elle-même sous la forme de l’amour du monde ou de l’orgueil[h]. Nous avons à signaler encore une transformation importante, apportée par la dogmatique contemporaine à la vieille formule de la culpabilité et de la responsabilité individuelles.

[h] C’est ainsi que procède Liebner, qui cherche par là la synthèse entre les théories de Rothe et de J. Müller.

Il est vrai que l’ensemble des idées, par lesquelles l’auteur remarquable de l’histoire du dogme du péché, Jules Müller, a cherché à établir la préexistence des âmes et leur chute individuelle dans une existence antérieure, a rencontré de nombreux contradicteurs à côté de quelques adhésions isolées. On a reconnu, toutefois, la nécessité de faire subir au dogme de l’hérédité du péché d’Adam une transformation profonde, et de faire dépendre les destinées dernières de l’âme, non plus de sa participation à la chute originelle, mais de son attitude en présence des appels de Jésus-Christ, tout en retrouvant dans la conscience de la faute commune un sentiment profond et moral de la culpabilité personnelle.

Dans les questions christologiques, on s’est attaché tout particulièrement à affirmer et à démontrer la véritable humanité de Jésus-Christ dans ses rapports vivants et intimes avec l’âme chrétienne, avec l’Église et avec la vie morale de l’humanité, ce qui a entraîné l’abandon presque complet de l’idée, soutenue souvent par les théologiens du seizième et du dix-septième siècle, bien qu’elle n’ait jamais figuré dans les symboles officiels, de l’impersonnalité de la personne humaine de Christ. La théologie moderne a également affirmé la réalité du développement humain de Jésus, de ses luttes et de ses tentations, pour montrer en lui un modèle réel et vivant des fidèles, et pour mettre plus en lumière la valeur morale et l’efficace de son œuvre expiatrice. Un grand nombre de penseurs furent amenés par l’exagération de cette tendance à ne voir en Jésus, comme les anciens ébionites, qu’un de ces héros exceptionnels de notre race, qui ont paru aux époques providentielles de l’histoire, et qui seront peut-être dépassés dans l’avenir par des personnalités plus parfaites encore.

Cette théorie dut provoquer une réaction sérieuse au sein de l’école évangélique, dont le principe fondamental n’était pas autre chose que l’expérience divine de la puissance rédemptrice de Jésus ; aussi affirma-t-elle une présence exceptionnelle en Jésus de Dieu, qui s’est révélé au monde sous cette forme unique. Cette doctrine se rattache étroitement au dogme de la Trinité immanente, et exclut d’une manière absolue toutes les théories sabelliennes. L’idée du second Adam, du Fils de l’homme, image empreinte de la Divinité dans l’homme idéal, a joué un grand rôle entre l’idée ébionite et le dogme ecclésiastique de l’Homme-Dieu. Mais comme la conscience du chrétien assuré du pardon de Dieu lui interdit toute pensée d’arriver, même dans les sphères de la vie glorifiée et éternelle, à la stature parfaite de Jésus, la doctrine du second Adam n’a de portée, pour établir l’idée de la valeur unique et éternelle de Jésus pour le monde des esprits, qu’en se rattachant logiquement et nécessairement à la filiation de Jésus avec Dieu, et à la manifestation spéciale en sa personne du Dieu trois fois saint dans la plénitude de sa vie.

Dans ce cas, il est vrai, si, comme on ne le fait que trop souvent en s’écartant des formules dogmatiques du quatrième et du cinquième siècle, on établit les rapports entre la manière d’être de Dieu, en tant que Fils, et sa personnalité absolue sous une forme, qui fait de cette personnalité absolue un attribut immédiat et nécessaire de sa triple nature, et si, en outre, on unit le Fils de Dieu avec la personnalité humaine de Jésus, qu’on ne saurait concevoir sous une forme impersonnelle, on est exposé à retomber dans l’erreur nestorienne de la double personne de Christ, erreur, à laquelle plusieurs théologiens contemporains ont cherché à échapper par le dogme de la κένωσις, ou abaissement volontaire de la divinité de Jésus dans son union avec son humanité terrestre.

Nous devons observer que le dogme de la κένωσις, bien qu’il invoque l’abaissement volontaire de l’amour divin, qui s’est fait pauvre pour nous enrichir, tend à ébranler les bases mêmes de l’essence divine et de la Trinité, sans aboutir à l’union réelle et intime de la divinité et de l’humanité en Jésus[i]. Il semble donc que l’on doive chercher la solution de cette difficulté en dehors d’une conception christologique, qui sacrifierait la divinité de Jésus à son humanité, et enseigner que Dieu assigne au Fils une manière d’être divine particulière, constituant sa personnalité spécifique et éternelle, en ne le faisant participer que médiatement à la personnalité éternelle absolue. On obtient ainsi la possibilité d’une communication complète et réelle de Dieu, en tant que Fils, à l’humanité, sans compromettre la personnalité humaine, et comme, en vertu de la περιχώρησις, le Fils participe médiatement à la personnalité divine absolue, qui se veut, et se connaît sous une triple forme, on obtient l’union réelle de l’humanité avec la personnalité divine.

[i] La κένωσις, n’est pas un dogme, c’est un concept biblique qui tire son origine de la christologie de l’apôtre Paul, et même de celle de Jean : la Parole s’est faite chair. La kénose n’ébranle pas la Trinité en soi, dont les mystères nous dépassent, mais elle remet en question la pertinence des vues sur la Trinité, selon Athanase, et selon le concile de Nicée. (ThéoTEX)

Le rationalisme avait pris pour devise le ministère, l’enseignement, et l’exemple prophétiques de Christ. La réaction orthodoxe sembla un moment disposée à méconnaître leur importance dans l’économie du salut, et à les reléguer dans l’ombre, bien qu’ils jouent pour l’intelligence de l’œuvre rédemptrice de Jésus un rôle des plus nécessaires. Plus on reconnaît le véritable caractère de l’humanité de Jésus, plus son ministère prophétique acquiert d’importance dans le domaine de la sanctification. La puissance miraculeuse de Jésus cesse également de présenter des difficultés essentielles, quand on admet son apparition miraculeuse au sein de l’humanité, et les théologiens eux-mêmes, qui reconnaissent en Jésus le saint et le pur, tout en refusant à sa sainteté et à sa pureté un caractère ontologique, sont bien forcés d’admettre son incarnation.

Les travaux de Schleiermacher ont donné au dogme du sacerdoce de Jésus-Christ une impulsion, qui n’a pas toutefois abouti à des résultats sensibles, bien que la preuve scripturaire de Hofmann ait soulevé sur ce point une polémique, à laquelle ont pris part Thomasius, Philippi, Schmid, Delitzsch, Harnack, Ebrard, Weizsaecker, Ritschl (De ira Dei) et Weber. L’ouvrage de Gess sur le dogme de l’expiation dans le Nouveau Testament a obtenu un succès aussi grand que légitime. Un certain nombre de théologiens ont attaqué ouvertement les rapports, que la dogmatique orthodoxe voulait établir entre le caractère sacerdotal de Jésus et la colère de Dieu, qui punit les coupables. Ils repoussent également les idées de satisfaction vicaire et d’expiation, et se contentent d’affirmer la victoire de Jésus sur les attaques du monde et sur les tentations de Satan ; ils ne voient plus dans la mort de Jésus que l’épanouissement moral et victorieux de sa personnalité.

Leurs adversaires théologiques maintiennent, de leur côté, avec énergie la vieille théorie juridique, et vont jusqu’à faire de Christ l’objet de la colère divine, qui l’expose à toutes les horreurs de la seconde mort. Mais ils ne peuvent pas expliquer pourquoi le pardon des péchés n’a pas été proclamé par Dieu sous la forme d’une déclaration légale, en vertu du principe, que le créancier ne doit pas réclamer deux fois le montant de sa dette.

Une théorie intermédiaire a été émise dans les derniers temps. Stahl et Delitzsch, pour ne citer que les principaux défenseurs de ce point de vue, mettent l’accent sur l’idée de l’expiation, et enseignent que Christ, chef et représentant de l’humanité, a dû supporter, par compassion et par amour, notre culpabilité devant Dieu et la souffrance, qui en découle, et qu’il a souffert, lui juste, pour les injustes, pour rendre à la justice divine l’honneur, qui lui est dû, et pour lui offrir au nom de l’humanité l’expiation, qu’il exige ; Dieu a accepté ce sacrifice, et a tenu les croyants pour justes par amour pour Jésus, véritable Fils de l’homme.

On a vu se reproduire de nos jours la tendance bien légitime de donner à l’Église une organisation à la fois solide et sérieuse, mais cette tendance a eu pour résultat d’amener un grand nombre d’esprits à nier l’Église invisible, et à chercher la seule base de l’Église visible dans le baptême des enfants séparé de la foi et de la parole. Ce réveil des idées catholiques a, toutefois, rencontré une vive opposition au sein des Églises protestantes, qui ont repoussé également les tentatives de restauration hiérarchique, dont nous avons déjà eu l’occasion de parler. Il y avait là pourtant la manifestation d’un désir légitime d’élever le ministère évangélique à la hauteur d’une fonction divine, et d’affranchir l’Église du joug des opinions individuelles de ses pasteurs, mais il s’y mêlait aussi des idées catholiques d’ordination et de prêtrise, contre lesquelles la Réforme a toujours énergiquement protesté.

Höfling, Guericke et Hofmann ont bien su comprendre que le ministère évangélique, élevé à la hauteur d’un dogme, portait une grave atteinte au principe matériel de la Réformation, mais eux aussi, en ajoutant aux conditions du salut celle de l’action magique des sacrements administrés par le clergé, n’ont fait que substituer à une erreur grave une erreur plus dangereuse encore. La conception morale de l’organisme ecclésiastique est seule capable de résoudre le problème. On doit affirmer tout à la fois que l’arbitraire des opinions individuelles ne saurait subsister dans une Église bien constituée, et que toute organisation, reposant sur les vrais principes et répondant aux besoins de son temps, peut compter sur l’assistance du Saint-Esprit. Enfin on ne doit pas restreindre à la vie civile l’activité morale de l’individu, mais lui reconnaître aussi une valeur divine.

Jules Müller a combattu avec autant d’énergie que de justesse la conception magique des sacrements, et affirmé avec les réformateurs la liberté d’action du Saint-Esprit. Ce grand principe se concilie néanmoins avec l’affirmation, que toutes les manifestations de l’Esprit de Dieu, quelques formes d’ailleurs qu’elles revêtent, agissent, en tant que puissances fécondes et salutaires, sur les âmes, qui en subissent l’action avec foi et avec confiance.

La question du baptême des enfants a été l’objet de travaux sérieux et de discussions approfondies. Un grand nombre de théologiens l’ont repoussé au nom des intérêts de la foi personnelle, et même du droit de l’enfant, arrivé à l’âge de raison de choisir entre les diverses confessions chrétiennes, un plus grand nombre encore ont voulu rattacher étroitement la confirmation au baptême comme son complément nécessaire. Cette dernière opinion ébranle profondément la valeur objective du baptême, et prétend combler par les manifestations subjectives de l’âme les lacunes, qui peuvent encore y exister.

Par contre, la théorie baptiste procède comme si la vie du sentiment, du cœur, des influences divines, n’avait aucun rôle à jouer dans le développement normal du salut individuel, et comme si la vie morale tout entière du chrétien avait pour base unique l’action combinée de la volonté et de l’intelligence ; c’est vraiment faire table rase des influences si sérieuses de l’éducation, de la vie du famille, en un mot de l’atmosphère de piété, dans laquelle l’enfant vit et respire dès ses premiers pas dans le monde ! Elle oublie que le principe du développement de la vie chrétienne n’est pas une résultante de l’activité individuelle, mais le produit de la grâce prévenante, dont le but, il est vrai, n’est pas autre chose que l’épanouissement parfait de la piété personnelle. Sans doute le baptême des adultes a sa raison d’être contre l’erreur, profondément enracinée dans les esprits (erreur qui conduit à la langueur et à une sécurité trompeuse), que le baptême peut régénérer l’enfant qui le reçoit, et cela sans le concours de sa foi et de sa volonté, et lui communiquer par sa seule vertu la grâce éternelle. Cet élément magique disparaît si l’on voit, avec la Confession d’Augsbourg, IX, dans le baptême des enfants une manifestation puissante de la grâce prévenante, et une intention réelle de la part de Dieu d’admettre l’enfant au nombre de ses rachetés, en ajoutant que le baptême, tout en servant de base et de point de départ à l’œuvre du salut dans l’âme de l’enfant, doit être ratifié par l’adhésion libre et consciente de celui-ci, adhésion, qui a été préparée et accomplie par cette offre de la grâce.

[Tout ce paragraphe, destiné à justifier le baptême des enfants, échoue contre le symbolisme même du baptême, qui n’est pas le gage d’une conversion à venir, mais la représentation d’un événement passé : l’ensevelissement du croyant, mort en Jésus-Christ. Ce que dit Dorner de l’influence d’une éducation chrétienne sur le développement de la vie spirituelle de l’enfant est certes vrai, mais sans rapport avec l’acte du baptême. (ThéoTEX)]

Les réformés et les luthériens ont conservé jusqu’à présent leurs vues particulières sur la sainte cène. Les dogmatiques des deux communions révèlent un travail sensible de rapprochement réciproque, bien que les liturgies renferment encore des formules étroites, qui n’étaient en usage ni dans l’ancienne Église, ni dans l’Église du moyen âge, et qui ne se rattachent dès lors qu’indirectement au sacrement lui-même. Les protestants allemands assignent aujourd’hui ; au sacrement de la cène une action plus grande, que celle que lui accordaient Zwingle et Calvin, et y voient un don de Dieu, et non plus simplement un des actes du culte de l’homme. Les luthériens ne sont plus aussi jaloux d’aflirmer, pour défendre le caractère objectif du sacrement et la présence du corps de Christ, la participation des incrédules eux-mêmes aux bienfaits qui en découlent, et accentuent, plus qu’ils ne l’avaient fait jusqu’à présent, l’idée de la communion des saints. Quelques-uns en sont même venus à n’envisager la sainte cène (et tel fut le point de vue adopté par Zwingle) que comme une déclaration de la foi de l’Église ; c’est aussi à quoi ils veulent réduire la formule dogmatique et liturgique du sacrement.

L’union, particulièrement en Prusse, en ce qui touche cette question, a assis sur une base ecclésiastique et légale le point de vue de la liberté et de la vérité évangéliques, et a su tout à la fois prévenir l’introduction d’un faux point de vue zwinglien dans la doctrine de la sainte cène et maintenir la valeur objective du sacrement contre l’idée d’une simple manifestation de la piété individuelle. En ce qui regarde la destinée de l’homme après la mort, le dogme fondamental de l’immortalité de l’âme n’a rencontré d’adversaires que dans les rangs de l’idéalisme d’une partie de l’école hégélienne, et du matérialisme sous toutes ses formes, et s’est rattaché étroitement à la doctrine de la personne du Christ, gage du salut des âmes individuelles, et qui seul communique sa valeur et sa portée à l’idée de la vie éternelle. Seuls Weisse et Rothe réservent l’immortalité aux régénérés, et enseignent l’anéantissement final des méchants.

L’opinion que les païens ne sauraient comparaître en jugement devant Dieu sans avoir entendu préalablement parler de l’Évangile de Christ, a porté une profonde atteinte à la théorie orthodoxe du jugement suivant immédiatement l’heure de la mort. Le dogme de l’état intermédiaire est de nos jours formulé dans un tout autre esprit que celui des réformateurs, et on est généralement porté à admettre un développement continu de l’âme dans la vie éternelle et la possibilité de sa conversion dans une autre économie. Cette opinion a déjà exercé une certaine influence sur les formules liturgiques, comme l’attestent les écrits de Stirm, Leifbrand, et Hahn. En ce qui touche la fin du monde, la théorie du millénium, à l’origine l’apanage exclusif de quelques sectes, a gagné du terrain dans les écoles de théologie, et a donné un nouvel élan à l’idée du règne de Dieu se développant dès ici-bas aux derniers jours du monde.

Il serait trop long d’énumérer les nombreuses théories chiliastes de Beck, Delitzsch, V. Hofmann, Baumgarten, Luthardt, Flörcke, Philippi et autres théologiens, sans parler des rêveries swedenborgiennes, irvingiennes et darbystes. Leur erreur commune est d’attacher une plus grande importance à l’élément extérieur de la contemplation qu’à la vie intérieure de la foi, et de compromettre par là le caractère moral de la naissance de la foi dans l’âme. Nous avons, toutefois, lieu d’espérer de voir se reproduire dans les esprits une évolution analogue à celle qui s’accomplit au sein de l’Église primitive. Il y a tout lieu de croire que, de même que dans les premiers siècles de l’ère chrétienne, et parmi les contemporains de Spener, les conceptions chiliastes cherchaient à se former une image concrète du règne de Dieu, que les fidèles pouvaient espérer de le voir se réaliser sur la terre, non pas à coups de miracles, mais avec le concours des âmes fidèles sans cesse réclamé par Dieu, de même les espérances chrétiennes de notre temps, qui anticipent par la foi sur les réalités de l’avenir, se transformeront en des puissances morales, capables de travailler avec une sainte énergie à la réalisation du plan suprême de Dieu, dans un esprit conforme aux besoins et aux aspirations de notre époque.

La discipline théologique de la morale, qui avait été longtemps sacrifiée à la dogmatique, a reçu une vive impulsion des travaux de Schleiermacher, et a été de nos jours l’objet d’études considérables. Schleiermacher a puissamment contribué au développement de cette science et à la reconnaissance des droits de l’âme individuelle. Il en est résulté une transformation complète de la méthode, qui, individuelle à l’origine, et variant à l’infini suivant les points de vue divers des moralistes, a pris de plus en plus un caractère objectif et scientifique, comme on peut le constater du reste dans les ouvrages de Schmid, Harless, Wuttke et Rothe. En faisant découler les devoirs particuliers de l’idée des bienfaits particuliers, que l’accomplissement de la loi morale assure à l’âme vertueuse, ils ont tout à la fois mis en lumière la richesse et la variété infinies de l’organisme du royaume de Dieu, et assuré aux devoirs eux-mêmes une base plus objective. Ils se sont élevés des intérêts particuliers de l’âme à l’idée supérieure de la société morale, dont tous les membres sont solidaires, et ont communiqué à la vertu personnelle une impulsion plus large et plus féconde.

Le point de vue étroit des vieilles écoles s’est trouvé heureusement dépassé par cette théorie plus relevée, qui unissait à l’intérêt du salut individuel la grande idée du devoir imposé à chacun de travailler au bien de tous. Il est pourtant nécessaire dans ce nouveau point de vue de ne point sacrifier l’intensité de la puissance morale à l’immensité de l’œuvre qui lui est assignée ; il y a là, toutefois, un grand progrès accompli, et dont on ne peut que se réjouir. C’est à lui que l’on peut assigner la vie nouvelle, qui depuis le commencement du siècle, a pénétré tous les membres de l’Église évangélique, et, en la faisant sortir du cercle étroit et du cadre restreint de sa vie scientifique et religieuse (intense sans doute, mais trop repliée en elle même), l’a fait entrer dans un grand courant d’activité pratique et aimante.

L’esprit d’association si puissant, et aussi si actif à notre époque, s’est emparé de l’Église, et la morale chrétienne a contribué pour une large part à cet heureux élan de la vie religieuse, en abordant avec plus de soin et de détail les questions de morale sociale, telles que les rapports de l’Église et de l’État, l’organisation normale de l’Église évangélique, les questions ouvrières, tous les problèmes soulevés par les systèmes pénitentiers, et toutes les branches de la mission intérieure et extérieure. Tout en abordant ces questions nouvelles sur le terrain des principes, elle s’est appliquée à étudier et à reconstituer son propre domaine si vaste, et pourtant si longtemps négligé ! On peut dire que la science théologique contemporaine, en abordant les fondations mêmes de l’Évangile, a fait jaillir des nouvelles sources d’activité pratique seules capables de féconder et de renouveler le sol de la théologie théorique.

Il ne nous reste plus à étudier que les diverses branches de la théologie pratique. Le réveil de l’esprit ecclésiastique et les vues profondes émises sur l’Église ont complètement renouvelé cette branche des sciences théologiques trop longtemps négligée. Nitzch a su le premier, dans son important ouvrage sur la matière, établir les liens qui rattachent la théologie pratique aux autres branches de la science. La théologie systématique a pour double base l’exégèse et la foi, et se rattache à l’histoire des dogmes ; elle expose dans la vérité chrétienne l’idéal de la foi et de la vie du fidèle. La théologie historique met les faits réels de la vie présente, avec leurs lacunes et leurs insuffisances, en face de l’idéal, qu’ils étaient destinés à réaliser. Le contraste douloureux entre la théorie et la pratique, entre l’idéal et la réalité, doit frapper les esprits sérieux, et leur inspirer le désir de travailler à leur conciliation par une réforme dans l’activité théorique et pratique de l’Église.

Tel est le point de départ de la théologie pratique, ou de la science de l’activité pratique de l’Église contemporaine. Schleiermacher a eu le rare mérite de rendre à cette discipline sa véritable place, et de lui donner une forme scientifique en harmonie avec son importance décisive, puisqu’il la considère comme le couronnement de la science théologique. Il a été suivi dans cette voie nouvelle et fécondé par Nitzch, Marheinecke, Ehrenfeuchter, Moll, Palmer, Hagenbach, et Shweizer.

La plus grande partie de ces théologiens tendent à envisager la théologie pratique au point de vue exclusif des intérêts et des devoirs des pasteurs et du ministère, et méconnaissent ainsi le rôle, que les laïques pieux doivent être appelés à jouer dans l’Église ; cette lacune est sensible dans les diverses théories ecclésiastiques, et dans le défaut d’organisation de la mission intérieure. La théologie pratique a reçu pour base le développement de l’Église par l’adhésion successive de toutes les âmes à ses institutions et à ses principes, développement, qui repose sur cette idée profondément juste, que la vie et la croissance de l’Église dépendent du recrutement non interrompu des âmes. La première branche de la théologie pratique se compose de la théorie de la mission et de la catéchétique, qui a pour but l’introduction de l’âme dans le sein de l’Église par la confirmation. Puis viennent successivement comme second élément, la théorie du culte, divisée en liturgique, hymnologie et musique sacrée, et homilétique, de la cure d’âmes et du ministère ; en troisième ligne l’organisation et le droit ecclésiastiques, qui règlent et précisent l’activité individuelle et collective des membres de l’Église.

La théorie des missions en est à ses débuts. Le catéchisme, auquel Mosheim assignait une valeur trop rigoureusement et trop exclusivement intellectuelle, a pris une direction toute nouvelle depuis Spener, et la méthode socratique ou interrogative s’est peu à peu substituée à l’enseignement objectif de formules apprises par cœur. On est d’accord aujourd’hui pour proclamer la nécessité de faire appel aux facultés intellectuelles et religieuses des catéchumènes, et de prendre pour point de départ les divers degrés d’intelligence, tout en maintenant le caractère objectif et divin de la vérité enseignée. Telle est la méthode recommandée de nos jours par Palmer, Stier, Harnisch, Kraussold, Rütenik et von Zezschwitz.

Dans les questions du culte, les théologiens repoussent, comme également exagérées et contraires au principe évangélique, la théorie catholique de la foule assistant passive et simple spectatrice à un acte purement objectif tel que la messe, ou la théorie niveleuse de l’homme seul acteur dans l’adoration. Ils réclament pour les actes du culte le double concours de l’Esprit de Dieu et des fidèles, des fidèles apportant en sacrifice leurs prières et leurs hommages, de Dieu leur communiquant sa grâce par les sacrements et par la Parole, tout en affirmant et la distinction et l’union nécessaire de ces deux éléments. Le pasteur appelé à diriger le culte n’est pourtant point distinct de l’assemblée, dont il fait partie intégrante. Il représente l’Église universelle dans son Église particulière, il doit obéir à ses rites et à ses doctrines dans les fonctions liturgiques et sacramentelles, qu’il exerce en son nom ; il est libre aussi, comme membre de l’Église, de faire servir ses dons particuliers à l’édification commune dans les actes de la prière, de la méditation de la Parole, et surtout de la prédication.

[Marheinecke, Entwurf der praktischen Theologie, 1837. Grundlegung der Homiletik, 1811. Les ouvrages de Gass, Nitzch, Vetter, Gaupp, Kapp (1831), Ebrard, Höfling, Ehrenfeuchter, Klöpper, (Liturgik, 1841), Kliefoth, Bæhr, Schöberlein, Harnack, Liebner.]

L’Église réformée elle-même a fini par comprendre que l’art pouvait constituer l’un des éléments légitimes et nécessaires du culte, au point de vue de l’architecture, des dispositions intérieures des temples, de la musique sacrée, du symbolisme dans le culte, de la beauté de la forme littéraire dans les cantiques et dans les prières, non point assurément comme le but, mais comme l’un des moyens d’édification, et comme l’incarnation harmonieuse de la piété. Dans le cours du dix-huitième siècle, le culte évangélique était tombé assez bas pour ne plus être qu’un assemblage confus de prédication froide, de prières sentimentales et phraseuses, et de chants d’une moralité vulgaire. Le réveil de la vie religieuse a ramené dans le culte la vie, la richesse et l’onction. Après bien des tâtonnements inévitables et des erreurs bien excusables, la pratique a de plus en plus tendu à réaliser la théorie et à introduire dans la vie de l’Église un culte plus harmonique et plus synthétique.

Nous pouvons signaler comme les deux facteurs principaux de cette transformation féconde l’étude des trésors liturgiques du passé et la renaissance du sens artistique. La Parole de Dieu a toujours conservé le premier rang et a pénétré de son souffle divin toutes les parties du culte, et l’on parvient peu à peu à établir un culte harmonieux, plein de vie et de grandeur, sans tomber ni dans l’imitation servile et fausse du passé, ni dans un radicalisme aussi dangereux que puéril.

[Daniel, Codex liturgicus, 4 parties, 1847-55. Thésaurus hymnologicus, 1841-46, 3 vol. Höfling, Liturgisches Urkundenbuch, 1854. Koch, Geschichte des Kirchenliedes und des Kirchengesangs der Christen, insbesondere der deutschen evangelischen Kirche, 4 vol., 1852. Ph. Wackernagel, Das deutsche Kirchenlied vos den seltesten Zeiten bis zum Anfang des 17. Jahrhunderts, 2 vol., 1863. Schöberlein, Schatz des liturgischen Chor und Gemeindegesangs. Göttingen, 1864. Kliefoth, Ehrenfeuchter, Theorie des christlichen Cultus, 1840. Schöberlein, Der evangelische Gottesdienst, 1854,1860.]

Le piétisme avait su déjà combattre avec succès le formalisme rigide et glacé de la vieille orthodoxie, et lui substituer les accents émus et sympathiques du cœur. Il n’en est pas moins vrai que l’élément purement ecclésiastique tendait toujours plus à l’emporter. Mosheim, prenant Tillotson pour modèle, remit en honneur l’éloquence classique et prépara les voies à la prédication rationaliste. Celle-ci eut au début une tendance marquée vers l’eudémonisme et la confusion de la vie chrétienne avec la vie mondaine ; aux appels énergiques de la Parole de Dieu elle avait substitué les conseils utilitaires et pratiques d’une morale vulgaire et les directions générales sur la santé, l’agriculture, l’économie domestique ! C’était là le digne pendant du régime territorial, qui absorbait presque entièrement l’Église dans l’État. Le rationalisme plus moderne, fidèle disciple de Kant, a donné naissance à la prédication d’une morale sévère, qui s’adressait surtout à la volonté, tout en y mêlant des éléments de sentimentalité à la Jean-Jacques Rousseau.

Dans notre siècle, après le long règne de Reinhard, qui sacrifiait la sève évangélique du fond à la froide correction de la forme, Harms a su retrouver les accents d’une éloquence vivante et populaire, et retremper la prédication aux sources intimes d’une foi toute d’expérience personnelle. Schleiermacher, tout en introduisant dans la prédication sa dialectique puissante, a réservé aux missionnaires les formes du réveil, pour voir dans la prédication habituelle l’expression éloquente des mystères de l’amour divin sous une forme individuelle, et l’étude contemplative de la foi, qui unit le pasteur et les fidèles. D’autres théologiens ont concentré toute la prédication sur les sermons d’appel, d’autres sur la forme purement didactique de l’exposition des dogmes de l’Église.

Nous possédons dans chacune de ces branches des chefs-d’œuvre du genre, et nous pouvons résumer ces vues, en apparence si divergentes, dans la conviction commune et profonde que la prédication doit puiser dans la Parole sa force et son inspiration, et exprimer les sentiments d’une personnalité vivante et sérieuse, unie de cœur et de vie à la foi commune de l’Église évangélique, que cette prédication ne doit être ni exclusivement didactique, ni exclusivement composée d’exhortations et d’appels, que sans doute, l’un ou l’autre de ces caractères peut dominer sur l’ensemble, selon le don particulier de chaque prédicateur de la Parole, ou suivant les besoins divers des Églises, mais que dans la majeure partie des cas la prédication doit s’attacher à saisir et à embrasser l’homme tout entier, et viser, par conséquent, à une synthèse harmonieuse de l’exhortation, de l’enseignement et de l’appel, enfin que l’élément artistique et littéraire, sans faire systématiquement défaut, ne doit pas jouer le premier rôle, mais servir simplement d’enveloppe à la manifestation puissante des sentiments les plus intimes de l’âme croyante.

Dans le domaine du droit ecclésiastique, nous devons observer que le système territorial fit pendant un temps assez de progrès, pour amener en Prusse la suppression des consistoires et placer tous les pouvoirs de l’Église entre les mains du ministre des cultes. Schuderoff releva, au commencement de notre siècle et au point de vue rationaliste, de concert avec Schmalz, Wiese, Stephani, Krug, Vahl, le système collégial. Schleiermacher a repris le même principe à son point de vue supérieur de l’Église, et a insisté, avec Vinet, sur la séparation de l’Église et de l’État. De son côté, Rothe a repoussé comme une conception à la fois fausse et dangereuse l’indépendance de l’organisation ecclésiastique.

Stahl a repris l’idée de l’État chrétien, conçu sous la forme d’une alliance entre l’État et le clergé, auquel il restitue les pouvoirs de l’épiscopat. Il a trop méconnu les intérêts de la liberté sociale et chrétienne et a été en Allemagne le représentant des idées féodales et puséistes. Eichorn, Puchta, Louis Richter, E. Hermann, H. Jacobson et Dove se sont appliqués sérieusement à la réorganisation du droit ecclésiastique. Le but de cette tendance excellente et conciliatrice est l’émancipation du droit ecclésiastique évangélique des entraves du vieux droit canonique par le libre développement des principes de la Réforme dans le sens de l’organisation et de l’administration de l’Église, développement qui, tout en assurant l’indépendance de l’Église en face de l’État, se relie étroitement à l’esprit national et religieux de ses membres, et cherche à unir l’élément consistorial permanent à l’élément presbytérial et synodal mobile.

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