L’art de se connaître soi-même

Chapitre VII

Des forces morales de l’homme, ou des motifs qu’il trouve en lui-même pour se déterminer dans ses actions.

Si Dieu avait été ennemi de l’homme, il aurait attaché de la douleur à tous les objets auxquels il lui a plu d’attacher du plaisir, l’un lui était aussi facile que l’autre ; et alors l’homme aurait été ennemi de soi-même, au lieu qu’il s’aime naturellement.

Car il faut par un enchaînement essentiel des choses, que celui qui sent de la douleur la haïsse ; et si cette douleur est constante et inséparable, qu’il haïsse son être propre, sachant bien que le sentiment de cette douleur ne serait point sans son existence. Ainsi il n’est rien de si aisé que de concevoir que les esprits condamnés se haïssent dans le lieu de leur supplice, et que si l’amour-propre dans ce monde a été la source de leur corruption, la haine d’eux-mêmes devient ensuite l’instrument de leur supplice. On conçoit encore que l’on ne peut sentir le plaisir sans aimer ce plaisir qu’on sent, et sans souhaiter la conservation de ce soi-même, qui en est le sujet. Le plaisir fait qu’on aime son existence ; parce que sans cette existence, ce plaisir ne saurait subsister. De là il s’ensuit qu’il dépendait de Dieu, en formant l’homme, de faire que celui-ci s’aimât, ou ne s’aimât point, puisqu’il dépendait de lui d’attacher ou de n’attacher point du plaisir à certains objets.

Ainsi l’amour de nous-mêmes en soi est un penchant naturel. C’est la nature qui nous fait aimer le plaisir et haïr la douleur, et par conséquent c’est la nature qui fait que nous nous aimons. Cette inclination n’attend donc pas les réflexions de notre esprit pour naître dans notre âme ; elle précède tous nos raisonnements. Les stoïciens ont mérité la moquerie de tous les siècles, s’ils ont eu les sentiments qu’on leur attribue. Ils ont prétendu que l’homme fût sage, en cessant d’être un homme. C’était déjà une grande extravagance ; mais ils ne manquaient pas moins, en ce qu’ils concevaient quelque sorte de faiblesse et de bassesse dans ce qu’il y a de plus naturel dans notre cœur.

L’amour de nous-mêmes est en second lieu un penchant tout divin dans son origine, nous ne nous aimons, que parce que Dieu nous a aimés. Nous nous haïrions nous-mêmes, si Dieu nous avait haï. Il n’y a donc pas de raison à décrier tout ce que l’amour de nous-mêmes nous fait faire, comme si c’était autant de faiblesses ou autant de crimes, selon la morale dangereuse de quelques-uns, qui ont prétendu anéantir l’excellence de toutes les vertus, sur ce principe qu’elles sortaient toutes du sein de l’amour de soi-même, et qu’il n’y en avait point qui n’eussent un bien intéressé ; mauvaise conséquence, puisque l’amour de soi-même est un penchant d’une source toute céleste et divine. L’amour de nous-mêmes est enfin un penchant nécessaire. Il ne faut donc point s’imaginer que notre âme soit indifférente à se porter, ou à ne se porter point vers ce qu’elle juge qui lui est avantageux. Ces indifférences du libre arbitre sont des songes de gens qui n’ont pas assez étudié la nature ou qui ne veulent point se connaître eux-mêmes.

Au reste, Dieu a trouvé bon de mêler la connaissance et le sentiment, afin que que celle-là régla celui-ci et que celui-ci fixa celle-là. S’il n’y avait que de la raison en l’homme, nous nous égarerions dans nos pensées et nous nous dissiperions en vaines spéculations, nous attachant à connaître toute autre chose que ce qui nous importerait. Le sentiment est donc destiné à fixer cette intelligence, et à l’appliquer principalement à des objets qui l’intéressent. S’il n’y avait que du sentiment en l’homme, il pourrait avoir des penchants et des désirs, tel que ce sentiment les ferait naître ; mais il manquerait de lumière et de guide, pour trouver les choses auxquelles ses désirs se portent naturellement ; et l’amour de la volupté étant aveugle et mal dirigé, le ferait tomber dans toute sorte de précipice. La raison est donc destinée à régler le sentiment.

La raison est le conseiller de l’âme, le sentiment est comme sa force, ou le poids qui la détermine, et cette force est plus grande ou petite selon les différences de ce sentiment.

Dans la comparaison que nous en faisons, l’âme considère non seulement ce qui lui donne du plaisir dans ce moment, mais encore ce qui peut lui en donner dans la suite. Elle compare le plaisir avec la douleur, le bien présent avec le bien éloigné, le bien qu’elle espère avec les dangers qu’il faut essuyer, et se détermine selon l’instruction qu’elle reçoit dans ces différentes recherches ; sa liberté n’étant pour ainsi dire, que l’étendue de ses connaissances et le pouvoir qu’elle a de ne point choisir qu’après avoir tout examiné.

Cela étant, il était aisé de juger, que c’est l’utilité présente qui consiste dans un sentiment de plaisir ou l’utilité à venir, qui consiste dans tout ce qui peut nous donner de la joie, nous rendre heureux, ou conserver notre bonheur en nous conservant nous-mêmes, qui fait toute la force que notre âme a pour se déterminer dans ses desseins ou dans sa conduite.

Cette force est bien petite, lorsque vous la renfermez dans le cercle des objets du monde. La force que nous avons humainement, pour nous empêcher d’être avares, consistera dans la crainte de faire tort à notre honneur par les bassesses de l’intérêt ; la force que nous avons pour nous empêcher d’être prodigue, consistera dans la crainte de ruiner nos affaires, lorsque nous aspirons à nous faire estimer des autres par nos libéralités. La crainte des maladies nous fera résister aux tentations de la volupté. L’amour-propre nous rendra modérés et circonspects, et par orgueil nous paraîtront humbles et modestes. Mais ce n’est là que passer d’un vice à un autre. Pour donner à notre âme la force de s’élever au-dessus d’une faiblesse sans retomber dans une autre, il faut la faire agir par des motifs qui ne soient point pris du monde. Les vues du temps peuvent la faire passer de dérèglement en dérèglement ; mais la vue de l’éternité seule enferme des motifs propres à l’élever au-dessus de toutes les faiblesses. Il n’y a que cet objet qui touche et qui sanctifie, parce qu’il n’y a que lui qui nous mette dans une situation assez haute pour renoncer au monde en tous sens. On a vu des prédicateurs d’une sublime éloquence ne faire aucun effet, parce qu’ils ne savaient point intéresser, comme il faut, la nature immortelle ; et on en a vu au contraire, d’un talent fort médiocre, toucher tout le monde par des discours sans art, parce qu’ils allaient au but, et qu’ils prenaient les hommes par les motifs de l’éternité ; motifs qui répétés en cent manières, et quelquefois assez grossièrement, gagnaient les âmes les plus éclairées, parce qu’ils les prennent par ce qu’il y a de plus grand en elles, et de plus considérable dans tous les objets extérieurs. Les motifs du temps n’ont qu’une force bornée ; mais les motifs de l’éternité sont comme une force infinie, qui n’est suspendue que par notre corruption.

De là il s’ensuit que comme l’amour de soi-même est la source générale des motifs, qui déterminent notre cœur, c’est l’amour de soi-même, en tant qu’il se tourne vers l’éternité, qui fait toute la force que nous avons pour nous élever au-dessus du monde.

Il n’y a point de meilleur moyen de justifier cette dernière vérité, que de voir ce que peut en nous le sentiment de notre immortalité quelle influence il a sur nos mouvements et sur nos actions ; et de quel usage il est dans notre cœur. C’est ce que nous allons examiner avec quelque étendue.

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