L’art de se connaître soi-même

Chapitre 2

Où l’on continue à faire voir que la source de notre corruption n’est point dans l’entendement.

Lorsque nous disons que la corruption de l’entendement vient de la volonté, nous ne prétendons point avancer que toutes nos ignorances et nos erreurs sans exception aient leur source dans nos affections. Car pour les premières il est certain qu’elle ne doive pas être toutes considérées comme des défauts. Il n’appartient ni aux hommes, ni aux anges, ni en général à des créatures quelque nobles qu’elles puissent être, de connaître toutes choses. C’est le caractère de l’Être suprême et de l’entendement infini, qui gouverne l’univers. En général nous devons compter pour rien toute ignorance qui vient, ou de ce que notre nature est trop bornée, ou de ce que l’objet est trop élevé, ou de la brièveté de notre vie, qui ne suffit pas à nous faire tout connaître, etc. Car ce n’est pas un crime à notre corps de n’être pas immortel ; et cela n’en est pas un à notre esprit de n’être pas infini.

Ce n’est point l’ignorance des mystères de la nature, ou du secret de la Providence, qui peut être regardé, comme la corruption de l’entendement ; Jésus-Christ était le modèle de la perfection, et cependant il ne savait pas toutes choses, en tant qu’homme, puisqu’il ignorait le jour du jugement. Ce qui fait que notre entendement est corrompu, c’est l’ignorance de nos devoirs, c’est celle de nos péchés, celle des bienfaits que nous avons reçus ; ignorance qui ne vient point d’aucun défaut de lumière, et qu’on ne peut justifier en aucune façon. Ce ne sont point aussi les erreurs de spéculation qu’on doit regarder comme des vices de l’entendement ; elles le sont si peu, que Dieu les a souvent laissées dans les âmes qu’il éclairait de sa révélation d’une manière immédiate et extraordinaire. Car nous ne voyons point que ni Moïse ni les prophètes aient d’autres idées du soleil, des étoiles, de la terre, etc. que celle que le vulgaire en peut avoir, et il ne fallait pas aussi que Dieu rendit philosophes par sa révélation, ceux qu’ils destinaient à l’instruction des hommes les plus simples.

Au fond il importe peu que le vulgaire se trompe, en se représentant les astres comme des flambeaux. Mais c’est un grand dérèglement que les sages qui ont de si justes idées de la grandeur des corps célestes, regarde l’éternité, Dieu, la religion, comme si ce n’étaient que des points, ou plutôt des ombres et des apparences éloignées. Notre raison peut être éclairée avec ce premier préjugé ; mais elle ne peut être qu’aveugle avec le second.

Au reste, rien n’est plus aisé que de justifier l’esprit, et de montrer qu’il n’est point la première source de notre corruption, en examinant ces différentes manières de connaître. Car à commencer par les simples conceptions de l’entendement, il n’y a point d’idée dans notre âme, qui soit mauvaise en tant que c’est une idée, c’est-à-dire en tant qu’elle nous représente un objet. Les objets du plaisir, de la gloire, du péché même, n’ont en soi rien de criminel, puisqu’il est permis de connaître ces objets. On doit dire la même chose des jugements de l’âme et de ses raisonnements. Les premières notions ne sont point criminelles, puisque même elles sont d’une si grande est si facile évidence, que dès que l’esprit raisonne, il les aperçoit. Le raisonnement est une espèce de connaissances que nous acquérons, et qui ne nous trompera point, si le cœur ne s’en mêle ; car nous avons accoutumé de dire, que le sens commun ne trompe personne, pour marquer que l’homme raisonne bien naturellement.

Il faut cependant remarquer en passant, que dans l’ordre de nos connaissances les idées ont plus de force pour déterminer notre volonté, que les jugements ou les raisonnements de l’esprit, ce qui est vrai généralement parlant. La raison en est, parce que nos connaissances, comme nous l’avons déjà remarqué, n’ont point de force par elles-mêmes. Elles l’empruntent toutes des affections du cœur. De là vient que les hommes ne persuadent guère, que quand ils font entrer, pour ainsi dire, le sentiment dans leurs raisons, ou dans leurs connaissances. Or dans les raisons vous ne pouvez faire entrer qu’un bien éloigné ; car puisque vous êtes obligés de vous servir de raisonnement pour le faire connaître, il est évident qu’il n’est pas tout à fait prochain ; au lieu que l’idée participant de la qualité de son objet, et étant triste ou agréable selon que l’objet est l’un ou l’autre, elle vous fait sentir par elle-même ce que le raisonnement vous fait seulement attendre.

Mais ce n’est point là la source du mal. Le dérèglement vient de ce que les idées spirituelles ne font pas à beaucoup près tant d’impression sur notre âme, que les idées corporelles qui nous sont venues par le canal des sens. Cependant il serait juste qu’elles en fissent davantage ; puisque le sentiment de son âme doit être plus vif que celui des objets étrangers, et que l’expérience des choses spirituelles nous touche de plus près que les connaissances des sens, qui nous intéressent seulement dans ce qui nous environne.

Les idées corporelles ne semblent être destinées que pour le bien du corps qu’elles conduisent, au lieu que les idées spirituelles doivent diriger notre âme et la conduire aux sources de son bonheur ; de sorte qu’autant que notre âme est plus précieuse que notre corps, autant aussi les idées spirituelles sont naturellement plus importantes que les idées corporelles ; et comme elles sont plus nécessaires, il faudrait aussi qu’elles fissent naturellement une plus forte impression.

Comme les idées sont une espèce de sentiment, étant agréables ou fâcheuses selon le caractère des choses qu’elles représentent, parce qu’elles participent de la qualité de leurs objets ; on peut dire aussi sans se tromper qu’elles appartiennent en quelque sorte aux affections, ou aux sentiments de notre âme, qui sont ou des sentiments corporels, comme les sensations, ou des sentiments spirituels, comme les affections du cœur. Ainsi en disant que la corruption de l’homme commence, parce que les idées corporelles font une trop vive et trop forte impression dans l’âme, nous ne disons rien d’opposé à notre principe que la corruption de la raison vient de celle de notre cœur.

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