L’art de se connaître soi-même

Chapitre XI

Où l’on continue à considérer les inclinations générales de l’amour de nous-mêmes, du désir de la perfection.

Les deux biens généraux que l’homme souhaite naturellement sont le bonheur et la perfection. Mais il ne les souhaite qu’avec quelque subordination et quelque dépendance. Car il ne souhaite point le bonheur pour la perfection, mais il souhaite la perfection pour le bonheur.

L’homme ne saurait être bien satisfait pendant qu’il conserve l’idée de ses défauts. C’est ce qui l’oblige à se les déguiser autant qu’il lui est possible, et à s’en défaire, à moins qu’en renonçant à ses défauts, il ne renonce à quelque sorte de plaisir dans lequel il fait consister son bonheur.

Il est vrai que comme l’esprit juge toujours en faveur des attachements du cœur, il nous trompe souvent en confondant les vices avec les vertus, les défauts avec les perfections. En Éthiopie les belles personnes sont les plus noires, en Europe et dans le reste du monde ce sont les plus blanches ; il n’est peut-être pas si facile qu’on s’imagine de décider, qui sont ceux qui se trompent. Il en est ainsi des qualités de l’âme. La vivacité qui fait une grande partie du mérite le plus éclatant en certains pays, passe en d’autres pour un défaut très essentiel.

Et certainement rien n’est plus difficile que de faire ce juste discernement des défauts d’avec les perfections, au milieu des ténèbres et des préjugés qui suivent notre corruption. Il ne suffit point pour cela de consulter l’opinion publique. Car les hommes s’accordent souvent à consacrer les faiblesses qui leur sont communes, et quand ils conviennent dans un penchant, ils le jugent presque toujours digne d’estime, ou du moins de support. Il y a des pays, où l’ivrognerie passe pour le vice d’un malhonnête homme ; et d’autres où l’on le regarde comme un défaut à la mode, et qui ne fait point un tort essentiel.

Il n’y aura donc point de mal que les hommes suspendent leur jugement sur ce qui s’appelle vice et vertu, perfection et imperfection, jusqu’à ce qu’ils aient eu le temps de consulter les vues distinctes de leur esprit, ou la religion qui est encore une voie plus abrégée de connaître ses véritables devoirs.

Or pour nous aider à faire ce discernement, il faut remarquer qu’il y a cette différence entre Dieu et la créature, qu’il n’y a que Dieu qui possède toutes les perfections, de sorte que l’on puisse affirmer qu’il a tout ce qui peut être connu comme un bien, ou qui mérite quelque estime ; que s’il ne l’a point formellement, il l’a éminemment. C’est-à-dire, qu’il a ces qualités ou des perfections plus grandes encore qui répondent à ces qualités.

Mais pour la créature, elle ne peut prétendre, qu’à posséder les perfections qui sont dues à son espèce. Il n’est pas nécessaire qu’un cerf ait des ailes, c’est assez qu’il ait la vitesse en partage. Les oiseaux n’ont que faire de nageoires, il suffit qu’ils aient des ailes pour voler.

Or en ceci les hommes manquent doublement, en ce qu’ils prétendent avoir les perfections qui ne sont nullement dues à leur espèce, et en ce qu’ils renoncent à celles qui leur appartiennent et qui assortissent leurs perfections essentielles, car ils donnent à leur corps ce qui ne lui appartient pas, et ôtent à leur âme ce qui lui appartient.

Ils veulent perpétuer et répandre le premier. Ils cherchent à lui procurer une espèce d’éternité dont il n’est point capable, et une espèce de grandeur, ou si vous voulez d’immensité, qui ne saurait lui convenir.

Mais les hommes manquent encore davantage pour ne vouloir point rentrer en eux-mêmes, ni considérer ce qu’ils sont naturellement. Comme ils s’imaginent faussement que la qualité d’homme n’enferme que bassesse et que misère, ils ne cherchent guère les perfections qui sont dues à cette qualité générale. Mais ils aspirent à sortir de cette commune condition, par le secours des biens étrangers et des relations extérieures qui les distinguent.

Ils ne cherchent plus les perfections dues à l’homme, mais les perfections dues à un magistrat, à un savant, à un artisan, à un bourgeois, à un gentilhomme, à un grand seigneur, et on ne fait plus consister son honneur dans ce qui peut perfectionner la nature humaine et enrichir l’esprit, cette essence immortelle, la vive expression de la Divinité, mais dans ce qui peut nous faire réussir et exceller dans notre profession, quelque basse qu’elle soit en soi, ou nous faire remplir dignement dans la société, la place où nous trouvons par les circonstances de notre vie.

De là, il s’en suit que les hommes ne considèrent les qualités et les traitent de perfections ou de défauts, que selon le rapport qu’elles ont à l’état où ils se supposent, et dans lequel l’amour-propre et l’orgueil les fixent pour se faire estimer. Un savant de profession ne se pique point de bravoure. Un brave se pique rarement de savoir. Dites au premier qu’il manque de courage, il n’en fera que rire ; faites ce reproche au second, vous le remplissez de fureur. C’est que le savoir n’est point dû à un homme de guerre, et que la valeur ne l’est point à un savant. Cela doit s’entendre lorsque l’amour-propre se fixe l’un dans la place de savant, et l’autre dans celle de brave ; car il arrive assez souvent qu’un homme affecte par orgueil de paraître ce qu’on appelle omnis homob, et alors la maxime change avec la supposition.

b – Un homme propre à tout.

On ne saurait dire combien de faux préjugés naissent de cette source. L’injustice, la débauche, la fureur, trouvent par là le moyen de se consacrer elles-mêmes. Le larcin ordinaire ne s’unit point avec la fortune et l’état d’un particulier qui se voit pendre ou rouer pour l’avoir commis. C’est donc un défaut et même un défaut lâche et honteux. Mais les grands larcins, comme la conquête des villes et des provinces, assortissent extérieurement la grandeur d’un potentat, ce sont des entreprises héroïques. Il y a de l’horreur et de l’infamie attachées au meurtre ordinaire, qui est sujet à la rigueur des lois, et qui par conséquent ne s’unit point avec l’intérêt des particuliers, que ces lois retiennent dans le devoir. Mais une guerre injuste, qui renferme une infinité de meurtres et de brigandages, n’est, s’il est heureuse, qu’un objet d’estime et d’admiration.

Il ne faut point dire ici, comme quelques-uns, que les injustices se consacrent par leur grandeur, et que l’excès du crime en fait la gloire. Il y aurait de l’excès dans cette pensée, mais on peut dire que cette bizarre inégalité de nos préjugés sur les mêmes choses, vient de l’habitude que nous nous sommes faite de ne juger des qualités, que par le rapport qu’elles ont avec l’état de ceux qui les possèdent.

Une femme est déshonorée pour avoir été séduite, et celui qui est l’auteur de cette séduction en fait le motif de sa vanité. Il y a assurément bien de l’extravagance dans ce préjugé. Cependant ce désordre de nos jugements est fondé sur la maxime que nous avons établie. On conçoit dans le monde que les hommes ont mille endroits pour se faire valoir. Toutes les sources de la gloire leur sont ouvertes ; une femme est bornée à cet égard, elle ne peut ni gouverner les États, ni commander les armées, ni réussir dans les arts et dans les sciences, du moins ordinairement, et les exemples du contraire sont trop rares pour en tirer à conséquence. Mais elle peut être honnête femme, c’est pourquoi rien ne fait plus honneur à une femme que la chasteté. L’empire de la beauté, qui dans le monde fait aussi l’honneur des femmes, ne saurait faire celui d’un homme, qui est naturellement destiné à autre chose qu’à se faire aimer. Il arrive même quelquefois qu’un vice bien placé passe pour une grande vertu, et qu’une vertu mal placée passe pour un très grand défaut. La prodigalité sied bien à Alexandre, qui maître du monde en possède les trésors. L’économie conviendra à Hannibal qui ne fait subsister ses armées que par miracle, enfermé comme il est de tous côtés en Italie. La cruauté même qui lui siérait mal en un autre temps convient à l’état où il se trouve.

Au reste, comme il arrive que le bon sens, la prudence, la probité, l’exactitude à tenir sa parole, etc. sont des qualités qui conviennent à toutes sortes d’états et de conditions, il ne faut pas s’étonner si presque tous les hommes s’en piquent également. Ils ne recherchent point ces vertus comme étant dignes de l’homme, mais comme assortissant fort bien l’état où ils se trouvent, et convenant à leurs intérêts.

Ils cherchent à avoir effectivement du jugement et de la prudence parce que c’est la réalité et non les simples apparences de ces vertus, qui leur est utile. Mais ils se contentent ordinairement de paraître gens de probité parce que les apparences de la bonne foi leur sont plus utiles, comme ils s’imaginent, que la véritable possession de cette vertu.

On a raison de haïr l’hypocrisie, et de s’emporter contre cette imposture du vice, qui semble vouloir imposer à Dieu et aux hommes par un trafic exécrable d’apparences et de dehors étudiés. Mais il faut avouer les choses comme elles sont, l’hypocrisie est un vice qui paraît commun à tous les hommes. Ils s’étudient tous à paraître dans le jour qui peut leur être le plus avantageux.

C’est une erreur de s’imaginer qu’il n’y a que des hypocrites de dévotion ; il y a des hypocrites d’honneur, de fermeté, de bravoure, de libéralité. Et on en voit plus qui se contrefont dans le monde, qu’il n’y en a qui veulent en imposer dans l’église.

C’est quelque chose de curieux que de voir deux personnes qui qui font connaissance ou qui entrent en commerce, se prendre mutuellement pour les dupes l’un de l’autre, et ne rien dire ni rien faire, qui ne parte du dessein de se tromper. On affecte de la politesse, de la complaisance, de la probité, de l’honneur par delà même ce qu’on en croit avoir.

Tout cela vient assurément d’une vue trop bornée de l’amour-propre, et pour sortir d’erreur, il faut pour ainsi dire retourner sur ses pas, chercher l’homme que l’on a voulu éviter, et prenant pour perfection, non ce qui nous distingue, mais ce qui assortit cette égalité naturelle de perfection et d’excellence que nous avons avec les autres hommes, nous considérer non pas en nous-mêmes, mais en Dieu.

Les perfections dues à l’homme mortel, sont peu de chose ; mais celles de l’homme immortel sont toutes dignes d’admiration. Il n’a que faire d’hypocrisie pour se contrefaire aux yeux des hommes ; il n’a qu’à renoncer aux mensonges de son orgueil, aux vains préjugés du monde, et aux voiles qui lui dérobent la vue de lui-même, pour se trouver au-dessus même de l’admiration.

Il n’y a point jusqu’aux passions de l’homme qui ne se changent en perfection, lorsqu’elles ont leur juste étendue dans l’homme immortel ; et si vous y prenez garde, vous trouverez que la bassesse que l’on conçoit dans ces sentiments ne notre âme vient des bornes trop étroites que la cupidité et l’amour-propre leur avait données. Donnez à l’âme tout son essor ; laissez la agir dans son étendue, et vous trouverez c’est une divine sphère, qui s’augmente toujours à mesure qu’elle approche de Dieu.

chapitre précédent retour à la page d'index chapitre suivant