L’art de se connaître soi-même

Chapitre XIV

Où l’on traite des dérèglements généraux de l’amour-propre et particulièrement de l’orgueil.

Le plaisir et la gloire sont les deux biens généraux qui assaisonnent tous les autres. Ils en sont comme l’esprit et le sel ; différents en cela comme nous l’avons déjà remarqué, que le plaisir se fait aimer et désirer pour l’amour de lui-même, au lieu que la gloire ne se fait sentir que par le plaisir qui l’accompagne.

Mais bien que nous ne sentions la gloire que par le plaisir qui l’accompagne, je ne sais si l’on ne peut point dire qu’on la désire pour elle-même. Du moins est-il certain qu’il n’est pas facile de trouver la première et la plus ancienne raison pour laquelle nous aimons à être estimés.

On ne se satisfait point là-dessus en disant que nous désirons l’estime des autres à cause du plaisir qui y est attaché ; car comme ce plaisir est un plaisir de réflexion, la difficulté subsiste, puisqu’il reste toujours à savoir pourquoi cette estime qui est quelque chose d’étranger et d’éloigné à notre égard, fait notre satisfaction.

On ne réussit pas mieux en alléguant l’utilité de la gloire, car bien que l’estime que nous acquerrons, nous serve à nous faire réussir dans nos desseins, et nous procure divers avantages dans la société, il y a des circonstances où cette supposition ne saurait avoir de lieu. Quelle utilité pouvaient envisager Mutius, Léonidas, Codrus, Curtius, et tous ces autres héros qui ont donné leur vie pour acquérir de l’honneur ? Quelle utilité pouvaient-ils envisager dans ce sacrifice qu’ils faisaient à leur orgueil de tous leurs biens et d’eux-mêmes ? Et par quel intérêt ces femmes indiennes, qui se font brûler après la mort de leur mari, cherchent-elles en dépit même des lois et des remontrances une estime à laquelle elles ne survivent point ?

Quelqu’un a dit sur ce sujet que l’amour-propre nourrit avec complaisance une idée de nos perfections, qui est comme son idole, ne pouvant souffrir ce qui choque cette idée, comme le mépris et les injustices, et recherchant au contraire avec passion tous ce qui la flatte et qui la grossit, comme l’estime et les louanges. Sur ce principe, l’utilité de la gloire consisterait en ce que l’estime que les autres font de nous, confirme la bonne opinion que nous en avons nous-mêmes. Mais ce qui montre que ce n’est point là l’unique ni même la principale source de l’amour de l’estime, est qu’il arrive presque toujours que les hommes font plus d’état du mérite apparent qui leur acquiert l’estime des autres, que du mérite réel qui attire leur propre estime ; ou si vous voulez, qu’ils aiment mieux avoir des défauts qu’on estime, que des bonnes qualités qu’on estime point dans le monde, et qu’il y a d’ailleurs une infinité de personnes, qui cherchent à se faire considérer par des qualités qu’ils savent bien qu’ils n’ont pas, ce qui détruit la pensée qu’ils aient recours à une estime étrangère pour confirmer les bons sentiments qu’ils ont d’eux-mêmes.

Il n’y aurait pas plus de fondement à s’imaginer qu’on ne désire l’estime, que parce que l’on veut se distinguer et s’élever au-dessus des autres. C’est expliquer la cause par l’effet. Ce n’est point parce qu’on veut se distinguer, qu’on cherche l’estime, mais c’est parce qu’on veut être estimé que l’on cherche à se distinguer en sortant de la foule et de l’obscurité où l’on se trouvait auparavant.

Enfin on ne peut point dire que l’amour de l’estime dans son idée générale vienne de cette idolâtrie de l’amour-propre, qui fait que nous cherchons à être éternels et immenses comme Dieu, nous faisant une éternité imaginaire dans le souvenir des hommes pour nous sauver du naufrage du temps, et nous perpétuer malgré lui, et tâchant de nous étendre et de remplir le monde en occupant l’esprit des hommes de nos actions et de notre grandeur. Si c’était là l’unique source de l’amour de l’estime, il s’en suivrait qu’on ne pourrait désirer l’estime des autres innocemment, ni ressentir pour l’infamie une horreur criminelle, ce qui est contre la raison.

Qu’on cherche tant qu’on voudra les sources de cette inclination, je suis persuadé qu’on ne trouvera la raison que dans la sagesse du Créateur. Car comme Dieu se sert de l’amour du plaisir pour conserver notre corps, pour en faire la propagation, pour nous unir les uns avec les autres, pour nous rendre sensibles aux biens et à la conservation de la société, dans laquelle nous nous trouvons, il n’y a point de doute aussi que sa sagesse ne se serve de l’amour de l’estime pour nous défendre des abaissements de la volupté, et faire que nous nous portions aux actions honnêtes et louables, qui conviennent si bien à la dignité de notre nature, et en même temps pour nous unir mieux les uns avec les autres.

Cette précaution n’aurait point été nécessaire, si la raison de l’homme eût agi seule en lui et indépendamment du sentiment ; car cette raison pouvait lui montrer l’honnête, et même le lui faire préférer à l’agréable ; mais parce que cette raison est partiale et juge souvent en faveur du plaisir, attachant l’honneur et la bienséance à ce qui lui plaît ; il a plu à la sagesse du Créateur de nous donner pour juge de nos actions, non seulement notre raison, qui se laisse corrompre par la volupté ; mais encore la raison des autres hommes, qui n’est pas si facilement séduite.

C’est donc que parce que l’Auteur de la nature a voulu que la raison des autres hommes, fût une autre loi, et notre juge en quelque sorte à l’égard de l’honnêteté morale, et des bienséances de la nature raisonnable, que Dieu nous a formés avec un désir naturel de nous faire estimer des autres, désir qui assurément précède les réflexions de notre esprit.

Car bien que l’utilité, le plaisir, l’envie de trouver des confirmations à la bonne opinion de soi-même, etc. puisse satisfaire l’amour de l’estime, nous avons fait voir qu’ils ne la produisent pas.

Et ici nous pourrions distinguer trois mondes que la sagesse du Créateur a fondés sur trois inclinations naturelles. Le monde animal, le monde raisonnable, et le monde religieux. Le premier est une société de personnes unies par le sentiment. Le second est une société de personnes unies par l’estime. Et le troisième, une société de personnes unies par la religion naturelle. Le premier a pour principe l’amour du plaisir ; le second l’amour de l’estime ; et le troisième la conscience. Tous ces trois principes sont naturels, et il n’en faut chercher la raison que dans la sagesse du Créateur. Le premier de ces trois mondes se rapporte au second, le second au troisième. Il y a donc cette subordination dans ces choses, que l’estime règle l’amour du plaisir, et que la religion doit régler l’amour de l’estime ; et cette subordination n’est pas moins naturelle que ces inclinations.

On peut en effet attribuer à la nature l’amour du plaisir ; mais on ne doit point mettre sur son compte les débordements de la volupté. On peut dire que l’amour de l’estime est naturel ; mais il ne faut pas croire que les extravagances et les fureurs de l’orgueil sortent du sein de la nature. On peut attribuer à celui-ci la crainte de Dieu et l’amour de la vertu ; mais il ne faut pas lui donner pour apanage toutes les superstitions, qu’il a plu aux hommes d’enter sur les principes de la nature ; et par conséquent il est nécessaire que l’amour du plaisir, celui de l’estime, la conscience aient naturellement leur loi, leur règles et leurs limites. Mais il sera bon de s’arrêter à l’amour de l’estime.

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