Traité de la divinité de Jésus-Christ

Cinquième section

Où l’on fait voir que si Jésus-Christ n’est point Dieu par-dessus toutes choses, béni éternellement, la religion doit être regardée comme une superstition, et comme une comédie et un jeu de théâtre, et qu’elle n’a pas assez de caractères pour la distinguer de la magie.

Chapitre I

Preuve de cette assertion à l’égard de la religion mosaïque.

Pour bien comprendre la vérité de cette assertion si extraordinaire et si surprenante, il est bon de remarquer la manière dont Dieu s’est manifesté dans le Vieux et dans le Nouveau Testament.

Dans le Vieux Testament, Dieu se manifeste à Moïse sur la montagne d’Horeb en un buisson ardent ; mais il est remarquable que celui qui apparaît à Moïse est appelé l’ange de l’Éternel. Et l’ange du Seigneur, dit l’historien sacré, s’apparut à lui en une flamme de feu, etc. Alors Moïse dit : Je me détournerai, et verrai cette grande vision, etc. Et le Seigneur voyant qu’il se détournait pour regarder, lui cria : Moïse, Moïse, etc. Je suis le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac, et le Dieu de Jacob, etc. Il n’y a guère de personnes qui ne sachent toutes les particularités de cette grande vision, et comment Moïse, contestant contre le Seigneur, parce qu’il refusait d’aller vers Pharaon, sous prétexte qu’il avait la langue empêchée, le Seigneur le reprend de son aveuglement, de cette manière : Qui est celui qui a fait le sourd, ou le muet, ou le voyant, ou l’aveugle ? N’est-ce pas moi le Seigneur ? On sait aussi que Dieu s’impose un nom tout nouveau et tout extraordinaire dans cette importante occasion : car comme Moïse lui demande ce qu’il doit dire aux enfants d’Israël, lorsqu’ils lui demanderont qui est celui qui t’a envoyé ? le Seigneur lui dit : Tu diras ainsi aux enfants d’Israël : Celui qui se nomme, Je suis celui qui suis, m’a envoyé vers vous. Et afin qu’ils n’aillent pas s’imaginer qu’il leur parle d’un Dieu inconnu, il ajoute : Tu diras ainsi aux enfants d’Israël : Le Dieu de vos Pères, d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, m’a envoyé vers vous. Chacun sait encore que celui qui apparaît à Moïse dans le buisson, lui promet de frapper l’Egypte de toutes ses merveilles, et de délivrer les Israélites par main forte et par bras étendu. De sorte qu’il n’y a point de doute que celui qui parle à Moïse dans le buisson ardent, ne soit le même qui tiendra ce langage au peuple d’Israël prosterné dans la peine : Je suis l’Éternel ton Dieu, qui t’ai retiré hors du pays d’Egypte de la maison de servitude, etc., et par conséquent celui-là même qui donne sa loi au peuple d’Israël. Car voici que le Seigneur dit à Moïse : Quand tu seras retourné en Egypte, regarde bien de faire en la présence de Pharaon tous les miracles que j’ai mis en ta main ; mais il ne laissera point aller le peuple, etc.

Celui qui se manifeste à Moïse est, suivant notre système, le Seigneur ; et l’ange du Seigneur, l’ange du grand conseil, la sagesse éternelle, le Fils de Dieu, Dieu béni éternellement.

Mais dès que nous abandonnons cette hypothèse, il est certain que nous ne pouvons presque nous dispenser de regarder la religion mosaïque comme une idolâtrie, comme une farce destinée à nous tromper ; et même que nous aurons de la peine à trouver en elle des caractères qui la distinguent de la magie : idées horribles et affreuses, dont j’ai horreur de souiller le papier, mais que le désir de faire paraître une grande vérité dans tout son jour me force d’employer malgré moi.

Celui qui apparaît à Moïse est l’ange de l’Éternel : il ne nous est pas permis d’en douter, puisque le texte le dit expressément ; et il n’est pas possible de reconnaître ici la moindre figure. Car quand, par quelque figure, l’ange de Dieu pourrait porter le nom de Dieu, du moins sommes-nous bien assurés que, par aucune figure, Dieu le Père ne peut être appelé l’ange du Seigneur.

Cela étant posé de la sorte, nous trouvons ici une créature qui se revêt des noms, des ouvrages, des attributs et de la gloire du Créateur, d’une telle sorte qu’il est impossible à l’esprit humain de ne pas la confondre avec le Dieu souverain : car l’ange du Seigneur se nomme ici le Seigneur même ; il dit qu’il est le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, et par là il s’attribue les sept noms que les Hébreux avaient accoutumé de donner à leur Dieu, soit pour le distinguer des créatures, soit pour le séparer des faux dieux des gentils, soit pour exprimer l’éminence de ses perfections infinies.

Mais il ne suffit point de remarquer que cet ange prend lui-même les noms de Dieu, il faut considérer encore qu’il les prend dans l’occasion du monde où il importait le plus de ne les prendre pas : il les prend dans un temps où il ne peut les prendre sans tromper celui à qui il se manifeste, et le tromper encore pour l’engager dans l’idolâtrie ; et le tromper dans un temps où Moïse souhaite de ne l’être pas, où il s’approche pour voir de plus près qui est celui qui lui apparaît dans un temps où il lui importe souverainement de savoir de la part de qui il doit parler au peuple d’Israël, et qui est celui qui l’envoie.

Ajoutez à cela, que celui qui se manifeste à Moïse n’étant point satisfait des noms que le Dieu d’Abraham, etc., a pris pour se faire connaître aux patriarches, il s’impose un nom tout nouveau, qu’il déclare devoir être son nom à jamais, et son mémorial de génération en génération. Or quand il serait vrai qu’une créature pourrait, en quelque occasion, porter le nom de Dieu, il est certain qu’aucune créature ne peut s’imposer un nouveau nom de Dieu, en se mettant ou se supposant en sa place ; et cela d’autant plus, que Dieu parlant par la bouche des prophètes, dit : Mon nom est Jéhova, c’est là mon nom. Or que signifient ces paroles ? elles ne peuvent pas marquer que le nom de Jéhova est commun au Créateur et à la créature : elles signifient naturellement que ce nom est propre au Dieu souverain, et Consacré à cette essence adorable, qu’il convient tellement à Dieu, qu’il ne convient point à un autre. Comment donc voyons-nous ici un ange qui non seulement prend ce nom, mais qui se l’impose, en se supposant le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob ?

Ce qu’il y a de considérable, c’est que l’ange du Seigneur ne prend pas seulement ici les noms de Dieu, mais encore il s’attribue ses ouvrages. Car que signifient ces paroles : N’est-ce pas moi qui ai donné la bouche à l’homme, qui ai fait le sourd, ou le muet, ou le voyant, ou l’aveugle ? Ces paroles marquent évidemment que celui qui parle se suppose être le Créateur de toutes choses.

Le Dieu d’Abraham est nommé par Melchisédec le Dieu possesseur du ciel et de la terre. Il est appelé la frayeur d’Isaac. Jacob l’appelle le Dieu tout-puissant : c’est celui qui fait croître et germer les moissons, etc. L’ange du Seigneur se donne tous ces titres, puisqu’il se dit le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob.

Enfin on ne peut nier qu’il ne se revête de la gloire de l’Être souverain, puisqu’il commande à Moïse de déchausser les souliers de ses pieds, parce que le lieu où il est est une terre sainte ; et qu’après avoir retiré le peuple hors du pays d’Egypte, le même ange (car nous avons fait voir que c’est le même), lui parle de la sorte : Tu n’auras point d’autre Dieu devant ma face.

Or il semble que cet esprit veut rendre en cela les Israélites coupables d’impiété et d’idolâtrie. D’impiété, car si le Dieu souverain est encore plus digne de notre adoration que cet ange, comment celui-ci ose-t-il dire si généralement sans aucune restriction : Tu n’auras point d’autre Dieu devant ma face ? L’idolâtrie, car puisque cet ange, de quelque caractère qu’il soit revêtu, n’est pourtant point le Dieu souverain, comment ose-t-il exiger des hommages qui sont les plus propres au Dieu souverain ? En effet lorsque la loi du Décalogue nous ordonne de servir le Seigneur, et de ne servir que lui, ou elle entend parler d’une adoration suprême, ou d’une adoration subalterne. (Nous avons expliqué ailleurs ce qu’il faut entendre par ces deux termes.) Si la loi ne parle que de l’adoration subalterne, on peut dire qu’il n’est pas même fait mention de l’adoration suprême dans la loi du Décalogue. Si la loi parle de l’adoration suprême, comme nos adversaires le reconnaissent eux-mêmes, il s’ensuit que l’ange du Seigneur, encore qu’il ne fût pas le Seigneur ou le Dieu souverain, a demandé des Israélites une adoration suprême qui n’est due qu’au Dieu très haut, et que par conséquent il les a engagés dans l’idolâtrie.

Or cette idolâtrie aura eu trois caractères surprenants. Le premier est, qu’elle est innocente de la part des Israélites : ils ne sont point coupables, lorsqu’ils pensent que celui qui se dit le Dieu de leurs pères est en effet le Dieu souverain, et que celui qui se vante d’avoir donné la bouche à l’homme, et d’avoir fait le sourd et le muet, le voyant et l’aveugle, était le Créateur de toutes choses : ni ils n’ont été coupables de rendre à celui qu’ils ont regardé comme le Créateur et le Dieu fort, une adoration suprême.

Le second, c’est qu’elle sera une idolâtrie d’institution divine, s’il m’est permis de parler de la sorte. Ordinairement l’idolâtrie et la superstition sortent du fond de notre corruption, et doivent leur naissance aux passions qui nous attachent à la terre ; mais voici une superstition ou une idolâtrie qui naîtra de la révélation céleste, s’il est vrai que la révélation de Moïse doive être honorée de ce titre ; car c’est Dieu lui-même qui envoie son ange, qui le revêt des caractères les plus propres et les plus essentiels de sa gloire ; ou du moins c’est un ange qui se vante d’être Dieu, et se confond avec lui. En effet, lorsque cet ange dit à Moïse : Je suis le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, ou il a dessein de passer pour le Dieu de ces patriarches, ou il n’a pas ce dessein. S’il n’a pas ce dessein, son discours, depuis le commencement jusqu’à la fin, est extravagant ; et s’il a ce dessein, c’est lui qui engage les enfants d’Israël dans la superstition et dans l’idolâtrie.

Le troisième caractère que nous trouverons dans cette idolâtrie, est qu’elle aura été nécessaire et inévitable ; car, afin que les Israélites aient pu s’en défendre dans cette occasion, il aurait fallu qu’ils eussent pu douter de l’une ou de l’autre de ces deux vérités ; que le Dieu souverain se manifestant aux hommes, ne fût pas digne du culte et de l’adoration qu’il demandait ; ou que celui qui s’était manifesté à Moïse, et qui se manifeste ensuite au peuple en Sina, n’était point le Dieu souverain, encore qu’il fût celui qui fait le sourd et le muet, le voyant et l’aveugle.

Il ne sert de rien de dire ici que l’ange du Seigneur parle en la personne de celui qu’il représente, et que c’est en tant qu’Ambassadeur du Dieu très haut qu’il porte les noms et les titres de Dieu ; car premièrement, s’il n’est que l’ambassadeur du Dieu souverain, il a dû le dire à Moïse lorsque celui-ci demande à le connaître, et veut savoir qui est celui qui l’envoie, pour pouvoir le dire aux enfants d’Israël. II a donc dû lui dire : Je suis le messager ou l’ambassadeur du Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, et non pas : Je suis le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob. En second lieu, un ambassadeur n’envoie pas un autre ambassadeur, comme cet Ange qui délivre les enfants d’Israël hors du pays d’Egypte, et qui dit qu’il enverra son ange devant eux, et qu’il mettra son nom en lui, c’est-à-dire sa gloire ; car le nom de Dieu, comme chacun sait, se prend pour sa gloire, témoin cette expression de la prière Dominicale : ton nom soit sanctifié : et cela voudrait dire qu’il le serait comme le dépositaire de ses merveilles, et l’instrument de sa puissance. Pour un troisième, un ambassadeur n’impose point de nouveaux noms à son maître, et encore en parlant en sa personne, et se mettant en sa place. En quatrième lieu, un ambassadeur, pour représenter le roi, ne peut point dire : Vous ne reconnaîtrez point d’autre roi que moi ; car dès lors il perd la qualité de fidèle sujet, et devient l’ennemi de son prince. Pour un cinquième, un ambassadeur ne s’attribue pas le mérite personnel du prince, comme sa sagesse, ses lumières, etc., comme vous voyez que cet ange s’attribue les attributs et les qualités de Dieu : sa puissance, comme lorsqu’il trouve mauvais que Moïse ne veuille pas obéir à celui qui a donné la parole à l’homme : sa justice ; car, dit-il, je ne tiendrai point pour innocent celui qui aura pris mon nom en vain : sa compassion comme lorsqu’il dit qu’il fait miséricorde en mille générations à ceux qui le craignent, et qui gardent ses commandements. Enfin, jamais ambassadeur ne s’est attribué les noms, les titres, les ouvrages, les hommages, et toute la gloire de celui qu’il représente, sans restriction ni limitation, sans émouvoir la jalousie de son maître, et se rendre coupable du crime de lèse-majesté : car un ambassadeur est appelé à procurer la gloire de son maître et non pas à lui dérober les hommages qui lui appartiennent.

Qu’on cherche tant qu’on voudra des exemples capables d’autoriser une pareille conduite, j’ose dire qu’on n’en trouvera qu’un seul, qui est celui du théâtre, où l’on voit un particulier prendre tous les noms et tous les titres du roi qu’il représente, comme il s’en attribue les ouvrages, et en exige les hommages ; mais on sait que tout cela ne se fait que faussement et par fiction ; qu’il n’y a là rien de sérieux, et que si ceux qui jouent les rôles de théâtre prétendaient sérieusement à la fidélité et aux hommages des spectateurs, ils deviendraient dignes de moqueries, et criminels de lèse-majesté. Ce serait un horrible blasphème que de concevoir la religion de Moïse comme une fiction, et comme une comédie, où un ange jouerait, pour ainsi dire, le rôle de l’Être souverain, puisque ce serait faire du Dieu de vérité le Dieu de l’imposture. Ce serait lui attribuer de se jouer de notre crédulité et de notre faiblesse, et en faire une farce impie, qui ne tromperait pas seulement les hommes, mais encore qui ôterait à Dieu l’adoration et les hommages qui lui appartiennent, pour les donner à la créature, à laquelle ils n’appartiennent pas.

Que pourrait faire un ange des ténèbres qui aurait le dessein de séduire les hommes en les soustrayant à l’obéissance et au culte du vrai Dieu ? Que pourrait-il faire autre chose, que de se revêtir des noms, des titres et des ouvrages de la Divinité, et de crier aux Israélites : Je suis le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac, et le Dieu de Jacob.

Il est impossible de supposer que celui qui parle aux Israélites est une simple créature, sans demeurer d’accord qu’une simple créature a voulu passer dans cette occasion pour le Dieu des Hébreux : car le moyen de concevoir qu’un ange qui ne veut point passer pour le Dieu d’Israël, s’écrie, en parlant à un homme qu’il doit instruire de ce qu’il est : Je suis le Dieu d’Abraham, etc.

Que si c’est ici une simple créature, et que nous ne puissions nous empêcher de reconnaître qu’elle veut se mettre en la place de Dieu, nous lui attribuons par là même l’impiété et le dessein de nous engager dans l’idolâtrie ; et si nous y remarquons ensuite des miracles, ces miracles nous sont justement suspects, puisque la loi elle-même nous engage à juger des miracles par la doctrine, et non pas de la doctrine par les miracles : S’il s’élève entre vous, dit-elle, quelque prophète ou songeurs de songes, etc. En un mot, la religion perd insensiblement ses caractères ; et au lieu qu’elle est un commerce avec Dieu, on conçoit l’horrible soupçon qu’elle n’est plus qu’un jeu de l’esprit de ténèbres.

Cette pensée est affreuse, mais il n’est pas facile de la perdre dans cette première supposition : car quels caractères trouverez-vous après cela dans la religion, qui vous la fassent reconnaître pour céleste et divine ? Si vous me parlez de sa sainteté, c’est ce qui est le plus révoqué en doute. Quelle sainteté trouvera-t-on dans une religion dont les principes essentiels sont l’impiété et l’idolâtrie ? Si vous dites que Dieu a parlé à Moïse, on vous montre que ce n’est point Dieu, mais un esprit qui a voulu se mettre en la place de Dieu, qui lui est apparu. Si vous alléguez tant de merveilles que Dieu a faites par le ministère de Moïse, on vous répondra que les magiciens de Pharaon firent de grands prodiges, et que tout au plus on ne peut conclure de là autre chose, sinon que l’esprit qui agissait par Moïse fut plus fort que celui qui favorisait ces magiciens, les miracles ne pouvant être bien justifiés, ni bien reconnus venir de la puissance de l’esprit de Dieu, que quand ils sont accompagnés de la sainteté ; caractère qui nous manque, si l’on suppose l’impiété et l’idolâtrie dans la religion de Moïse.

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