Traité de la vérité de la religion chrétienne

2. Où l’on fait voir, en recherchant les principes de nos erreurs, que le sentiment qui établit l’existence de Dieu, n’est point un faux préjugé.

Encore qu’on ne doive point douter de tout avec les sceptiques, il est bon néanmoins de se défier de sa raison ; parce que si la nature a donné à tous les hommes un sens commun, qui, dans ses premières notions et dans les jugements qu’il forme avec une liberté entière, ne saurait être un principe d’erreur, l’expérience nous convainc que l’homme n’est que trop sujet à se tromper dans les matières qui l’intéressent, ou qui sont susceptibles de préoccupation.

Il est certain qu’il y a en nous une lumière naturelle qui ne nous trompe point, et des préjugés qui nous trompent : sans ces préjugés nous ne serions jamais dans l’erreur ; et sans cette lumière naturelle, nous y serions toujours. La difficulté consiste à démêler ces deux principes si différents, et à en faire un juste discernement ; en quoi il est certain qu’on réussira si l’on joint l’expérience à la raison.

Il serait difficile de rapporter nos erreurs ou nos préjugés à d’autres causes qu’à quelqu’une de ces trois : à la qualité des choses que nous connaissons, ou à la manière dont elles sont proposées à notre entendement, ou à la disposition même de notre esprit.

Bien que les choses que nous connaissons puissent être en elles-mêmes difficiles et problématiques, ce qui semble devoir embarrasser notre esprit, et quelquefois l’engager dans l’erreur, nous ne craindrons pas de soutenir que la qualité des choses ne suffit pas pour former nos faux préjugés. Les démonstrations de la géométrie sont difficiles, et néanmoins nous en jugeons sainement. Ces choses qu’on nomme indifférentes, et dont nous jugeons sans contrainte et sans intérêt, sont quelquefois tout à fait problématiques, et le sens commun ne se préoccupe pourtant pas lorsqu’il en juge, parce qu’il doute où il faut douter, et qu’il assure où il faut assurer, ne concevant qu’une simple opinion des choses probables, et jugeant avec certitude des choses évidentes. Ce n’est pas qu’il ne puisse arriver, et qu’il n’arrive même assez souvent, que l’impatience, l’orgueil et la précipitation forment en nous une habitude de vouloir juger avec certitude de toutes choses ; ce qui fait naître mille faux préjugés dans notre entendement : mais alors le dérèglement vient d’ailleurs, et ce n’est point la qualité des choses que nous en devons accuser.

Il ne serait pas plus raisonnable de l’attribuer à quelque disposition naturelle de notre esprit, puisque en ce cas il faudrait que notre esprit fût naturellement disposé à juger mal des choses, de quelque manière qu’elles lui fussent présentées ; et c’est alors que nous ne pourrions nous dispenser d’être pyrrhoniens, et quelque chose de plus encore, puisque nous devrions toujours nous croire dans l’erreur, par la disposition même de notre entendement : mais comme l’expérience et le sentiment d’un nombre presque infini de vérités, dont il nous est impossible de douter, nous rassurent à cet égard, et nous disent qu’il y a une certaine lumière naturelle en nous qui ne nous trompe point, il ne reste sinon que nos erreurs viennent de ce que les objets sont mal proposés à notre esprit.

En effet, comme chaque chose a plusieurs faces, elle ne se présente pas toujours sous la même forme à notre entendement ; et comme elle lui est diversement proposée par des causes étrangères, elle paraît assez souvent à un esprit différente de ce qu’elle paraît à un autre, ou de ce qu’elle avait paru en un autre temps à celui-là même. Mais ce qu’il y a de constant, et qui ne change jamais, c’est la disposition de l’entendement à juger des choses selon ce qui lui en paraît.

Quoi qu’il en soit, il y a deux sortes de choses qui font que les objets sont mal proposés à notre esprit, ou, si l’on veut, qui font naître tous nos faux préjugés : les unes extérieures, et les autres intérieures. Je mets au premier rang l’exemple, l’éducation, les mauvais raisonnements, et les sophismes du discours. Ainsi l’exemple et l’éducation font que la sensualité et l’ivrognerie, qui sont de très grands vices en eux-mêmes, passent en certains pays pour des vices très légers. Les fameux sophismes du rhétoricien Théodotion persuadèrent au roi d’Egypte qu’il devait faire mourir Pompée, et l’on voit que les hommes sont tous les jours, à cet égard, les dupes les uns des autres.

Les causes intérieures de nos erreurs et de nos préjugés se réduisent à trois, qui sont les sens, l’imagination, et les passions du cœur. Toutes ces choses sont capables de proposer mal l’objet à notre esprit, et de le faire paraître tout autre qu’il n’est en lui-même. Ainsi, comme nos yeux nous ont représenté une étoile comme un flambeau, nous avons eu quelque peine à nous persuader ensuite qu’une étoile fût plus grande que le globe que nous habitons, ne pouvant accorder cette petite idée que nos yeux nous en donnent, avec cette grande idée que la raison nous en fait avoir. L’imagination nous fait concevoir la substance de notre âme comme étendue et matérielle, quoiqu’elle ne le soit point en effet ; ou si l’on veut un exemple moins contesté, elle nous représente la division de la matière à l’infini comme impossible, encore que la raison nous montre qu’elle est certainea ; et le cœur préoccupé par ses passions, nous faisant toujours regarder du bon côté les choses qui nous appartiennent, et nous éloignant de toutes celles qui ne se rapportent point à notre intérêt, fait que nous nous trompons incessamment dans le commerce de la vie civile.

a – Hélas pour Abbadie, qui a vécu bien avant les découvertes de la science moderne, c’est tout l’inverse… encore que l’imagination soit capable de couper les quarks en quatre, sans savoir vraiment ce qu’ils sont.

On croit pouvoir poser en fait, qu’il n’y a aucune erreur, ni aucun faux préjugé dans l’esprit de l’homme, qui ne puisse être rapporté à quelqu’une de ces sources, et que l’on ne saurait apporter d’exemple qui détruise cette maxime.

On ne peut donc faire mieux, pour détruire les défiances de l’incrédulité, que d’examiner d’abord si le sentiment que les hommes ont communément de l’existence de Dieu, ne serait point un préjugé naissant de quelqu’un de ces principes.

Si nous regardons aux causes extérieures de nos erreurs, nous trouverons qu’elles dépendent des circonstances des temps et des lieux, et qu’ainsi elles varient perpétuellement. Qu’on cherche dans l’histoire l’état passé du monde, et qu’on jette les yeux sur l’état où le monde est aujourd’hui ; qu’on examine toutes les erreurs qui règnent, et toutes celles qui ont régné parmi les hommes, l’on trouvera que l’exemple, l’éducation, les sophismes du discours, ou les fausses couleurs de l’éloquence, ont produit des erreurs particulières, mais non pas des erreurs générales ; ont pu tromper quelques hommes, ou les tromper tous dans certains lieux et en certains temps, mais non pas tous les hommes dans tous les lieux et dans tous les siècles.

Voilà précisément en quoi la nature et l’éducation sont différentes. La nature est semblable dans tous les hommes qui sont et qui ont été ; ils sentent le plaisir, ils désirent l’estime, ils s’aiment eux-mêmes aujourd’hui comme autrefois ; et l’on doit faire en cela le même jugement des mêmes qualités véritablement naturelles, et de celles qui sont, selon nous, originairement attachées à la nature, comme la corruption du péché, dont ce n’est pas ici le lieu de parler.

Mais il n’en est pas de même des principes de l’éducation, qui varient sans cesse. La succession des temps, la révolution des affaires, les divers intérêts des peuples, le mélange des nations, les différentes inclinations des hommes changent l’éducation ; elles donnent cours à d’autres maximes, et établissent d’autres règles d’honneur et de bienséance. Si donc nous trouvons que ce sentiment, qu’il y a un Dieu, s’est conservé parmi tous ces changements de la société, qu’en pouvons-nous conclure autre chose, sinon que ce sentiment ne vient pas de la simple éducation, mais qu’il est fondé sur quelque proportion naturelle qui est entre cette première vérité et notre entendementb ? Cicéron reconnaît qu’il n’y a point de nation si barbare, qui n’ait eu quelque connaissance de la divinité ; et quand il ne le dirait pas, la chose n’en serait pas moins véritable. On voit que les hommes, dès qu’ils sont hommes, c’est-à-dire capables de société et de raisonnement, connaissent cette vérité : car pour l’exemple de quelques sauvages, qui ne l’ignorent que parce que la raison ne se déploie point en eux, il ne saurait tirer à conséquence. Ceux qui n’exercent point leur raison, sont semblables à ceux qui n’en ont point : il faut les mettre au rang des enfants, qui vivent sans réflexion, et qui ne paraissent capables que des actions animales ; et comme l’on ne doit point conclure qu’il n’est pas naturel à des gens raisonnables de chercher les moyens de se garantir des injures de l’air, parce qu’il y a des sauvages qui ne s’en mettent point en peine, on ne doit pas inférer aussi de l’abaissement de leur esprit stupide et abruti, qui ne tire aucune conséquence de ce qu’il voit, qu’il n’est pas naturel à l’homme de connaître la sagesse d’un Dieu qui agit dans l’univers.

bIn orat. pro Archia poeta.

Quoi qu’il en soit, il est toujours vrai que les hommes qui raisonnent et qui vivent en société, se sont de tout temps accordés à reconnaître cette vérité fondamentale. Les principes des sciences ont changé, les arts ont succédé les uns aux autres. Il est arrivé de notre connaissance des révolutions secrètes et éclatantes, subites et imperceptibles dans la société : on l’a vue passer souvent de la politesse à la barbarie, et de la barbarie à la politesse. Les nations se sont confondues, les langues se sont mêlées, et néanmoins ce principe est demeuré toujours ferme et inébranlable dans l’esprit des hommes, qu’il y a quelque sagesse qui agit dans l’univers.

Au reste, les incrédules disputent vainement, pour faire voir que l’éducation a quelque part à la connaissance que nous avons de Dieu. Nous convenons que l’éducation s’unit avec la nature, et la nature avec l’éducation. Qui doute que la nature et l’éducation n’agissent de concert pour obliger un père à aimer son enfant, et l’enfant à respecter son père ?

Les Lacédémoniens aimaient l’estime autrefois ; les hommes ne l’aiment pas moins aujourd’hui : voilà ce que l’éducation ne saurait changer, et ce qui doit demeurer constant et invariable, parce qu’il appartient à la nature. Les règles de notre point d’honneur, aussi bien que celles de notre morale, nous enseignent qu’il n’y a rien de plus bas ni de plus lâche que le larcin, de quelque manière qu’il se commette : les Lacédémoniens, au contraire, regardaient le larcin subtil et adroit comme une action glorieuse ; voilà qui est différent, parce qu’il appartient à l’éducation. Disons de même que l’éducation peut avoir eu quelque part aux diverses idées que les nations ont eues de la divinité, parce qu’il n’y a eu rien de constant ni d’uniforme dans les peintures qu’elles en faisaient ; mais que la vérité de son existence, qui est le principe auquel elles se sont invariablement attachées, a dû avoir une proportion naturelle avec leur esprit.

Et en effet, si c’est de nos pères uniquement que nous tenons ce sentiment, qui est-ce qui l’avait enseigné à nos pères ? Il faut aller à l’infini en remontant, ou reconnaître qu’il y a eu des hommes qui ont laissé cette opinion à leurs enfants, sans la devoir eux-mêmes à l’éducation. A qui donc la devaient-ils ?

On dira peut-être que c’est à la politique de quelque prince, qui crut que cette opinion serait un frein pour retenir ses sujets dans l’obéissance qui lui était due ; mais on le dira sans raison et sans vraisemblance : car, 1° les ouvrages de la politique dépendent des divers changements et des différentes révolutions qui arrivent dans le monde ; au lieu que ce principe a été tout à fait invariable. 2° Avant ces célèbres législateurs de l’antiquité, comme Solon, Lycurgue et Numa, qui passent pour être les premiers qui ont tâché d’adoucir, par les cérémonies de la religion, les inclinations de quelques peuples qui étaient encore sauvages, les hommes étaient persuadés de l’existence de Dieu ; et quoique les histoires anciennes nous parlent de ceux qui ont les premiers labouré la terre, navigué, planté la vigne, etc., vous n’en trouverez point qui fassent mention de ceux qui ont cru les premiers l’existence d’un être souverain. 3° Ce n’est pas la simple connaissance de l’existence de Dieu, qui sert aux desseins de la politique : car si vous concevez un Dieu oisif, comme Epicure l’a conçu, ou si vous vous imaginez des divinités vicieuses et déréglées, et devant par conséquent permettre ou même autoriser le crime, comme les païens se le représentaient : cette connaissance est plutôt pernicieuse qu’utile à l’État. Il n’y a certainement que la crainte d’être puni de ses crimes après cette vie, ou l’espérance d’être récompensé de ses bonnes actions après la mort, qu’on peut concevoir servir à l’obéissance des sujets. Or ces principes ont changé plusieurs fois avec le temps ; et sans compter les Sadducéens, il y a euc, et il y a encore aujourd’hui des peuples entiers qui croient l’existence d’un Dieu sans avoir aucune idée des peines ou des biens qui les attendent après la mort. 4° Les princes, les grands politiques, et, pour dire quelque chose de plus encore, ceux qui étaient capables non seulement de gouverner les États, mais de faire de nouvelles lois et d’établir de nouvelles républiques, les Socrate et les Platon, qui se raillaient des superstitions dont la politique se sert pour amuser les peuples, se sont bien moqués de la pluralité des dieux, mais ils ont cru de bonne foi l’existence d’un Dieu, comme cela paraît par les lettres qu’ils s’écrivaient confidemment. 5° Enfin, on doit remarquer qu’il y a deux sortes de moyens dont la politique se sert pour parvenir à son but ; les uns qu’elle invente, les autres qu’elle suppose, sans faire autre chose que de les mettre en œuvre. La politique romaine se servait autrefois de ces deux moyens pour gagner le peuple ; elle se servait de la vanité du peuple comme d’un ressort qu’elle n’avait point produit, et qui était même plus ancien que ses vues ; et elle employait en second lieu les jeux, les spectacles, les diverses espèces de couronnes, la pompe des triomphes, comme des moyens qu’elle avait inventés elle-même pour faire agir ce premier ressort, ou pour flatter cette vanité. Je conviendrai donc sans peine que Numa Pompilius se servit du sentiment que le peuple avait, qu’il y a quelque divinité, et des autres principes de la religion naturelle ; mais il ne fit que mettre en usage ce principe, que sa politique supposait, et qu’elle ne produisait pas. Il se servit de divers sacrifices et de diverses autres cérémonies pour faire agir ce premier ressort, ou pour apprivoiser le peuple, en donnant quelque objet à ces principes vagues de religion et de conscience qu’il supposait en eux. Car, comme celui qui a inventé les moulins n’a point produit la force qui fait agir ces grandes machines, mais seulement l’a supposée dans le vent et dans l’eau, dont il a dirigé le mouvement par son adresse ; ainsi on peut dire que la politique suppose, et ne fait point cette connaissance naturelle de Dieu, qui est un frein pour retenir les peuples dans leur devoir.

c – Mexicani, Tapugæ. Vide Acostam, lib. 5 Rerum americar., et Gerard. Joann. Vossium, de Idololatria gentili, in add., lib. 1.

chapitre précédent retour à la page d'index chapitre suivant