Traité de la vérité de la religion chrétienne

11. Preuves de l’existence de Dieu, tirées de la considération de notre âme.

Mon dessein n’est point ici d’expliquer physiquement les fonctions et la manière d’agir de notre esprit, ni aussi d’exagérer par de vaines rhétorications les merveilles d’un être qui semble parcourir la terre et les cieux sans se mouvoir, et s’unir avec toutes choses, quoique lié à une petite portion de matière, et relégué en quelque sorte dans un coin de l’univers.

De toutes les réflexions qu’on peut faire sur ce sujet, je choisirai celles qui marquent le plus sensiblement un dessein et une vue dans la composition de l’homme. Il faut remarquer, pour cet effet, que les actes de notre âme se réduisent à ces trois, les sentiments, les passions et les raisonnements.

Les sentiments, qui appartiennent à la nature animale, et qui ne sont que les fonctions de ces cinq sens que Dieu nous a donnés, comme cinq portes par lesquelles les objets entrent dans notre âme, étaient absolument nécessaires pour intéresser notre âme dans la santé et dans le bien-être du corps. Il fallait avoir des yeux pour voir les précipices, de peur d’y tomber. Nous négligerions de prendre des remèdes ou des précautions pour rétablir notre santé, si la langueur et le sentiment du mal ne nous montraient que nous l’avons perdue.

Mais il ne suffisait pas que l’homme connût ce qui se passait au dehors par le canal des sens, il fallait encore qu’il conservât cette connaissance, afin qu’elle le dirigeât dans sa conduite. Il a donc été nécessaire qu’il eut une mémoire, qui est comme le réservoir de tous les objets qui sont entrés dans notre âme, et qui en font l’aversion ou le penchant.

On distingue fort bien deux sortes de passions ; les unes qui tendent vers le bien, comme le désir, l’espérance, l’amour, etc., les autres qui s’éloignent du mal, comme la haine, la crainte, le dégoût, etc. Les unes et les autres étaient absolument nécessaires, puisque nous devions fuir le mal et chercher le bien, par le soin naturel que nous devons avoir de nous conserver ; et il est nécessaire que nous nous conservions, par la même raison qui fait que nous sommes.

Mais parce que ces passions peuvent être contraires les unes aux autres, et qu’il ne faut pas que cette guerre soit irréconciliable, il a fallu qu’il y eût un principe commun, dans lequel elles convinssent toutes ; et ce principe, c’est l’amour de soi-même ; c’est lui qui les fait naître, et c’est lui qui les fait mourir ; et dans le combat des passions, l’âme se retire et se recueille en elle-même ; elle considère son plus grand intérêt, et penche vers l’endroit qui se rapporte davantage à l’amour de soi-même.

Mais que serait-ce des passions du cœur de l’homme, si elles n’avaient point de lumière qui les adressât à leurs fins légitimes ? Elles ne serviraient qu’à nous conduire au précipice avec plus de force et de vitesse. Il a donc été nécessaire qu’il y eût en l’homme une sagesse ou une intelligence pour diriger ses mouvements ; et c’est cette sagesse que nous reconnaissons pour le principe de tout ce qu’il y a d’admirable dans les ouvrages de la société, et à laquelle nous attribuons les arts et les sciences, dont l’invention produit des effets si surprenants.

Qu’y a-t-il de plus éloigné que le sable qui est sur le bord d’une rivière, l’ardoise qui est cachée dans le sein d’une montagne, et des arbres qui sont crûs dans une forêt ? Cependant l’adresse des hommes a trouvé le moyen de franchir cette distance, et de faire de tant de parties dispersées, et qui semblaient avoir si peu de rapport les unes avec les autres, un tout fort juste et fort régulier, qui fait le plaisir de la vue, et une des plus grandes commodités de la vie.

Qui croirait qu’on pût tirer de la toison des brebis ces habits que nous portons ; qu’une herbe qui croît dans les champs pût être changée en de la toile, et qu’il pût sortir de l’excrément d’un ver la plus belle de nos parures ? Cependant tout cela a été facile à l’adresse des hommes ; et si toutes ces choses n’ont pu être produites que par une intelligence, cette intelligence elle-même n’aurait-elle point un principe intelligent ? S’il faut de la sagesse pour produire l’effet, n’en faudra-t-il point pour avoir formé la cause ?

Mais ni les passions qui tendent naturellement au bien et à la conservation de l’homme, ni la raison, qui est destinée à diriger ces passions, ne suffisaient pas pour unir les hommes dans un corps de société, après avoir donné à chacun ce qui lui était nécessaire pour sa conservation particulière ; il fallait qu’ils eussent, outre cela, un penchant mutuel les uns pour les autres ; il fallait encore produire divers liens qui les unissent entre eux : c’est à quoi la nature a admirablement pourvu. Elle a produit, s’il m’est permis de parler ainsi, le germe de l’union de tous les hommes, en leur donnant une mutuelle bienveillance les uns pour les autres ; une conscience et une religion, dont nous ferons voir dans la suite que les principes se trouvent naturellement au dedans de nous.

Car pour le principe d’Hobbes, qui prétend que c’est la crainte qui dispose les hommes à la société, leur ayant fait bâtir premièrement des habitations et des barrières pour se défendre contre les bêtes sauvages, et ensuite des villes murées et des forteresses pour se garantir contre les efforts les uns des autres, il serait supportable s’il était pris dans une moindre étendue que celle que cet auteur lui donne.

L’on ne peut douter qu’en toutes les rencontres la crainte de l’oppression et le désir de se conserver, ne disposent les hommes à chercher le secours les uns des autres, c’est ce qui paraît assez par les ligues et par les alliances que la politique recherche avec tant de soin : mais on tombe dans l’égarement dès qu’on veut pousser ce principe trop loin.

Il y a au dedans de nous des causes d’union et d’intelligence beaucoup plus anciennes que celles-là ; et il ne suffit pas d’avoir le cœur mal fait, il faut encore être privé de la lumière naturelle, pour ne s’en point apercevoir.

Car, afin qu’il y eût une société réglée, il fallait qu’il y eût des familles distinctes dans le monde ; et pour former des familles, il fallait qu’il y eût quelque sympathie et quelque convenance entre l’homme et la femme, qui n’est autre chose que cette inclination naturelle qui leur fait sentir qu’ils sont l’un pour l’autre ; il fallait que les pères eussent une tendresse particulière pour leurs enfants, qui leur fit prendre le soin de leur nourriture et de leur éducation. Il était encore nécessaire qu’on eût une bienveillance particulière pour ses parents, afin que, lorsque ces derniers viennent à perdre ceux qui les ont mis au monde, ou qu’ils se trouvent dans un âge ou dans un état qui ne leur permet point de pourvoir à leur sûreté ou à leur nourriture, ils reçoivent ce secours de ceux qui leur sont unis par la proximité du sang.

Et qui ne sait par expérience que la nature, en gravant l’amour de soi-même en chacun de nous, y a mis un principe général qui engage nécessairement les hommes à former un corps de société, et surtout lorsqu’il est dirigé par la religion. Il est naturellement impossible de s’aimer soi-même, sans aimer ses parents, ses amis, ses bienfaiteurs ; et il n’y a qu’un obstacle étranger qui puisse corrompre en nous ces sentiments. Nous aimons les autres à mesure qu’ils se rapportent à nous. Notre bienveillance croit avec le degré de la proximité qui nous lie avec eux, sans qu’il y ait en cela rien que de légitime et d’innocent.

Cette bienveillance que nous avons naturellement les uns pour les autres, produirait un bon effet lorsqu’il s’agirait des choses indifférentes ; mais elle n’arrêterait jamais les effets de la cupidité ; et dès qu’il s’agirait de la possession des avantages temporels ou de la jouissance des plaisirs, les hommes tomberaient dans les désordres d’une inévitable division, s’il n’y avait point d’autres principes dans leur cœur.

C’est pourquoi il a été nécessaire que les hommes eussent une loi naturelle, qui consiste en certaines maximes d’équité et de justice, dont nous connaissons la vérité naturellement. Il fallait que ces principes nous fussent naturellement connus, que nous devons faire pour les autres ce que nous voudrions que les autres fissent pour nous ; qu’il faut rendre à chacun ce qui lui appartient ; qu’on ne doit faire tort à personne. Et parce qu’on ne se ferait aucun scrupule de violer cette loi, si l’on n’était retenu par quelque espèce de crainte, il a été nécessaire que notre cœur fût tellement disposé, qu’il ne pût s’empêcher de craindre et de trembler, après avoir violé ces maximes d’équité et de justice ; et c’est ce que nous appelions les remords de la conscience, dont nous parlerons plus amplement dans la suite, -nous contentant de supposer ici cette vérité, pour ne pas détruire l’enchaînement de nos principes, qui se prouvent surtout par leur subordination.

Ces remords ou ces craintes d’une conscience coupable se dissiperaient bientôt, si nous n’avions en nous d’autres sentiments naturels qui les entretiennent et les soutiennent.

Car si nous voulons un peu réfléchir sur nous-mêmes, nous trouverons premièrement, que notre cœur ne peut être satisfait par tous les avantages de la terre, bien qu’il désire naturellement le bonheur ; en second lieu, que les hommes portent naturellement leurs désirs au delà du temps ; et enfin, qu’ils reconnaissent communément l’existence d’un Dieu, et qu’ils sentent qu’ils lui doivent de la crainte, de la reconnaissance et du respect, supposé qu’il existe.

Comme nous ne trouvons point de penchants inutiles dans l’homme, nous avons sujet de penser que le désir du bonheur ne l’est pas ; et, s’il ne l’est pas, qu’il peut être satisfait : cependant tout ce que nous voyons dans le monde n’est point capable de nous rendre véritablement heureux ; et l’expérience nous apprend que nos désirs croissent avec les avantages temporels.

D’où vient que les biens temporels sont si peu capables de remplir notre cœur ; ou plutôt, d’où vient qu’ils en augmentent le vide en y entrant ? Car s’il n’y a point de plus grand objet, ni qui soit plus. digue de nos désirs, que les avantages du monde, notre cœur devrait s’en contenter, comme l’on voit que les animaux, qui n’ont point de raison, se contentent des biens qui doivent faire leur partage. Comment la nature, qui est si sage et si régulière dans toutes les autres choses, fait-elle une faute si grossière dans celles-ci ? Comment, après avoir mis dans le cœur de l’homme le désir du bonheur, lui donne-t-elle un cœur incapable de se satisfaire des seuls biens qui lui sont destinés ?

Le monde ne saurait remplir notre cœur ; il faut donc, selon les lois de cette sagesse que nous remarquons dans toutes les parties de la nature, qu’un plus grand objet le remplisse. Mais comment ce grand objet remplirait-il le cœur de l’homme ? Comment pourrait-il être le but invisible et caché des désirs vagues de notre cœur ? Comment notre cœur aurait-il été formé avec une capacité infinie pour le recevoir, si ce grand objet n’existait, et s’il n’avait fait lui-même les biens temporels, le cœur de l’homme, et la disproportion qui est entre eux, voulant se consacrer lui-même notre âme pour la remplir, et pour répondre par son excellence infinie à l’immensité de nos désirs.

En effet, ce n’est pas assez que la nature nous fasse connaître par expérience l’insuffisance des objets du monde à nous rendre heureux ; elle nous inspire encore le désir d’une vie éternelle après notre mort, et elle persuade les hommes de leur immortalité.

Il ne servirait de rien de dire que c’est le désir que les hommes ont eu de vivre éternellement après leur mort, qui leur a donné cette opinion, parce qu’il n’y a rien qu’on se persuade si facilement que ce qu’on désire : car je raisonne par le désir, et non par la persuasion ; et je demande pourquoi la nature aurait mis dans l’homme un désir si inutile, ou plutôt un désir qui est capable de lui ôter son repos, elle qu’on dit ne rien faire en vain, et dont la sagesse est si générale et si constante.

Mais elle va plus loin ; et pour les adresser au véritable objet de leur bonheur, elle leur fait connaître l’existence d’un Dieu ; et quoique leurs passions obscurcissent cette connaissance, il est certain qu’elles ne peuvent l’anéantir tout à fait, comme on l’a déjà vu.

Quand on ne voudrait point reconnaître que ces principes que nous venons de marquer, se trouvent dans tous les hommes du monde sans exception, il faut du moins qu’ils conviennent que c’est ainsi que les hommes sont faits ordinairement, et que c’est ainsi qu’ils ont dû être faits, n’y ayant point de partie ni d’inclination en eux qui ne soient placées avec une extrême sagesse ; et si cela est, à quoi attribuerons-nous tous ces effets ?

Il ne s’agit plus de savoir si l’on peut remarquer de la sagesse dans la composition de l’homme ; on est obligé d’en convenir, ou de renoncer au bon sens. Mais on demande si c’est à un principe aveugle et sans connaissance, tel que les incrédules se le figurent, ou bien à un principe intelligent et souverainement parfait, tel que nous le concevons, que l’on doit attribuer cette sagesse que l’on ne peut s’empêcher de reconnaître.

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