Traité de la vérité de la religion chrétienne

2. Où l’on établit l’idée de Dieu : que c’est un Être nécessaire, et qui nécessairement est unique.

La première idée que nous devons avoir de cette divinité, dont nous avons prouvé l’existence, c’est qu’elle est nécessairement et par elle-même. Cette idée est originale et fondamentale à l’égard de toutes les autres ; et il est d’ailleurs bien facile de l’établir.

Car, ou Dieu est essentiellement et par lui-même, ou il a un principe de son existence. S’il a un principe de son existence, nous demandons encore de ce dernier : A-t-il un principe de son existence, ou n’en a-t-il point ?

S’il en a, il faut aller à l’infini dans cette gradation, ou s’arrêter à quelque être qui n’ait point été fait ; et c’est à celui-ci que nous donnons le nom de Dieu : s’il n’en a point, il faut donc reconnaître que Dieu existe nécessairement et par lui-même. Il n’y a point de milieu ; il faut reconnaître une subordination d’effets et de causes à l’infini, ce que nous avons fait voir être contraire à la raison ; ou il faut reconnaître cette nécessité d’être qui fait l’essence de Dieu.

Or, de cette nécessité d’exister, qui le fait être par lui-même ce qu’il est, coulent tous ses autres attributs ; son indépendance en résulte nécessairement. Car si Dieu tire de lui-même tout ce qu’il possède de puissance, de gloire et de perfection, comme il faut l’avouer, dès qu’on reconnaît qu’il est par lui-même, il s’ensuit qu’il ne dépend, ni dans son être, ni dans sa conservation, ni dans sa puissance et sa vertu, d’aucune chose extérieure ; ce qui suffit pour établir l’idée de son indépendance.

Son immutabilité en coule avec la même évidence : car, puisque Dieu n’a rien reçu ni rien emprunté, étant par lui-même tout ce qu’il est, il s’ensuit que toutes les révolutions du dehors ne peuvent rien changer dans son essence.

L’infinité de Dieu en coule nécessairement aussi, parce que si Dieu est par lui-même, il n’a point de principe de son existence ; et s’il n’a point de principe de son existence, il n’y a rien qui ait borné ses perfections ; et s’il n’y a rien qui ait borné ses perfections, la raison veut que nous les concevions sans bornes. En effet, il est certain qu’il n’y a pas plus de raison que cet Être ait dix degrés de perfection, qu’il y en aura qu’il en ait cent, deux cents, et ainsi à l’infini. Lorsque nos qualités coulent de la vertu des causes secondes, qui nous communiquent ce que nous n’avions pas, il est nécessaire que la mesure de ces qualités soit réglée par la mesure de la vertu qui est dans l’agent ; mais lorsqu’un être tire de soi-même tout ce qu’il a, et qu’il est essentiellement et par soi-même ce qu’il est, qui est-ce qui aurait limité ses perfections ?

L’éternité convient tout de même à un être qui existe par lui-même, puisque celui qui n’a rien reçu ne saurait rien perdre.

Enfin, l’unité, qui est de tous les attributs de Dieu celui qui devrait être le plus connu, et qui a été autrefois le plus contesté, résulte encore évidemment de ce que Dieu est essentiellement et par lui-même ; ou plutôt elle émane de tous les attributs de Dieu, qui sont fondés sur cette première idée d’un être qui existe nécessairement.

Tous ceux qui ont eu des idées tant soit peu saines de la Divinité, l’ont reconnu. Les Platon, les Socrate, et tout ce qu’il y a eu de sain et d’éclairé parmi les anciens philosophes, ont reconnu la vérité de ce grand principe, malgré les impressions de l’éducation, et toutes les passions qui leur donnaient du penchant pour l’opinion du vulgaire. En effet, il est facile de s’apercevoir que cette multitude de faux dieux qu’on a adorés dans le paganisme, a eu toutes ces causes différentes. La première, c’est que l’imagination des païens trouvant de la peine à ramasser tant de vertus éparses dans la nature, pour les attribuer à un même sujet, a inventé, pour sa commodité, plusieurs providences particulières. La seconde, c’est que l’orgueil des hommes leur ayant fait souhaiter d’être placés parmi les dieux après leur mort, il a fallu multiplier les apothéoses. La troisième, que chaque ville, chaque État, chaque profession a voulu avoir sa divinité protectrice. La quatrième, que les hommes charnels et grossiers, comme ils sont naturellement, se sont fait des idées si grossières de leurs dieux, qu’ils se les sont figuré mariés, de différents sexes et de différentes professions, comme les hommes. La cinquième, que les poètes, qui ont été appelés les théologiens du peuple, ont tout déifié pour plaire à l’imagination. La sixième, que les hommes voulant consacrer toutes leurs faiblesses, il s’est trouvé qu’ils avaient autant de dieux que d’affections déréglées. La septième, que les peuples étant en guerre les uns contre les autres, n’ont point voulu servir les mêmes divinités, la religion se sentant des divisions de la société. La huitième, que les païens n’ayant aucun point fixe de révélation écrite, ont adopté de siècle en siècle les rêveries de divers docteurs, qui ont fait plusieurs dieux à force de faire plusieurs peintures de la divinité. La dernière enfin, que les hommes ont voulu avoir l’objet de leur adoration présent et devant leurs yeux ; de sorte qu’en multipliant les images, ils ont insensiblement multiplié l’original.

Il est, dis-je, facile de s’apercevoir que la multitude des dieux est venue de tous ces principes : mais cependant la véritable source de ce désordre a été sans doute la négligence avec laquelle on a considéré la Divinité ; car tous les attributs de Dieu, qui émanent de sa nécessité d’exister, nous persuadent son unité.

1° Son indépendance ne nous permet point de douter qu’il ne soit seul. En effet, s’il y avait plusieurs dieux, il faudrait qu’ils fussent tous égaux en puissance, ou que les uns dépendissent des autres : s’ils étaient égaux en puissance, ils dépendraient les uns des autres par cette égalité ; cela veut dire, que les uns ne pourraient rien faire sans le consentement des autres ; ce qui serait une espèce de chaîne : et s’ils dépendaient les uns des autres, ils ne seraient pas tous des dieux, puisque ce n’est qu’un être indépendant qui peut porter ce nom.

2° Son immensité prouve encore son unité, car s’il y avait plusieurs dieux, ils ne seraient point l’un dans l’autre ; chacun aurait son emploi et ses objets ; ce qui détruit l’immensité.

3° Dieu ne peut être infini en perfection, et être divisé : cela implique ; car s’il y a plusieurs dieux, il faut nécessairement qu’ils aient quelque chose de différent les uns des autres ; autrement ils ne seraient pas plusieurs dieux. Que s’ils ont quelque chose de différent, il faut qu’ils diffèrent en perfection ou en défaut. Ce n’est pas en défaut, puisque alors la divinité ne sera plus infiniment parfaite. Ce n’est point en perfection, puisque alors l’un aura des perfections qui ne seront point dans l’autre, et qu’ainsi ce dernier ne sera pas tout parfait ou infini en perfection.

4° Tout ce qui est multiplié, est par là même très imparfait. L’unité n’est point suffisante, il faut la multitude. Tout ce qui n’a pas besoin d’être multiplié, est au contraire souverainement parfait ; c’est qu’alors on trouve toutes choses en une. Un État tombe en décadence, lorsqu’il s’en fait plusieurs d’un. Un empire se rend plus parfait, au contraire, lorsque de plusieurs il s’en forme un seul. Il faut plusieurs flambeaux pour nous éclairer : la multitude en marque l’imperfection. Il ne faut qu’un soleil pour nous éclairer ; l’unité de cet astre en fait l’excellence. Comme donc le sens commun nous dit, ou qu’il n’y a point de Dieu, ou qu’il en faut concevoir l’idée la plus parfaite qu’il est possible, le sens commun nous persuade aussi de son unité. Ce serait une chose étrange qu’Alexandre le Grand se crût trop parfait pour avoir d’égal dans le monde, et dit hardiment qu’il ne peut y avoir deux Alexandres sur la terre, comme il ne saurait y avoir deux soleils dans le ciel, pendant qu’on donnerait à Dieu des égaux et des compagnons.

5° Mais enfin, ou Dieu existe nécessairement, ou Dieu n’existe point nécessairement. Si Dieu n’existe point nécessairement, il faut qu’il ait un principe qui l’ait déterminé à être plutôt qu’à n’être point ; et ce n’est plus un Dieu : s’il existe nécessairement, il est par lui-même ce qu’il est ; s’il est par lui-même ce qu’il est, rien ne lui manque : car d’où viendrait le défaut ? Si rien ne lui manque, il n’a pas besoin de compagnon. D’ailleurs, s’il est par lui-même, il a toutes les perfections, comme nous l’avons déjà fait voir ; et s’il a toutes les perfections, il ne saurait être multiplié. Plusieurs infinis se détruisent, parce que les qualités de l’un seraient absolument les mêmes que celles des autres, qu’ainsi il n’y aurait point de différence, et qu’ils seraient plusieurs et ne seraient pas plusieurs : cette preuve me paraît décisive.

Mais c’est trop s’arrêter sur des principes, lesquels, dans le siècle où nous vivons, ne sont guère contestés. Passons aux autres attributs de Dieu qui composent son idée, et particulièrement à sa sagesse, sa bonté et sa justice, qui ont un rapport essentiel et nécessaire avec la religion.

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