Traité de la vérité de la religion chrétienne

7. Où l’on répond aux objections que Spinosa fait contre les livres de Moïse.

Il commence par nous rapporter quelques conjectures d’Aben Ezra, qu’il adopte parce qu’elles sont favorables à son impiété. Ce rabbin, de quelque manière qu’il couvre son dessein, prétend prouver, par six raisons, que Moïse n’est pas l’auteur des cinq livres qui portent son nom.

1° Il prétend que ce n’est point Moïse qui a composé la préface du Deutéronome, parce qu’elle commence ainsi : Ce sont ici les paroles que Moïse prononça au delà du Jourdain ; parce que, comme Moïse ne passa jamais le Jourdain, il ne se trouve jamais dans un lieu où il pût parler de la sorte. Mais il ne faut pas être fort savant en hébreu pour savoir que le terme qui est employé dans l’original signifie indifféremmenta de-çà ou de-là, selon qu’il est appliqué, et que notre version a traduit de-çà le Jourdain. Il fallait faire voir que notre interprète se trompe, et non pas supposer avec tant de confiance ce qui est en question.

aב.

2° Il fait entendre que le livre de la loi avait été écrit dans le seul circuit d’un autel, lequel, au rapport des rabbins, n’était fait que de douze pierres ; d’où il s’ensuit que le livre de Moïse avait beaucoup moins d’étendue que le Pentateuque. On voit assez la haine que cet auteur avait pour la vérité : il fonde son raisonnement sur une imagination ridicule des rabbins, qui est que cet autel dont il s’agit ici n’était composé que de douze pierres. Sommes-nous obligés de recevoir des rêveries ? Mais enfin, qu’il y en eût douze, ou qu’il n’y en eût pas douze, cet auteur n’y saurait trouver son compte ; car, s’il n’y en avait que douze, comment Josué peut-il y écrire toute la loi de Moïse, qui comprenait le décalogue, avec les ordonnances morales, judicielles et cérémonielles qu’il a laissées aux Juifs ? Que s’il y avait un plus grand nombre de pierres, qui empêche que Josué n’y ait fait graver le Deutéronome, qui a toujours porté d’une façon particulière le nom de loi de Moïse, comme on le verra dans la suite ?

3° Il produit des passages de la Genèseb, où il est dit qu’Abraham passa au pays de Canaan, et qu’alors le Cananéen était au pays ; ce que l’historien n’a sans doute dit que parce que de son temps il n’y avait plus de Cananéens en ce pays-là ; et par conséquent cet historien ne peut être Moïse.

bGenèse 12.6 ; 13.7.

Aben Ezra, qui avait fait l’objection, nous fournit la réponse. Il y a apparence, dit-il, que Canaan s’empara du pays de Canaan, lorsqu’il y avait un autre maître. De sorte qu’à suivre cette explication, le sens du passage reviendrait à celui-ci : Or, le Cananéen était dès lors dans le pays ; il s’en était déjà rendu le maître lorsque Abraham y arriva. Mais l’auteur que nous réfutons n’a point voulu s’y arrêter ; il prétend qu’avant que les enfants de Canaan occupassent ce pays, il n’y avait aucuns habitants, et il suppose, sans le prouver, que cela paraît par ce qui en est écrit dans la Genèse. Mais il se trompe sans doute, et dans le principe qu’il établit, et dans la conséquence qu’il en tire ; car, premièrement, la Genèse dit bien que Canaan fut le père des Jébusiens, des Amorréens, etc., que les familles des Cananéens se sont ensuite éparses ; que les limites des Cananéens sont depuis Guerar jusques en Gaza ; mais c’est tout. Cela empêche-t-il que quelques-uns des enfants de Cuz, qui furent d’abord puissants en la terre, et qui régnèrent sous Nimrod, petit-fils de Noé, n’aient été dépossédés par les enfants de Canaan quelque temps avant l’arrivée d’Abraham en ce pays-là ? Il se trompe aussi dans la conséquence qu’il en tire ; car soit qu’il y eût eu une autre nation dans ce pays, soit qu’il n’y en eût point eu, il est certain que les enfants de Canaan n’y avaient pas toujours été. Les enfants de Noé s’étaient répandus peu à peu, les familles s’étaient multipliées ; et s’avançant par degrés sur la terre, les enfants de Canaan avaient déjà occupé il y avait longtemps (si l’on veut) ce pays, lorsque Abraham y arriva. Le lecteur qui pouvait ignorer cette chronologie, est averti par Moïse que les Cananéens étaient dès le temps d’Abraham au pays. Qu’y a-t-il là de si difficile ? Mais afin qu’on ne s’imagine pas que nous voulons tourner la chose à notre avantage, il faut comparer les deux vues pour savoir laquelle est la plus raisonnable.

Esdras écrivant dans un siècle où il n’y avait point d’enfant qui ne sût que les Cananéens avaient été dépossédés par les Israélites, enfants d’Israël, fils d’Abraham, croit qu’il est nécessaire d’avertir le lecteur, qu’au temps d’Abraham les Cananéens étaient encore dans le pays ; c’est-à-dire, qu’au temps d’Abraham ils n’avaient pas encore été chassés par les Israélites, enfants de Jacob, fils d’Abraham. Voilà la pensée de ces grands hommes.

Moïse, écrivant dans un temps où il était nécessaire d’avertir les Israélites que leurs pères avaient conversé parmi les Cananéens, dit que lorsque Abraham arriva dans ce pays, il le trouva habité déjà par les Cananéens ; que les Cananéens y étaient dès lors, ou qu’alors les Cananéens étaient au pays : c’est là notre explication. On n’a qu’à les comparer toutes deux, et choisir celle qui paraît la plus raisonnable ; nous nous en rapportons à l’équité du lecteur.

4° Il prétend que la montagne de Morija porte ce nom, et est appelée dans la Genèse la Montagne de l’Éternel y verra, ou y pourvoira, par anticipation, ce nom ne lui ayant été donné que parce que le temple y fut bâti longtemps après. Tout cela est faux ; voici l’histoire : Abraham allant à la montagne que Dieu lui avait marquée, répondit à son fils Isaac qui lui disait : Mon père, où est la victime ? Mon fils, Dieu y pourvoira. Dieu y pourvut en effet, en lui faisant voir un bélier, qu’il égorgea en la place de son fils. Abraham appelle, pour cette raison, cette montagne Morija, nom qui signifie Dieu pourvoira. Cette parole passa en proverbe depuis parmi les Israélites, qui avaient accoutumé de dire : A la montagne de l’Éternel il sera pourvu. C’est ce qu’on trouve distinctement dans la Genèse : le reste n’est que chimère et fausseté.

5° Il prétend que ces paroles ne sont pas de Moïse : Il ne demeura de la défaite des géants que le seul Og, roi de Basan. Voici, son lit, qui est un lit de fer, est le même qui se trouve en Rabbath des enfants de Hammon, dont la longueur est de neuf coudées. On prétend que cette parenthèse est d’un homme qui rapporte des choses qui sont fort anciennes. Mais sur quel fondement le prétend-on ? Est-ce qu’on ne pouvait pas garder le lit d’Og du temps de Moïse ? Est-ce que Moïse ne peut pas faire souvenir les Israélites de la défaite de ce roi, en leur disant que son lit est à Rabbath ? Ou, est-ce que le lit de ce roi ne pouvait pas avoir été transporté à Rabbath ? J’ignore où peut être la difficulté.

Je ne comprends point non plus qu’il y en ait dans celles-ci : El Jaïr, fils de Manassé, prit toute la contrée d’Argob jusqu’à la frontière des Géburites et des Mahachatites, et appela tout ce pays-là avec Basan, de son nom, les villages de Jaïr jusqu’à ce jourd’hui. On prétend que Moïse n’a pu s’exprimer de la sorte, et que cette façon de parler, jusqu’à ce jourd’hui, ne convient point à l’état d’un historien qui vient de voir arriver les choses dont il parle. Mais l’on se trompe, si l’on s’imagine que cette façon de parler marque dans l’Écriture une fort grande distance de temps. Saint Matthieu s’en sert pour marquer des choses qui s’étaient passées non seulement de son temps, mais même depuis qu’il était apôtre. Ce champ, dit-il, a été appelé jusqu’à ce jourd’hui le champ du sang. Et ce discours, dit-il en un autre endroit, a été divulgué entre les Juifs jusqu’à ce jour. Et pour en donner un exemple plus prochain, Moïse n’est-il pas représenté dans le Deutéronome (ch. 11), disant au peuple d’Israël : Les eaux de la mer Rouge ont couvert leurs faces lorsqu’ils vous poursuivaient, et l’Éternel les a détruits jusqu’à ce jourd’hui. Cette dernière objection est du nombre de celles que cet auteur nous fait comme de son chef, et auxquelles il sera bon de répondre avec quelque exactitude.

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