Traité de la vérité de la religion chrétienne

18. Examen de quelques difficultés qu’on oppose à la vérité de la religion judaïque.

On n’entreprend point de répondre à toutes les objections qu’on peut faire contre la vérité de la religion judaïque. Comme les objections possibles sont sans nombre, il est impossible de les prévenir toutes. On se contentera de marquer les sources des principales difficultés que l’on fait sur ce sujet ; et l’on espère de faire si bien connaître le principe de l’erreur, qu’on sera en état d’éviter l’erreur même.

Pour cet effet, il faut d’abord convenir que c’est une pure extravagance de se déterminer à rejeter un principe parce qu’il est sujet à quelques difficultés. Il y a des difficultés dans tout ce que nous voyons de plus petit, et dans ce qui paraît à nos yeux de plus grand. Tout est bordé de difficultés impénétrables dans la nature : et comment n’y en aurait-il point dans la religion ?

L’essentiel est donc de comparer les difficultés et l’évidence, et de se déterminer sur cette comparaison. Surtout il faut examiner les difficultés, en examiner le principe, voir si elles ne naissent point de nos passions ou de nos faux préjugés ; c’est, à mon avis, la meilleure manière de répondre aux incrédules. Essayons de mettre en pratique cette méthode, et voyons si nous nous en trouverons bien.

I) La première pierre d’achoppement des incrédules, est l’amour de la philosophie. Ils voudraient que le Saint-Esprit eût parlé le langage des philosophes. Ils accusent l’auteur du livre de Josué d’avoir été moins habile que Copernic dans l’astronomie, et ils ne peuvent souffrir que Moïse ait fait une histoire de la création, qui s’accorde si peu avec les vues de cette science. Il est surprenant qu’une objection si vaine ait été si souvent répétée. Ces gens-là voudraient-ils que Dieu oubliât le langage du peuple en parlant au peuple, et qu’on ne pût craindre Dieu, ce qui est tout le but de l’Écriture, qu’autant que l’on serait persuadé des hypothèses de Copernic ? Ainsi les livres de l’Écriture n’auraient été intelligibles qu’à quelques philosophes des derniers temps, et il aurait fallu, pour les lire, attendre que Copernic vint au monde, ou que le Saint-Esprit donnât aux hommes un système d’astronomie tout nouveau. Cela ne suffisait pas encore. Il aurait fallu, pour plaire à ces nouveaux philosophes, que Dieu eût aussi révélé dans cette Écriture que les couleurs, la lumière, les sons, et toutes les qualités que nous attribuons aux objets, sont dans notre âme, que les bêtes n’ont que l’apparence de la connaissance sensitive, etc., et corriger une infinité d’expressions populaires qui se trouvent dans l’Écriture à cet égard. En un mot, il fallait faire un style nouveau, rendre le peuple philosophe, et changer la religion en spéculation.

Mais ce n’est pas là le but du Saint-Esprit, qui se révèle, non de la manière qu’il le faudrait pour satisfaire la vaine curiosité des savants, mais de la manière qui est nécessaire pour sanctifier les hommes ; car, soit qu’il nous parle de lui-même, soit qu’il nous parle de nous, soit qu’il nous fasse connaître les autres créatures, il ne nous fait voir les choses que du côté qui regarde notre salut, et il ne se révèle que dans la mesure qui est nécessaire à notre sanctification.

Lorsqu’il se fait connaître lui-même, il se revêt de ses bienfaits pour faire naître notre reconnaissance. Au commencement, il se fit connaître sous le nom du Dieu possesseur du ciel et de la terre ; ensuite il prit un nom qui marquait la protection qu’il accordait aux patriarches, en disant : Je suis le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob. Lorsqu’il eut retiré les Israélites d’Egypte, il s’enveloppa, par manière de dire, de ce nouveau bienfait : Ecoute, Israël, dit-il, je suis l’Éternel qui t’ai retiré hors du pays, etc. Et, quelques siècles après, un prophète (Amos) nous annonce que le temps vient auquel l’on ne dira plus : L’Éternel est celui qui a retiré son peuple du pays d’Egypte, mais bien : l’Éternel est celui qui a fait remonter son peuple hors de Babylone. A mesure que ses bienfaits croissent, les relations sous lesquelles il se fait connaître s’augmentent. Il paraît bien par là que Dieu se fait connaître, non pour satisfaire notre curiosité, mais pour produire la reconnaissance dans nos cœurs.

Tout de même, lorsque le Saint-Esprit nous parle de l’homme, il prend à tâche de nous découvrir le fond de sa corruption ; il nous représente son cœur désespérément malin ; il nous fait connaître sa malice, l’étendue, le principe, les effets de sa malice, pour nous humilier, et nous obliger à recourir à sa miséricorde : cela se rapporte encore à notre salut.

Enfin, lorsqu’il nous parle des créatures qui composent cet univers, il nous fait voir qu’elles sont l’ouvrage de Dieu, qu’elles sont toutes en la main de Dieu, toutes soumises à l’ordre de sa sage providence : pourquoi ? parce que cette vue sert à nous disposer à donner à Dieu notre confiance, notre reconnaissance, notre admiration.

Je sais bien que des théologiens philosophes, changeant la religion en spéculation, ont tâché d’expliquer la nature de Dieu, examinant s’il y a en lui des accidents proprement dits, et voulant découvrir la manière dont il existe, la manière dont il connaît, la manière dont il aime, la manière dont il décrète les choses, et la manière dont il exécute ses décrets ; mais ce n’est là qu’une vaine philosophie, qui, ayant pour but de satisfaire la curiosité, ne produit que l’orgueil ou le rongement d’esprit.

On a tout de même cherché à connaître de l’homme, non ce qui peut nous sanctifier, et que Dieu voulait que nous en sachions, mais ce que les philosophes fiers et curieux voudraient savoir ; et de là sont nés ces monstres des scolastiques, qui rendent l’homme impénétrable à l’homme.

Sur ce principe, il est tout à fait déraisonnable de prétendre que Moïse, en faisant l’histoire de la création, a dû suivre les principes des philosophes ; cela serait bon, s’il avait voulu faire de la religion une philosophie ; mais comme sa révélation doit être proportionnée à tout le monde, il suit les idées du vulgaire ; et comme il a dessein de sanctifier ceux à qui il parle, et de les obliger à craindre Dieu, on ne doit pas trouver étrange qu’il propose les choses dans la vue qui est la plus capable de produire cet effet.

Les philosophes tâchent de connaître la cause physique et efficiente de chaque chose ; ils veulent savoir comment elle s’est faite : cela est nécessaire pour satisfaire leur curiosité. Moïse n’a découvert que la cause finale des choses : il marque la fin que Dieu s’est proposée en les faisant, qui est le bien de l’homme. Cette cause morale est la seule qui fasse naître la reconnaissance de l’homme, et par conséquent la seule qui s’accorde avec le dessein de la religion.

Au reste, on peut dire que tout est admirablement proportionné à l’état et aux besoins des hommes dans cette description ; car, 1° il fallait faire voir l’empire que Dieu avait sur ses créatures, et la facilité avec laquelle il les produit. C’est ce que l’historien montre par cette expression si sublime : Que la lumière soit, et la lumière fut, exprimant en de pareils termes la création de toutes choses. 2° Il fallait détourner l’esprit des Israélites de l’idolâtrie des nations, qui prenaient pour Dieu tout ce qu’elles trouvaient dans la nature. Dans cette vue, l’historien ne manque point de faire une énumération fort exacte des parties qui composent cet univers, et nous apprend que ces parties ne sont que l’ouvrage de Dieu. 3° Il fallait rendre raison de l’établissement du jour du sabbat, et marquer par conséquent les divers intervalles de la création. 4° Il fallait montrer l’avantage que l’homme a sur toutes les créatures visibles, et c’est ce que l’auteur de la Genèse fait excellemment, en le représentant animé du souffle de Dieu, et nous conduisant par là à la spiritualité et à l’immortalité de l’âme, qui est si conforme aux principes mêmes de la raison.

II) On trouve dans les faits qui sont contenus dans cette Écriture, des choses qui paraissent fort contraires à nos idées et à ce qui se fait dans le monde. Cette histoire d’un serpent qui parle, de l’homme et de la femme qui se laissent séduire comme des enfants, de la défense que Dieu leur fait de manger du fruit d’un certain arbre, comme si cela lui importait beaucoup, et cette punition si grande et si disproportionnée à la faute, qui même s’étend sur toute la postérité de ces rebelles, s’accordent mal avec les préjugés ordinaires.

Cependant, pour peu que l’on examine la chose de près, et que l’on se dépréoccupe, on trouvera que non seulement la chose a pu être ainsi, mais même qu’il a été nécessaire que la chose fût ainsi.

Car, premièrement, l’homme étant l’ouvrage de Dieu, ne pouvait point sortir de ses mains souillé et corrompu, comme l’expérience et la raison nous apprennent qu’il est. Il faut donc qu’il soit tombé par sa propre faute. Il est certain qu’il est déréglé ; il est plus certain encore que ce dérèglement ne vient pas de Dieu, qui fait tout bien. Il faut donc convenir, malgré qu’on en ait, que l’homme est corrompu par sa faute. On peut ne pas comprendre la manière dont cela s’est fait ; mais toujours est-on obligé de convenir de la chose ; ainsi, le fondement sur lequel roulent toutes les circonstances de cette histoire si surprenante, est nécessairement véritable.

En second lieu, on ne peut disconvenir que non seulement Dieu n’ait pu, mais encore qu’il n’ait dû donner sa loi à l’homme innocent. Dieu, qui est l’auteur de l’univers, doit adresser chaque chose à sa fin ; autrement, il ne serait pas souverainement sage comme il est. Comme donc, pour adresser les choses insensibles à leur fin, il leur imprime le mouvement, et dirige ce mouvement ; ainsi, pour adresser l’homme à sa véritable fin, il a dû lui donner sa loi, ou lui faire connaître sa volonté, n’y ayant point d’autre manière d’agir conforme à la nature raisonnable de l’homme. En effet, Dieu agit différemment selon les différents sujets qu’il trouve. Il adresse les créatures inanimées à leur fin, sans qu’elles le sachent ; mais, pour agir conformément au génie de celles qui sont capables de raison, il faut qu’il les adresse à leur fin, en le leur faisant connaître, et que par conséquent il leur découvre sa volonté et leur devoir, c’est-à-dire qu’il leur donne ses lois.

Or, je vous prie, quelle loi Dieu pouvait-il donner à l’homme innocent ? La loi naturelle ? Sans doute ; elle suit la raison, et nous ne saurions être un moment sans elle. Mais cette loi naturelle ne trouvait point de matière à s’exercer dans l’état où étaient nos premiers parents.

Que pouvait-on défendre à l’homme dans cet état ? De ne se faire point d’idoles ? Mais quelles idoles pouvait-il faire, lorsqu’il se regardait comme le maître des créatures ? De cesser de travailler, et de donner un jour de la semaine au repos ? Mais le travail lui était inutile. De ne tuer point ? Et qui est-ce qu’il pouvait tuer dans cet état ? De ne dérober point ? Mais tout lui appartenait. De ne rendre point de faux témoignage ? Contre qui en aurait-il rendu ? De ne commettre point d’adultère ? Il n’y avait qu’une femme.

L’homme avait une loi naturelle : mais pour exercer l’obéissance de l’homme il fallait une loi positive. Et quel précepte plus raisonnable Dieu pouvait-il lui donner, que celui qui lui ordonnait de lui faire hommage de tous les biens qu’il avait en abondance, en s’abstenant d’un seul, pour marquer que Dieu les lui avait tous accordés ?

Qu’y a-t-il d’incroyable à dire que le démon ait emprunté l’organe d’un serpent pour parler à nos premiers parents ; que ceux-ci lui aient prêté l’oreille ; qu’ils soient devenus rebelles par cela même, que par la rébellion de leurs pensées, les organes mêmes de leurs corps aient été déréglés ; qu’avec la matière le dérèglement de ces organes ait passé jusqu’à leurs descendants, et qu’enfin, de même que la lèpre et plusieurs autres maladies passent du père aux enfants, de même aussi le péché, par une triste fécondité, se soit perpétué en descendant de l’un aux autres ? Il y aura là quelque chose que nous ne comprendrons point, qui est la manière dont cette surprenante transmission s’est faite ; mais toutes choses m’apprendront qu’elle s’est faite néanmoins, le bon sens, l’expérience, et l’exemple de tous les hommes qui se trouvent corrompus en naissant, et portés au mal avant que de se connaître.

III) Une des plus grandes sources des préjugés des incrédules, consiste en ce qu’on n’aperçoit point dans la plupart des faits qui nous sont rapportés dans l’Écriture des Juifs, la qualité de types, qui leur ôte ce qu’ils ont d’incroyable, et les rend très conformes à la raison. On trouve étrange que Dieu ait voulu lutter avec Israël, et se laisser vaincre par un homme ; on traite cela de fable ; mais on a tort, et l’on se rend ridicule par là. En effet, les incrédules eux-mêmes regardant Moïse comme le plus habile homme du monde, pour raisonner conséquemment à leurs principes, ne doivent point lui attribuer une pensée aussi absurde que celle que le sens littéral présente d’abord. Est-ce que Moïse ne savait pas que le Dieu possesseur du ciel et de la terre, la frayeur d’Isaac, le Dieu fort, le Dieu terrible, était plus fort qu’un homme ? Il le savait, sans doute. D’où vient donc qu’il représente Israël luttant avec Dieu ? C’est qu’il rapporte les choses comme elles sont, et que Dieu, par cette condescendance de sa bonté, et cette conduite mystérieuse, voulait nous apprendre que nous devons être continuellement aux prises avec notre Dieu, pour lui demander des sentiments de sa grâce et de sa bénédiction. Ainsi le sens mystique rend très raisonnable et très croyable la défaite d’Amalec par les prières de Moïse, l’honneur qu’eut Moïse de voir Dieu par derrière, celui de le contempler à face découverte étant réservé au Messie. L’histoire de Samson, fort incroyable en soi, comme le remarque l’auteur de la Religion du Médecina, est reçue comme très conforme à la raison, dès qu’on suppose que Samson est le type du Messie, et que c’est par le Saint-Esprit qu’il agissait.

a – Thomas Brown (1605-1682), Religio Medici, ouvrage où l’auteur dresse son auto-portrait psychologique, et qui eut un vif succès en Europe.

IV) Il n’y a pas jusqu’à la conformité que les faits qui sont contenus dans cette Écriture ont avec des faits rapportés dans la fable, que les incrédules ne pressent contre nous : mais ils se font le procès à eux-mêmes ; car, d’où vient cette conformité ? Est-ce que les auteurs juifs auraient copié les auteurs païens ? Je ne pense pas que cela tombe dans l’esprit de personne. Les Juifs ont trop d’aversion pour la religion païenne, et leurs livres sont trop anciens pour nous laisser concevoir ce soupçon ; mais ce qu’il y a de constant, c’est que les auteurs les plus illustres qui aient été parmi les païens, ont lu les livres des Juifs, et que les choses qui font la matière de leur révélation, se sont répandues parmi les autres nations par la plus ancienne tradition du monde.

V) C’est la remarque de Spinosa, que les Juifs rapportent tout à Dieu, et se croient en quelque sorte le but de tous ses ouvrages, tant ils sont accoutumés à se flatter. Il est certain que les incrédules rapportent à ce principe les faits de cette Écriture qui paraissent les plus éclatants.

Noé, disent-ils, maudit les descendants de Cham, pour faire voir aux Israélites qu’ils avaient de légitimes prétentions à leur terre. Cet historien veut qu’Abraham soit sorti d’Ur des Chaldéens par le commandement de Dieu ; que Dieu lui ait promis de bénir toutes les nations de la terre pour l’amour de lui ; qu’Abraham, avec ses domestiques, ait défait quatre rois ; que, pour l’amour d’Abraham, Dieu ait affligé Abimélec ; que Melchisédec soit venu le bénir lorsqu’il retournait de la défaite des rois ; qu’Isaac soit né par un miracle ; que Dieu ait commandé de renvoyer Ismaël et sa mère, de peur qu’ils ne troublassent Isaac, le légitime successeur d’Abraham ; qu’Esaü ait vendu son droit d’aînesse ; que, pour l’amour de Jacob, Dieu ait béni les affaires de Laban, etc.

Ce préjugé des incrédules naît de leur peu d’équité ; car je leur demande si, supposé que Dieu ait choisi la famille d’Abraham entre toutes les familles de la terre pour en faire l’objet de ses faveurs, il n’a pas été nécessaire qu’il bénit particulièrement les patriarches ; et si, supposé que la providence divine se soit particulièrement déployée en faveur des patriarches, l’auteur de l’histoire sainte pouvait dissimuler cette vérité, sans renoncer à la sincérité et à la bonne foi d’un fidèle historien ?

Spinosa prétend que c’est le caractère des Juifs de rapporter tout à Dieu. Mais Spinosa a-t-il bien examiné pourquoi les Juifs attribuent tout à Dieu, d’où vient ce penchant, qu’est-ce qui a élevé leurs espérances jusqu’au point de se croire le but de tous les bienfaits de Dieu ? Qu’il examine bien la chose, et il trouvera que ce sentiment vient d’une longue et constante expérience que leurs pères ont faite de la faveur du ciel.

Vous doutez que la postérité de Cham n’ait été maudite ; consultez l’événement. Vous ne voulez pas croire que Dieu ait retiré Abraham de l’idolâtrie ; croyez-le, lorsque vous voyez qu’Abraham seul entre les hommes adore le vrai Dieu ; qu’il quitte son pays pour abandonner l’idolâtrie, contre la coutume de tous les hommes, et même d’un Socrate et d’un Platon, lesquels, connaissant le vrai Dieu, n’ont pas eu la force de se retirer pour renoncer au culte des faux dieux. Vous doutez qu’Ismaël et Esaü aient été éloignés de l’alliance de Dieu ; demeurez-en d’accord lorsque vous voyez les descendants de l’un et de l’autre privés de la connaissance de Dieu : c’est là une preuve bien réelle d’une élection divine.

Cependant on consent que les incrédules tiennent ces faits pour suspects, si l’on ne trouve une admirable sincérité dans ces historiens à rapporter le bien et le mal. Etait-il bien nécessaire que l’on flétrit le patriarche Noé en rapportant son ivresse ; Siméon et Lévi, en leur attribuant le meurtre des Sichemites ; Sara, en rapportant son incrédulité, les patriarches, en les représentant meurtriers de leur frère ; Moïse, en marquant ses doutes et sa désobéissance ; Aaron et Marie, les faisant voir couverts de lèpre à l’occasion de leur rébellion ; les Israélites, en rapportant tant de murmures éclatants, et suivis ordinairement d’une punition exemplaire ; le peuple d’Israël tombant de superstition en superstition ; les meilleurs rois tachés de vices ; David homicide et adultère ; Salomon voluptueux et idolâtre, etc. ?

VI) Il y a encore les difficultés des préadamites, qui sont de deux ordres. Les unes regardent la chronologie sainte, que nous ne touchons point parce que les doctes en ont suffisamment traité, et que nous ne pourrions faire que copier leurs écrits ; les autres consistent dans quelques expressions qui semblent marquer qu’il y avait des habitants sur la terre avant la création d’Adam. Il semble que c’est là le préjugé de Caïn, lorsque étant encore seul sur la terre, il s’écrie : Il arrivera que quiconque me trouvera me tuera ; et celui de l’historien même, lorsque celui-ci ajoute : que Caïn bâtit une ville, et qu’il l’appela du nom de son fils Enoc.

La réponse est aisée. Après que l’homme eut violé la loi de son Dieu, il ne se crut plus en sûreté en tous lieux. L’ange qui lui défendait l’entrée du jardin d’Eden, et sa propre conscience, lui firent bientôt concevoir mille frayeurs. Il conçut dès lors qu’il pouvait être tué : cette crainte passa en Caïn, qui se crut exposé aux plus funestes accidents lorsqu’il se vit banni du lieu qui était particulièrement consacré à la religion. Il craint tout, les choses insensibles, les bêtes sauvages, les anges, ses propres enfants, qui ne respecteront point les droits du sang qu’il n’a pas lui-même respectés ; d’autres enfants qui sortiront d’Adam ; des hommes qui viendront après, et le tueront. Le méchant fuit, sans qu’il y ait personne qui le poursuive.

On répond à la seconde partie de la difficulté, que vraisemblablement Caïn bâtit une ville par la suite de cette crainte et de cette défiance qui le suivaient en tous lieux ; qu’il la bâtit avec le secours de ses enfants, pour se défendre contre les enfants de Seth, qui s’étaient extrêmement multipliés sur la terre ; que l’Écriture parle de la ville que Caïn bâtit, avant que de rien dire de la naissance de Seth, parce qu’elle garde ici l’ordre des personnes, et qu’elle a voulu dire tout ce qu’elle avait à dire de Caïn, avant que de faire aucune mention de Seth, et cela par une transposition qui est commune à tous les auteurs sacrés et profanes ; et qu’enfin on peut concevoir que Caïn ne bâtit que quelques maisons ou quelques cabanes, et que l’ouvrage fut ensuite continué par ses descendants, et retint le nom d’Enoc que Caïn lui avait donné : ce ne sont pas là de grandes difficultés.

VII) De toutes les objections que les incrédules nous font, la plus spécieuse serait celle que presse le plus Spinosa, si elle ne roulait sur un fondement qui est évidemment faux, et qui est prise de ce que les prophètes ont prophétisé selon leur intérêt, leur éducation et leur tempérament.

Mais, bien loin qu’elle nous fasse peur, nous sommes obligés en quelque sorte à la mauvaise foi de cet homme, puisqu’il nous a fourni, sans y penser, une preuve de la divinité de la religion judaïque : il ne faut que renverser son principe, pour en faire une preuve très forte pour nous.

Les prophètes n’ont point prophétisé par intérêt, 1° parce qu’aucun d’eux n’a eu en vue l’établissement de sa famille, qui est de tous les soins le plus naturel. Moïse, Samuel, Elie, Elisée, etc., semblent plutôt sans affection et dénaturés envers leurs proches, qu’intéressés pour leurs familles et pour leurs enfants. 2° Ils prophétisaient incessamment contre les rois ; ils en étaient haïs, chassés, persécutés fort souvent. 3° Ils ménagent tout aussi peu le peuple et les sacrificateurs, desquels ils auraient attendu quelque support ou quelque bien. 4° Tout ne respire que piété, que zèle dans leurs écrits : ils ne dissimulent rien, ne taisent rien, et ne craignent point la mort lorsqu’il s’agit de reprendre les pécheurs. Voyez comment Jérémie en parle lui-même.

Les prophètes ne suivent point la nature du tempérament. Jérémie prophétise incessamment contre les Juifs ; faut-il s’en étonner, puisque de son temps la ruine des Juifs était si prochaine ? Mais Jérémie fait pourtant prédire que leur captivité ne durera que soixante et dix ans. Est-ce la mélancolie de son tempérament qui lui fait prédire le temps de cette délivrance à point nommé, par un oracle qui fit une telle impression sur les Juifs, que les Juifs, transportés en Babylone, ne virent pas plus tôt ce terme expiré, qu’ils firent requête à Dieu ? Jérémie prédit la désolation qui devait arriver de son temps, et qui en effet arriva ; mais Jérémie sait aussi tressaillir de joie par la considération des biens que Dieu prépare aux hommes, et aux Juifs en particulier. Voici, dit-il, les jours viennent, a dit l’Éternel, que je ferai lever à David un germe juste, et il régnera comme roi, il exercera jugement et justice sur la terre, etc. Partant, voici les jours viennent qu’on ne dira plus : L’Éternel est vivant, qui a fait remonter les enfants d’Israël hors du pays d’Egypte ; mais l’Éternel est vivant, qui a fait remonter la postérité de la maison d’Israël hors du pays du Septentrion, etc. Et ailleurs : Toi donc, mon serviteur Jacob, a dit l’Éternel, ne crains point, ne t’épouvante point, etc. Il menace, je l’avoue, mais il joint la consolation à la menace. Et vous serez mon peuple, et je serai votre Dieu. Voici la tempête de l’Éternel, sa fureur est sortie, etc. On peut juger par là si Spinosa a bien examiné là-dessus.

L’éducation n’est point la règle des prophéties. J’avoue que Dieu laisse dans l’esprit des prophètes les mêmes images que l’éducation y avait mises ; mais il élève divinement leur imagination, de sorte qu’avec des termes assez simples, ils expriment des sentiments si élevés, des pensées si sublimes, que tout est bas et rampant auprès de ce qu’ils disent. Amos était un bouvier ; il ne parle que de forêts, de montagnes, de feu, de Carmel, de Liban, de vignes, de jardins, d’oliviers, de lions rugissants, et de cabanes qui se lamentent. Mais quelles grandes choses n’enveloppe-t-il pas dans ces images, qui lui étaient plus ordinaires qu’à un autre ? Combien son esprit est-il élevé ! De quel feu divin son cœur ne brûle-t-il point, lorsqu’il paraît si jaloux de la gloire de Dieu ? Et quel enthousiasme surnaturel lui fait dire des choses plus grandes en effet que ce que les plus polis et les plus éloquents des hommes ont jamais pensé ? Prépare-toi à la rencontre de ton Dieu, ô Israël, car voici celui qui a formé les montagnes, et qui a créé le vent, et qui a déclaré à l’homme quelle est sa pensée, qui fait l’aurore et l’obscurité, et qui marche sur les hauts lieux : l’Éternel est son nom. Est-ce là le langage d’un berger ? Et jamais les plus éloquents hommes du monde parlèrent-ils d’une manière plus magnifique et plus digne de Dieu ?

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