Traité de la vérité de la religion chrétienne

9. Neuvième tableau de la religion chrétienne, ou la convenance de ses mystères avec les lumières de la raison.

Après avoir vu la source des faux préjugés, il n’est point difficile de séparer la religion de la superstition, et la théologie de la philosophie ; distinction sans laquelle on tombe dans un embarras et des difficultés inexplicables, et par laquelle aussi l’on peut faire voir que la religion n’enferme pas de plus grandes difficultés que la nature.

Ainsi la prédestination, la grâce et la doctrine du péché originel sont des abîmes qui épouvantent d’abord l’esprit de celui qui entreprend de les accorder avec la lumière naturelle ; et déjà je crois voir une multitude de docteurs s’écrier que je ne dois pas me hasarder à sonder la profondeur de ces mystères qui les confondent à mesure qu’ils les considèrent avec plus d’attention.

Mais, qu’il nous soit permis de dire, avec la permission de ces grands hommes, que ces matières leur paraîtraient moins difficiles s’ils avaient plus de simplicité et moins de philosophie. Qu’ils se souviennent de ce grand principe, que la foi et la raison, la théologie et la philosophie diffèrent essentiellement, en ce que l’une aperçoit l’objet sans prendre à tâche d’en pénétrer la manière, et consiste même essentiellement dans cette soumission qui l’empêche de porter sa vue plus loin, ayant pour son contraire l’orgueil et la témérité de l’esprit ; au lieu que l’autre cherche à connaître et les choses, et la manière, et la cause physique des choses, ne reconnaissant point d’autre ennemi qui lui soit opposé, que l’ignorance.

Sur ce principe, le théologien examinera seulement s’il y a une grâce, une prédestination, un péché originel ; et le philosophe considérera quel est l’ordre des décrets de Dieu, de quelle manière la grâce détermine le libre arbitre, et par quelle voie le péché originel s’est transmis du premier homme à sa postérité.

Les apôtres, vrais théologiens, plutôt les seuls qui se soient contenus dans les justes limites de la théologie, nous ont enseigné ces objets avec beaucoup d’étendue, en démontrant amplement la vérité et la nécessité, et jamais ils n’ont dit un mot pour en faire comprendre la manière ; mais les chrétiens ayant ensuite étudié la philosophie de Platon et celle d’Aristote, ont cru que la connaissance du salut était une science comme les autres, et ont fait des systèmes de spéculations inutiles et stériles, et souvent assez contraires à la piété, et par là ils ont rempli la religion de difficultés humaines.

On aurait tort de s’imaginer que lorsque saint Paul a parlé si amplement de la prédestination, il ait eu pour but de satisfaire la curiosité de ceux à qui il écrivait : tout son discours, spéculatif en apparence, est très pratique en effet. La question était alors, si la distinction des deux peuples n’avait pas été entièrement ôtée, et si les gentils ne devaient pas faire un même corps avec les Juifs fidèles. Quelques-uns de la circoncision, accoutumés à regarder les païens comme un peuple maudit et exécrable, ne pouvaient comprendre que ces païens dussent être aussi privilégiés qu’eux. Saint Paul, l’apôtre des gentils, combat ce préjugé de tout son pouvoir ; et dans cette vue, il montre que Dieu est le Dieu de tous les hommes ; qu’il a permis que tous péchassent pour faire grâce à tous ; que, s’il a premièrement choisi le peuple des Juifs pour être son peuple, cette élection n’a eu rien que de libre et de gratuit ; que c’est par la foi, et non par les œuvres, que les patriarches ont été agréables à Dieu ; que ses grâces ne sont point attachées au sang des patriarches ; que la circoncision de la chair n’est pas ce qui a rendu ce peuple agréable à Dieu ; que la loi n’a pu par elle-même produire cet effet ; que ce ne sont pas les bonnes œuvres de Jacob qui ont fait recevoir sa postérité au préjudice de celle d’Esaü, puisque dans un temps où les enfants étaient encore dans le ventre de leur mère, et n’avaient par conséquent fait ni bien ni mal, il fut dit à leur mère, lorsqu’elle consultait l’oracle de Dieu : Le plus grand servira au moindre.

Or, sur cette doctrine de saint Paul il faut faire toutes ces réflexions, 1° que la nécessité qu’il y avait alors de traiter de ces matières, et l’occasion qui obligea cet apôtre à en parler, ont entièrement cessé, puisque personne entre les chrétiens ne doute ou ne doit plus douter de l’élection des gentils qui ont cru à l’Évangile ; de sorte que lorsqu’on dispute avec animosité sur ces matières, ce n’est plus que par vanité, par obstination, par curiosité téméraire. Tout était pratique dans le traité de saint Paul ; tout est spéculatif dans les traités qu’on en compose maintenant. Paul avait pour but de faire naître l’union de la charité entre les deux peuples, en faisant voir qu’ils étaient les uns et les autres l’objet de l’élection divine ; mais, par un désordre déplorable, cette doctrine changée en spéculation et en philosophie, ne sert plus qu’à diviser scandaleusement les chrétiens.

2° Le plus sûr. et le plus avantageux, est d’imiter la modestie de saint Paul qui dit la chose, mais se garde bien d’en sonder la manière. Il parle de l’élection ; mais lorsque la raison curieuse l’interroge sur le comment, que répond-t-il ? O profondeur des richesses ! etc. Saint Paul avait autant d’esprit que les nouveaux théologiens pour se faire des systèmes probables, pour bien enchaîner les décrets de Dieu, pour trouver dans le mauvais usage du libre arbitre, ou dans les ressorts de notre âme, de quoi résoudre ces difficultés. Il ne le fait pas néanmoins ; d’où vient cela ? C’est qu’il est théologien, et non pas philosophe, et qu’il n’ignore pas qu’une partie essentielle de la foi consiste à baisser les yeux devant le côté obscur du mystère.

3° Cependant, comme il nous est permis de concevoir les choses divines à notre manière, et que sans cela il nous serait impossible d’en parler, nous pouvons aussi distinguer divers décrets de Dieu, les ranger et les concevoir dépendants et subordonnés ; mais, nous souvenant néanmoins de la vérité de ce principe, Deus non vult hoc propter hoc, sed vult hoc esse propter hoca, nous ne serions pas plus raisonnables de presser les difficultés qui naissent de cet arrangement de décrets de Dieu, que si quelqu’un prétendait faire des objections fort sérieuses sur la distinction que nous concevons entre les mains, les pieds et les yeux de Dieu ; car comme l’on répondrait à ce dernier qu’il ne doit pas trop presser des façons de parler humaines et figurées, on dira au premier que la distinction et la dépendance des décrets de Dieu n’étant pas réelles, il ne doit pas aussi beaucoup s’embarrasser des difficultés qu’on en voit naître.

a – Somme de Thomas d’Aquin, Part. I, Quest. 19, art. 5 : Dieu veut donc que ceci soit pour cela, mais ce n’est pas à cause de cela qu’il veut ceci.

4° J’avoue cependant que l’on doit tâcher de donner à ces décrets l’ordre et l’arrangement le plus conforme qu’il se peut à la raison, et le plus digne de Dieu ; et c’est pourquoi, étant obligés à cet égard à concevoir Dieu comme un homme, il est juste de le concevoir comme un homme sage. Mais il faut avouer qu’il n’y a point de folie pareille à celle de ces théologiens philosophes, qui se déchirent, et se font une impitoyable guerre sur la manière de concevoir l’ordre des décrets de Dieu. Car enfin, il est évident que les apôtres n’en ont jamais disputé ; ils n’étaient ni supralapsaires, ni universalistes, ni particularistes de profession, parce qu’ils n’avaient pas la maladie des systèmes, et qu’ils n’étaient pas faits à la spéculation. Quelle est donc la doctrine des saints apôtres ? C’est celle qui est commune à tous ces différents ordres de théologiens, celle qui est comprise dans nos catéchismes, celle qui ne demande point qu’on fasse un cours de philosophie pour en avoir la connaissance, celle qui nous apprend la chose, et non le comment de la chose ; celle qui produit la paix et l’union des chrétiens, et non celle qui fait naître leurs partialités et leurs dissensions scandaleuses.

5° Enfin, on peut distinguer deux choses dans la doctrine de la prédestination, telle qu’elle nous est proposée par saint Paul : il y a l’expression et la chose. L’expression nous paraîtra quelquefois étrange, parce que nous n’entendons pas assez les hébraïsmes dont usaient les apôtres : ainsi cette expression, Dieu endurcit, qui semble marquer un acte positif bien indigne de Dieu, ne signifie en effet autre chose, sinon que Dieu n’ôte pas l’endurcissement. Pour la chose, il y a deux élections dont il peut être parlé au neuvième chapitre de l’épître aux Romains, une élection générale et une élection particulière.

A l’égard de l’élection générale du peuple des Juifs, saint Paul entreprend de faire voir qu’elle ne dépend point des causes extérieures, mais du simple bon plaisir de Dieu. Il nous fait voir que ce n’est pas à cause de la justice de Jacob, comme les Juifs se l’imaginaient, qu’Israël avait été préféré à la postérité d’Edom, puisque avant que les enfants eussent fait ni bien ni mal, il fut dit à Rébecca qu’elle portait deux nations dans son ventre, en portant ses deux fils, et que le plus grand servirait au moindre. Que l’Apôtre parle en cet endroit de l’élection générale du peuple, il est aisé de le voir par le passage de Malachie, chap. 1 à 3, qu’il cite lui-même, et qui est tel : Je vous ai aimés, a dit l’Éternel, et vous, avez dit : En quoi nous as-tu aimés ? Esaü n’était-il pas frère de Jacob, dit l’Éternel ? Or, j’ai aimé Jacob, mais j’ai haï Esaü, et j’ai mis ses montagnes en désolation, et exposé son héritage aux dragons du désert. Quand Edom dira : Nous avons été appauvris, mais nous retournerons, etc. Il est incontestable que Malachie parle là des deux peuples ; ce qui doit nous faire comprendre que c’est aussi l’intention de saint Paul, Rom. ch. 9, de parler de l’élection des peuples ; ce qui s’accorde aussi avec tout ce qui suit et ce qui précède : car dans les versets précédents, il nous fait voir qu’il ne suffit pas pour être dans l’alliance, d’être la postérité d’Abraham selon la chair, mais qu’il faut l’être par la foi, parce qu’il fut dit : En Isaac te sera appelée semence, et qu’Isaac est le fils de la promesse. Et dans les versets qui suivent, l’Apôtre introduit Osée parlant ainsi à ce propos : J’appellerai mon peuple celui qui n’était point mon peuple, et la bien-aimée celle qui n’était pas la bien-aimée.

Ce n’est pas que saint Paul ne parle aussi de l’élection des particuliers. On ne peut douter que cette élection ne se trouve dans ces belles paroles du chapitre précédent : Ceux qu’il a préconnus, il les a aussi prédestinés à être conformes, etc. Ceux qu’il a prédestinés, il les a aussi appelés ; ceux qu’il a appelés, il les a aussi justifiés ; et ceux qu’il a justifiés, il les a aussi glorifiés, etc. Et plus bas : Qui intentera accusation contre les élus de Dieu ? etc. Or, il est remarquable que cette chaîne de bienfaits met en ordre, non le décret, mais l’exécution de ce décret ; et tout ce que l’on peut recueillir de ces paroles, c’est que Dieu nous prédestine, et qu’après nous avoir prédestinés, il nous appelle, nous justifie, nous glorifie : ce qui, à s’arrêter là, reçoit bien peu de difficulté.

N’allons pas plus loin que cet apôtre, et puisqu’il n’a point philosophé sur l’ordre des décrets, laissons là ces spéculations inutiles, qui aussi bien s’évanouissent dès que l’on a supposé la simplicité de Dieu ; ou, si nous voulons philosopher là-dessus, séparons cette philosophie de la foi, distinguons nos raisonnements des vues du Saint-Esprit, ne nous déchirons point sur des manières de concevoir. Je suis, pour moi, fort convaincu qu’il n’y a point d’ordre plus conforme à la raison et à la sagesse de Dieu, que celui que les particularistesb mettent dans les décrets de Dieu ; mais je suis plus convaincu encore que je ne dois point condamner ceux qui sont d’un autre sentiment. Ils font tort à Dieu, dira quelqu’un ; ils le font cruel ou bizarre. Oui, selon vous, qui leur imputez ces conséquences ; mais non pas selon eux, qui les nient. Il suffit qu’ils nient toutes ces suites, afin qu’on ne puisse point les leur imputer.

b – C’est à dire ceux qui croient que seuls les élus seront sauvés, par opposition au universalistes qui croient que tous les hommes seront sauvés.

Si les chrétiens s’entendaient et s’ils voulaient bien faire cet heureux discernement de la philosophie et de la théologie que nous leur demandons, s’arrêtant dans les bornes de la révélation qui nous instruit de la chose, et rejetant en matière de religion la philosophie qui en recherche la manière, on verrait bientôt disparaître la plupart des sectes, et toutes choses ramenées à l’unité et à la simplicité de la religion apostolique.

Alors la doctrine de la prédestination ne serait plus un amas de ténèbres, de difficultés et de contradictions, comme elle est aujourd’hui par la faute des hommes ; et même nous trouverions qu’il est mille fois plus conforme à la raison de tenir une prédestination, que de n’en tenir point : car s’il y a un Dieu, il ne se peut que Dieu ne prévoie ce qui arrivera des hommes, et qu’ils tomberont dans le péché et dans la misère ; et si quelques-uns d’eux sont sauvés, il serait absurde de penser que Dieu ne les destine point au salut.

La doctrine de la prédestination, séparée des spéculations de l’école et des recherches de la curiosité humaine, est toute comprise dans ces deux propositions : Dieu prévoit le péché et la misère des hommes, et il en destine quelques-uns au salut, selon cette maxime de l’Apôtre : Ceux qu’il a connus, il les a prédestinés, etc. Et qu’y a-t-il de plus raisonnable que ces deux principes ?

Si un homme sage prévoit l’avenir par les règles de sa prudence, ne serait-ce pas une pensée bien indigne de Dieu, que de lui attribuer de ne pas connaître l’avenir, à lui qui a formé toutes choses ? N’aurait-il encore aucune part au salut des hommes ? Les hommes seraient-ils sauvés au hasard sans qu’il le voulût ? Où serait sa miséricorde, si ce qu’il faisait ne venait du dessein qu’il a eu de nous sauver ? Peut-il avoir envoyé son Fils au monde, sans qu’il ait voulu sauver même les hommes qui viendraient après Jésus-Christ ?

En tout cela il n’y a qu’une difficulté, qui est celle que saint Paul se fait à lui-même lorsqu’il dit : Mais si cela est, pourquoi se plaint-il encore ? Car qui est-ce qui peut résister à sa volonté ? Suis-je coupable, dira le peuple gentil, de n’avoir point été plutôt éclairé de sa lumière ? Comment puis-je me sauver, dira le réprouvé, puisque Dieu ne me destine point au salut ? N’allons point philosopher pour éviter cette difficulté qui se trouve dans tous les systèmes, et qui devient même plus forte dans le système de quelques-uns. Saint Paul s’est arrêté ici, arrêtons-nous-y ; bornons notre curiosité par ce qui fait les bornes de la révélation. Plus la philosophie nous fournira de facilité pour répondre à cette objection, plus elle nous éloignera de la vérité, qui a paru impénétrable à un écrivain qui en savait plus que nous, et qui l’a obligé à s’écrier. O profondeur ! etc.

Au reste, il est aisé de faire voir que c’est là une difficulté commune. Il est impossible de reconnaître l’existence de Dieu sans lui attribuer de prévoir l’avenir ; et il est vrai que la prévision de Dieu fait naître à cet égard les mêmes difficultés que la prédestination ; elles sont aussi véritables et aussi infaillibles l’une que l’autre, et il est impossible d’aller contre aucune des deux.

Il est évident encore que cette difficulté ne sera pas moindre dans les choses naturelles, que dans celles qui regardent la religion : car si Dieu prévoit l’avenir, il a nécessairement prévu et marqué les limites de notre vie ; et si cela est, mangeons ou ne mangeons pas, conservons-nous ou ne nous conservons pas, c’est la même chose ; nous ne saurions nous arrêter en deçà de ce terme, ni aller plus loin.

D’où je conclus que la doctrine de la prédestination enferme deux sortes de difficultés : les unes qui naissent des vues trop raffinées de la philosophie, qui doivent fort peu nous embarrasser, et auxquelles nous ne sommes pas obligés de répondre ; les autres, qui sont des difficultés naturelles, et qui ont lieu sur toutes les affaires de la vie civile, dès que vous avez posé pour principe qu’il y a un Dieu qui nous a formés, et que Dieu a assez de lumière pour connaître ce qui arrivera ; car si la raison et l’expérience nous apprennent, et que Dieu peut prévoir l’avenir, et qu’il l’a prévu et prédit en mille rencontres, ce qui paraît par l’accomplissement des oracles, vous voyez bien que la raison et l’expérience nous persuadent de recevoir ce qu’il y a de plus difficile, ou plutôt ce qu’il y a seulement de difficile dans la prédestination.

Il nous serait facile de faire voir la même chose sur le sujet du péché originel, et de l’efficace de la grâce. Il faut distinguer en tout cela la manière et la chose. Il est certain que nous sommes souillés de péché par le malheur de notre naissance, ayant été conçus en péché, et échauffés en iniquité, et nous trouvant de nature enfants de colère. L’Écriture nous dit la chose parce qu’elle était nécessaire à notre humilité et à notre sanctification. La manière était inutile, parce qu’il ne sert de rien de savoir comment on est tombé dans un abîme, et que le principal est de trouver le moyen de s’en retirer ; aussi l’Écriture ne dit-elle rien de la manière dont le péché originel est venu jusqu’à nous ; je veux dire de la manière physique de sa propagation. Toutes les questions donc que les théologiens font à cet égard, ne sont proprement que des questions de philosophie, et ce n’est pas à nous à répondre à toutes ces difficultés. Peut-être que si nous savions bien distinctement les lois et la manière de l’union de notre âme avec notre corps, nous pourrions expliquer distinctement cette incompréhensible transmission du péché originel ; mais comme cela n’est pas, nous avons grand sujet de nous défier de notre philosophie ; et quoi qu’il en soit, nous ne devons point mettre sur le compte de la foi les difficultés de la curiosité humaine.

La foi et la raison sont ici tout à fait en bonne intelligence, en se contenant dans leurs limites. La foi nous enseigne la chose ; la raison y consent ; la raison n’en comprend point la manière ; la foi suppose cette incompréhensibilité.

Si la raison pouvait nier que les hommes n’aient, dès leur naissance, une inclination à mal faire, elle serait contraire à la foi, qui nous enseigne ce principe. Si la foi nous promettait d’ôter de cet objet toutes les difficultés qui se présentent à ceux qui en veulent pénétrer le fond et la manière, elle serait contraire à la raison, qui doit reconnaître qu’elle ne saurait aller jusque-là ; mais puisque cela n’est pas, rien ne nous empêche de demeurer d’accord de la bonne intelligence de la foi et de la raison.

En effet, la même proportion, à peu près, qui est entre la raison et la foi, se trouve entre les sens et la raison. Comme la foi est supérieure à la raison, la raison est supérieure aux sens. Or, il est certain que la raison et les sens ne se combattent point, encore que l’une de ses facultés ne comprenne point la manière des choses qu’atteste l’autre. Les sens témoignent, par exemple, qu’il y a un flux et un reflux dans la mer ; la raison, persuadée par ce témoignage et par le consentement de tous les hommes, convient de la chose ; mais cependant elle en ignore la cause et la manière. Si les sens attestaient que ce phénomène peut être parfaitement compris, ils seraient contraires à la raison, qui ne le comprend guère. Si la raison niait que ce phénomène fut absolument, elle serait contraire aux sens, qui témoignent qu’il est. Mais les sens attestent l’existence de ce phénomène, et la raison en est persuadée ; la raison le trouve très difficile à comprendrec, et les sens ne disent pas le contraire ; ils sont donc parfaitement d’accord. Telle est la convenance de la foi et de la raison à l’égard des plus grands mystères de la religion.

c – Tout le monde sait aujourd’hui que les marées sont principalement dues à l’attraction de la lune, cependant la très grande majorité serait bien incapable d’expliquer pourquoi elles ont lieu deux fois par jour ; preuve qu’elle n’a pas réellement compris le phénomène. L’exemple d’Abbadie garde sa pertinence.

Ce sont d’admirables difficultés que celles que la philosophie fait naître dans la théologie. Il y a dans la nature une infinité de choses dont nous reconnaissons l’existence ; et il n’y en a pas une seule, pour si petite qu’elle soit, dont nous comprenions la manière, sans qu’il soit jamais tombé dans l’esprit d’un homme qui a le sens commun, de les révoquer en doute pour cela. Pourquoi, étant si raisonnables dans la nature, le sommes-nous si peu dans la religion ? C’est que dans la nature notre esprit agit naturellement, et que dans la religion il est trompé par ses passions, qui ne cherchent que matière de doute.

On doit faire à peu près le même jugement des matières de la grâce. Séparez la philosophie de la théologie, vous ôterez un nombre infini de difficultés, étant certain que la plupart naissent ou de l’envie de comprendre ce qui ne peut être compris, ou des spéculations qu’on a déjà faites sur ce qu’on ne pouvait comprendre. Or, pour connaître l’injustice des hommes à cet égard, il ne faut que remarquer qu’étant persuadés, du moins la plupart, que Dieu nous conserve, nous nourrit et nous soutient par un concours perpétuel, sans lequel les aliments que nous prenons, et les soins de notre conservation nous seraient inutiles, et par lequel nous subsistons immédiatement, personne que l’on sache ne s’est avisé d’en conclure sérieusement qu’il faille s’abstenir de ces soins et de ces aliments, et se reposer uniquement sur le concours divin. On ne voit point de gens assez fous pour s’embarrasser dans ces questions : si je me nourris moi-même en prenant les aliments qui me sont nécessaires, comment peut-on dire que c’est Dieu qui me nourrit ou me conserve ? Ou, si c’est Dieu qui me nourrit, comment suis-je obligé de me nourrir et de me conserver moi-même ? On ne fait point toutes ces difficultés dans la nature, on les fait dans la religion ; cependant elles seraient aussi bien fondées dans l’une que dans l’autre, puisqu’elles roulent sur la dépendance dans laquelle nous nous trouvons dans notre être, ou dans notre nouvel être, à l’égard de la Divinité.

Dans la nature, nous savons que nous ne subsistons que par le concours de Dieu, et nous ne nous informons point de la manière de ce concours. Dans la religion, nous ne sommes pas satisfaits de savoir que nous sommes régénérés par la grâce, nous demandons à savoir la manière de cette opération, nous nous faisons une affaire de la découvrir ; de sorte que des difficultés qui n’embarrassent personne lorsqu’il s’agit de boire et de manger, paraissent affreuses et terribles lorsqu’il s’agit de bien vivre. Demandez-en la raison au cœur de l’homme ; pour nous, il nous suffit, à cet égard, d’être aussi raisonnables dans, la religion que nous le sommes dans la nature.

La raison elle-même, si nous consultons ses plus pures lumières, nous dira qu’il n’est pas moins nécessaire que la nouvelle créature dépende de Dieu, qu’il l’est que la créature soit dans sa dépendance, parce que Dieu n’est pas moins l’auteur de l’une que de l’autre, et que, comme nos corps n’ont ni être, ni vie, ni mouvement que par lui, nos âmes n’ont aussi ni faculté, ni connaissance, ni affection, qu’elles ne tiennent de lui. Tout l’être vient de lui ; il n’y a que le défaut qui ait un autre principe.

La chose est donc certaine, je veux dire l’existence de cette grâce à laquelle nous devons rapporter tout le bien qui est en nous ; et cela est de la théologie. La manière dont cette grâce agit, je veux dire le degré de vertu qu’elle déploie, la manière dont elle détermine le libre arbitre, ses moments, ses conjonctures, peuvent être des choses cachées, et du ressort de la philosophie, sans que cela fasse aucun préjudice à notre foi, laquelle même consiste autant en soumission qu’en connaissance, et fait ignorer autant qu’elle fait apercevoir.

Je ne sais si les théologiens ont assez remarqué que, lorsque les apôtres veulent nous marquer ce qu’il y a de plus grand dans les mystères, ils ne nous parlent point de l’ordre des décrets de Dieu, ni de ces inconcevables transmissions du péché originel, par lesquelles la malice du premier homme est parvenue jusqu’à nous, ni de l’incompatibilité apparente de la grâce avec la liberté de l’homme. Pourquoi ? Parce que ce sont là des difficultés de philosophie et de curiosité humaine, dont ils ont voulu nous enseigner par leur exemple à ne nous embarrasser point.

Quel est, selon eux, le grand mystère de piété ? C’est celui-ci : Dieu manifesté en chair, justifié en esprit, vu des anges, cru au monde, prêché aux gentils, et élevé en gloire.

L’incarnation, qui est exprimée en ces mots, Dieu est manifesté en chair, est véritablement un mystère grand et sublime ; mais qu’on se défasse de ses préjugés et l’on ne le trouvera nullement contraire à la raison.

1° Car il faut supposer d’abord que ce n’est point ici une alliance dans laquelle Dieu descende ou s’abaisse en faveur de la créature, semblable à ces alliances mal assorties, où les petits déshonorent les grands par leur union : c’est une alliance où Dieu s’unit à la créature, sans rien perdre de sa grandeur suprême, et où la créature s’unit à Dieu, sans rien perdre de son humilité. Le soleil s’unit avec le nuage où il imprime son éclat, sans rien perdre de sa gloire : et pourquoi Dieu ne s’unira-t-il point avec une nature innocente, sans rien perdre de sa dignité ?

2° Nous trouvons une assez belle image de cette vérité dans l’union de notre âme et de notre corps. Deux substances souverainement différentes se joignent, et dépendent l’une de l’autre, sans avoir aucun rapport naturel. Qu’a de commun cet esprit avec ce corps ? Comment y peut-il avoir quelque alliance entre des choses si disproportionnées ? On me dira qu’il y a un plus grand éloignement entre la nature humaine et la nature divine, qu’entre l’esprit et le corps. Je conviens que l’éloignement est infiniment plus grand ; mais la diversité est la même ; et d’ailleurs il y a aussi bien de la différence entre une union qui emporte une dépendance mutuelle, telle qu’est celle de notre âme et de notre corps, et une union qui n’enferme que la dépendance d’une seule partie, telle qu’est celle qui se trouve entre la nature divine et la nature humaine. Ce qu’il y a de plus surprenant dans la première de ces deux unions, c’est que l’esprit, qui est si noble, soit tellement uni à la matière, qu’il dépende de la matière dans ses opérations : or c’est ce qui n’est point dans l’incarnation. On ne dira point que la nature divine dépende de la nature humaine ; mais bien que la nature humaine dépend de la nature divine. Dans cette union, Dieu demeure tout parfait, tout puissant, tout libre, éternel et invariable ; l’homme, par cette union, est changé, sanctifié, élevé ; quel en est donc l’inconvénient ? Autant qu’il est surprenant de voir un être noble assujetti à un être moins parfait, autant est-il naturel qu’un être moins parfait soit assujetti à un être plus noble. Or l’incarnation nous fait voir le dernier, et l’union de l’âme et du corps nous fait connaître le premier. Il s’ensuit donc que l’union de l’âme avec le corps est en quelque sens extraordinaire et plus surprenante que l’incarnation.

3° Voulez-vous une autre image de cet objet, qui vous en donne quelque idée ? considérez un parhélie qui est composé de deux choses très différentes en elles-mêmes, et néanmoins si étroitement unies, qu’elles paraissent confondues ; savoir : la nuée et la lumière du soleil. La nuée n’est point le soleil, le soleil n’est point la nuée ; ainsi la nature humaine de Jésus-Christ n’est point la nature divine, la nature divine n’est point la nature humaine. Le parhélie est un soleil, et le parhélie est une nuée ; de même Jésus-Christ est Dieu, Jésus-Christ est homme. Le parhélie est formé de la substance de la terre, puisqu’il est composé des nuées qui en font les vapeurs : le parhélie est aussi formé de la substance du soleil, puisqu’il est composé des rayons qui sont le corps de cet astre : de même Jésus-Christ est pris de la terre, et fait partie de la masse du genre humain, puisqu’il est homme ; ce qui n’empêche pas que Jésus-Christ ne soit la propre substance du Père, en tant qu’il est la resplendeur de sa gloire. Cette image est juste sans être parfaite ; on en pardonnera les défauts dans un sujet si élevé au-dessus de notre imagination.

4° Au reste, de tous les hommes qui ont parlé de la Divinité, il n’y a que les épicuriens qui, la concevant oisive et fainéante, l’aient séparée entièrement de ses créatures ; tous les autres la conçoivent unie à ses ouvrages. Les païens se la représentaient attachée à leurs temples et à leurs statues, auxquelles elle venait s’unir. Les Juifs concevaient avec plus de vérité Dieu uni d’une façon particulière à un buisson, à une nuée, à une arche. Plusieurs des incrédules se représentent la Divinité comme un esprit universel attaché à la matière universelle, comme notre âme l’est à notre corps. Que s’il est si ordinaire de concevoir Dieu comme uni à ses ouvrages, qu’y a-t-il de surprenant à le représenter très étroitement uni à la nature humaine de Jésus-Christ d’une manière plus étroite et plus particulière qu’aux autres ? Car s’il y a une créature à laquelle la Divinité puisse s’unir, c’est une créature sainte et innocente comme celle-ci. S’il est possible que Dieu s’unisse à un corps, il l’est bien davantage qu’il se communique à l’esprit de Jésus-Christ. Si une arche a pu être remplie de Dieu, il y a peu de difficultés à concevoir que la nature humaine, pure et simple, plus parfaite que toutes les arches, ait eu cet honneur d’une façon particulière ; et si l’on ne rougit pas de rendre l’esprit universel dépendant en quelque sorte par son union avec la matière, pourquoi refuserions-nous d’admettre une union qui laisse à Dieu toute son indépendance et toute sa liberté, et ne va qu’à rendre le corps et l’âme de Jésus-Christ plus soumis à Dieu ?

Dès que l’on reçoit le mystère de l’incarnation, on ne trouve rien de choquant dans la doctrine chrétienne. Nous n’avons plus de peine à comprendre que Jésus-Christ ait pu mourir puisqu’il est homme, ni que sa mort soit d’une valeur infinie puisqu’il est Dieu. Cette dignité, qui naît de l’union des deux natures, est si grande, qu’elle fait de la mort de Jésus-Christ l’équivalent des peines que nos péchés avaient méritées.

Nous ne trouvons plus de difficultés à nous persuader la vérité de la résurrection du Seigneur Jésus. Il serait contre la raison qu’une nature qui a été honorée d’une union si particulière avec la Divinité, fût dissoute pour toujours, et demeurât à jamais sous l’empire de la mort ; et il est très raisonnable de penser qu’elle a dû se relever du tombeau où elle avait voulu descendre. Que si Jésus-Christ est ressuscité des morts, la raison niera-t-elle que nous ne puissions ressusciter à son exemple ?

Mais comment la raison démentirait-elle ce que les sens des disciples avaient vu ? Ils avaient contemplé la gloire de Jésus-Christ dans ses miracles et dans sa sainteté ; ils avaient vu Dieu manifesté en chair ; ils avaient été les témoins de la résurrection du Seigneur ; ils avaient vu les anges descendant vers lui. L’Évangile avait été prêché aux gentils par leur ministère. Le monde avait cru à leur prédication, et ils avaient vu Jésus-Christ monter au ciel. Tout cela avait été pour eux bien sensible.

L’incarnation n’a donc rien de contraire à la raison, et néanmoins c’est ce qu’il y a de plus difficile dans les mystères de la religion chrétienne ; j’en excepte la très sainte et très adorable Trinité, sur le sujet de laquelle cet accord est plus difficile. Cependant il est encore vrai que, quoiqu’elle soit infiniment élevée au-dessus de notre raison, elle n’est point contre la raison : 1. parce que le terme de personne ne se prend point au même sens que celui d’essence. Trois personnes et une seule personne, une essence et trois essences, fait une contradiction, je l’avoue ; mais une essence et trois personnes n’en fait point, lorsqu’on avertit de la diverse signification de ces deux termes. 2. Parce que la Divinité est un sujet si grand et si sublime, que nous ne devons point être surpris de n’en pouvoir point atteindre la hauteur par nos faibles conceptions. 3. Parce qu’il peut être que les plus considérables difficultés de ce mystère naissent d’un défaut de révélation ou du silence de l’Écriture. Peut-être que si le Saint-Esprit avait voulu nous en révéler davantage, nous y trouverions peu de difficultés ; mais telle est la conduite de Dieu qui cherche à nous humilier, et non pas à satisfaire notre curiosité, et à nourrir la vanité d’un esprit qui cherche à trop connaître. 4. Nous ne manquons point absolument d’images pour nous représenter cet objet, tout incompréhensible qu’il est en soi. Une même âme est un entendement, en tant qu’elle connaît, une volonté, en tant qu’elle veut, une mémoire, en tant qu’elle rappelle les choses passées : trois facultés en une intelligence. Une même lumière est dans le ciel un soleil, dans l’air une clarté, dans la nuée un parhélie. 5. Ajoutez à cela que les plus grandes difficultés de ce mystère naissent des spéculations dont la scolastique l’a enveloppé, au grand scandale de la foi, et à la confusion éternelle de notre raison.

Car, enfin, qui pourrait souffrir cette horrible licence avec laquelle ces théologiens métaphysiques se sont mêlés de former et de décider des questions ridicules ou téméraires sur ce grand mystère ? Peut-on lire, sans une juste indignation, toutes ces questions : si plusieurs personnes divines pouvaient prendre une personne ; si le Verbe pouvait prendre en union hypostatique un ange, une bête, une femme, un être insensible, un accident, un acte de péché, un diable, de sorte que ces propositions fussent vraies, Dieu est un péché, etc. si le Verbe a pris en union hypostatique l’âme plutôt que le corps, ou le corps plutôt que l’âme ; si encore que l’homme n’eût point péché, ce Verbe n’aurait pas laissé de prendre notre chair ; si la nature humaine est premièrement unie avec l’essence ou avec la personne ; si la nature humaine est unie par plusieurs unions ; si une personne divine peut prendre une personne créée ; si l’humanité est unie à la personne de Christ par forme d’accident, ou par forme de substance ; si la nature humaine et la nature divine font partie de Christ, et si Christ est deux choses ; si Christ est d’une unité créée ou incréée ; pourquoi Christ n’a point pris la nature individuelle d’Adam ; si cette proposition : Christ est homme, était véritable durant les trois jours de sa mort ; si Christ, n’étant point mort, fût mort de vieillesse ? etc.

Voilà tout ce qu’il y a de difficile dans la religion chrétienne ; tout le reste a un rapport si essentiel, si visible et si nécessaire avec la raison, qu’il est surprenant que les incrédules ne s’en aperçoivent pas : la preuve en est répandue dans tout l’ouvrage, et on ne peut l’étendre ici sans répéter ce qui a été dit.

Il suffit de remarquer que Jésus-Christ est comme la raison de la nature, de la société et de la religion : c’est la lumière qui éclaire tout, et sans laquelle nous tombons dans des difficultés et dans un embarras inexplicable. Jésus-Christ est le centre de tous les événements qui semblent tous se rapporter à sa venue ; le centre des vérités qui sont plus clairement révélées à mesure que sa venue approche ; le centre de toutes les cérémonies de Moïse, qui sont extravagantes, si elles n’ont point de rapport à Jésus-Christ ; le centre des vertus, qui n’ont ni force ni motif suffisant que par la vue de l’immortalité révélée en Jésus-Christ ; le centre et le fondement des plus légitimes et des plus inviolables sentiments de la conscience, qui ne seraient qu’erreur et qu’illusion si la foi chrétienne était fausse ; le centre de tous ces caractères de sagesse que nous voyons répandus dans les ouvrages de Dieu, puisque n’y ayant que la religion chrétienne qui conduise l’homme à sa véritable fin, il n’y a qu’elle aussi qui justifie à cet égard la sagesse de Dieu ; le centre des espérances de l’homme, car que lui reste-t-il à espérer, si la religion chrétienne est fausse ? le centre de toute l’évidence et de toute la certitude qui est dans nos connaissances : car qu’y a-t-il d’assuré, si notre âme étant seulement un arrangement d’atomes, et n’ayant point cette spiritualité et cette immortalité que lui attribue la religion chrétienne, il n’a fallu qu’un autre arrangement de parties pour former des premières notions toutes contraires à celles que nous avons ? Que l’on considère la chose de près, et l’on verra que, hors de Jésus-Christ, qui nous apprend à nous connaître nous-mêmes, et qui nous révèle la vie et l’immortalité, il n’y a point de salut non plus pour la raison que pour la conscience.

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