Le voyage du Pèlerin

9. Le Pèlerin traverse la vallée de l'Ombre de la Mort et échappe à ses dangers, armé de son épée et de la Prière continuelle

Au bout de la vallée de l'Humiliation, il y en avait encore une autre, nommée la vallée de l'Ombre de la Mort. Chrétien était obligé de la traverser, parce que le chemin conduisant à la Cité céleste passe au milieu.

Cette vallée est très solitaire. Le prophète Jérémie la décrit ainsi : « Un désert, une terre aride et pleine de fosses, où règnent la sécheresse et l'ombre de la mort, une terre où personne ne passe, et où n'habite aucun homme. » (Jérémie 2.6)

Chrétien y courait encore plus de dangers que dans celle où il avait combattu contre Apollyon, comme la suite le montrera. A l'entrée de cette vallée, il rencontra deux hommes, enfants de ceux qui avaient autrefois décrié le bon pays de Canaan ; (Nombres 13.33) ils rebroussaient chemin en grande hâte.

— Où allez-vous ? leur demanda Chrétien.

— Faites comme nous, retournez en arrière, si vous tenez à votre vie.

— Pourquoi ? Que vous est-il arrivé ?

— Ce qui nous est arrivé ? Nous sommes allés aussi loin que possible dans le chemin où vous vous engagez, et nous avons failli y perdre la vie.

— Qu'avez-vous donc rencontré ?

— Nous allions entrer dans la vallée de l'Ombre de la Mort, lorsque, levant les yeux, nous aperçûmes le danger qui nous menaçait.

— Mais qu'avez-vous vu ?

— La vallée elle-même ; n'est-ce pas assez ? Elle est sombre comme un puits. Nous avons vu les lutins, les satyres et les dragons qui sortent de l'abîme, et nous avons entendu des gémissements et des hurlements continuels, comme ceux de gens enchaînés et extraordinairement malheureux. La mort étend ses ailes au-dessus de la vallée. En un mot, c'est un lieu horrible et dangereux !

— Je ne puis rien saisir d'autre, de tout ce que vous me dites, sinon que c'est le chemin par lequel je dois passer pour parvenir au port désiré.

— Traverse-le si tu veux ; quant à nous, nous ne voulons pas te suivre.

Ils s'éloignèrent, et Chrétien continua sa route, son épée à la main, de crainte d'être assailli.

Je vis dans mon rêve que tout le long du chemin, du côté droit de la vallée, il y avait un fossé profond, où de tout temps sont tombés les aveugles qui conduisent d'autres aveugles, et où ils ont misérablement péri.

A gauche, il y avait une fondrière, pleine de boue, dans laquelle, lorsqu'un juste vient à tomber, il ne trouve pas un endroit solide où poser le pied. C'est dans cette fondrière que le roi David tomba une fois, et il y aurait certainement péri si le Tout-Puissant ne l'en eût tiré. (Psaumes 69.15)

Le sentier était extrêmement étroit en cet endroit, et cela augmentait le danger, parce que Chrétien, marchant dans l'obscurité, était exposé à tomber dans la fondrière quand il voulait éviter le fossé, et à tomber dans celui-ci quand il cherchait à éviter la fondrière.

Il avançait en soupirant amèrement ; car outre le péril mentionné ci-dessus, le sentier était si sombre que lorsqu'il levait le pied pour avancer, il ne savait où, ni sur quoi, il allait le poser.

Vers le milieu de la vallée, j'aperçus la bouche de l'enfer, près du chemin.

— Maintenant, pensa Chrétien, que vais-je faire ?

Le feu, la fumée sortaient en abondance de l'abîme, et il entendait des bruits effrayants.

Comme il ne pouvait combattre ces choses avec son épée, il dut la poser et se servir d'une autre arme, nommée la Prière continuelle. (Ephésiens 6.18)

Je l'entendis s'écrier :

— « O Eternel, sauve mon âme ! » (Psaumes 116.4)

Il continua à avancer ; cependant les flammes venaient tout près de lui ; il entendait aussi des cris lamentables et des bruits si affreux qu'il craignait d'être mis en pièces, ou foulé aux pieds comme la boue des rues.

Ce vacarme épouvantable l'accompagna pendant plusieurs heures ; puis il arriva à une place où il lui sembla entendre le bruit d'une troupe d'ennemis venant à sa rencontre. Il s'arrêta et réfléchit à ce qu'il devait faire. Par moments, il aurait voulu rebrousser chemin, puis réfléchissant qu'il avait probablement fait plus de la moitié de la route, et échappé à bien des périls, il pensait qu'il aurait certainement encore plus de peine à revenir en arrière, qu'à continuer. Aussi prit-il la résolution de passer outre. Les ennemis s'avançaient cependant à sa rencontre. Quand ils furent tout près de lui, il s'écria d'une voix forte :

— « Je veux avancer avec la force du Seigneur ! »

Alors ils prirent tous la fuite, et Chrétien ne les revit plus. Une chose que je ne. veux pas oublier de mentionner, c'est que le Pèlerin était si étonné qu'il ne reconnaissait plus sa propre voix. Et je m'aperçus que lorsqu'il passa près de la bouche de l'abîme, un des mauvais esprits vint, par derrière son dos, lui souffler dans les oreilles, à voix basse et rapidement, d'affreux blasphèmes qu'il croyait sortir de son propre cœur.


Un des mauvais esprits vint lui souffler d'affreux blasphèmes.

Ceci affligea Chrétien plus que toute autre chose, car il ne pouvait comprendre comment il se faisait qu'il blasphémât contre Celui qu'il aimait tant. Et il ne pouvait ni arrêter ces blasphèmes, ni comprendre d'où ils venaient.

Quand il eut marché, dans ce triste état, pendant quelque temps, il crut entendre la voix d'un homme, disant :

— « Quand je marche dans la vallée de l'Ombre de la Mort, je ne crains aucun mal, car Tu es avec moi. » (Psaumes 23.4)

Cela le remplit de joie pour trois raisons :

  1. parce que d'autres personnes craignant Dieu étaient comme lui dans la vallée ;
  2. parce qu'il savait maintenant que Dieu était avec lui, malgré son triste état. Il pensait : pourquoi ne serait-il pas avec moi, quoique je ne puisse pas le voir dans cette obscurité ?
  3. parce qu'il espérait qu'en se pressant un peu, il pourrait trouver de la compagnie.

Ayant pris courage, il doubla le pas, et quand il se crut près de la personne dont il avait entendu la voix, il appela ; mais il ne reçut pas de réponse parce que l'autre pèlerin se croyait seul aussi.

Enfin le jour parut et Chrétien s'écria « Il change les ténèbres en aurore. » (Amos 5.8)

Puis il se retourna, non qu'il eût le désir de rebrousser chemin, mais pour considérer à la lumière du jour les dangers qu'il avait couru. C'est alors qu'il vit le fossé d'un côté et la fondrière de l'autre, ainsi que l'étroit sentier qui passait entre les deux. Il vit aussi les lutins, les satyres et les dragons, mais ils n'osaient s'approcher de la lumière. Il les aperçut cependant distinctement selon qu'il est écrit :

« Il met à découvert ce qui est caché dans les ténèbres, Il produit à la lumière l'ombre de la mort. » (Job 12.22)

Chrétien fut ému de la délivrance qu'il avait obtenue, en pensant à tous les dangers auxquels il avait été exposé pendant la nuit, et dont il se rendit mieux compte, le jour venu.

Pendant ce temps, le soleil s'était levé, et ce fut une nouvelle bénédiction pour le Pèlerin, car si cette partie de la vallée de l'Ombre de la Mort était dangereuse, celle qui restait à franchir l'était encore plus, si possible.

De l'endroit où il se trouvait, jusqu'au bout de la vallée, le chemin était semé de pièges, de trappes, de trébuchets et de lacs, et plein de fosses, de creux, de pentes, de façon que s'il avait dû le traverser dans l'obscurité, comme la première partie, il y aurait perdu mille vies, s'il les avait possédées.

Mais, comme je l'ai dit, le soleil s'était levé ; c'est pourquoi Chrétien s'écria : « Sa lampe brille sur ma tête, et sa lumière me guide dans les ténèbres. » (Job 29.3)

A la faveur de cette lumière, il marcha jusqu'au bout de la vallée, et je le vis arriver dans un endroit plein de sang, d'ossements et de cendres, ainsi que de cadavres de pèlerins qui avaient autrefois marché dans cette voie.

Comme je me demandais ce que tout ceci pouvait bien signifier, je remarquai devant moi une caverne, où demeuraient autrefois deux géants, Pape et Païen qui, par leur puissance tyrannique, avaient mis à mort ces malheureux voyageurs. Chrétien passa au travers de ces ossements, sans courir de danger, ce qui m'étonna d'abord ; mais ensuite j'appris que Païen était mort depuis plusieurs années, et que l'autre géant, quoique encore vivant, était si perclus et si affaibli par la vieillesse, qu'il ne pouvait rien faire d'autre que se tenir assis à l'entrée de la caverne, grinçant des dents quand il voyait passer des pèlerins, et se rongeant les poings de dépit, parce qu'il ne pouvait pas les poursuivre.

Chrétien passa donc son chemin, ne sachant néanmoins que penser de ce vieillard, surtout lorsqu'il l'entendit crier :

— Vous ne vous amenderez pas, avant que plusieurs d'entre vous aient été brûlés.

Sans répondre un seul mot, le Pèlerin continua sa route en sûreté ; son visage était joyeux, et il se mit à chanter :

Que de surprenantes merveilles
Ta sagesse infinie a fait voir à mes yeux !
Mon Dieu, que ne puis-je en tous lieux
Célébrer, hautement tes bontés sans pareilles !

Mon âme était environnée
De pièges et d'écueils, de ténèbres, d'horreurs,
De la mort et de ses frayeurs ;
Mais ta puissante main, Seigneur, l'a délivrée.

A travers d'affreux précipices,
Malgré mes ennemis, l'enfer et ses suppôts
Tu m'as conduit vers ton repos.
Et tu veux me combler d'immortelles délices.

C'est là que rempli d'allégresse,
Sauvé par ton secours, comblé de tes bienfaits,
Je veux célébrer à jamais,
De tes faits glorieux la profonde sagesse.

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