Le voyage du Pèlerin

10. Le Pèlerin trouve en Fidèle un compagnon dévoué, qui l'aide, et lui raconte ses combats

Chrétien arriva sur une hauteur faite exprès pour que les voyageurs, passant par là, pussent voir le chemin à parcourir. Il y monta, et regardant au loin, il vit Fidèle qui l'avait devancé sur le chemin. Chrétien lui cria :

— Hé ! arrête-toi; attends-moi ! Je te rejoins ! Fidèle se retourna, et Chrétien lui cria de nouveau :

— Arrête-toi ; attends-moi ; je viens; me voici ! Mais Fidèle lui répondit :

— Non, je ne puis t'attendre, car le vengeur du sang me poursuit.

Chrétien fut troublé par cette réponse ; mais, rassemblant ses forces, il courut si rapidement que non seulement il rattrapa Fidèle, mais le devança, de telle sorte que le dernier fut le premier.

Chrétien fut si glorieux d'avoir ainsi devancé son frère, qu'il sourit avec complaisance ; mais oubliant de prendre garde où il plaçait ses pieds, il broncha, et tomba si lourdement qu'il ne put se relever sans que Fidèle vînt à son secours. Alors je les vis, dans mon rêve, s'éloigner ensemble.

Ils parlaient doucement de toutes les choses qui leur étaient arrivées pendant leur pèlerinage. Chrétien commença ainsi :

— Mon digne et bien-aimé frère Fidèle, je suis heureux de t'avoir rattrapé, et de ce que Dieu a discipliné nos caractères de manière à ce que nous puissions marcher ensemble dans ce beau chemin.

— Je croyais, cher ami, que j'aurais ta compagnie dès mon départ de notre ville ; mais tu avais beaucoup d'avance sur moi, et j'ai été obligé de faire tout seul ce long chemin.

— Combien de temps es-tu encore resté dans la cité de Destruction après mon départ ?

— Jusqu'à ce que je n'y puisse plus tenir, car lorsque tu fus parti, le bruit courut que notre ville allait, sous peu, être détruite par le feu du ciel.

— Quoi! nos voisins parlaient ainsi ?

— Oui, et pendant quelque temps, on n'entendait parler que de cela.

— Est-ce possible ? N'y en eut-il pas d'autres que toi qui cherchèrent à échapper au danger ?

— A la vérité, quoiqu'on en parlât beaucoup, je crois que peu de gens le crurent vraiment, car dans le feu de la discussion, j'en entendis plusieurs se moquer de toi et de ton pèlerinage désespéré, comme ils le nommaient. Quant à moi, je crus, et je crois encore, que notre ville doit être détruite par le feu et le soufre ; c'est pourquoi je suis parti.

— N'as-tu pas entendu parler de notre voisin Facile ?

— Oui, Chrétien, je sais qu'il t'a accompagné jusqu'au bourbier du Découragement, où quelques-uns disent qu'il est tombé. Il n'a pas voulu en convenir, mais la boue qui couvrait ses vêtements le trahissait.

— Que disaient ses voisins ?

— Il était généralement méprisé de tous ; quelques-uns se moquaient de lui, d'autres refusaient de lui donner du travail. Il est maintenant sept fois pire qu'il n'était avant de quitter la ville.

— Mais pourquoi le méprisaient-ils, puisqu'ils étaient opposés à ce voyage.

— Oh! disaient-ils, c'est une girouette ; il ne sait pas ce qu'il veut !

Je crois que Dieu a permis que ses ennemis se moquassent de lui, parce qu'il avait abandonné ses voies. (Jérémie 29.18-19)

— Ne lui as-tu pas parlé avant de partir ?

— Je l'ai rencontré une fois dans la rue, mais il a détourné la tête, comme un homme qui a honte de ce qu'il a fait, et je n'ai pu lui adresser la parole.

— Au commencement, dit Chrétien, j'ai eu bonne opinion de cet homme ; mais maintenant je crains qu'il ne soit enveloppé dans la destruction de la ville, car il lui est arrivé ce que dit ce proverbe si vrai : « Le chien est retourné â ce qu'il avait vomi, et la truie lavée s'est vautrée dans le bourbier. » (2 Pierre 2.22)

— Je le crains aussi, mais qu'y faire ? Il l'aura bien voulu.

— Eh bien, voisin Fidèle, dit Chrétien, oublions-le et parlons de choses qui nous concernent plus directement. Apprends-moi, je te prie, ce qui t'est arrivé pendant ton voyage, car tu as certainement dû voir et entendre des choses extraordinaires ; le contraire serait un miracle !

— J'ai échappé au bourbier du Découragement dans lequel tu es tombé et je suis arrivé à la porte étroite sans accident. J'ai seulement rencontré une personne qui se nommait Volupté, et qui aurait bien voulu me faire du mal.

— C'est heureux que tu aies pu échapper à ses filets. Joseph eut aussi, un jour, maille à partir avec elle ; (Genèse 39.11-12) mais il lui échappa, comme toi, quoique cela lui ait presque coûté la vie. Que te disait-elle ?

— Tu peux bien le supposer, car tu sais quelle langue flatteuse elle possède. Elle me pressa fort de la suivre, me, promettant toutes espèces de jouissances.

— Sauf le contentement que procure une bonne conscience, n'est-ce pas.

— Tu sais ce que je veux dire : toutes sortes de jouissances charnelles.

— Dieu soit loué de ce que tu lui as échappé, car : « Celui contre qui l'Eternel est irrité tombe dans sa fosse. » (Proverbes 22.14)

— Je n'ose cependant pas affirmer que je lui aie entièrement échappé.

— J'espère toutefois que tu n'as pas acquiescé à ses désirs.

— Non, je n'ai pas voulu me souiller, car je me suis souvenu d'un ancien livre où j'avais lu autrefois que « ses pieds descendent vers la mort. » (Proverbes 5.5) Je fermai donc mes yeux pour ne pas voir son regard ensorcelant, et je passai mon chemin.

— Est-ce le seul assaut que tu aies eu à subir ?

— Quand j'arrivai à la colline de la Difficulté, je rencontrai un homme très âgé qui me demanda qui j'étais, et où j'allais. Je lui répondis que j'étais un pèlerin se dirigeant vers la Cité céleste. Alors le vieillard me dit : « Tu me parais un honnête garçon ; veux-tu entrer à mon service ? je te donnerai un bon salaire. » Je lui demandai comment il se nommait : « Le premier Adam, » répondit-il, et je demeure dans la ville de Corruption. (Ephésiens 4.22)

Je lui demandai encore quel était son métier, et quels gages il m'offrait. Il me dit que son métier était plein d'agrément, et que j'aurais son héritage pour salaire.

Je m'informai de son genre de vie, et je lui demandai s'il avait d'autres domestiques. Il me répondit que sa maison était pourvue de toutes les délicatesses imaginables, et que ses serviteurs étaient ses propres descendants. Je lui demandai ensuite combien d'enfants il avait. « Trois filles », me répondit-il ; « elles se nomment : Convoitise de la Chair, Convoitise des Yeux et Orgueil de la Vie, (1 Jean 2.16) et tu pourras épouser l'une d'entre elles, si tu le désires. »

Je lui demandai, enfin, combien de temps je devrais rester à son service. « Aussi longtemps que je vivrai, » fut sa réponse.

— A quelle conclusion êtes-vous, tous deux, arrivés ?

— Eh bien, je me suis d'abord senti fortement incliné à le suivre, car je trouvais qu'il parlait très bien ; mais tout en lui répondant, je regardai son front, et j'y lus cette inscription « Dépouillez le vieil homme avec ses convoitises trompeuses. » (Ephésiens 4.22) Je fus alors convaincu que malgré toutes ses promesses, il me vendrait comme esclave dès que je serais entré dans sa maison. Je lui dis de cesser ses discours, parce que je ne voulais pas même approcher du seuil de sa demeure. Alors il m'injuria, et me dit qu'il enverrait quelqu'un après moi pour me tourmenter et me rendre la vie amère.

Au moment où je me détournais pour le quitter, il saisit mon corps et me porta un coup si terrible que je crus qu'il emportait avec lui une partie de moi-même. Je m'écriai : « Malheureux que je suis! » (Romains 7.24) puis je me mis à gravir la colline.

Quand je fus arrivé à la moitié du chemin, je regardai derrière moi et je vis que quelqu'un me suivait, rapide comme le vent; il m'atteignit à l'endroit où se trouve la cabane du repos.

— C'est là que je me suis endormi, et que j'ai perdu mon rouleau, interrompit Chrétien.

Laisse-moi continuer. Aussitôt que l'homme m'eut atteint, il me renversa par terre d'un coup de bâton et je restai comme mort sur le sol. Cependant, après être revenu à moi, je lui demandai pourquoi il me traitait de la sorte. Il me répondit « Parce que tu as encore une secrète inclination pour le premier Adam, » et il me frappa d'un autre coup mortel à la poitrine et me renversa ; je restai étendu comme mort. Quand je revins à moi, j'implorai sa miséricorde, mais il me répondit : « Je ne connais pas la miséricorde ! » et il me terrassa encore une fois. Il m'aurait certainement achevé, si quelqu'un ne fût survenu et ne lui eût ordonné de me laisser.


Il me frappa d'un coup mortel à la poitrine, et me renversa.

— Quel était ce libérateur ?

— Je ne le reconnus pas tout d'abord ; mais peu à peu, je distinguai des trous dans ses mains et dans son côté ; j'en conclus qu'il était notre Seigneur.

Puis je continuai à gravir la colline.

— L'homme qui t'a ainsi frappé et renversé, c'était Moïse, dit Chrétien. Il n'épargne personne, et n'a aucune miséricorde pour ceux qui transgressent sa loi.

— Je le sais, car ce n'était pas la première fois que je le rencontrais. C'est lui qui vint une fois chez moi, au temps où j'étais tranquille dans ma demeure ; il me menaça alors de brûler ma maison sur ma tête, si j'y restais plus longtemps.

— N'as-tu pas vu, à l'endroit où tu as rencontré Moïse, la maison qui est sur le flanc de la colline ?

— Oui, et j'ai aussi rencontré les lions avant d'y parvenir, mais je crois qu'ils dormaient. C'était midi, et comme j'avais beaucoup de temps devant moi, je passai près du portier sans m'arrêter, et descendis la colline.

— Il m'a dit qu'il t'avait vu passer. Je regrette que tu ne te sois pas arrêté à sa maison, car tu aurais vu des choses extraordinaires que tu n'aurais pas oubliées de toute ta vie. Mais dis-moi, je te prie, n'as-tu rencontré personne dans la vallée de l'Humiliation ?

— Oui, j'ai rencontré un nommé Mécontent, qui essaya de me décider à rebrousser chemin pour l'accompagner, sous prétexte qu'il n'y avait point d'honneur dans cette vallée. Il m'assura que j'offenserais beaucoup, en y restant, mes amis Orgueil, Fierté, Suffisance, Ostentation, et d'autres encore qu'il connaissait.

— Que lui as-tu répondu ?

— Je lui dis que tous ces gens qu'il venait de me nommer pouvaient, à la vérité, se dire de ma famille — puisque, en effet, ils étaient mes parents selon la chair — mais qu'ils m'avaient désavoué, comme je les avais aussi rejetés depuis que j'étais devenu un pèlerin, et qu'ils ne m'étaient plus rien en réalité. C'est pourquoi, dis-je, je préfère parvenir à la gloire par cette vallée, comme les plus sages, que de conserver cet honneur que tu trouves si digne de notre attachement.

— N'as-tu rencontré personne d'autre dans cette vallée ?

— Oui, j'ai rencontré le nommé la Honte, mais de tous les hommes que j'ai vus dans mon pèlerinage, celui-ci porte bien le nom qui lui convient le moins ! Les autres se laissaient encore présenter des arguments ou des objections, mais cet orgueilleux personnage n'accepte rien.

— Que t'a-t-il, donc dit ?

— Il me fit beaucoup d'objections contre la religion. Il me dit que c'était une chose vile, pour un homme, que de s'occuper d'elle ; qu'une conscience délicate était indigne de lui aussi, et que c'était se rendre ridicule que de veiller sur chacune de ses paroles et de se priver de la liberté que les esprits forts ont toujours revendiquée. Il m'objecta encore que bien peu de gens puissants, riches ou sages étaient de mon opinion, et qu'il fallait être fou pour tout abandonner, afin de gagner on ne sait quoi. Il me fit observer que la condition intellectuelle des pèlerins, comparée à celle de leurs contemporains, était inférieure, et que leur ignorante en ce qui concerne les sciences naturelles était très grande. Il me dit encore beaucoup de choses que je ne saurais te répéter ; ainsi : que c'était honteux de verser des larmes en entendant un sermon ; honteux de rentrer, ensuite, en soupirant et en pleurant dans sa maison ; honteux de demander pardon à son prochain pour des fautes légères, ou de restituer des bagatelles qu'on lui avait dérobées. Il me dit que la religion rend un homme ridicule en lui apprenant à mépriser les riches parce qu'ils ont quelques faiblesses — c'est le nom qu'il donne aux vices — et à honorer et estimer les pauvres, par fraternité religieuse. Il ajouta qu'il considérait tout cela comme une honte.

— Que lui as-tu répondu ?

— Je ne sus d'abord pas que lui répondre. Il me pressa si fort que la rougeur de la honte me monta au visage, et que je fus sur le point de céder. Toutefois, je me souvins enfin que : « Ce qui est élevé parmi les hommes est une abomination devant Dieu, » (Luc 16.15) et je m'aperçus que la Honte ne me parlait que des hommes, et jamais de Dieu, ni de sa Parole. Cependant, pensai je, ce que Dieu dit est la vérité, quand même tous les hommes de la terre y seraient opposés. Dieu place son service au-dessus de tout ; il aime les consciences délicates, il nomme sages ceux qui se sont rendus fous pour le royaume des cieux ; il considère le pauvre homme qui aime Christ comme plus riche que le plus grand de ce monde qui ne l'aime pas. Aussi m'écriai-je : « Arrière de moi, la Honte ! tu es l'ennemi de mon salut, t'accueillerais-je contre la volonté de mon Souverain ? Comment pourrais-je alors subsister en sa présence au jour du jugement ? Si j'ai honte de lui et de ses serviteurs, maintenant, comment pourrais-je espérer qu'il n'aura pas honte de moi â son tour quand il viendra avec les saints anges? » (Marc 8.38)

Mais la Honte n'était qu'un misérable orgueilleux, et j'eus bien de la peine à m'en défaire ; il voulait absolument m'accompagner, et me murmurait constamment à l'oreille quels maux attendent ceux qui veulent être pieux. A la fin, je lui dis qu'il perdait son temps avec moi, parce que les choses qu'il considérait comme honteuses, je les trouvais glorieuses. Je réussis enfin à me débarrasser de lui. Puis je me mis à chanter :

Qu'une âme qui ne soupire
Qu'après de solides biens,
Ressent un cruel martyre
Du monde et de ses liens !

Sa subtile tromperie
Ses aiguillons, ses attraits,
Rendent amère la vie
A tous les enfants de paix.

Si parfois elle se flatte
D'avoir surmonté la chair,
Un nouveau danger éclate,
Un nouvel assaut la perd.

Celui donc qui sera sage
Et qui veut heureusement
Finir son pèlerinage,
Qu'il se porte vaillamment.

Qu'il se prescrive une tâche
Sans plus jamais se lasser ;
Qu'il combatte sans relâche
Tout ce qui peut le blesser.

— Je suis heureux, frère, dit Chrétien, que tu aies résisté si courageusement à ce vilain, car d'après tout ce que tu me dis, je crois que son nom ne lui convient guère. Quoiqu'il se nomme la Honte, c'est l'homme le plus effronté que je connaisse ; il cherche à nous couvrir de honte devant tous les hommes, et à nous rendre honteux de tout ce qui est bien ; s'il n'était pas aussi audacieux, agirait-il ainsi ? Résistons-lui toujours, car malgré toutes ses bravades, il ne réussit qu'auprès des fous. « Les sages, » dit Salomon, « hériteront la gloire, mais les insensés ont la honte en partage. » (Proverbes 3.35)

— Je crois, ajouta Fidèle, que nous devons appeler à notre secours, contre lui, Celui qui veut que nous combattions courageusement sur cette terre pour la vérité.

— Tu as raison. Mais n'as-tu rencontré personne d'autre dans cette vallée ?

— Non, car le soleil m'a éclairé pendant tout le reste du chemin, et même dans la vallée de l'Ombre de la Mort.

— Tu as eu du bonheur. Je n'ai pas été aussi favorisé. Dès que je fis entré dans cette vallée, je dus livrer un terrible combat à ce cruel ennemi qui se nomme Apollyon ; j'ai bien cru qu'il réussirait à me tuer, surtout au moment où il me terrassa si fort que mon épée glissa de mes mains. Je sentis que j'étais perdu ; mais je criai à Dieu, il m'entendit et me délivra de toutes mes détresses. Je n'eus pas un seul rayon de lumière, jusqu'à ce que j'eusse fait la moitié de la traversée de la vallée. Alors le jour parut, le soleil se leva, et je pus continuer mon voyage avec moins de difficulté.

chapitre précédent retour à la page d'index chapitre suivant