Le voyage du Pèlerin

11. Le Pèlerin et son ami fidèle rencontrent l'hypocrite Beau-Parleur, dont ils démasquent le manque de profondeur et l'hypocrisie

Dans mon rêve, je vis alors les deux amis continuer paisiblement leur route.

Fidèle, s'étant retourné, aperçut à quelque distance d'eux — car à cet endroit le chemin était assez large pour plusieurs personnes — un personnage, nommé Beau-Parleur. C'était un homme grand et gros, mais qui avait cependant meilleure apparence de loin que de près. Fidèle lui adressa la parole en ces termes :

— Ami, où vas-tu ? Te diriges-tu, comme nous, vers la Patrie céleste ?

— Oui, je me rends au même endroit que vous.

— Bien. Alors j'espère que nous ferons route ensemble.

— Certainement. Je serai très heureux d'avoir votre compagnie.

— Venez donc avec nous, et nous nous entretiendrons, tout en marchant, de choses profitables.

— C'est toujours un plaisir pour moi de parler de choses bonnes et profitables, je suis donc enchanté d'avoir rencontré des personnes qui ont les mêmes goûts que moi. Car, pour dire la vérité, les personnes qui occupent leur temps de cette manière, en voyageant, sont rares. Je l'ai souvent remarqué avec regret.

— C'est en effet regrettable, dit Fidèle, car quel meilleur usage peut-on faire de la parole, si ce n'est de s'entretenir de choses concernant Dieu et notre avenir ?

— On ne peut mieux dire. Il n'est pas de sujet plus agréable, et plus utile à la fois, que les choses divines.

Ainsi, lorsqu'un homme aime à s'occuper de ce qui est extraordinaire, à connaître l'origine des êtres animés et inanimés, ou à parler de miracles, de prophéties et de choses semblables, où peut-il trouver des récits plus merveilleux et plus agréables à lire que dans l'Ecriture sainte ?

— C'est vrai, répondit Fidèle, mais il me semble que nos conversations doivent tendre à nous rendre meilleurs.

— C'est ce que je dis aussi, ajouta Beau-Parleur. En s'entretenant de tout cela, un homme acquiert beaucoup de connaissance sur la vanité des biens terrestres et la valeur des biens célestes. Puis il apprend à connaître la nécessité de la nouvelle naissance, l'insuffisance de nos œuvres, la nécessité de la justice de Christ, etc. Par ce moyen, un homme peut encore s'instruire sur la repentance, la foi, la prière, la souffrance, et autres choses semblables. Il apprend aussi quelles sont les promesses et les consolations de l'Evangile ; il devient capable de réfuter les fausses doctrines, de défendre la vérité et d'instruire les ignorants.

— Tout cela est vrai, dit Fidèle, je suis heureux de vous entendre si bien parler.

— Hélas ! le malheur est qu'il y en ait si peu qui comprennent la nécessité de la foi, de l'œuvre de la grâce dans leur âme, pour obtenir la vie éternelle. La plupart vivent dans les œuvres de la loi, par lesquelles nul homme ne peut entrer dans le royaume des cieux.

— Cependant, permettez-moi de vous faire observer que la connaissance des choses célestes est un don de Dieu, et qu'on ne peut l'obtenir par aucun effort humain ou simplement en s'en entretenant.

— Je sais très bien cela, dit Beau-Parleur ; car un homme ne peut rien recevoir que ce qui lui a été donné du ciel. (Jean 3.27) Tout vient de la grâce, rien des œuvres. Je pourrais vous citer cent passages de l'Ecriture qui le confirment.

— Quel sera donc ; demanda Fidèle, le sujet de notre entretien ?

— Celui qui vous plaira. Je puis vous parler de choses célestes ou de choses terrestres, morales ou évangéliques, sacrées ou profanes ; de choses passées et de choses à venir, de celles qui sont essentielles ou de celles qui sont secondaires ; en un mot, de tout ce qui peut vous être utile ou nécessaire.

Fidèle fut rempli d'admiration, et s'approchant de Chrétien, qui pendant tout ce temps avait marché seul, sans parler, il lui dit à l'oreille :

— Quel agréable compagnon nous avons trouvé là ! Sûrement, cet homme doit être un excellent pèlerin.

Chrétien sourit modestement, et répondit :

— Cet homme, qui te plaît tant, en trompera bien d'autres, avec ses beaux discours.

— Le connais-tu, donc !

— Si je le connais ! Certainement, et mieux qu'il ne se connaît lui-même.

— Dis-moi donc qui il est, je t'en prie.

— Il se nomme Beau-Parleur ; il demeure dans notre ville. Cela m'étonne qu'il ne te connaisse pas. Il est vrai que la ville est grande.

— De qui est-il fils ? Et où demeure-t-il ?

— Il est le fils de Beau-Diseur; il demeure à la rue du Babil, et il est connu de tous sous le nom de Beau-Parleur. Malgré sa parole dorée, il est un triste sire.

— Cependant, il paraît être un honnête homme.

— Oui, à ceux qui ne le connaissent pas, ou qui ne le voient que de loin ; vu de près, il est tout différent. Il me fait penser à ces tableaux qui paraissent très beaux, vus à distance, et qui sont fort laids, quand on les regarde de près.

— Je crois que tu plaisantes, car tu souris.

— Dieu me garde de plaisanter au sujet de cet homme, ou de l'accuser faussement ! Je vais te le faire mieux connaître. Beau-Parleur s'accommode de toutes les compagnies ; il parlera aussi bien dans un cabaret, qu'il l'a fait avec toi, et plus il a de vin dans le cerveau, plus il fait de beaux discours. La vraie piété n'a point de place dans son cœur, ni dans sa maison, ni dans sa vie. Tout ce qu'il sait faire, c'est de discourir agréablement des choses divines.

— S'il en est ainsi, dit Fidèle, je suis bien déçu au sujet de cet homme.

— Déçu ! tu peux l'être ; souviens-toi du proverbe : « Ils disent, et ne font pas, » (Matthieu 23.3) et de cette parole : « Le royaume de Dieu ne consiste pas en paroles, mais en puissance! » (1 Corinthiens 4.20) Il parle de la repentante, de la foi et de la nouvelle naissance ; mais il ne connaît rien de tout cela par expérience. J'ai été chez lui et l'ai observé, dans sa famille et au-dehors. Sa maison est aussi dépourvue de piété que le blanc d'œuf de saveur. On n'y prie pas, et l'on n'y remarque aucun signe de repentir. Les animaux, à leur manière, servent Dieu mieux que lui. Il est vraiment une tache, un opprobre pour la religion ; à cause de lui, la piété est décriée dans toute la ville. Ceux qui le connaissent disent :

« C'est un saint hors de chez lui, et un diable à la maison ! » Sa famille en sait quelque chose ! Il est si dur et si rustre, si déraisonnable avec ses domestiques, qu'ils ne savent jamais que dire, ou comment agir à son égard. Ceux qui ont affaire avec lui prétendent qu'il vaut mieux traiter avec des Turcs qu'avec lui, car il les surpasse en tromperie et en fraude. Il élève ses enfants de manière à les faire devenir ce qu'il est lui-même, et s'il découvre en eux la moindre folle sensibilité — c'est ainsi qu'il désigne une conscience délicate — il les traite d'insensés et d'imbéciles, et ne voudrait leur confier aucune affaire importante, ni les louer devant qui que ce soit. Pour ma part, je crains qu'il n'ait été en scandale à beaucoup de personnes, et qu'il ne soit, si Dieu ne l'empêche, l'auteur de la ruine d'un grand nombre.

— Eh bien, mon frère, dit Fidèle, je suis forcé de te croire ; non seulement parce que tu dis que tu le connais, mais aussi parce que tu en parles comme un Chrétien doit le faire, car je suis sûr que tu ne lui veux point de mal, mais que c'est la vérité seule qui t'oblige à dire ce que tu sais.

— Si je ne l'avais pas connu mieux que toi, j'en aurais peut-être été enchanté comme toi. Si je n'en avais entendu parler que par des ennemis de la religion, j'aurais pensé qu'on le calomniait, car il arrive souvent que les gens impies essayent de noircir les gens pieux. Mais je puis prouver tout ce que je t'ai dit. Je connais même bien d'autres actions, plus mauvaises encore, qu'il a commises. Les gens de bien ne l'estiment pas ; la simple mention de son non, prononcé devant eux, les fait rougir de honte.

— Je comprends maintenant que dire et faire sont deux choses très différentes, et dorénavant j'observerai mieux cette distinction, dit alors Fidèle.

— Ce sont, en effet, des choses très différentes. Comme un corps sans âme est mort, ainsi la parole sans les actes n'est qu'un cadavre. L'essence de la vraie religion, c'est de mettre en pratique ses enseignements. « La religion pure et sans tache devant Dieu, notre Père, consiste à visiter les orphelins et les veuves dans leurs afflictions, et à se préserver des souillures du monde. » (Jacques 1.27).

Beau-Parleur s'imagine qu'entendre et parler suffisent pour faire un bon chrétien ; il s'abuse lui-même. Ouïr, ce n'est que recevoir la semence; parler ne suffit pas pour prouver que cette semence a germé dans le coeur et produit des fruits dans la vie. Au dernier jour, le juge ne nous demandera pas ce que nous aurons cru, ou ce que nous aurons dit, mais ce que nous aurons fait, et c'est d'après nos actions que nous serons jugés. (Matthieu 25.31-46)

La fin du monde est comparée à une moisson, et tu sais que les moissonneurs comptent sur une récolte quand ils moissonnent. Ce n'est pas qu'une œuvre puisse être agréable à Dieu sans la foi, mais je veux seulement prouver combien les paroles de Beau-Parleur seront sans valeur, en ce jour-là.

— Cela me fait souvenir de ce que j'ai lu dans les livres de Moïse, touchant les animaux impurs. Il désigne comme impurs ceux qui n'ont pas le sabot fendu et qui ne ruminent pas ; ceux qui ruminent et n'ont pas le sabot fendu sont également impurs, aussi bien que ceux qui ont le sabot fendu et qui ne ruminent pas. Le lièvre par exemple rumine (Le lièvre n'est pas un ruminant, mais il fait un certain mouvement avec sa bouche qui a longtemps laissé supposer qu'il ruminait. Note du Trad.) mais il n'a pas le sabot fendu, donc il est impur. (Lévitique 11.3-7) C'est l'image de Beau-Parleur ; il rumine, c'est-à-dire il recherche la connaissance de la Parole, mais il n'a pas le sabot fendu, c'est-à-dire il ne s'éloigne pas du sentier des pécheurs ; c'est pourquoi il est impur.

— Tu as trouvé, il me semble, le sens allégorique de ce passage. Et j'ajouterai que l'apôtre Paul nomme ces grands parleurs « un airain qui résonne ou. une cymbale qui retentit, » (1 Corinthiens 13.1) ou comme il a dit, ailleurs : « des objets qui ne rendent pas des sons distincts » (1 Corinthiens 14.7) c'est-à-dire des gens qui, par conséquent, ne pourront jamais être introduits dans le royaume des cieux avec les enfants de la vie, même si leur son, c'est-à-dire leurs paroles ressemblaient à celles des anges.

— Maintenant sa compagnie m'est à charge, dit Fidèle ; comment pourrions-nous nous en défaire ?

— Suis mon conseil et fais ce que je vais te dire ; et tu verras que lui-même aura bientôt assez de notre compagnie, à moins que Dieu ne touche son cœur et ne le change.

— Et que dois-je faire ?

— Va vers lui ; entame une sérieuse conversation sur la puissance de la piété, et demande lui franchement quand il aura approuvé ton discours — ce qu'il ne manquera pas de faire — S'il expérimente cette puissance dans son cœur, dans sa vie de famille, dans ses relations de chaque jour.

Là-dessus, Fidèle rejoignit Beau-Parleur, et lui dit :

— Comment vous trouvez-vous, maintenant ?

— Très bien, merci. Mais je croyais que nous allions avoir ensemble plusieurs entretiens !

— Si vous voulez, nous commencerons maintenant ; et puisque vous me laissez le choix, je vous propose de résoudre cette question : Comment peut-on reconnaître que la grâce de Dieu opère dans le cœur d'un homme ?

— Je comprends; notre conversation doit donc rouler sur l'efficacité de la grâce. C'est un excellent sujet, et je vais vous répondre brièvement. Premièrement : quand la grâce de Dieu opère dans le coeur d'un homme, il déplore son péché. Secondement...

— Arrêtez-vous là, je vous prie, dit Fidèle, et examinons, de plus près, ce premier point. Il me semble que vous devriez dire Cette grâce incline le cœur de l'homme à détester son péché.

— Quelle différence y a-t-il entre déplorer son péché et le détester ?

— Oh ! une très grande. Un homme peut déplorer son péché sans le détester encore réellement, sans avoir une réelle antipathie contre lui. J'en ai vu qui déclamaient contre le péché, en chaire, et qui le conservaient dans leur cœur et dans leur maison. La femme de Potiphar s'indigna très fort contre le péché d'impureté, et cependant, elle l'aurait commis très volontiers, si Joseph l'avait voulu. Bien des personnes agissent à l'égard du péché comme une mère qui crie contre son enfant, le traitant de polisson et de méchant, en même temps qu'elle le serre contre son cœur, et l'embrasse.

— Je crois que vous cherchez à m'embarrasser, dit Beau-Parleur.

— Pas du tout ; je remets seulement les choses au point. Mais quelle est, selon vous, la seconde preuve que l'œuvre de la grâce s'opère dans un cœur ?

— Elle communique la connaissance du mystère de l'Evangile.

— Il me semble que vous auriez dû citer cette preuve en premier lieu ; mais peu importe, car une grande connaissance des mystères de l'Evangile peut exister chez une personne encore étrangère à l'œuvre de la grâce. Quand Christ demanda à ses disciples : « Comprenez-vous toutes ces choses ? » et que ceux-ci répondirent : « Oui, » il ajouta : « Vous êtes heureux, pourvu que vous les pratiquiez. » (Jean 13.17) Car il y a une connaissance qui est stérile, celle de celui qui connaît la volonté de son Maître, et ne la fait pas. Un homme pourrait être aussi instruit que les anges, et cependant, n'être pas chrétien. Votre preuve n'est donc pas juste. La connaissance plaît aux hommes vains, mais l'obéissance plaît à Dieu. Non que le cœur puisse être bon sans la connaissance ; mais il y a une connaissance qui n'est qu'une spéculation de l'intelligence, tandis que la vraie connaissance s'accompagne de foi et d'amour, et apprend à l'homme à faire la volonté de Dieu. Un chrétien fidèle la désire et la demande : « Donne-moi l'intelligence pour que je garde ta loi, et que je l'observe de tout mon cœur. » (Psaumes 119.34)

— Vous cherchez de nouveau à n'embarrasser. Ce n'est pas juste.

— Eh bien, continua Fidèle, proposez-moi une autre preuve de l'action de la grâce dans le cœur.

— Non, car je vois que nous ne serons pas d'accord.

— Me permettez-vous, alors, de vous la donner ?

— Vous êtes libre.

— L'œuvre de la grâce se manifeste elle-même soit à celui dans lequel elle s'opère, soit à ceux qui vivent près de lui. Dans celui en qui elle agit, elle produit la conviction du péché ; (Romains 7.24) en particulier de sa révolte contre Dieu et de son incrédulité, (Jean 16.19) ce qui lui fait sentir le besoin du pardon de Dieu en Jésus-Christ. Cette conviction éveille en lui de la tristesse et de la honte, à cause de son péché ; (Jérémie 31.19) le Sauveur du monde se manifeste à lui, et il voit la nécessité absolue de s'unir à ce Sauveur pour la vie ; (Actes 4.12 ; Galates 2.16-20) il a faim et soif de justice et de sainteté, et il reçoit les promesses qui sont faites à cette faim et à cette soif. (Matthieu 5.6 ; Apocalypse 21.6) Sa joie, sa paix et son amour de la sainteté sont en proportion de sa foi en son Sauveur ; il désire le mieux connaître et le servir dans ce monde. Mais, quoiqu'il découvre toutes ces choses en lui, il est rarement capable de conclure que tout ceci est l'œuvre de la grâce, parce que sa corruption naturelle et les illusions de son esprit peuvent égarer son jugement. C'est pourquoi il ne suffit pas qu'il constate ces choses en lui, il lui faut de plus beaucoup de discernement pour en conclure qu'elles sont le résultat de l'œuvre de la grâce, et pour qu'il s'affermisse dans cette assurance.

Pour ceux qui vivent près de lui, cette œuvre se manifeste ainsi :

  1. Par une confession sincère de sa foi en Jésus-Christ.
  2. Par une vie d'accord avec cette confession, par la pureté du cœur, la sainteté de la conduite dans la vie de famille et dans les conversations.

La grâce lui enseigne à détester le péché, à haïr son vieil homme corrompu, à former les siens à la sainteté et à avancer la piété dans ce monde, non par des paroles seulement, comme les hypocrites et les beaux parleurs, mais par l'obéissance pratique, dans la foi et l'amour de la Parole.

Si vous avez quelque chose à objecter contre ce que je viens de dire, faites-le ; sinon, permettez-moi de vous poser une seconde question.

— Pour le moment, je ne dis rien ; j'écoute. Posez donc votre seconde question.

— La voici : Avez-vous fait l'expérience que je viens de décrire ? Votre vie et vos conversations en rendent-elles témoignage ? Ou votre piété se manifeste-t-elle « en paroles et avec la langue, et non en actions et avec vérité ? » Ne me répondez que ce que Dieu pourrait entendre et approuver, et que ce que votre conscience vous dicte, « car ce n'est pas celui qui se recommande lui-même qui est approuvé, c'est celui que le Seigneur recommande. » D'ailleurs, dire : « Je suis ainsi ou ainsi » quand nos actes ou ceux qui nous connaissent peuvent nous démentir est une tromperie.

Beau-Parleur rougit beaucoup en entendant cela, mais retrouvant son assurance, il répliqua :

— Vous en appelez maintenant à l'expérience, à la conscience et à Dieu pour justifier ce que vous dites. Je ne m'attendais pas à un tel discours, et je ne suis pas disposé à répondre à de semblables questions, je ne m'y vois pas obligé, à moins que vous ne vouliez être mon catéchiste, et même dans ce cas, je refuserais de vous reconnaître pour mon juge. Mais, je vous prie, pourquoi m'avez-vous posé ces questions ?

— Parce que je vous voyais disposé à causer, et que je ne savais pas que vous ne saviez l'aire que des discours. D'ailleurs, pour vous dire la vérité, j'ai appris que votre religion ne consiste qu'en paroles, et que votre vie dément ces paroles. On dit que vous êtes une tare parmi les chrétiens et que la piété est décriée à cause de vous. On dit encore que votre conduite en a déjà détourné plusieurs du bon chemin, et que beaucoup d'autres sont en danger de périr aussi. Vous alliez la religion à l'avarice, à l'impureté, aux jurements, au mensonge, à l'intempérance et à la fréquentation des mauvaises compagnies. Vous êtes à l'égard des vrais chrétiens, ce qu'une prostituée est à l'égard des honnêtes femmes.

— Puisque vous acceptez si facilement les racontages, et jugez si sévèrement les autres, je ne peux qu'en conclure que vous êtes un homme à l'esprit chagrin et mélancolique avec lequel on ne peut raisonner. Ainsi : Adieu !

Chrétien s'approcha alors et dit à son frère :

— Je t'avais bien dit que cela arriverait ; tes paroles et ses convoitises ne pouvaient s'accorder; il aime mieux perdre ta compagnie que réformer sa vie. Le voilà parti, laissons-le courir ; il nous a épargné la peine de nous séparer de lui. D'ailleurs c'est de semblables personnages que l'apôtre Paul dit : « Séparez-vous d'eux. » (1 Timothée 6.5 ; 2 Timothée 3.5 ; 2 Corinthiens 6.17)

— Je suis content, dit Fidèle, que nous ayons eu cette conversation avec lui; peut-être s'en souviendra-t-il quelquefois. Je lui ai parlé avec franchise ; s'il se perd, je serai innocent de son sang.

— Tu as bien fait de lui parler franchement. Il est rare aujourd'hui que les hommes soient aussi sincères les uns envers les autres, et c'est ce qui rend la religion odieuse à tant de personnes. Ces Beaux-Parleurs, dont la piété ne consiste qu'en paroles, et qui sont vicieux et méchants dans leurs actions, sont ceux qui scandalisent le monde, nuisent au christianisme et affligent les chrétiens sincères. Je voudrais que chacun usât envers de telles gens de la même fidélité dont tu as usé envers Beau-Parleur. Alors ils changeraient de conduite, ou la compagnie des chrétiens leur deviendrait si odieuse qu'ils ne pourraient la supporter.

Chrétien et Fidèle se mirent alors à chanter ce qui suit :

Un faux chrétien qui dans l'école
Du Saint-Esprit ne fut jamais instruit,
Se vante et fait beaucoup de bruit ;
De son savoir il se fait une idole.

Mais en vain à sa langue il donne un libre cours ;
Il n'est qu'une peste publique
Qui détruit plus par sa pratique
Qu'il ne bâtit par ses discours.

Puis ils continuèrent à parler de ce qu'ils avaient vu pendant leur voyage, ce qui donnait du charme au chemin, car ils traversaient alors un désert.

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