Le voyage du Pèlerin

14. Le Pèlerin trouve en Plein-d'Espoir un nouveau compagnon qui pense comme lui ; puis ils surmontent ensemble les dangers de la Richesse et des Pensées terrestres que leur font courir Intérêt-Personnel et ses compagnons. Ils repoussent l'appel de Démas qui cherche à les attirer vers la mine d'argent, sur le coteau du Lucre.

Alors je vis dans mon rêve que Chrétien n'était pas parti seul, car un homme, nommé Plein-d'Espoir, touché par la conduite et les souffrances de Chrétien et de Fidèle, s'était joint à lui. Il se lia d'amitié avec le Pèlerin, et lui dit qu'il voulait, désormais, l'accompagner, dans son voyage. Ainsi des cendres de celui qui avait sacrifié sa vie pour rendre témoignage à la vérité, naquit un compagnon pour Chrétien. Plein-d'Espoir assura son ami qu'il y avait encore plusieurs autres hommes qui n'attendaient qu'une occasion favorable pour les suivre.

Je vis ensuite, qu'à peine sortis de la foire, ils rejoignirent un homme qui marchait devant eux, et se nommait Intérêt-Personnel. Ils lui adressèrent la parole en lui demandant :

— De quelle contrée venez-vous, Monsieur, et jusqu'où comptez-vous suivre ce chemin ?

Il leur répondit qu'il venait de la ville de Beau-Discours, et qu'il se rendait à la Cité céleste, mais il ne leur dit pas son nom. Vous venez de la ville de Beau-Discours, s'écria Chrétien, y rencontre-t-on des gens de bien ?

— Oui, dit Intérêt-Personnel, je l'espère.

— Quel nom dois-je vous donner, Monsieur, demanda Chrétien.

— Je suis un étranger pour vous, comme vous l'êtes pour moi ; si vous suivez ce chemin, je serai heureux d'être votre compagnon de route, sinon j'en prendrai mon parti.

— J'ai entendu parler de la ville de Beau-Discours, et autant que je m'en souviens, c'est une ville riche, dit Chrétien.

— Oui, je- puis vous certifier que c'est la vérité ; moi-même j'y ai des parents fortunés.

— Dites-moi, je vous prie, quels sont vos parents, si vous ne me trouvez pas trop curieux.

— Presque toute la ville, et en particulier Monsieur de Tourne-Autour, Monsieur Esclave-des-Circonstances, Monsieur Beau-Parleur (dont les ancêtres ont donné le nom à la ville), Monsieur Tranquille, Monsieur Double-Voie, Monsieur N'Importe, et le pasteur de notre quartier, Monsieur Double-Langue, qui, est le propre frère de ma mère. A vous dire vrai, je suis un homme de qualité, quoique mon père fût un batelier qui regardait une rive tandis qu'il se dirigeait vers l'autre; j'ai gagné moi-même la plus grande partie de ce que je possède en faisant ce métier.

— Etes-vous marié ?

— Oui ; ma femme est une personne très vertueuse, fille d'une femme vertueuse elle-même, Madame Dissimulation, personne de grand mérite et de famille honorable. Ma femme est si bien élevée qu'elle peut s'entretenir aussi bien avec les princes qu'avec les paysans.

Il est vrai que nous différons un peu, en ce qui concerne la religion, de ceux qui sont stricts; particulièrement sur deux points. Le premier, c'est que nous n'allons jamais contre le vent, ni contre la marée. le second, c'est que nous sommes très zélés quand la religion est estimée. Nous aimons nous montrer, avec elle, dans, les rues, lorsque le soleil brille et que le peuple l'applaudit.

Chrétien se retira un peu à l'écart, et dit à son compagnon Plein-d'Espoir :

— Il me vient à l'idée que cet homme, pourrait bien, être Intérêt-Personnel, de la ville de Beau-Discours, Si je ne me trompe pas, nous avons en notre compagnie l'un des plus grands coquins qu'il y ait dans ces contrées.

— Questionne-le, pour savoir si c'est bien lui ; il ne doit, pas avoir honte de son nom, dit, Plein-d'Espoir.

Chrétien se rapprocha de lui et lui dit :

— Monsieur, vous parlez comme si vous étiez l'homme le plus sage du monde, et si je ne me trompe, il me semble que j'ai deviné qui vous êtes. Votre nom, n'est-il pas Monsieur Intérêt-Personnel de la ville de Beau-Discours ?

— Ce n'est pas mon vrai nom, mais un sobriquet que, m'ont donné, certaines gens qui ne peuvent me souffrir. Je dois l'accepter comme un opprobre qui a atteint beaucoup d'autres gens de bien avant moi.

— Mais n'avez-vous jamais donné occasion à ces hommes de vous appeler ainsi ?

— Jamais ! jamais ! La seule, chose qui aurait pu donner l'occasion de m'affubler de ce surnom, c'est que j'ai toujours. eu le bonheur de régler mes sentiments et ma conduite. d'après l'opinion du monde, quelle qu'elle fût. Je puis dire que j'ai toujours bien réussi en agissant ainsi. Par conséquent je considère, le reproche que contient, mon surnom comme une. bénédiction.

— Je pensais bien que vous étiez l'homme dont j'ai entendu parler, et si vous tenez à connaître mon opinion, je vous dirai que votre surnom vous convient mieux que vous ne le supposez.

— Eh bien, si c'est votre idée, je n'y puis rien ; mais vous reconnaîtrez, que je suis un camarade agréable, si vous voulez encore m'admettre dans votre compagnie.

— Si vous voulez venir avec nous, il faut vous attendre à marcher contre vents et marées, ce qui, je crois, est contraire à vos habitudes; vous devrez aussi rester fidèle à la religion aussi bien lorsqu'elle marche en habits déchirés que lorsqu'elle porte de riches vêtements, et la suivre quand elle conduit dans les fers aussi bien que lorsqu'elle traverse les rues aux applaudissements de la foule.

— Vous n'avez pas le droit de m'imposer quoi que ce soit. Laissez-moi ma liberté, et permettez-moi de vous accompagner.

— Non, pas un pas de plus, répondit Chrétien, à moins que vous ne vouliez faire comme nous.

— Je ne veux pas abandonner mes principes, car ils sont avantageux et profitables. Si vous ne me voulez pas avec vous, j'irai seul, Jusqu'à ce que je trouve quelqu'un qui apprécie ma société, dit Intérêt-Personnel.

Je vis alors, dans mon rêve, Chrétien et Plein-d'Espoir le quitter et marcher à une certaine distance devant lui ; mais l'un des deux s'étant retourné aperçut trois hommes qui suivaient Intérêt-Personnel. Lorsqu'ils furent près de lui, il s'inclina pour les saluer respectueusement, et eux lui firent aussi un compliment. Ces hommes se nommaient : Messieurs Ami-du-Monde, Ami-de-l'Argent et Accapare-Tout ; c'étaient des connaissances d'Intérêt-Personnel, car, dans leur jeunesse, ils avaient été camarades d'école, et avaient tous trois suivi les cours de Monsieur Grippe-Sou, instituteur à Amour-du-Gain, ville commerçante de la contrée de l'Avarice, dans le Nord. Cet instituteur leur apprit l'art de gagner de l'argent par violence, fourberie, flatterie, mensonge ou même par l'apparence de la piété, et ces quatre gentilshommes avaient si bien profité de ses leçons que chacun d'eux aurait pu devenir professeur à son tour.

Quand ils se furent salués, comme je l'ai dit, Monsieur Ami-de-l'Argent dit à Intérêt-Personnel :

— Qui sont ces gens qui marchent là, devant nous ? Car Chrétien et Plein-d'Espoir n'étaient pas encore hors de vue.

— Ce sont deux citoyens d'un même pays qui font un pèlerinage à leur manière.

— Pourquoi ne nous ont-ils pas attendu, afin que nous puissions jouir de leur compagnie ? Car je pense qu'eux et nous, et vous aussi, Monsieur, faisons le même voyage.

— C'est vrai, mais ces pèlerins qui marchent devant nous sont si rigides, si attachés à leurs propres opinions, ils estiment si peu celles des autres, que dès qu'un homme, tant bon soit-il, ne pense pas exactement comme eux, ils se séparent de lui.

— C'est mal, dit Accapare-Tout ; mais j'ai lu quelque part qu'il existe des hommes « justes à l'excès » et que leur sévérité les porte à juger et à condamner tout le monde sauf eux-mêmes. Mais dites-moi, je vous en prie, sur quels points différiez-vous d'opinion ?

— Eh bien, ils considèrent que, d'après leurs principes, ils doivent poursuivre leur voyage par tous les temps, et moi je trouve qu'il faut s'inquiéter du vent et de la marée. Ils risquent tout ce qu'ils possèdent pour Dieu, et je trouve qu'il faut assurer sa vie et sa position. Ils maintiennent leur opinion, lors même que le monde entier serait contre eux ; mais je trouve qu'il faut avoir juste autant de religion que l'époque, le temps et notre avantage le permettent. Ils restent fidèles à la piété lorsqu'elle est exposée à l'opprobre et aux injures, tandis que j'aime la religion lorsqu'elle est honorée et applaudie.

— Tenez-vous ferme dans vos principes, cher Monsieur, dit Ami-du-Monde. Pour ma part, je considère comme fou, celui qui, ayant la liberté de conserver ce qu'il a, est assez insensé pour le perdre. Soyons « prudents comme des serpents; » il faut « moissonner pendant que le soleil brille ! » Vous avez remarqué comme l'abeille demeure tranquille en hiver, et ne butine que lorsqu'elle peut en retirer profit et plaisir. Dieu lui-même envoie tantôt la pluie, tantôt le soleil; s'il est des hommes assez stupides pour voyager par la pluie, qu'ils le fassent ; mais nous, nous attendrons le beau temps ! Pour moi, j'aime la religion qui s'accorde avec la possession des biens que Dieu nous octroie, car quel est l'être raisonnable qui prétendrait que Dieu ne veut pas que nous conservions, pour l'amour de lui, les biens qu'il nous a départis ? Abraham et Salomon étaient riches, et Job a dit que l'homme juste « amasse l'or comme la poussière. » Mais ce ne doit pas être le cas de ces hommes qui marchent devant nous, s'ils sont tels que vous les avez décrits.

— Je crois que nous sommes tous d'accord sur ces sujets ; il est donc inutile d'en parler davantage, dit Accapare-Tout.

— Non, il n'y a plus rien à ajouter, car celui qui ne suit ni l'Ecriture, ni sa raison — et vous avez remarqué que toutes deux sont pour nous — méconnaît sa liberté et ne recherche pas sa propre sécurité, dit Ami-de-l'Argent.

— Mes frères, dit Intérêt-Personnel, nous faisons tous le même pèlerinage ; permettez-moi, comme diversion, de vous proposer de résoudre cette question.

Supposez qu'un homme, pasteur, commerçant, ou autre, trouve l'occasion d'acquérir les biens de ce monde, mais qu'il ne puisse les obtenir qu'en devenant, au moins en apparence, très zélé sur certains points de doctrine qui lui étaient restés étrangers jusqu'alors, ne pourrait-il pas atteindre son but, et être cependant un homme tout à fait honnête ?

— Je comprends parfaitement votre question, dit Ami-de-l'Argent, et si ces Messieurs me le permettent, j'essayerai de vous donner une réponse exacte.

Et tout d'abord, parlons du pasteur. Supposons donc qu'un pasteur, très digne homme, ait un très petit revenu, et qu'il se présente, pour lui, un poste plus avantageux, qu'il pourrait obtenir à condition d'être plus zélé, de prêcher plus fréquemment, et, à cause du caractère de son troupeau, de renoncer à quelques-uns de ses principes. Je ne vois, pour ma part, aucune raison qui pourrait l'empêcher d'accepter ce poste, tout en restant un honnête homme. Car :

  1. Son désir d'avoir un plus fort revenu est légitime ; il ne peut en douter puisque, la Providence le lui offre. Il peut donc accepter cette place plus avantageuse sans en faire un cas de conscience.
  2. Le fait d'accepter ce poste le rendra plus zélé, plus studieux, et le développera ainsi spirituellement, ce qui ne peut qu'être agréable à Dieu.
  3. En s'accommodant an caractère de son troupeau pour mieux le servir, même s'il doit, pour cela, abandonner quelques-uns de ses principes, il fait preuve d'abnégation, de dévouement ; il se fait tout à tous, ce qui est un précepte apostolique.
  4. Je conclus donc qu'un pasteur qui abandonne un poste modeste pour un plus avantageux, ne doit pas être accusé d'avarice ; au contraire, son influence étant plus étendue, il aura plus d'occasions de faire le bien en saisissant l'avantage qui se présente à lui.

Et si nous considérons que la question s'applique à un commerçant, je répondrai :

Supposons un négociant ayant un emploi peu rétribué et qui, en pratiquant davantage la religion, pourrait améliorer sa position, car il trouverait ainsi l'occasion d'épouser une femme riche, ou attirerait plus de clients dans son magasin. Pour ma part, je ne vois pas pourquoi il ne pourrait pas légitimement agir ainsi. Car :

  1. Devenir religieux, c'est une vertu, quel que soit le mobile qui vous pousse à l'être.
  2. Il n'est pas défendu d'épouser une femme riche, ou d'attirer des clients dans son magasin.
  3. Celui qui obtient ces avantages en devenant religieux, les acquiert de personnes qui sont bonnes et devient bon lui-même. Donc, obtenir une bonne femme, de bon clients et un bon gain en devenant religieux est chose bonne et permise.

Cette réponse de Monsieur Ami-de-l'Argent à Monsieur Intérêt-Personnel fut applaudie de tous. Et comme ils s'imaginaient que personne ne pouvait la contredire et que Chrétien et Plein-d'Espoir étaient encore à leur portée, ils les appelèrent, afin de leur poser la question et de les confondre par cette réponse, pour les punir de s'être opposés auparavant à Monsieur Intérêt-Personnel.

Entendant leur appel, Chrétien et Plein-d'Espoir, s'arrêtèrent et les attendirent.

Les autres résolurent entre eux, en cheminant, que ce ne serait pas Monsieur Intérêt-Personnel qui leur poserait la question, mais le vénérable Monsieur Ami-du-Monde, afin que les pèlerins ne fissent pas une réponse aussi vive que celle qu'ils avaient adressée à Monsieur Intérêt Personnel avant de le quitter.

Ils les rejoignirent donc, et après les salutations d'usage, Monsieur Ami-du-Monde leur posa la question en leur demandant d'y répondre s'ils le pouvaient.

— Le plus jeune enfant dans la foi serait capable de répondre, dit Chrétien, à dix mille questions semblables. Car s'il est déjà mal de suivre Christ pour obtenir du pain, comme il est écrit, (Jean 6.26) à plus forte raison est-il abominable de faire de lui, et de la religion, un prétexte pour obtenir des avantages matériels et mondains. Aussi une semblable opinion ne peut-elle être soutenue que par des païens, des hypocrites, des démons ou des magiciens.

  1. Par des païens, car lorsque Hémor et Sichem, convoitant les filles et les troupeaux de Jacob, virent qu'il n'y avait pas d'autre moyen de les obtenir que de se faire circoncire, ils dirent à leurs compagnons : « Si tout mâle parmi nous se faisait circoncire, comme ils sont eux-mêmes circoncis, leurs filles, leurs troupeaux, leurs biens et tout leur bétail ne seraient-ils pas à nous? » Leurs filles et leurs troupeaux, voilà ce qu'ils voulaient obtenir, et la pratique religieuse de la circoncision n'était que le prétexte dont ils se servaient pour y parvenir. Lisez toute l'histoire. (Genèse 34.20-26)
  2. Par des hypocrites. Voyez les Pharisiens. Ils faisaient, pour l'apparence, de longues prières, mais ils dévoraient les maisons des veuves, et cela aggravait leur condamnation devant Dieu. (Luc 20.40-47)
  3. Par des démons. Judas suivait les mêmes principes. Il était disciple de Jésus pour porter la bourse, mais en réalité, il était un fils de perdition.
  4. Par des magiciens. Simon le magicien voulut obtenir le Saint-Esprit avec de l'argent, mais son jugement sortit de la bouche de l'apôtre Pierre : « Que ton argent périsse avec toi ! » (Actes 8.19-20)

Je ne puis m'enlever de l'esprit la pensée que ceux qui deviennent religieux par amour du monde peuvent aussi facilement renoncer à la religion pour le même motif. Ainsi Judas, qui suivait Christ tout en aimant l'argent, vendit son maître pour en acquérir. Répondre affirmativement à votre question, comme je vois que vous l'avez fait, et accepter cette réponse, ce ne peut être que païen, hypocrite et diabolique ; votre salaire sera d'accord avec vos œuvres.

A ces mots, les quatre amis se regardèrent fixement les uns les autres, mais ils ne trouvèrent rien à répondre à Chrétien. Plein-d'Espoir approuva la réponse de son ami, puis il se fit un grand silence.

Monsieur Intérêt-Personnel et ses compagnons restèrent en arrière, tandis que Chrétien et Plein-d'Espoir, poursuivant leur route, les devancèrent.

Alors Chrétien dit à son compagnon :

— « Si ces hommes ont la bouche fermée devant le jugement d'un de leurs semblables, comment subsisteront-ils devant le jugement de Dieu ? Et s'ils sont muets devant un vase de terre, quelle sera leur attitude quand ils seront exposés au feu dévorant de la colère divine? »

Chrétien et son compagnon les perdirent bientôt de vue, et continuèrent leur route jusqu'à ce qu'ils arrivassent à une plaine, nommée Repos, qu'ils traversèrent avec un grand plaisir.

Mais cette plaine étant peu étendue, ils l'eurent bientôt dépassée. De l'autre côté était un coteau, nommé Lucre, qui renfermait des mines d'argent. Bien des voyageurs se sont détournés pour aller les voir, mais s'étant approchés trop près de l'ouverture du puits, le terrain trompeur s'est éboulé sous leurs pieds et ils ont été tués. D'autres y sont devenus infirmes et n'ont pas recouvré l'usage de leurs membres pendant toute leur vie.

Dans mon rêve, je vis ensuite, un peu en dehors du chemin, du côté des mines d'argent, un homme nommé Démas ; il avait l'air distingué et invitait les passants à venir à lui. Apercevant Chrétien et son compagnon, il leur cria :

— Holà ! holà ! Venez jusqu'ici, je veux vous montrer quelque chose.

— Est-ce une chose qui vaut vraiment la peine que nous nous détournions de notre chemin ? demanda Chrétien.

— C'est une mine d'argent, et bien des personnes y piochent pour en retirer un trésor. Si vous voulez venir, avec peu de peine vous pourrez vous enrichir facilement.

— Alors, dit Plein-d'Espoir, allons-y.

— Non, pas moi, dit Chrétien ; j'ai entendu parler de cette mine avant ce jour, et je sais combien de pèlerins y sont morts. D'ailleurs, ce trésor est un piège pour ceux qui le cherchent, car il les détourne de leur pèlerinage.

Chrétien cria alors à Démas :

— Le chemin n'est-il pas dangereux ? N'a-t-il pas détourné plusieurs pèlerins de leur voyage ?

— Il n'est pas très dangereux, répondit Démas, excepté pour ceux qui sont étourdis. Mais il rougit en disant cela.

— Ne nous écartons pas de notre chemin ; crois-moi, dit Chrétien à Plein-d'Espoir.

— Je suis sûr que lorsque Intérêt-Personnel et ses compagnons arriveront ici, ils accepteront l'invitation, et iront voir la mine.

— Il n'y aura rien d'étonnant à cela, car leurs principes les conduisent dans cette voie ; mais il est fort probable qu'ils y mourront.

Démas les appela de nouveau :

— Encore une fois, ne voulez-vous pas venir ici ? Alors Chrétien lui répondit franchement :

— Démas, tu es un ennemi des voies du Seigneur, (1 Timothée 4.10) et tu as déjà été condamné, par un des serviteurs de sa Majesté, pour t'être détourné du droit chemin. Pourquoi cherches-tu à nous placer sous la même condamnation ? D'ailleurs, si nous nous éloignions de la voie droite, notre Seigneur le Roi le saurait bientôt, et nous confondrait là où nous pouvons maintenant marcher avec joie devant sa face.

Démas leur cria qu'il était aussi de leur société, et que s'ils voulaient l'attendre un moment, il irait avec eux.

Mais Chrétien lui répondit :

— Quel est ton nom ? N'est-ce pas celui dont je viens de me servir ?

— Oui, mon nom est Démas ; je suis un fils d'Abraham.

— Je te connais, dit Chrétien. Guéhazi était ton aïeul et Judas ton père. Tu as marché sur leurs traces. C'est un métier diabolique que celui que tu fais ; ton père fut pendu comme traître, et tu ne mérites rien de mieux. (Matthieu 26.14-15) Tu peux être sûr que lorsque nous arriverons près du Roi, nous lui ferons connaître ta conduite.

Puis ils s'en allèrent.

Pendant qu'ils causaient avec Démas, Intérêt-Personnel et ses compagnons avaient gagné du terrain. Au premier signe de Démas, ils allèrent à lui. Maintenant, je ne saurais dire s'ils tombèrent dans le puits en voulant s'approcher de trop près, ou s'ils descendirent dans la mine pour y travailler, ou s'ils furent asphyxiés par les vapeurs qui s'en échappent continuellement ; ce qu'il y a de certain, c'est qu'on ne les revit plus dans le chemin.

Chrétien se mit à chanter :

Un jour, l'exécrable Démas
Vint au-devant d'un Homme peu fidèle
A peine paraît-il avec ses faux appas,
Que ce malaise court où Démas l'appelle.

Séduit par l'éclat des faux biens,
Il quitte Dieu pour des idoles vaines ;
Et son âme se livre aux funestes liens
Du tyran infernal qui l'accable de chaînes.

Funeste exemple du courroux
Qu'exercera le Monarque suprême
Sur ceux qui n'ont suivi Jésus, ce chef si doux,
Que pour des biens trompeurs, et non pas pour lui-même !

Ensuite je vis les Pèlerins arriver à une place où se trouvait, près du grand chemin, un ancien monument qui leur causa à tous deux une grande surprise. On aurait dit une femme transformée en colonne. Ils s'arrêtèrent longtemps pour la regarder attentivement, mais ne comprirent pas tout de suite ce que cela pouvait être. Enfin Plein-d'Espoir aperçut sur le front de cette espèce de statue, une inscription en caractères très anciens. Comme il n'était pas lettré, il appela Chrétien, qui était très instruit, afin qu'il déchiffrât l'inscription. Celui-ci, après avoir assemblé les lettres, lut ces mots : « Souvenez-vous de la femme de Lot. » (Luc 17.32)


Souvenez-vous de la femme de Lot.

Il communiqua sa découverte à son compagnon, et ils conclurent tous deux que c'était la statue de sel en laquelle la femme de Lot fut changée parce qu'elle avait jeté en arrière un regard de convoitise, quand elle fuyait de Sodome.

Cela leur donna l'occasion de s'entretenir comme suit :

— Ah ! mon frère, dit Chrétien, cette statue vient à propos, après l'invitation que nous fit. Démas de visiter le coteau du Lucre. Si nous nous étions laissé tenter de l'accepter, comme tu en as eu un instant l'intention, nous aurions certainement, comme cette femme, servi d'exemple à ceux qui seraient venus après nous.

— Je suis fâché d'avoir été aussi insensé, dit Plein-d'Espoir, car quelle différence y a-t-il entre son péché et le mien ? Elle a regardé en arrière, et moi j'ai eu le désir d'aller voir de plus près. La grâce de Dieu soit bénie ! Je suis honteux d'être capable d'avoir eu une telle pensée dans mon cœur.

— Que ceci nous serve d'avertissement pour l'avenir, dit Chrétien. Quoique cette femme ait échappé au jugement qui a atteint Sodome, elle a cependant été détruite par un autre jugement ; comme nous venons de le voir, elle a été changée en statue de sel.

— C'est vrai, répondit Plein-d'Espoir ; elle doit être pour nous un avertissement et un exemple : un avertissement, pour que nous évitions de tomber dans le même péché, et un exemple du jugement qui atteindrait ceux qui ne prendraient pas garde à l'avertissement. Coré, Dathan et Abiram, ainsi que les deux cent cinquante hommes qui périrent avec eux, furent aussi un avertissement et un exemple. (Nombres 26.9-10) Mais, par-dessus tout, une chose m'étonne : comment Démas et ses compagnons peuvent-ils ainsi rechercher les richesses quand cette femme qui n'a. fait que jeter un regard en arrière — car il ne nous est pas dit qu'elle soit sortie du chemin — a été changée en statue de sel pour servir d'exemple. Ils ne peuvent cependant s'empêcher de la voir s'ils lèvent seulement les veux.

— C'est, en effet, une chose surprenante, dit Chrétien, et cela prouve que leur cœur est désespérément malade ; je ne puis les comparer qu'à ces pick-pockets qui volent en présence du juge et jusqu'au pied du gibet. Il est dit des hommes de Sodome « qu'ils étaient de grands pécheurs contre l'Eternel, » (Genèse 13.13), malgré la bonté qu'Il leur témoignait, car le pays de Sodome était semblable au jardin d'Eden. Cela provoqua la jalousie de l'Eternel. et alluma contre eux le feu de sa colère. On peut en conclure que ceux qui pèchent à la vue et au mépris de tels exemples qui leur servent continuellement d'avertissements, auront tôt ou tard â passer par les jugements les plus sévères.

— Sans aucun doute, tu as dit la vérité, dit Plein-d'Espoir. Quelle grâce que ni toi, ni moi surtout, nous n'ayons agi de manière à servir d'exemple aux autres ! C'est une occasion pour nous de remercier Dieu et de le craindre, en nous souvenant toujours de la femme de Lot.

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