Le voyage du Pèlerin

15. En sortant du bon chemin, les Pèlerins arrivent au château du Doute, d'où ils réussissent à s'échapper, après beaucoup de souffrances, au moyen de la clef de la Promesse

Je vis alors les Pèlerins continuer leur voyage le long d'un agréable cours d'eau que le roi David nommait « le ruisseau de Dieu, » et l'apôtre Jean « le fleuve d'eau de la vie. » (Psaumes 65.10 ; Apocalypse 22.1)

Leur chemin passait tout près du bord ; Chrétien et son compagnon le suivaient avec délice. Ils burent de cette eau ; elle était vivifiante, et ranima leurs esprits lassés. Des arbres fruitiers verdoyants, aux fruits de toutes espèces, bordaient les deux côtés de la rivière. Les Pèlerins mangèrent de leurs feuilles pour prévenir la fatigue et les maladies que peuvent occasionner les longs voyages. Il y avait aussi, des deux côtés de la rivière, de ravissantes prairies, parsemées de lis, et dont la verdure durait toute l'année. Nos voyageurs s'y couchèrent, et s'y endormirent, car ils pouvaient se reposer dans ce lieu en toute sécurité. En se réveillant, ils cueillirent quelques fruits de ces arbres et les mangèrent; ils burent encore de l'eau de la rivière, puis ils se rendormirent. Ils se reposèrent ainsi pendant plusieurs jours, et chantèrent :

Heureux séjour, charmantes rives,
Sources d'eaux brillantes et vives,
Arbres féconds, chargés de fruits, dont les vertus
Restaurent l'âme languissante,
Et dont l'efficace puissante
Ranime les sens abattus !

Aimables lieux!
Qui peut décrire
Les charmes qu'en vous on admire
Heureux qui, peut jouir de vos divins attraits !
Heureux qui, fuyant tous les vices,
Dans ce paradis de délices,
Boivent les plaisirs à longs traits !

Quand ils furent disposés à continuer leur voyage — car ils n'étaient pas encore arrivés au but — ils mangèrent et burent de nouveau, puis ils se mirent en route.

Je remarquai, dans mon rêve, qu'ils n'étaient pas, encore bien loin, lorsque le chemin commença à s'écarter de la rivière, ce qui les chagrina beaucoup. Ils n'osèrent cependant pas le quitter, quoiqu'il fût rude et raboteux, et que les plantes de leurs pieds eussent été rendues tendres et délicates par leur long voyage. Ils furent découragés, comme les Israélites dans le désert, et en désirèrent un meilleur (Nombres 21.5)

A gauche du chemin, ils aperçurent une prairie et une barrière ouverte qui permettait d'y passer. Cette prairie se nomme Prairie du Détour.

Chrétien dit alors à son compagnon :

— Si cette prairie longe notre chemin, entrons-y.

Ils s'y dirigèrent et aperçurent un sentier qui suivait la route, de l'autre côté de la clôture.

— C'est justement ce que je désirais, dit Chrétien, voici un chemin plus facile ; viens, cher compagnon, prenons-le.

— Mais si ce sentier nous conduisait hors du bon chemin ? objecta Plein-d'Espoir.

— Ce n'est pas probable, répondit l'autre. Regarde, ne suit-il pas la route.

Plein-d'Espoir, persuadé par son camarade, le rejoignit. Ils commencèrent par trouver le sentier doux sous leurs pieds ; puis voyant devant eux un homme, nommé Confiance-en-soi, qui le suivait aussi, ils l'appelèrent et lui demandèrent où ce sentier conduisait.

— A la porte céleste, leur répondit-il.

— Tu vois, dit Chrétien, je ne me suis pas trompé et nous sommes dans le bon chemin.

Ils continuèrent à  suivre Confiance-en-soi. Mais la nuit survint, et elle était si sombre qu'ils perdirent bientôt de vue celui qui marchait devant eux.

Confiance-en-soi, ne distinguant plus son chemin, tomba dans un puits profond qui avait été creusé, sur l'ordre du Prince du pays, pour être en piège aux hommes vains et orgueilleux, (Esaïe 9.16) et il s'y brisa les os.

Chrétien et son compagnon entendirent le bruit de sa chute ; ils l'appelèrent, mais ne reçurent pas d'autre réponse qu'un gémissement.

— Où sommes-nous maintenant ? demanda Plein-d'Espoir. Son compagnon resta silencieux, car il s'apercevait qu'il s'était égaré loin du bon chemin.

Pour comble de malheur, la pluie commença à tomber. Un violent orage, accompagné d'éclairs et de tonnerres, se déchaîna. Alors Plein-d'Espoir se mit à gémir et à soupirer en disant :

— Ah ! si j'étais resté sur la route !

— Qui aurait cru que ce sentier nous égarerait ? dit Chrétien.

— Je l'ai craint dès le commencement, et je t'en ai averti. J'aurais insisté davantage si tu n'étais pas plus âgé et plus expérimenté que moi.

— Cher frère, ne sois pas fâché ! dit Chrétien ; je suis peiné de t'avoir entraîné hors du chemin et exposé au danger. Je t'en prie, frère, pardonne-moi ; je n'ai pas eu une mauvaise intention.

— Rassure-toi, mon frère, je te pardonne. Je crois que cela contribuera à notre bien.

— Je suis heureux d'avoir auprès de moi un frère aussi miséricordieux. Mais il ne faut pas nous attarder ici ; essayons de rebrousser chemin.

— Laisse-moi alors passer le premier, dit Plein-d'Espoir.

— Non, je veux passer moi-même le premier, afin que s'il se présente un danger, j'y sois exposé avant toi, car c'est par ma faute que nous sommes hors du bon chemin.

— Je ne le permettrai pas, répondit Plein-d'Espoir, car ton esprit est troublé, et tu pourrais encore manquer la route. Alors ils entendirent une voix encourageante qui disait « Prends garde à la route, au chemin que tu as suivi. » (Jérémie 31.21)

Mais pendant ce temps les eaux s'étaient élevées, et le retour était devenu très difficile. Je pensai alors qu'il est plus facile de sortir du chemin quand on y est, que d'y rentrer quand on en est sorti.

Ils essayèrent de revenir sur leurs pas, mais la nuit était si sombre, et l'orage si violent, qu'ils manquèrent neuf ou dix fois de se noyer.

Malgré toute la peine qu'ils se donnèrent, ils ne purent, cette nuit là, revenir jusqu'à la clôture. Les éclairs leur montrant un petit abri, ils s'y réfugièrent pour attendre l'aube du jour, et comme ils étaient très fatigués, ils s'y endormirent.

Non loin de là se trouvait un château nommé le château du Doute ; il était habité par le géant Désespoir, et c'était sur ses terres qu'ils s'étaient endormis.

Quand le matin fut venu, Désespoir sortit pour se promener dans ses propriétés. Il arriva à l'endroit où dormaient Chrétien et Plein-d'Espoir. Alors, d'une voix furieuse et menaçante, il les réveilla et leur demanda d'où ils venaient, et ce qu'ils faisaient dans ses domaines. Ils lui répondirent qu'ils étaient des pèlerins ayant perdu leur chemin.


Il arriva à l'endroit où dormaient Chrétien et Plein d'Espoir.

— Eh bien, dit le géant, vous avez violé mes domaines en y entrant et en vous y couchant. Suivez-moi.

Ils furent forcés de le suivre, parce qu'il était plus puissant qu'eux. Ils ne pouvaient, du reste, pas se défendre parce qu'ils se sentaient coupables. Le géant les poussa devant lui, les conduisit dans son château et les enferma dans un cachot très sombre, malpropre et puant. (Psaumes 88.7) Ils y séjournèrent depuis le mercredi matin jusqu'au samedi soir, sans qu'on leur donnât ne fût-ce qu'une bouchée de pain, un verre d'eau, ou un peu de lumière, et sans que personne vint leur parler. Ils étaient ainsi privés d'espoir, loin de tous leurs amis et connaissances.

Chrétien était le plus affligé des deux, parce que c'était son conseil imprudent qui les avait amenés là, et leur avait attiré cette détresse.

Le géant Désespoir était marié, et sa femme se nommait Défiance. Quand il fut couché, il raconta à sa femme ce qu'il avait fait, et comment il avait jeté dans son donjon deux hommes qui avaient violé ses domaines ; puis il lui demanda ce qu'elle lui conseillait de faire d'eux.

Elle le pria de lui dire qui ils étaient, d'où ils venaient, et où ils allaient, et il satisfit sa curiosité. Alors elle lui conseilla de les battre sans merci le lendemain matin.

Lorsqu'il s'éveilla, il se rendit auprès d'eux, armé d'un énorme gourdin. Il commença à les invectiver comme s'ils étaient des chiens, quoiqu'ils ne lui eussent pas adressé une seule mauvaise parole, puis ils les battit jusqu'à ce qu'ils ne pussent plus faire un mouvement. Puis il les laissa sur le carreau, où ils eurent tout le temps de se lamenter sur leurs maux, et de déplorer leur misère.

La nuit suivante, la femme du géant, ayant appris qu'ils étaient encore en vie, conseilla à son mari de s'en débarrasser en les engageant à se détruire eux-mêmes.

Quand le matin fut venu, il se rendit auprès d'eux et leur parla aussi grossièrement, que la veille. Voyant qu'ils étaient très malades des coups qu'ils avaient reçus, il leur dit que, puisqu'ils n'avaient aucun espoir de se tirer d'affaire et de sortir de là, il leur conseillait d'en finir avec la vie, et de choisir entre le couteau, la corde et le poison.

— Car, disait-il, pourquoi tiendriez-vous à la vie puisqu'elle est semée de tant de maux ?

Ils lui répondirent en le suppliant de les remettre en liberté. Mais il se fâcha et se rua sur eux de telle façon qu'il les aurait certainement achevés lui-même, s'il n'avait été frappé d'une attaque — il en avait quelquefois lorsque le soleil brillait — qui lui ôta l'usage de ses mains. Il se retira, et les laissa de nouveau seuls. Les prisonniers se consultèrent pour savoir s'ils ne feraient pas mieux de suivre le conseil du géant.

— Frère, dit Chrétien, qu'allons-nous faire ? La vie que nous menons maintenant est si misérable que je ne sais, pour ma part, s'il vaut mieux la prolonger ou y mettre un terme. « Ah je voudrais être étranglé ! je voudrais la mort plutôt que ces os ! (Job 7.15) et la tombe me serait préférable à ce donjon. Nous laisserons-nous tyranniser par ce géant ?

— Il est vrai que notre condition actuelle est affreuse et je préférerais la mort à la vie que nous avons ici ; mais souvenons-nous que le Seigneur du pays où nous nous rendons a dit : « Tu ne tueras point. » Et si nous ne devons pas tuer notre prochain, à plus forte raison ne devons-nous pas nous détruire nous-mêmes. D'ailleurs, celui qui tue son semblable ne tue que son corps, tandis que celui qui se détruit lui-même, tue son corps et son âme du même coup. Tu parles, mon frère, du repos de la tombe, mais as-tu oublié que c'est l'enfer qui attend les meurtriers, car aucun meurtrier n'a la vie éternelle. (1 Jean 3.15) Puis, souviens-toi aussi que le géant Désespoir n'est pas tout-puissant ; bien d'autres que nous, sans doute, ont pu s'échapper de ses mains. Qui sait si Dieu, qui a créé le monde, ne fera pas mourir ce géant ? Ou bien ne pourrait-il pas arriver qu'il oublie une fois de nous enfermer, ou qu'il ait, en notre présence, une nouvelle attaque qui le priverait de l'usage de ses membres ? Pour ma part, je suis décidé à prendre courage et à tenter l'impossible pour lui échapper. J'ai été un insensé de ne pas essayer plus tôt. Prenons patience encore un peu de temps, cher frère, et supportons notre sort. L'heure de la délivrance sonnera peut-être bientôt ; ne soyons pas nos propres meurtriers.

Par ces paroles, Plein-d'Espoir réconforta l'esprit de son compagnon, et ils continuèrent à s'entretenir ensemble, dans l'obscurité, de leur triste état.

Vers le soir, le géant se rendit de nouveau au donjon pour voir si ses prisonniers avaient suivi son conseil.

Il les trouva encore en vie. Encore vivants ! c'était bien tout ce qu'on pouvait dire d'eux, car grâce à la privation totale de nourriture et de boisson, ainsi qu'aux plaies dont ils étaient couverts, ils n'avaient plus que le souffle.

Quand il vit qu'ils n'étaient pas encore morts, il entra, dans une violente rage, et leur dit que puisqu'ils avaient repoussé son conseil, ils en arriveraient à regretter le jour de leur naissance.

Les Pèlerins se mirent à trembler, et je crois même que Chrétien s'évanouit. Quand il revint à lui, les deux amis se consultèrent de nouveau pour savoir s'il ne valait pas mieux suivre le conseil du géant. Chrétien y paraissait décidé, mais Plein-d'Espoir lui dit :

— Mon frère, ne te souviens-tu pas comme tu as été vaillant jusqu'ici ? Apollyon n'a pu te vaincre, et tout ce que tu as vu et entendu dans la vallée de l'Ombre de la Mort, toutes les terreurs et les dangers que tu as traversés n'ont pu t'abattre. Et maintenant tu trembles et te désespères ! Je suis enfermé comme toi dans ce donjon, je suis un homme bien plus faible que toi, le géant m'a frappé et blessé autant que toi ; je souffre de la faim, de la soif et de l'obscurité comme toi. Mais prenons encore patience. Souviens-toi combien tu as été courageux à la Foire aux Vanités ; tu ne t'es laissé effrayer ni par les chaînes, ni par l'emprisonnement dans la cage, ni même par la perspective d'une mort violente. C'est pourquoi ne nous laissons pas aller à des sentiments indignes d'un chrétien, et supportons nos maux patiemment aussi longtemps que possible.

La nuit venue, la femme du géant lui demanda, quand ils furent couchés, si les prisonniers avaient suivi son conseil. A quoi il répondit :

— Ce sont de vigoureux coquins, ils aiment mieux tout supporter que d'en finir avec la vie.

— Alors, dit-elle, fais-les sortir demain dans la cour du château et montre-leur les ossements et les crânes de ceux que tu as déjà tués, et dis-leur qu'avant la fin de la semaine, tu les auras mis en pièces comme leurs compagnons d'infortune. Quand le jour parut, le géant fit ce que sa femme lui avait conseillé ; il conduisit Chrétien et Plein-d'Espoir dans la cour du château, et leur dit en montrant les crânes et les ossements :

— Ceux-ci étaient des pèlerins comme vous ; comme vous, aussi, ils ont violé mes domaines, et je les ai mis en pièces quand je l'ai jugé convenable. Avant dix jours, je ferai de même avec vous. Retournez dans votre prison.

En disant cela, il les y reconduisit en les frappant tout le long du chemin.

Ils restèrent enfermés toute la journée du samedi, dans le même triste état.

Quand la nuit fut venue, et que Madame Défiance et son mari furent couchés, ils s'entretinrent encore des prisonniers. Le géant s'étonnait de ce qu'il ne pouvait les achever, ni par ses coups, ni par ses conseils.

— Je crains, lui dit sa femme, qu'ils ne conservent l'espoir que quelqu'un vienne les délivrer, au qu'ils ne possèdent quelque crochet avec lequel ils espèrent ouvrir les portes de leur prison.

— Le crois-tu vraiment, ma chère ? dit le géant. Alors je les fouillerai demain.

Au milieu de la nuit du samedi, les prisonniers se mirent à prier, et ils continuèrent, sans se relâcher, jusqu'à l'aube.

Un peu avant que le jour paraisse, Chrétien s'écria avec feu : Quel insensé je suis de rester ainsi captif dans un donjon quand je pourrais être en liberté ! N'ai-je pas dans mon sein une clef nommée Promesse qui, j'en suis certain, peut ouvrir toutes les serrures de ce château du Doute.

— Quelle bonne nouvelle, cher frère, s'écria Plein-d'Espoir, prends cette clef et essaye d'ouvrir.

Alors Chrétien la sortit de son sein et l'introduisit dans la serrure dont le pène céda dès qu'il tourna la clef ; la porte s'ouvrit alors tout à fait facilement. Chrétien et Plein-d'Espoir se hâtèrent de sortir. Ils arrivèrent à la porte qui conduisait à la cour du château et l'ouvrirent sans difficulté. Ils rencontrèrent ensuite une grosse porte de fer dont la serrure était très difficile à ouvrir, mais la clef s'y introduisit avec la même facilité. Ils ouvrirent la porte pour s'en fuir rapidement, mais celle-ci grinça sur ses gonds, en faisant un tel bruit que cela réveilla le géant. Désespoir qui se mit immédiatement à poursuivre ses prisonniers. Mais une nouvelle attaque le terrassa et il ne put continuer à courir après eux.

Ils s'éloignèrent donc et regagnèrent le chemin royal ou ils se sentirent en sûreté parce qu'ils n'étaient plus sur les terres du géant.

Quand ils eurent ainsi dépassé la barrière, ils se demandèrent ce qu'ils pourraient bien imaginer pour empêcher d'autres pèlerins de tomber entre les mains du géant Désespoir. Ils se décidèrent à placer une colonne à cet endroit, et à y graver cette inscription : « Au delà de cette barrière est le chemin qui conduit au château du Doute, propriété du géant Désespoir, qui méprise le Roi de la Patrie céleste, et cherche à détruire les saints pèlerins. » Par ce moyen, ils épargnèrent la vie de beaucoup de voyageurs qui, venant après eux, lurent l'inscription et échappèrent au danger.

Cela fait, il entonnèrent ce cantique :

O sécurité trompeuse
Que tu nous causes de maux !
Et qu'une âme est malheureuse
Qui cherche en toi son repos !

Tu nous promets des délices ;
Mais tout ce que tu promets
Se termine à des supplices
Qui ne finiront jamais.

Par certaine voie unie
Couverte de faux appas,
Du droit chemin de la vie,
Tu sais détourner nos pas.

L'orgueil que tu nous suggères
Avec tes illusions,
Cache à nos yeux nos misères,
Nos vices, nos passions.

Tu nous enivres sans cesse
Du doux et subtil poison
De l'aise et de la paresse
Qui fait tarir l'oraison.

Tu nous conduis dans la voie
Où, sans s'en apercevoir,
On devient enfin la proie
Du doute et du désespoir.

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