Institution de la Religion Chrétienne

LIVRE III
Qui est de la manière de participer à la grâce de Jésus-Christ, des fruits qui nous en revienent et des effects qui s’en ensuyvent.

Chapitre VII
La somme de la vie chrestienne ; où il est traitté de renoncer à nous-mesmes.

3.7.1

Venons maintenant au second point. Combien que la Loy de Dieu est une très-bonne méthode, et une disposition bien ordonnée pour constituer nostre vie, néantmoins il a semblé expédient à ce bon Maistre céleste, de former les siens à une doctrine plus exquise, à la reigle qu’il leur avoit baillée en sa Loy. Le commencement doncques de ceste manière qu’il tient, est telle : asçavoir que l’office des fidèles est d’offrir leurs corps à Dieu en hostie vivante, saincte et agréable : et qu’en cela gist le service légitime que nous avons à luy rendre. De là s’ensuyt ceste exhortation, que les fidèles ne s’accomodent point à la figure de ce siècle : mais soyent transformez d’une rénovation d’entendement, pour chercher et cognoistre la volonté de Dieu Rom. 12.2. Cela est desjà un grand point, de dire que nous sommes consacrez et dédiez à Dieu, pour ne plus rien penser d’oresenavant, parler, méditer ne faire, sinon à sa gloire. Car il n’est licite d’appliquer chose sacrée à usage profane. Or si nous ne sommes point nostres, mais appartenons au Seigneur, de là on peut veoir que c’est que nous avons à faire de peur d’errer, et où nous avons à addresser toutes les parties de nostre vie. Nous ne sommes point nostres, pourtant que nostre raison et volonté ne dominent point en nos conseils, et en ce que nous avons à faire. Nous ne sommes point nostres : ne nous establissons doncques point ceste fin, de chercher ce qui nous est expédient selon la chair. Nous ne sommes point nostres : oublions-nous doncques nous-mesmes tant qu’il sera possible, et tout ce qui est à l’entour de nous. Derechef, Nous sommes au Seigneur : vivons et mourons à luy. Nous sommes au Seigneur : que sa volonté doncques et sagesse préside en toutes nos actions. Nous sommes au Seigneur : que toutes les parties de nostre vie soyent référées à luy, comme à leur fin unique. O combien a proufité l’homme, lequel se cognoissant n’estre pas sien, a osté la seigneurie et régime de soy-mesme à sa propre raison, pour le résigner à Dieu. Car comme c’est la pire peste qu’ayent les hommes pour se perdre et ruine, que de complaire à eux-mesmes : aussi le port unique de salut est, de n’estre point sage en soy-mesme, ne vouloir rien de soy, mais suyvre seulement le Seigneur. Pourtant que ce soit là nostre premier degré, de nous retirer de nous-mesmes, afin d’appliquer toute la force de nostre entendement au service de Dieu. J’appelle Service, non pas seulement celuy qui gist en l’obéissance de sa Parole, mais par lequel l’entendement de l’homme estant vuide de son propre sens, se convertit entièrement et se submet à l’Esprit de Dieu. Ceste transformation, laquelle sainct Paul appelle Rénovation d’entendement Eph. 4.23 a esté ignorée de tous les philosophes, combien qu’elle soit la première entrée à vie. Car ils enseignent que la seule raison doit régir et modérer l’homme, et pensent qu’on la doit seule escouter et suyvre : et ainsi luy défèrent le gouvernement de la vie. Au contraire, la philosophie chrestienne veut qu’elle cède, et qu’elle se retire pour donner lieu au sainct Esprit, et estre dontée à la conduite d’iceluy, à ce que l’homme ne vive plus de soy, mais ait en soy, et souffre Christ vivant et régnant.

3.7.2

De là s’ensuit l’autre partie que nous avons mise, c’est que nous ne cherchions point les choses qui nous agréent, mais celles qui sont plaisantes à Dieu, et appartienent à exalter sa gloire. Ceci est aussi une grande vertu, que nous ayans quasi oublié nous-mesmes, pour le moins ne nous soucians de nous, mettions peine d’appliquer et adonner fidèlement nostre estude à suyvre Dieu et ses commandemens. Car quand l’Escriture nous défend d’avoir particulièrement esgard à nous, non-seulement elle efface de nostre cœur avarice, cupidité de régner, de parvenir à grans honneurs ou alliances : mais aussi elle veut extirper toute ambition, appétit de gloire humaine, et autres pestes cachées. Il faut certes que l’homme chrestien soit tellement disposé qu’il pense avoir affaire à Dieu en toute sa vie. S’il a ceste cogitation, comme il pensera de luy rendre conte de toutes ses œuvres, aussi il rangera toute son intention à luy, et la tiendra en luy fichée. Car quiconques regarde Dieu en toutes ses œuvres, destourne facilement son esprit de toute vaine cogitation. C’est le renoncement de nous-mesmes, lequel Christ requiert si songneusement de tous ses disciples Matt. 16.24. pour leur premier apprentissage : duquel quand le cœur de l’homme est une fois occupé, premièrement orgueil, fierté et ostentation en est exterminée : puis aussi avarice, intempérance, superfluité et toutes délices, avec les autres vices qui s’engendrent de l’amour de nous-mesmes. Au contraire, par tout où il ne règne point, ou l’homme se desborde en toute vilenie sans honte ne vergogne, ou bien, s’il y a quelque apparence de vertu, elle est corrompue par une meschante cupidité de gloire. Car qu’on me monstre un homme lequel exerce bénignité gratuitement envers les hommes, sinon qu’il ait renoncé à soy-mesme, selon ce commandement du Seigneur. Car ceux qui n’ont point eu ceste affection, ont pour le moins cherché louange en suyvant vertu. Mesmes les Philosophes (qui ont le plus combatu pour monstrer que la vertu est à désirer à cause d’elle-mesme) ont esté si fort enflez d’orgueil et fierté, qu’on peut appercevoir qu’ils n’ont pour autre raison appelé la vertu, sinon pour avoir matière de s’enorgueillir. Or tant s’en faut que les ambitieux qui cherchent la gloire mondaine, ou telle manière de gens qui crèvent d’une outrecuidance intérieure puissent plaire à Dieu, qu’il prononce que les premiers ont receu leur loyer en ce monde : les seconds sont plus loing du royaume de Dieu que les Publicains et paillardes. Toutesfois nous n’avons pas encores clairement exposé de combien d’empeschemens l’homme est retiré de s’adonner à bien faire, sinon qu’il se soit renoncé soy-mesme. Cela a esté véritablement dit anciennement, qu’il y a un monde de vices caché en l’âme de l’homme. Et n’y trouverons autre remède, sinon qu’en renonçant à nous, et sans avoir esgard à ce qui nous plaist, nous dirigions et adonnions nostre entendement à chercher les choses que Dieu requiert de nous : et seulement les chercher à cause qu’elles luy sont agréables.

3.7.3

Sainct Paul en un autre lieu deschiffre plus distinctement toutes les parties de bien reigler nostre vie, encores que ce soit en brief. La grâce de Dieu, dit-il, est apparue en salut à tous hommes, nous enseignant de rejeter toute impiété et cupiditez mondaines : et ainsi, vivre sobrement, justement et sainctement en ce siècle, en attendant l’espérance bienheureuse, et la manifestation de la gloire du grand Dieu, et de nostre Sauveur Jésus-Christ, lequel s’est donné pour nous racheter de toute iniquité, et nous purifier à soy en peuple héréditaire adonné à bonnes œuvres Tite 2.11. Car après avoir proposé la grâce de Dieu pour nous donner courage, voulant aussi nous faire le chemin pour marcher au service de Dieu, il oste deux obstacles qui nous pourroyent fort empescher : asçavoir l’impiété, à laquelle nous sommes trop enclins de nature : et puis les cupiditez mondaines, qui s’estendent plus loing. Or sous ce mot d’Impiété, non-seulement il signifie les superstitions, mais aussi comprend tout ce qui est contraire à la vraye crainte de Dieu. Les cupiditez mondaines valent autant comme les affections de la chair. Par ainsi il nous commande de despouiller nostre naturel quant aux deux parties de la Loy, et rejetter loing tout ce que nostre raison et volonté nous mettent en avant. Au reste, il réduit toutes nos actions à trois membres ou parties : sobriété, justice et piété. La première, qui est Sobriété, signifie sans doute tant chasteté et attrempance, qu’un usage pur et modéré de tous les biens de Dieu, et patience en povreté. Le mot de Justice comprend la droicture en laquelle il nous faut converser avec nos prochains pour rendre à chacun ce qui luy appartient. La Piété qu il met en troisième lieu, nous purge de toute pollution du monde, pour nous conjoindre à Dieu en saincteté. Quand ces trois vertus sont conjoinctes ensemble d’un lien inséparable, elles font une perfection entière. Mais pource qu’il n’y a rien plus difficile que de quitter nostre raison, douter nos cupiditez ; voire y renoncer du tout, afin de nous adonner à Dieu et à nos frères et méditer en ceste boue terrestre une vie angélique : sainct Paul, pour despestrer nos âmes de tous liens, nous rappelle à l’espérance de l’immortalité bienheureuse, disant que nous ne combatons point en vain, d’autant que Jésus-Christ estant une fois apparu rédempteur, monstrera à sa dernière venue le fruit du salut qu’il nous a acquis. Et en ceste manière il nous retire de tous allèchemens, qui ont accoustumé de nous esblouir, tellement que nous n’aspirons pas comme il seroit requis à la gloire céleste : et cependant nous advertit d’estre pèlerins au monde, à ce que l’héritage des cieux ne nous périsse.

3.7.4

Or en ces paroles nous voyons que le renoncement de nous-mesmes en partie regarde les hommes, en partie Dieu, voire principalement. Car quand l’Escriture nous commande de nous porter tellement envers les hommes, que nous les préférions à nous en honneur, et que nous taschions fidèlement d’advancer leur proufit Rom. 12.10 ; Phil. 2.3 elle baille des commandemens, desquels nostre cœur n’est point capable, s’il n’est premièrement vuide de son sentiment naturel. Car nous sommes tous si aveuglez et transportez en l’amour de nous-mesmes, qu’il n’y a celuy qui ne pense avoir bonne cause de s’eslever par-dessus tous autres, et de mespriser tout le monde au pris de soy. Si Dieu nous a donné quelque grâce qui soit à estimer, incontinent sous l’ombre de cela nostre cœur s’eslève : et non-seulement nous nous enflons, mais quasi crevons d’orgueil. Les vices dont nous sommes pleins, nous les cachons songneusement envers les autres : et nous faisons à croire qu’ils sont petis et légers, ou mesmes aucunesfois les prisons pour vertus. Quant est des grâces, nous les estimons tant en nous, jusques à les avoir en admiration. Si elles apparoissent en d’autres, voire mesmes plus grandes : à ce que nous ne soyons contraints de leur céder, nous les obscurcissons, ou desprisons le plus qu’il nous est possible. Au contraire, quelques vices qu’il y ait en nos prochains nous ne nous contenions point de les observer â la rigueur : mais les amplifions odieusement. De là vient ceste insolence, qu’un chacun de nous, comme estant exempté de la condition commune, appète prééminence par dessus tous les autres : et sans en excepter un, les mesprise tous comme ses inférieurs. Les povres cèdent bien aux riches, les vileins aux nobles, les serviteurs à leurs maîtres, les ignorans aux sçavans : mais il n’y a nul qui n’ait en son cœur quelque fantasie, qu’il est digue d’estre excellent par-dessus tous les autres. Ainsi chacun en son endroict, en se flattant nourrit un royaume en son cœur. Car s’attribuant les choses dont il se plaist, il censure les esprits et les mœurs des autres. Que si on vient à contention, lors le venin sort et se monstre. Il en y a bien plusieurs qui ont quelque apparence de mansuétude et modestie, ce pendant qu’ils ne voyent rien qui ne viene à gré : mais combien y en a-il peu qui gardent douceur et modestie, quand on les picque et irrite ? Et de faict, cela ne se peut autrement faire, sinon que ceste peste mortelle de s’aimer et exalter soy-mesme, soit arrachée du profond du cœur, comme aussi l’Escriture l’en arrache. Car si nous escoutons sa doctrine, il nous faut souvenir que toutes les grâces que Dieu nous a faites, ne sont pas nos biens propres, mais dons gratuits de sa largesse. Pourtant si quelqu’un s’enorgueillit, il démonstre en cela son ingratitude. Qui est-ce qui te magnifie ? dit sainct Paul. Et si tu as receu toutes choses, pourquoy t’en glorifies-tu, comme si elles ne t’estoyent pas données 1Cor. 4.7 ? D’autre part, recognoissans assiduellement nos vices, nous avons à nous réduire à humilité. Ainsi, il ne restera rien en nous qui nous puisse enfler : mais plustost y aura grande matière de nous démettre et abatre. D’avantage, il nous est commandé que tous les dons de Dieu que nous voyons en nos prochains, nous soyent en tel honneur et révérence qu’à cause d’eux nous honorions les personnes ausquelles ils résident. Car ce seroit trop grande audace et impudence, de vouloir despouiller un homme de l’honneur que Dieu luy a fait. Il nous est derechef commandé de ne regarder point les vices, mais les couvrir : non pas pour les entretenir par flatterie, mais à ce que nous n’insultions point à celuy qui a commis quelque faute, veu que nous luy devons porter amour et honneur. De là il adviendra qu’à quiconque que ce soit que nous ayons affaire, non-seulement nous nous porterons modestement et modérément, mais aussi en douceur et amitié : comme au contraire jamais on ne parviendra par autre voye en vraye mansuétude, qu’en ayant le cœur disposé à s’abaisser, et honorer les autres.

3.7.5

Quant est de faire nostre devoir à chercher l’utilité de nostre prochain, combien y a-il de difficulté ? Si nous ne laissons derrière la considération de nous-mesmes, et nous despouillons de toute affection charnelle, nous ne ferons rien en cest endroict. Car qui est-ce qui accomplira les offices que sainct Paul requiert en charité, sinon qu’il ait renoncé à soy, afin de s’adonner du tout à ses prochains ? Charité, dit-il, est patiente, débonnaire : elle n’est point fascheuse, n’insolente : elle n’a nul orgueil, nulle envie : elle ne cherche point son propre 1Cor. 13.4, etc. S’il n’y avoit que ce seul mot-là, que nous ne devons point chercher nostre propre utilité, encores ne faudroit-il pas faire peu de force à nostre nature, laquelle nous tire tellement en l’amour de nous-mesmes, qu’elle ne nous souffre point aisément d’estre nonchalans en ce qui nous est bon, pour veiller sur le proufit des autres : ou plustost quitter nostre droict, pour le céder à nos prochains. Or l’Escriture pour nous mener à ceste raison, nous remonstre que tout ce que nous avons receu de grâce du Seigneur, nous a esté commis à ceste condition, que nous le conférions au bien commun de l’Eglise. Et pourtant que l’usage légitime d’icelle est une amiable et libérale communication envers nos prochains, pour suyvre une telle communication, on ne pouvoit trouver une meilleure reigle ne plus certaine, que quand il est dit, tout ce que nous avons de bon, nous avoir esté baillé en garde de Dieu : et ce à telle condition qu’il soit dispensé au proufit des autres, toutesfois l’Escriture passe encores outre, en accomparant les grâces qu’a un chacun de nous, à la propriété qu’a chacun membre en un corps humain. Nul membre n’a sa faculté pour soy, et ne l’applique point à son usage particulier, mais en use au proufit des autres : et n’en reçoit nulle utilité, sinon celle qui procède du proufit qui est communément espandu par tout le corps. En ceste manière l’homme fidèle doit exposer tout son pouvoir à ses frères, ne prouvoyant point en particulier à soy, sinon qu’en ayant tousjours son intention dressée à l’utilité commune de l’Eglise 1Cor. 12.12. Pourtant que nous tenions ceste reigle, en bien faisant et exerçant humanité : c’est que de tout ce que le Seigneur nous a donné en quoy nous pouvons aider nostre prochain, nous en sommes dispensateurs, ayans une fois à rendre conte comment nous nous serons acquittez de nostre charge. D’avantage, qu’il n’y a point d’autre façon de bien et droictement dispenser ce qui nous est commis, que celle qui est limitée à la reigle de charité. De là il adviendra que non-seulement nous conjoindrons le soin de proufiter à nostre prochain, avec la solicitude que nous aurons de faire nostre proufit : mais aussi que nous assujetirons nostre proufit à celuy des autres. Et de faict, le Seigneur, pour nous monstrer que c’est la manière de bien et deuement administrer ce qu’il nous donne, il l’a recommandée anciennement au peuple d’Israël aux moindres bénéfices qu’il luy faisoit. Car il a ordonné que les premiers fruits nouveaux luy fussent offers Exo. 22.29 ; 23.19 : afin que le peuple par cela testifiast qu’il ne luy estoit licite de percevoir aucuns fruits des biens qui ne luy auroyent esté consacrez. Or si les dons de Dieu nous sont lors finalement sanctifiez, après que nous les luy avons consacrez de nostre main, il appert qu’il n’y a qu’abus damnable, quand ceste consécration n’a point son cours. D’autre part, ce seroit folie de tascher d’enrichir Dieu, en luy communiquant des choses que nous avons en main. Puis doncques que nostre bénéficence ne peut venir jusques à luy (comme dit le Prophète) il nous la faut exercer envers ses serviteurs qui sont au monde. Pourtant aussi les aumosnes sont accomparées à des oblations sainctes Ps. 16.2-3 ; Héb. 13.16 ; 2Cor. 9.5, 12 pour monstrer que ce sont exercices correspondans maintenant à l’observation ancienne qui estoit sous la Loy, dont je viens de parler.

3.7.6

D’avantage, afin que nous ne nous lassions en bien faisant (ce qui adviendroit autrement à tous coups) il nous doit souvenir pareillement de ce qu’adjouste l’Apostre : c’est que charité est patiente, et n’est pas facile à irriter 1Cor. 13.4. Le Seigneur commande sans exception de bien faire à tous : desquels la pluspart sont indignes, si nous les estimons selon leur propre mérite. Mais l’Escriture vient au-devant, en nous admonestant que nous n’avons point à regarder que c’est que les hommes méritent d’eux, mais plustost que nous devons considérer l’image de Dieu en tous, à laquelle nous devons tout honneur et dilection. Singulièrement qu’il nous la faut recognoistre és domestiques de la foy Gal. 6.10 : d’autant qu’elle est en eux renouvelée et restaurée par l’Esprit de Christ. Quiconques doncques se présentera à nous ayant affaire de nostre aide, nous n’aurons point cause de refuser de nous employer pour luy. Si nous disons qu’il soit estranger : le Seigneur luy a imprimé une marque laquelle nous doit estre familière. Pour laquelle raison il nous exhorte de ne point mespriser nostre chair Esaïe 58.7. Si nous alléguons qu’il est contemptible et de nulle valeur : le Seigneur réplique, nous remonstrant qu’il l’a honoré, en faisant en luy reluire son image. Si nous disons que nous ne sommes en rien tenus à luy : le Seigneur nous dit qu’il le substitue en son lieu, afin que nous recognoissions envers iceluy les bénéfices qu’il nous a faits. Si nous disons qu’il est indigne pour lequel nous marchions un pas : l’image de Dieu, laquelle nous avons à contempler en luy, est bien digne que nous nous exposions pour elle avec tout ce qui est nostre. Mesmes quand ce seroit un tel homme, qui non-seulement n’auroit riens mérité de nous, mais aussi nous auroit fait beaucoup d’injures et outrages, encores ne seroit-ce pas cause suffisante pour faire que nous laissions de l’aimer et luy faire plaisir et service. Car si nous disons qu’il n’a mérité que mal de nous : Dieu nous pourra demander quel mal il nous a fait, luy dont nous tenons tout nostre bien. Car quand il nous commande de remettre aux hommes les offenses qu’il nous ont faites Luc 17.3. il les reçoit en sa charge. Il n’y a que ceste voye par laquelle on puisse parvenir à ce qui est non-seulement difficile à la nature humaine, mais du tout répugnant : asçavoir que nous aimions ceux qui nous hayssent, que nous rendions le bien pour le mal, que nous priions pour ceux qui mesdisent de nous Matt.5.44. Nous viendrons, di-je, à ce point, s’il nous souvient que nous ne devons nous arrester à la malice des hommes : mais plustost contempler en eux l’image de Dieu, laquelle par son excellence et dignité nous peut et doit esmouvoir à les aimer, et effacer tous leurs vices qui nous pourroyent destourner de cela.

3.7.7

Ceste mortification doncques lors aura lieu en nous, quand nous aurons charité accomplie. Ce qui gist non pas en s’acquittant seulement de tous les offices qui appartienent à charité, mais en s’en acquittant d’une vraye affection d’amitié. Car il pourra advenir que quelqu’un face entièrement à son prochain tout ce qu’il luy doit, quant est du devoir extérieur : et néantmoins il sera bien loing de faire son devoir comme il appartient. On en voit beaucoup lesquels veulent estre veus fort libéraux : et toutesfois ils n’eslargissent rien qu’ils ne le reprochent, ou par fière mine, ou par parole superbe. Nous sommes venus en ceste malheureté au temps présent, que la pluspart du monde ne fait nulles aumosnes, sinon avec contumélie. Laquelle perversité ne devoit pas estre tolérable, mesmes entre les Payens. Or le Seigneur requiert bien autre chose des Chrestiens qu’un visage joyeux et alaigre, à ce qu’ils rendent leur bénéficence amiable par humanité et douceur. Premièrement, il faut qu’ils prenent en eux la personne de celuy qui a nécessité de secours : qu’ils ayent pitié de sa fortune comme s’ils la sentoyent et soustenoyent, et qu’ils soyent touchez d’une mesme affection de miséricorde à luy subvenir comme à eux-mesmes. Celuy qui aura un tel courage, en faisant plaisir à ses frères non-seulement ne contaminera point sa bénéficence d’aucune arrogance ou reproche, mais aussi ne mesprisera point celuy auquel il fait bien, pour son indigence, et ne le voudra subjuguer comme estant obligé à luy. Tout ainsi que nous n’insultons point à un de nos membres, pour lequel refociller tout le reste du corps travaille : et ne pensons point qu’il soit spécialement obligé aux autres membres, pource qu’il leur a fait plus de peine qu’il n’en a prins pour eux. Car ce que les membres se communiquent ensemble n’est pas estimé gratuit : mais plustost payement et satisfaction de ce qui est deu par la loy de nature : et ne se pourroit refuser, que cela ne veinst en horreur. Par ce moyen aussi nous gagnerons un autre point, que nous ne penserons point estre délivrez et acquittez, quand nous aurons fait nostre devoir en quelque endroict, comme on estime communément. Car quand un homme riche a donné quelque chose du sien, il laisse là toutes les autres charges, et s’en exempte comme si elles ne luy appartenoyent de rien. Au contraire, un chacun réputera que de tout ce qu’il a et de ce qu’il peut, il est debteur à ses prochains, et qu’il ne doit autrement limiter l’obligation de leur bien faire, sinon quand la faculté luy défaut : laquelle tant qu’elle se peut estendre, se doit réduire à charité.

3.7.8

Traittons encore plus au long de l’autre partie du renoncement de nous-mesmes, laquelle regarde Dieu. Nous en avons desjà parlé çà et là : et seroit chose superflue de répéter tout ce qui en a esté dit. Il suffira de monstrer comment elle nous doit ranger à patience et mansuétude. Premièrement donc en cherchant le moyen de vivre ou reposer à nostre aise, l’Escriture nous rameine tousjours là, que nous résignans à Dieu avec tout ce qui nous appartient, nous luy submettions les affections de nostre cœur pour le donter et subjuguer. Nous avons une intempérance furieuse, et une cupidité effrénée à appéter crédits et honneurs, à chercher puissances, à amasser richesses, et assembler tout ce qu’il nous semble advis estre propre à pompe et magnificence. D’autre part, nous craignons et hayssons merveilleusement povreté, petitesse et ignominie : pourtant les fuyons-nous autant qu’en nous est. Pour laquelle cause on voit en quelle inquiétude d’esprit sont tous ceux qui ordonnent leur vie selon leur propre conseil, combien ils tentent de moyens : en combien de sortes ils se tormentent, afin de parvenir où leur ambition et avarice les transporte, et afin d’éviter povreté et basse condition. Parquoy les fidèles, pour ne se point envelopper en ces laqs, auront à tenir ceste voye. Premièrement, il ne faut point qu’ils désirent ou espèrent, ou imaginent autre moyen de prospérer, que de la bénédiction de Dieu : et pourtant se doyvent seurement appuyer et reposer sur icelle. Car jà soit qu’il soit bien advis que la chair soit suffisante de soy-mesme à parvenir à son intention, quand elle aspire à honneur et richesses par son industrie, ou quand elle y met ses efforts, ou quand elle est aidée par la faveur des hommes : toutesfois il est certain que toutes ces choses ne sont rien, et que nous ne pourrons jamais nullement proufiter ne par nostre engin, ne par nostre labeur, sinon d’autant que le Seigneur fera proufiter l’un et l’autre. Au contraire, la seule bénédiction trouvera voye au milieu de tous empeschemens, pour nous donner bonne issue en toutes choses. D’avantage, quand ainsi seroit que nous pourrions sans icelle acquérir quelque honneur ou opulence (comme nous voyons tous les jours les meschans venir à grandes richesses et gros estats) : néantmoins puis que là où est la malédiction de Dieu, on ne sçauroit avoir une seule goutte de félicité, nous n’obtiendrons rien qui ne nous tourne à malheur sinon que sa bénédiction soit sur nous. Or ce seroit une grande rage, d’appéter ce qui ne nous peut faire que misérables.

3.7.9

Pourtant si nous croyons que tout moyen de prospérer gist en la seule bénédiction de Dieu, et que sans icelle toute misère et calamité nous attend, nostre office est de n’aspirer à richesses et honneurs avec trop grande cupidité, en fiance de nostre engin, ou diligence, ou faveur des hommes, ou de fortune : mais de regarder tousjours en Dieu, afin que par sa conduite nous soyons menez à telle condition que bon luy semblera. De là il adviendra que nous ne nous efforcerons point d’attirer richesses à nous, de voler les honneurs par droict ou par tort, par violence ou cautèle, et autres moyens obliques : mais seulement chercherons les biens qui ne nous destourneront point d’innocence. Car qui est-ce qui espérera que la bénédiction de Dieu luy doyve aider en commettant fraudes et rapines, et autres meschancetez ? Car comme elle n’assiste point sinon à ceux qui sont droicts en leurs pensées, et en leurs œuvres : ainsi l’homme qui la désire, doit estre par cela retiré de toute iniquité et mauvaise cogitation. D’avantage aussi elle sera comme une bride pour nous restreindre, à ce que nous ne bruslions point d’une cupidité désordonnée de nous enrichir, et que nous ne taschions point ambitieusement à nous eslever. Car quelle impudence seroit-ce, de penser que Dieu doit nous aider à obtenir les choses que nous désirons contre sa Parole ? Jà n’adviene qu’il advance par l’aide de sa bénédiction, ce qu’il maudit de sa bouche. Finalement, quand les choses n’adviendront point selon nostre espoir et souhait : par ceste considération nous serons retenus, afin de ne nous desborder en impatience, et détester nostre condition. Car nous cognoistrons que cela seroit murmurer à l’encontre de Dieu : par la volonté duquel, et povreté et richesses, et contemnement et honneurs sont dispensez. En somme, quiconque se reposera en la bénédiction de Dieu (comme il a esté dit) n’aspirera point par mauvais moyens et obliques, à nulle des choses que les hommes appètent d’une cupidité enragée : veu qu’il cognoistra que ce moyen ne lui proufiteroit de rien. Et s’il luy advient quelque prospérité, ne l’imputera point ou à sa diligence ou à industrie, ou à fortune : mais recognoistra que cela est de Dieu. D’autre part, s’il ne se peut guères advancer, ce pendant que les autres s’eslèvent à souhait, voire mesmes qu’il aille en arrière : si ne laissera-il point de porter plus patiemment et modérément sa povreté, que ne feroit un homme infidèle ses richesses moyennes, lesquelles ne seroyent point si grandes qu’il désireroit. Car il aura un soulagement où il pourra mieux acquiescer qu’en toutes les richesses du monde, quand il les auroit assemblées en un monceau : c’est qu’il réputera toutes choses estre ordonnées de Dieu, comme il est expédient pour son salut. Nous voyons que David a esté ainsi affectionné, lequel en suyvant Dieu, et se laissant gouverner à luy, proteste qu’il est semblable à un enfant, naguères sevré, et qu’il ne chemine point en choses hautes et par-dessus sa nature Psaume 131.1-2.

3.7.10

Combien qu’il ne fale pas que les fidèles gardent seulement en cest endroict une telle patience et modération : mais ils la doyvent aussi estendre à tous les événemens ausquels la vie présente est sujette. Parquoy nul n’a deuement renoncé à soy-mesme, sinon quand il s’est tellement résigné à Dieu, qu’il souffre volontairement toute sa vie estre gouvernée au plaisir d’iceluy. Celuy qui aura une telle affection, quelque chose qu’il adviene, jamais ne se réputera malheureux, et ne se plaindra point de sa condition, comme pour taxer Dieu obliquement. Or combien ceste affection est nécessaire, il apparoistra si nous considérons à combien d’accidens nous sommes sujets. Il y a mille maladies qui nous molestent assiduellement les unes après les autres. Maintenant la peste nous tormente, maintenant la guerre : maintenant une gelée ou une gresle nous apporte stérilité, et par conséquent nous menace d’indigence : maintenant par mort nous perdons femmes, enfans et autres parens : aucunesfois le feu se mettra en nostre maison. Ces choses font que les hommes maudissent leur vie, détestent le jour de leur nativité, ont en exécration le ciel et la lumière, détractent de Dieu : et comme ils sont éloquens à blasphémer, l’accusent d’injustice et cruauté. Au contraire, il faut que l’homme fidèle contemple mesmes en ces choses, la clémence de Dieu et sa bénignité paternelle. Pourtant, soit qu’il se voye désolé par la mort de tous ses prochains, et sa maison comme déserte, si ne laissera-il point de bénir Dieu, mais plustost se tournera à ceste pensée, que puisque la grâce de Dieu habite en sa maison, elle ne la laissera point désolée. Soit que les bleds et vignes soyent gastées et destruites par gelée, gresle ou autre tempeste, et que par cela il prévoye danger de famine : encores ne perdra-il point courage, et ne se mescontentera point de Dieu, mais plustost persistera en fiance ferme, disant en son cœur, Nous sommes toutesfois en la tutèle du Seigneur, nous sommes les brebis de sa nourriture Psaume 79.13. Quelque stérilité doncques qu’il y ait, il nous donnera tousjours de quoy vivre. Soit qu’il endure affliction de maladie, si ne sera-il point abatu par la douleur pour s’en desborder en impatience, et se plaindre de Dieu : mais plustost en considérant la justice et bonté du Père céleste, en ce qu’il le chastie, il se duira par cela à patience. Brief, quelque chose qu’il adviene, sçachant que tout procède de la main du Seigneur, il le recevra d’un cœur paisible et non ingrat : afin de ne résister au commandement de celuy auquel il s’est une fois permis. Principalement que ceste folle et misérable consolation des payens soit loing du cœur chrestien : c’est d’imputer à fortune les adversitez, pour les porter plus patiemment. Car les philosophes usent de ceste raison : que ce seroit folie de se courroucer contre fortune, laquelle est téméraire et aveugle, et jette ses dards à la volée, pour navrer les bons et mauvais sans discrétion. Au contraire, ceste est la reigle de piété, que la seule main de Dieu conduit et gouverne bonne fortune et adverse : laquelle ne va point d’une impétuosité inconsidérée, mais dispense par une justice bien ordonnée tant le bien que le mal.

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