La Parabole des Noces

Sermon cinquième

Car plusieurs sont appelés, mais peu sont élus.

Matthieu 22.14

Mes frères,

Quand on fait réflexion sur la grâce que Dieu a faite aux hommes, de leur envoyer Jésus-Christ de son Fils, et de leur faire prêcher la parole de son Évangile, il y a de quoi s’étonner qu’ils aient témoigné, qu’ils témoignent encore tous les jours, tant de négligence pour cette parole, ou pour mieux dire, il y a de quoi s’étonner que tous ne l’aient pas embrassé avec l’ardeur, et le zèle qu’elle mérite. Comme nous sommes tous coupables de mille crimes, et par conséquent exposés aux peines de la justice éternelle, ne semble-t-il pas que l’instinct même de la nature, et les lumières de la raison, nous devraient porter à recevoir avec joie le pardon que Dieu nous offre par une miséricorde si grande ? Comment donc arrive-t-il et qu’il y ait si peu de personnes qui fassent l’état qu’ils doivent de ce précieux intérêt ? Sommes-nous devenus ennemis de nous-mêmes, et depuis quand avons-nous de l’aversion pour le plus considérable de tous nos biens ? Mais d’autre part lorsque nous jetons les yeux sur cette effroyable dépravation qui règne dans tout le genre humain, et dont nous faisons nous-mêmes tous les jours de si tristes expériences, n’est-il pas au contraire sujet de s’étonner qu’il se soit trouvé un seul homme qui ait cru en Jésus-Christ, et qui en se convertissant à Dieu, ait pu vaincre la force de sa propre perversité ? Car bien que cette perversité soit en effet la chose du monde la plus ennemie de nos véritables intérêts, et la plus opposée à la dignité de notre nature, et à nos plus inviolables inclinations, néanmoins elle nous est devenue comme naturelle, et elle nous possède si absolument, que nous n’avons pas un seul sentiment, ni un seul mouvement qui n’en dépende, et qui ne lui soit soumis. D’où vient donc et qu’il y a encore des personnes qui croient en Jésus-Christ, et qui embrassent de tout leur cœur, la grâce de son évangile ? Mais d’où vient au moins qu’ils ne suivent pas tous un même chemin, je veux dire qu’ils ne sont pas tous ou fidèles, ou infidèles ? Ils sont tous faits d’un même sang, ils sont tous composés d’une même matière, ils agissent tous par de mêmes principes, pourquoi cette diversité ?

Il est vrai que toutes ces difficultés naissent de la parabole des noces, que notre Seigneur nous a jusqu’ici proposée, et de laquelle nous vous avons entretenus dans nos actions précédentes. La rébellion ouverte dans laquelle tombèrent les premiers conviés, et ensuite l’exemple de cet homme que le roi trouva dans le lieu du festin, qui n’avait pas la robe de noces, sont deux choses qui produisent la première difficulté. Les autres appelés qui répondirent comme ils devaient à leur vocation donnent lieu à la seconde, et la troisième vient d’elle-même de la comparaison qu’on fait de ces différentes conduites. A la vue des incrédules, il n’est pas possible qu’on ne s’écrie : Comment s’est-il pu trouver des gens assez insensés pour rejeter un si grand bien, ou pour en abuser, comme ont fait ces misérables. A la vue des fidèles, il est encore moins possible de concevoir comment ils ont pu se dégager de la corruption commune. A la vue des uns et des autres, il est malaisé de comprendre comment ils se sont ainsi divisés. Mais quelques raisonnables et plausibles que paraissent d’abord ces difficultés, Jésus-Christ les dissipe, et les éclaircies en deux mots, dans le texte que je viens de lire, quand il nous enseigne que c’est à l’élection qu’il faut attribuer la conversion des fidèles. Car c’est autant que s’il disait, ne soyez pas étonnés que tous les appelés ne croient pas, ils ne sont pas tous élus, et sans l’élection nul ne peut se convertir. Ne soyez pas non plus étonnés que quelques-uns croient, ceux qui croient sont élus, et l’élection est si forte qu’elle produit leur conversion. Enfin, ne demandez plus la raison de cette différence, c’est l’élection seule qui les distingue, elle ne s’étend pas à tous, elle est restreinte à un petit nombre, et de là viennent les différents succès de la vocation.

Plusieurs, dit-il, sont appelés, mais peu sont élus. C’est en effet la conclusion que notre Seigneur tire de tout ce qu’il avait dit dans sa parabole, et si la raison qu’il donne de ce que les Juifs avaient rejeté son Évangile, et de ce qu’entre les Gentils qui l’avaient reçus extérieurement, il s’en était trouvé quelques-uns qui n’avaient pas apporté à son divin banquet, les dispositions qu’ils devaient. Pour traiter plus distinctement une si grande matière, nous la diviserons en deux points. Le premier sera de la vocation et de l’élection considérée en elle-même, car il faut expliquer ce que c’est, le second regardera leur étendue selon les bornes que notre texte leur donne, plusieurs sont appelés et peu sont élus. Les choses dont il s’agit sont profondes, et difficiles, elles demandent de l’application, et de l’élévation d’esprit, soyez donc de votre part attentifs, et de la nôtre nous tacherons d’y apporter autant de clarté qu’il nous sera possible. Dieu veuille nous bénir d’en haut, et nous accorder à tous la lumière de son saint Esprit pour l’intelligence de ses mystères.

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Plusieurs, dit notre Seigneur, sont appelés. Vous comprenez facilement je m’assure, que cette vocation dont il s’agit dans ce texte, est autre chose que le ministère de la parole de la grâce, la prédication extérieure que Dieu nous fait faire de son Évangile. Sans aller plus loin, cela paraît par la simple lecture de la parabole que nous vous avons expliquée, car il s’agit ici de cette même vocation que les serviteurs du roi firent par son ordre, tant des premiers conviés que des autres, leur disant : Venez aux noces ; ce qu’on ne peut entendre que d’une vocation extérieure. J’avoue que quelquefois ce terme se prend en un autre sens dans l’Écriture, et particulièrement dans le Nouveau Testament, comme au chapitre huit de l’épître aux Romains, ou saint Paul dit, que ceux que Dieu a prédestinés il les a appelés, et ceux qu’il a appelés il les a justifiés, et au chapitre premier de la première épître aux Corinthiens, où il dit, que Dieu nous a appelés d’une vocation sainte, non selon nos œuvres, mais selon son propos arrêté. Dans ces passages, et dans quelques autres semblables, la vocation signifie la conversion actuelle des fidèles, à l’obéissance de Jésus-Christ, et elle la signifie en tant que c’est l’effet de la grâce intérieure, l’action du Saint Esprit lequel déploie son efficace en nous. Mais dans notre texte, ce terme veut dire simplement la prédication de la parole évangélique, soit que vous la considériez comme ayant été commencée par le ministère des prophètes, des apôtres, soit que vous la regardiez comme ayant été continuée dans la suite des temps, par les autres ministres que Dieu a employés, et qu’il emploie encore les jours, pour annoncer sa vérité au peuple. Cela ne reçoit aucune difficulté.

Le plus important est de remarquer la raison pourquoi la parole de l’Évangile est appelée une vocation, et cette raison est parce que ce n’est pas une nue et simple proposition d’objets, comme le sont la plupart des disciplines humaines ou la parole n’engage à rien. Ici au contraire, Dieu en nous proposant les noces de son Fils, nous y convie : Venez, dit-il, aux noces. La voix de l’Évangile crie : Réveille toi, toi qui dors et te relèves d’entre les morts, et Jésus-Christ t’éclairera ; et notre Seigneur lui-même ne dit-il pas : Venez à moi vous tous qui êtes travaillés et chargés, et je vous soulagerai. C’est donc une vocation, parce que ce n’est pas seulement une instruction, mais une instruction accompagnée du commandement de croire en Jésus-Christ, et de se convertir à Dieu et ce commandement est lui-même accompagné d’une promesse de salut, pour tous ceux qui croiront, d’une menace de mort, et de damnation éternelle, contre tous ceux qui ne croiront pas. Les clauses perpétuelles de la prédication sont celles que notre Seigneur a lui-même établi en termes express : Qui croit au Fils a la vie éternelle, et qui désobéit au Fils ne verra point la vie, mais la colère de Dieu demeure sur lui. Il n’y a donc que quatre choses qui composent le corps de cette vocation, l’explication de la médiation de Jésus-Christ et de tous les mystères qui en dépendent, le commandement de l’accepter pour notre médiateur, la promesse de la rémission des péchés et du salut, pour tous ceux qui l’accepteront en cette qualité, et qui vivront conformément à leur foi, la menace de la mort éternelle à tous ceux qui le rejetteront, ou qui ne l’accepteront pas de la manière que Dieu l’ordonne.

Ces quatre choses sont comme vous voyez de l’essence de l’Évangile, en tant qu’il nous est prêché, et c’est pourquoi l’on ne doit pas ce me semble faire difficulté de lui donner le nom de loi, puisqu’il n’en faut pas davantage pour former l’idée d’une véritable loi. Saint Paul lui-même lui a donné ce nom dans son épître aux Romains, où il appelle la loi de l’esprit de vie. J’avoue que c’est une loi fort différente de celle de la nature, fort différente aussi de celle de Moïse, mais quoi qu’il en soit, c’est une loi aussi proprement nommée, une loi de grâce, un droit nouveau, qu’il était arbitraire à Dieu d’établir, ou de n’établir pas, un droit qu’il a pourtant voulu établir en faveur des hommes pécheurs, un droit qui oblige à de certains devoirs tous ceux à qui il est prêché, et qui en les obligeant les y poussent par l’espérance du salut, et par la crainte de la damnation, un droit enfin qui a son tribunal, son jugement, ses arrêts qui lui sont propres, et qui justifie et qui condamne, ce qui est le caractère d’une véritable loi. C’est donc là la vocation.

Pour ce qui regarde l’élection, c’est un décret éternel de Dieu ou comme parle saint Paul un propos arrêté, c’est-à-dire une résolution ferme, et immuable, que Dieu a faite par son pur bon plaisir, de déployer sa miséricorde sur un certain nombre de personnes qu’il a marquées distinctement en soi-même, en les séparant des autres. Pour cet effet, son bon plaisir a été de leur donner la foi en Jésus-Christ, et avec la foi toutes les autres grâces qui en dépendent, et de les conduire infailliblement par ce moyen à la vie éternelle, et bienheureuse de son royaume. C’est en peu de mots de cette manière que l’Écriture nous fait concevoir ce mystère ineffable. Mais avant que d’aller plus loin, il est nécessaire de remarquer que l’Écriture nous parle de deux sortes d’élections que Dieu a faites, l’une d’un peuple ou d’une nation entière, savoir de la nation des Juifs, pour l’appeler à sa connaissance, pendant qu’il laissait les autres dans les ténèbres de l’erreur et de la superstition. Vous êtes, leur disait Moïse, un peuple saint à l’Éternel votre Dieu, l’Éternel votre Dieu vous a élu entre tous les peuples qui sont sur l’étendue de la terre, afin que vous soyez son peuple précieux. Jésus-Christ dans sa parabole a eu égard à cette élection, quand il a appelé les Juifs, les conviés aux noces, par opposition aux Gentils à qui Dieu n’avait pas fait la même grâce, et nous en avons parlé dans notre première action.

L’autre élection regarde non un peuple, ou une nation en général mais de certaines personnes en particulier, et elle a pour but leur conversion actuelle, et leur salut, non simplement de les appeler extérieurement à la connaissance de Dieu. Ce n’est pas ici le lieu de faire une comparaison exacte de ces deux élections entre elles ; je vous dirai pourtant que la première agissant seule, et par elle-même, ne sanctifie pas les hommes ni ne produit en eux aucune vraie régénération, mais que la seconde les sanctifie et les régénère. La première n’empêchait pas la damnation, car combien de misérables Juifs se sont précipités dans les enfers ! La seconde l’empêche, car ceux que Dieu a prédestinés dit saint Paul, il les a glorifiés. La première a été cassée et révoquée, et comme nous l’avons vu dans l’explication de la parabole, la seconde est irrévocable. Le fondement de Dieu, dit l’apôtre, demeure ferme ayant ce sceau, Dieu connaît ceux qui sont siens. Au reste il est clair que Jésus-Christ parle ici de cette seconde élection, puisque comme je l’ai dit au commencement, il veut donner la raison, pourquoi de tous ceux qui étaient conviés aux noces, plusieurs n’ont pas répondu comme ils devaient à leur vocation, et la raison est parce qu’ils n’étaient pas tous élus. Il veut donc nous comprenions que Dieu voyant les hommes sous la servitude de leurs péchés, les voyants tous également méchants, aveugles, fiers, et rebelles à la vocation de son Évangile, incapables d’eux-mêmes de croire en son Fils, ou de venir à ses noces, a jeté les yeux de son amour sur quelques-uns d’eux. Que par cela même il les a distingués des autres, et que cet amour a consisté dans le dessein qu’il a fait de se rendre maître de leur cœur et de leur esprit, pour leur faire embrasser actuellement l’Évangile de son Fils, et pour les conduire par ce moyen au salut. C’est là son élection. On ne peut pas désavouer que ce mystère n’ait ses profondeurs et ses difficultés, mais quelques grandes qu’on les conçoive d’ordinaire, il ne faut pourtant par croire qu’on ne les puisse aplanir, pourvu qu’avec un esprit de soumission et de docilité l’on veuille s’en tenir aux décisions de l’Écriture. Je dis de l’Écriture car, car il ne faut consulter ici, ni la chair, ni le sang, ni la philosophie humaine, il faut uniquement consulter Dieu, et s’arrêter à ces oracles, nul ne peut mieux nous enseigner ses voies que lui-même. Quand donc il s’agira de s’en instruire, interrogeons-le, et croyons ce qu’il nous en dira.

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Si vous demandez de quelle étendue est ce décret, à l’égard des personnes, le terme d’élection dont l’Écriture se sert si souvent vous apprendra qu’il ne s’étend pas à tous, celui qui prend tout ne choisit pas. Jésus-Christ lui-même nous dit ici, que plusieurs sont appelés, mais que peu sont élus, et saint Paul enseigne clairement que ce décret divise les hommes, qu’il en laisse les uns dans la haine de Dieu, pendant qu’il fait les autres les objets de son amour. C’est, dit-il, le propos arrêté selon l’élection de Dieu par lequel il a dit, j’ai aimé Jacob, et j’ai haï Esaü. L’élection n’est donc pas un acte général et universel qui s’étend à tous les hommes, elle est restreinte à un certain nombre. Si vous demandez qui sont ceux que ce décret regarde, l’apôtre vous apprendra que ce sont des personnes en particulier que Dieu a marquées distinctement en soi-même, Jacob par exemple considéré par opposition avec Esaü. Avant que les enfants, dit-il, fussent nés et qu’ils eussent fait ni bien ni mal, il a été dit : le plus grand servira au moindre, j’ai aimé Jacob et j’ai haï Ésaü. L’Élection n’est donc pas un choix confus que Dieu ait fait d’un certain ordre d’hommes quels qu’ils soient sans en désigner aucun en particulier, mais c’est un choix de quelques particuliers que Dieu a connus de toute éternité et qu’il a distingués des autres.

Si vous demandez à quoi Dieu destine ce nombre d’hommes qu’il choisit ainsi en particulier, je vous réponds que selon la doctrine de l’Écriture, il les destine à la foi ou à la conversion, à l’adoption en Jésus-Christ son Fils, à la justification, à la sanctification, et enfin au salut et à la gloire éternelle. Il les destine à la foi : Je te rends grâce ô Père, Seigneur du Ciel et de la terre, disait Jésus-Christ, de ce qu’ayant caché ces choses aux sages, et aux intelligents, tu les as révélées aux petits. Il est ainsi Père, parce que tel a été ton bon plaisir. Il fait, dit l’apôtre, miséricorde à qui il veut, et il endurcit celui qu’il veut. Que peut signifier cette miséricorde qui s’oppose à l’endurcissement, si ce n’est le don de la foi et de la conversion ? Il les destine à l’adoption, il nous a dit-il, prédestinés pour nous adopter à foi par Jésus-Christ selon le bon plaisir de sa volonté. Il les destine à la justification : Ceux qu’il a prédestinés, dit saint Paul, il les a appelés, et ceux qu’il a appelés, il les a justifiés. Il les destine à la sanctification : Il nous a élu, dit-il, avant la fondation du monde, afin que nous fussions saints et irrépréhensibles devant lui en charité. Il les destine enfin à la gloire éternelle, Dieu Dieu nous a élus, dit-il à salut par la sanctification de l’Esprit et par la foi de la vérité.

Si vous demandez quels sont les effets que cette élection produit en nous, je réponds que ce sont les mêmes grâces que je viens de marquer, la foi, l’adoption, la justification, la sanctification, et la vie éternelle. La foi, tous ceux, dit saint Luc, qui étaient ordonnés à la vie éternelle crurent. L’adoption, il nous a prédestinés, dit l’apôtre, pour être rendus conformes à l’image de son Fils. La justification, il nous a prédestinés, dit-il, à la louange de la gloire de sa grâce, par laquelle il nous a rendus agréables en son Fils bien-aimé. La sanctification, il produit en nous le vouloir et le parfaire selon son bon plaisir. La vie éternelle, ceux qu’il a prédestinés il les a aussi glorifiés. Enfin, si vous me demandez par quel principe Dieu a fait ce choix, le même apôtre vous dira qu’il n’y en a point d’autres que sa miséricorde : J’aurai compassion de qui j’aurai compassion, et je ferai miséricorde à qui je ferai miséricorde.

Mais pourquoi n’a-t-il pas fait la même miséricorde à tous ? C’est, dit l’apôtre parce qu’il ne l’a pas voulu, il fait miséricorde à qui il veut, et il endurcit qui il veut. Mais n’y avait-il pas dans ses élus quelque mérite secret qui l’ait obligé à se tourner de leur côté ? Non, dit-il, ce n’est ni du voulant ni du courant, mais de Dieu qui fait miséricorde. Mais au moins, n’y avait-il pas en eux quelque chose qui les distinguât des autres ? Non, dit-il, car avant que les enfants fussent nés, et qu’ils eussent fait ni bien ni mal, afin que le propos arrêté selon l’élection de Dieu demeura ferme, non par les œuvres, mais par celui qui les appelle, il fut dit, le plus grand servira au moindre. Mais encore, n’y a-t-il pas de l’injustice en Dieu de préférer ainsi l’un à l’autre ? Non, car il s’agit de faire miséricorde, et non pas justice. La justice les laisse tous dans l’endurcissement, la miséricorde en retire quelques-uns. Et Dieu est le maître de sa miséricorde il l’a fait à qui il veut, il fait miséricorde à qui il veut, et il endurcit qui il veut. Mais, enfin cette élection est-elle si infaillible, que son effet ne puisse pas être empêché de la part de la créature ? Elle est infaillible en ses effets, car ceux qui sont prédestinés, le sont dit-il, par le propos arrêté de celui qui accomplit toutes choses selon le conseil de sa volonté.

C’est ainsi, que l’Écriture établit la doctrine de l’élection, et c’est ainsi qu’il la faut tenir. Je sais qu’il y a quelques esprits fiers et emportés qui la trouvent dure. Ce ne sera jamais mal fait à nous, d’avoir plus de soumission, et d’obéissance, pour la doctrine de l’Écriture, que de complaisance, pour la fierté d’un Arminius, ou d’un Molina. Après tout que peuvent dire ces mutins contre des vérités si saintes, et si raisonnables, que peuvent-ils enseigner au contraire qui ne soit évidemment faux, et qu’elle est je vous prie leur prétention ? Veulent-ils que l’homme seul soit l’auteur de sa conversion, et de son salut ? Mais la raison et l’expérience concourent avec l’Écriture pour nous apprendre, que tout excellent don, tout don parfait est d’en-haut, descendant du père des lumières. L’homme a de soi-même un fond de perversité, et Dieu seul est l’auteur et la source de tout le bien qui est en nous : Ta perte vient de toi, ô Israël, mais en moi est-ce qui te peut sauver. Veulent-ils que la puissance de Dieu ne s’étende pas sur les cœurs ? Mais les cœurs des hommes ne sont-ils pas du nombre des créatures de Dieu, ne sont-ils pas par conséquent soumis aux ordres de sa providence, et la raison, et l’expérience ne nous enseigne-t-elle pas avec l’Écriture, que Dieu tourne et fléchit les cœurs, ceux des rois mêmes comme le courant des eaux, et que c’est lui qui produit en nous le vouloir et le parfaire, qui sont les actions de nos cœurs ?

Veulent-ils que Dieu ne soit pas le maître de l’événement dans les choses qui dépendent de notre volonté ? Mais ne serait-ce pas dépouiller Dieu de la plus importante partie de sa providence, et par conséquent lui ravir sa divinité ? Notre Dieu, dit le prophète, est au Ciel, il fait tout ce qu’il veut. Les cheveux de votre tête sont comptés, dit Jésus-Christ, il n’en tombera pas un sans la volonté de votre Père. Quelle impiété serait-ce, et quel désordre même d’imagination de reconnaître une providence, et de la borner en même temps aux choses purement naturelles, aux saisons, au froid, au chaud, aux pluies, aux météores, et de les soustraire les choses humaines ? Veulent-ils que Dieu ait envoyé son Fils au monde témérairement, et à l’aventure sans lui préparer aucun fidèle, si ce n’est ceux que le hasard ou le caprice du franc arbitre lui donnerait ? Mais qui pourrait diriger ce blasphème qui est contraire formellement à ce que Jésus-Christ nous assure, que le Père lui a donné tous ceux qui croient en lui. J’ai manifesté, dit-il, ton nom aux hommes que tu m’as donnés du monde, ils étaient tiens et tu me les as donnés, et ils sont gardés ta parole.

Veulent-ils que le franc arbitre ne dépende absolument pas des lumières intérieures de la grâce, et qu’il nous soit libre de faire ou de ne pas faire ce que notre raison éclairée des rayons du Ciel, nous persuade entièrement qu’il faut faire ? Mais n’est-ce pas détruire la nature de l’homme, et au lieu d’une créature raisonnable en faire une créature capricieuse et bizarre, qui agira non seulement sans raison, mais même contre sa propre raison ? Qui peut goûter des principes si insensés ? Veulent-ils enfin que Dieu ne puisse justement condamner les hommes, s’il ne leur donne à tous une même grâce ? Mais avant qu’il donne sa grâce à aucun, ne sont-ils pas tous enfants de colère et de rébellion, et la grâce qu’il fait à quelques-uns changent-elles le crime des autres ? Si Dieu ne peut justement condamner les hommes, qu’il ne leur donne une grâce commune, pourquoi la leur donne-t-il, que ne les laisse-t-il pas dans leur premier état, qui serait un état plus heureux, puisqu’il ne saurait les y condamner ?

Vanité des pensées humaines, on s’imagine qu’il y a de la gloire à se faire des sentiers nouveaux, éloignés de ceux de l’Écriture, mais dès qu’on s’en écarte tant soit peu, on se jette dans des abîmes qui n’ont point de fond, dans des labyrinthes, dont il n’y a point d’issue, dans des opinions qui n’ont ni lumière, ni bon sens.

Avant que d’aller plus loin il faut examiner de questions assez importantes, qui naissent d’elle-même de cette matière. L’une regarde l’ordre auquel on doit concevoir ces deux choses, la vocation et l’élection, quand on les considère comme des décrets divins, l’autre est touchant leur accord. Par la première il s’agit de savoir si nous devons concevoir en Dieu le décret de l’élection, avant celui de la vocation, ou si au contraire, il faut concevoir le décret de la vocation, avant celui de l’élection. Par la seconde il s’agit de savoir si ces deux choses ne se combattent pas l’une l’autre, si elles ne sont incompatibles.

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A la première je réponds qu’il faut mettre la vocation et l’élection dans l’ordre où Jésus-Christ les a mises, la vocation la première, et l’élection la seconde. Plusieurs, dit-il, sont appelés, et peu sont élus, c’est-à-dire peu d’entre ces appelés. C’est ainsi qu’il les a conçues, puisqu’il les a ainsi exprimées, et nous ne devons pas prétendre être plus sages que lui. C’est pourquoi la première pensée que nous aurons sur ce sujet, sera que Dieu ayant de toute éternité jeté les yeux sur les hommes, et les ayant vus sous la condamnation de sa justice, pécheurs et plongés dans la dernière misère, a été touché de compassion envers eux, qu’il a voulu leur donner un nouveau droit, le droit de son Évangile, qui est fondé sur la médiation de Jésus-Christ son Fils, et qui consiste en ce que quiconque croit en lui obtiendra la rémission de ses péchés. C’est ce nouveau droit que l’Écriture appelle la vocation, Dieu, dit-elle, a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils, afin que quiconque croit en lui ne périsse point, mais qu’il ait la vie éternelle. Ce sont ces noces mystiques ou le Père éternel a appelé les hommes. Ensuite il faut concevoir que Dieu ayant jeté les yeux sur ces mêmes hommes, il les a tous vus furieux et rebelles, tous aveugles et insensés, tous remplis d’une si noire et si profondes malice, que pas un d’eux ne croirait de soi-même en Jésus-Christ, ni ne se convertirait. Qu’alors il a été ému d’une autre espèce de compassion envers quelques-uns d’eux, et qu’il les a choisis par un décret de son conseil éternel, pour leur donner son Saint Esprit, et par l’illumination de son Esprit les convertir actuellement à la foi de notre Seigneur Jésus-Christ, et les élever à la félicité de son Royaume. C’est là son élection.

Comme la vocation plus d’étendue, et que l’élection est plus restreinte, il est sans doute plus naturel, de concevoir celle-là la première, cas en matière d’ordre, et d’arrangements d’idées, il faut toujours faire précéder les plus générales et les plus communes. On conçoit la nature de l’animal avant que de concevoir celle de l’homme, on conçoit la nature de l’homme avant que de concevoir en particulier qui il est. Notre Seigneur a suivi cet ordre, plusieurs, dit-il, sont appelés, peu sont élus. Il parle premièrement des appelés, parce qu’ils sont en plus grand nombre, il parle ensuite des élus, parce que le nombre en est plus petit et plus restreint. D’ailleurs la vocation est de Dieu, considéré comme législateur, qui marque à l’homme son devoir, et qui établit le droit sous lequel Dieu veut qu’il vive, et selon lequel il sera jugé. L’Election est de Dieu en qualité de maître et de directeur des évènements. Par la vocation Dieu nous commande, par l’élection il fait en nous ce qui nous commande. Mais qui ne voit que le décret de législateur précède naturellement celui de directeur de l’évènement ? Il faut premièrement concevoir ce que l’homme doit faire, et puis on concevra ce qu’il fera en effet, ce qui règle le devoir va devant, et ce qui regarde l’exécution de ce devoir ne peut venir qu’ensuite. Le dessin de la vocation précède donc celui de l’élection.

En effet la vocation est la proposition extérieure du remède qui seul est capable de nous délivrer des maux que le péché nous a causés. Elle nous met devant les yeux la miséricorde du Père éternel, la satisfaction et le mérite de Jésus-Christ son Fils pour notre justification, l’exemple de ses vertus, et tous les autres motifs que sa divine économie nous fournit pour nous porter à la sainteté. Mais l’élection est le dessein que Dieu a fait de nous faire embrasser actuellement tous ces grands objets, et de nous appliquer réellement ce remède, afin que nous en tirions les fruits salutaires qu’il contient. Il ne semble donc pas qu’on les puisse concevoir naturellement que dans cet ordre, le dessein de la vocation le premier, et celui de l’élection le second. Car la préparation, et la proposition d’un remède précède naturellement son application. Mais, dira-t-on, la vocation n’était-elle pas un moyen dont Dieu se sert pour exécuter le décret de son élection, et par conséquent ne faut-il pas concevoir l’élection la première ? Je réponds que si la vocation extérieure, car c’est de celle-la que nous parlons, devait être conçue comme un moyen que Dieu emploie pour exécuter son élection, il faudrait dire que Dieu a premièrement déterminé le nombre de ses élus, et qu’ensuite il a fait dessein de leur faire prêcher son Évangile, et de cette sorte la vocation ne s’étendrait plus qu’aux seuls élus, et n’irait pas plus avant, car à parler raisonnablement un moyen n’a pas plus d’étendue que sa fin. Cependant c’est une vérité constante dans l’Écriture, et qui est justifiée par l’expérience de tous les siècles, que la vocation extérieure a un cercle beaucoup plus grand que l’élection, et Jésus-Christ l’assure ici en termes explicites : plusieurs sont appelés, et peu sont élus. Il faut donc comprendre la chose d’une autre manière, et dire au contraire que l’élection est un remède qui vient au secours de la vocation, une moyen que la sagesse divine emploie pour faire que la vocation soit efficace en quelques uns. Beaucoup d’appelés, peu d’élus, pourquoi des élus, sinon afin que la vocation ne fut pas inutile et inefficace en tous ? Dieu en appelle plusieurs à se convertir, et à croire en son Fils nul ne se convertit de soi-même, ils sont tous esclaves de leurs péchés ; Dieu en élit quelques-uns, et il les sauve par sa main forte comme du milieu d’un embrasement.

C’est ainsi que l’Écriture veut que nous formions nos pensées : si le Seigneur des armées nous eut laissé quelques semences, dit Ésaïe, et après lui saint Paul : nous eussions été faits comme Sodome, et eussions été semblables à Gomorrhe. Nous eussions été comme Sodome. C’est l’inefficace de la vocation extérieure quand elle est seule. Le Seigneur nous a laissé quelques semences de reste, c’est le secours de l’élection qui empêche que la vocation ne soit pas entièrement sans effet. Mais dira quelqu’un saint Paul ne met-il pas la vocation après l’élection puisqu’il dit que ceux que Dieu a prédestinés il les a appelés ? Je réponds que c’est une équivoque. Saint Paul parle de la vocation qui se fait par le Saint Esprit, et notre Seigneur parle ici de la vocation extérieure qui se fait par la parole. Il n’y a nulle conséquence de l’une à l’autre.

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Mais il faut venir à la seconde question. Ne semble-t-il pas que ces deux choses la vocation et l’élection se détruisent mutuellement ? Si Dieu nous appelle, s’il nous commande de venir à lui, s’il nous ordonne de croire, il semble que cela suppose que nous avons de nous-mêmes assez de force pour obéir. Pourquoi donc l’élection ? D’autre part si Dieu nous élit pour nous donner la foi, par l’efficace de son Saint Esprit à quoi bon la vocation ? Ces deux termes sont-ils pas incompatibles ?

Non sans doute il y a au contraire un parfait accord entre l’un et l’autre. Premièrement il est faux que la vocation par laquelle Dieu nous appelle à croire suppose que nous ayons de nous-mêmes assez de force pour obéir. Elle suppose que nous avons offensé Dieu, et que nous devons nous en repentir, et nous convertir à lui, mais elle ne suppose nullement que nous puissions être assez gens de bien pour cela. Elle suppose que c’est notre devoir de recourir à Jésus-Christ, et à la miséricorde de son Père pour en obtenir le pardon de nos péchés, mais elle ne suppose pourtant pas, ni que nous fassions en effet notre devoir, ni que nous soyons en état ou en volonté de le faire. J’avoue que si cela était, il ne faudrait point d’élection, la vocation seule suffirait, mais cela n’est pas, et comme le succès justifie le contraire dans plusieurs, il est clair que l’élection est nécessaire pour faire réussir la vocation. En second lieu il n’est pas moins faux que l’élection nous donne la foi par la seule efficace du Saint Esprit, sans le ministère de la parole. Le pécheur que Dieu converti est homme, et en cette qualité il est de la nécessité de sa nature de le toucher par des objets, il n’agit que selon l’impression qu’il en reçoit. Ce n’est ni une pierre qui aille en haut ou en bas par un mouvement aveugle, selon qu’elle est agitée, ni un tronc de bois privé de sentiments et de connaissances. Il a un entendement, et une volonté, son entendement juge, délibère, sa volonté choisit, il faut donc lui proposer extérieurement les objets, et c’est ce que fait la vocation. Mais cet homme est esclave de sa propre corruption, tous ses jugements sont faux, ses délibérations sont vicieuses, il choisit toujours de travers. Dans cette seconde qualité qui vous voulait le convertir il faut nécessairement qu’il ait une élection de Dieu. Ainsi l’élection ne serait rien si elle ne supposait la vocation, et la vocation de même n’aurait point d’effet si elle n’était suivie de l’élection. Ces deux choses donc au lieu de se contredire, se lient admirablement bien ensemble.

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C’est assez considéré la vocation et l’élection en elles-mêmes, voyons les maintenant à l’égard de leur étendue. Plusieurs, dit notre texte, sont appelés, et peu sont élus. C’est le second point que nous avons à traiter. D’abord il faut remarquer que Jésus-Christ ne dit pas que tous soient appelés, mais qui dit seulement que plusieurs le sont. En effet la vocation extérieure qui se fait par le ministère de la parole est une grâce restreinte à quelques-uns, une grâce que Dieu ne fait qu’à ceux qu’il lui plaît, et quand il lui plaît. Il la borna autrefois au seul peuple d’Israël qu’il avait choisi pour cela entre tous les peuples, et c’est cette première espèce d’élection dont nous avons déjà parlé. Depuis ayant ôté ces anciennes bornes, il répandit la lumière de son Évangile parmi les nations, comme nous l’avons vu dans l’explication de la parabole. Mais cela même n’a pas rendu la vocation universelle. Combien y a-t-il eu de peuples à qui la parole n’a été prêchée que fort tard ? Combien y en a-t-il eu qui l’ont étouffée dès le commencement de la prédication ? Combien d’autres qui après l’avoir reçue l’ont malheureusement abandonnée, et combien enfin y en a-t-il encore qui ne l’ont jamais entendue, qui n’ont jamais rien ouï dire, ni de Jésus-Christ, ni de sa religion ? Dieu qui est le Maître de ses grâces, dispense celle-ci comme bon lui semble, il allume son flambeau où il veut, il en prive ceux qu’il veut, il le donne, il l’ôte selon qu’il le trouve à propos. Et c’est pourquoi entre les menaces qu’il fait aux Églises ingrates qui abusent de ses bontés, celle-ci en est une des plus considérables, qu’il leur ôtera le ministère de sa parole. Repens-toi,, dit-il à l’Église d’Éphèse, et fais tes premières œuvres, autrement je viendrai bientôt à toi, et j’ôterai ton chandelier du milieu de toi, si tu ne te repens.

Mais quoi que la vocation soit restreinte et limitée à ceux seulement à qui Dieu trouve bon de l’accorder, néanmoins elle s’étend encore beaucoup plus loin que l’élection, plusieurs sont appelés et peu sont élus, cela veut dire que non seulement la vocation regarde les élus, mais qu’elle passe aussi à un grand nombre de personnes qui ne sont pas de l’élection de Dieu. Cette vérité n’a pas besoin d’éclaircissements, elle est confirmée par l’expérience de tous les siècles. Il y a sans doute plusieurs appelés qui ne seront pas sauvés, ils ne sont donc pas tous élus car s’ils étaient tous élus, ils seraient tous sauvés. Dieu fait prêcher sa parole à ceux que bon lui semble, et quoi qu’il n’appelle pas universellement tous les hommes, il fait pourtant cette grâce à un fort grand nombre, et de ce nombre il en choisit quelques-uns pour les éclairer intérieurement de sa lumière céleste, et pour les conduire à la possession de son salut. C’est la doctrine de l’Écriture, et j’avoue que si nous étions assez sages, il ne faudrait pas aller plus avant, cela devrait suffire pour notre édification, et une âme qui craindra Dieu ne trouvera rien dans cette conduite à quoi elle acquiesce, et qui ne soit digne de la sagesse, de la justice, de la bonté, et de la majesté de son Créateur. Mais l’esprit humain qui est toujours inquiet, est toujours ennemi de son repos, s’est si fort agité sur cette matière, et il l’a tournée de tant de côtés qu’enfin il lui a fait produire plusieurs questions et plusieurs difficultés épineuses, qui sont devenues importantes par la contestation. Ces questions et ces difficultés sont à la vérité pour la plupart des fruits de l’égarement et de la témérité, mais comme elle ne laisse pas de faire de la peine à la foi, et de troubler même quelquefois la tranquillité des gens de bien, vous ne vous ne serez peut-être pas fâché que nous employons ici quelque temps à les éclaircir.

On demande donc en premier lieu si dans le nombre des appelés il n’y en a pas quelques-uns qui soient sauvés, encore qu’ils ne soient pas élus, c’est-à-dire, non si tous les élus sont sauvés, car cela est hors de doute, mais si les seuls élus le sont, s’il n’y en a point quelques-uns des autres qui le soient aussi par une autre voie que celle de l’élection. Cette question se résout facilement si on veut écouter l’Écriture, Dieu, dit l’apôtre, connaît ceux qui sont siens, et saint Jacques assure au 15me chapitre du livre des actes, que ses œuvres lui sont connues de tous temps. En effet quelle apparence qu’il reçoive dans le royaume céleste, des personnes qui ne se trouvent pas marquées dans son livre de vie ! Nul ne parvient au salut que par la grâce de la conversion, et Dieu ne donne la grâce de la conversion qu’à ses élus. Nul n’est sauvé que dans la communion de Jésus-Christ, et nul n’est reçu dans la communion du corps mystique de Jésus-Christ qui ne lui soit donné par le Père. Nul ne vient à moi dit-il, si le père qui m’a envoyé ne le tire, ailleurs il dit que c’est le père qui lui donne ses brebis. Aussi voyez-vous qu’il emploie ces paroles de notre texte pour rendre la raison de l’incrédulité, et de la damnation de plusieurs qui avait été appelés aux noces : Plusieurs, dit-il, sont appelés, et peu sont élus. Ce qui suppose manifestement qu’entre les appelés, il n’a que les élus qui soient sauvés.

On demande en second lieu si dans le nombre des appelés il ne s’en trouve pas plusieurs qui se convertissent actuellement à Dieu, qui ont une vraie foi en Jésus-Christ, une vraie régénération, une vraie justice, et qui ne sont pourtant pas élus, plusieurs justifiés et sanctifiés qui néanmoins sont réprouvés. Quand on fait cette question aux défenseurs des forces du franc arbitre ils répondent affirmativement, et il ne faut pas le trouver étrange, ils suivent leur principe. Ils croient que la conversion actuelle est un effet non de l’efficace de la grâce de Dieu, mais de la simple volonté de l’homme. Et comme la volonté de l’homme est d’elle-même fort changeante et fort inégale, il s’en suit de là que selon eux, ceux qui se sont une fois convertis peuvent facilement retomber dans les pièges du monde, et mourir dans la damnation. Ils croient aussi qu’avant que d’élire ou de réprouver les hommes, Dieu regarde la fin de leur vie, qu’il élit ceux qu’il prévoit qui mourront dans la justice, et qu’il réprouve les autres. Sur ce principe, il faut nécessairement qu’ils soutiennent qu’il y a dans l’ordre des réprouvés plusieurs saints, et plusieurs justes, c’est-à-dire que plusieurs saints, et plusieurs justes deviennent enfin réprouvés, parce qu’ils abandonnent leur justice. Il est certain que cette doctrine est fausse, est contraire à l’Écriture, comme nous le verrons bientôt, mais quelque fausse qu’elle soit, elle suit fort bien de leur principe, et si ces gens ne s’accordent pas avec la parole de Dieu, il faut au moins avouer qu’ils s’accordent assez avec eux-mêmes. On ne peut donc pas trouver étrange qu’ils répondent de la sorte dans les sentiments où ils sont.

Mais n’y a-t-il pas de quoi s’étonner qu’il y ait des gens dans le monde, et des gens qui veulent bien qu’on leur applaudisse, et qui se distinguent dans leur Église, qui croyant en un côté que la conversion actuelle est un effet de la seule grâce de Dieu, ne laissent pas de soutenir que Dieu donne cette grâce à plusieurs personnes qu’il a réprouvées de toute éternité. Dites-moi je vous prie s’il y a quelque bon sens d’un dans l’alliance de ces choses, que Dieu haïsse Ésaü, pour me servir de l’exemple de l’Écriture, et qui le regarde comme un vase de colère préparé pour la perdition, car c’est ainsi que saint Paul appelle les réprouvés. Que néanmoins ensuite de cette haine qui est ferme, éternelle, et irrévocable, il le convertisse, qu’il le régénère, qu’il l’adopte au nombre de ses enfants, qu’il l’unisse à Jésus-Christ son Fils, comme un vrai membre de son corps mystique, qu’il lui pardonne ses péchés, qu’il le justifie, qu’il le sanctifie, et qu’il lui donne un droit à la vie éternelle et bienheureuse, qu’enfin revenant tout d’un coup à la haine, il le dépouille de toutes ses grâces, qu’il l’abandonne lui-même, et qu’il le laisse malheureusement tomber dans la défection, et dans la damnation. Où sont les lumières de ces grands maîtres, de ne pas voir qu’ils attribuent à Dieu la conduite du monde la plus bizarre, et la plus contraire à l’uniformité de sa sagesse ? Ils lui font aimer tendrement aimer de l’amour de Père, qui est le plus grand amour que l’Écriture fasse concevoir, aimer, dis-je des personnes qu’il hait, pour qui il n’est touché d’aucune miséricorde, et qu’il a dessein d’exposer à toutes les rigueurs de sa justice. Ils veulent que Jésus-Christ devienne le chef, frère, et le protecteur de ceux qu’il a pourtant fait dessein d’abandonner au piège du démon, qu’il leur impute sa satisfaction, et son mérite, qu’il vivifie et qu’il les anime de son Saint Esprit, qu’il intercède pour eux dans le Ciel, et qu’en même temps il soit dans la résolution ferme de les laisser tomber dans la rébellion, et périr misérablement. Quels désordres d’imagination ?

Pour nous, mes frères, qui sommes disciples de l’Écriture nous apprenons d’elle, que les dons et la vocation de Dieu sont sans repentance, que nul ne peut ravir de la main de Jésus-Christ ses brebis, parce que le père qui les lui a donnés est au-dessus de toutes les puissances du monde, que ceux que Dieu a justifiés il les a aussi glorifiés, que Jésus-Christ a reçu puissance sur toute chair afin qu’il donne la vie éternelle à tous ceux que le père lui a donnés, qu’il prie pour tous ceux qui croient en lui afin qu’ils soient un comme le Père et le Fils sont un, que c’est son désir qu’ils soient choix avec lui où il est, et que si lorsque nous étions ennemis de Dieu, nous avions été réconciliés à lui par la mort de son Fils, beaucoup plus étant déjà réconciliés, serons-nous sauvés par la vie de son Fils.

Et tous ces textes et plusieurs autres semblables, nous enseigne clairement que tous ceux que Dieu a convertis, qu’il a justifiés, et qu’il a sanctifiés obtiennent infailliblement le salut éternel. Il n’y a pourtant que les élus qui obtiennent ce salut. Il y a donc que ceux que Dieu convertit, qu’il justifie, et qu’il sanctifie, nul réprouvé n’a part à ses grâces. Sans aller plus loin notre texte justifie cette vérité, car notre Seigneur y rend la raison, pourquoi les premiers conviés ne sont pas venus à la noce, c’est à dire pourquoi ils ont été incrédules, et il dit que c’est parce qu’ils n’étaient pas élus. Il n’y a donc que les élus à qui Dieu donne la vraie foi. Cette doctrine est constante dans l’Écriture, et elle doit faire reconnaître aux défenseurs du franc arbitre que leur principe est faux, car tout principe d’où il s’ensuit une fausseté contraire à l’Écriture, est nécessairement faux. Mais cela doit aussi faire connaître à ces imparfaits défenseurs de la grâce que leurs lumières sont courtes, et qu’il leur reste encore bien du chemin à faire pour parvenir à l’entière connaissance de la vérité.

Mais il faut aller plus avant. On fait une troisième question sur le sujet des appelés qui ne sont pas élus. Puisqu’il n’y a dit-on que les élus qui se convertissent en effet, et qu’eux seuls sont sauvés, qu’est-ce que Dieu se propose quand il appelle extérieurement les autres, et quelle est sa fin ? Car il s’il se propose leur salut, ne seront-ils pas sauvés. S’il se propose leur conversion, ne se convertiront-il pas ? S’il se propose de faire éclater leur rébellion, quelle apparence qu’en leur faisant une grâce, il ait pour but de les faire tomber dans un crime ? Il se propose d’aggraver leur condamnation, et de déployer plus rudement sa justice sur eux, cela même ne semble pas bien digne de sa bonté. Quel est donc son dessein ou son but ? Je réponds que quand Dieu appelle les hommes dans le temps, il se propose la même chose qu’il s’est proposé de toute éternité quand il a décrété de les appeler. Mais quand on conçoit qu’il a fait ce décret, il faut penser qu’il s’est proposé tout ce qu’un législateur se peut raisonnablement proposer, lorsqu’il établit une loi qui est d’expliquer aux hommes leurs devoirs, de leur commander, de promettre le salut à tous ceux qui se convertiront, de menacer de mort, et de ruines ce qui demeureront dans leur impénitence, et enfin de les juger tous selon cette loi. Un législateur ne va pas plus avant, il est tout enfermé dans la question de droit, il ne regarde point le fait autrement que pour le commander ou pour le défendre, il ne décide pas de l’événement. C’est en qualité de souverain directeur que Dieu décide des événements, et non en qualité de législateur. Quand donc il s’agira de l’élection et de la réprobation, il y aura sujet demander quel est le succès que Dieu se propose, mais cette demande n’a point de lieu dans la vocation.

Cette réponse est solide comme vous voyez, est cependant elle n’arrête pas encore tout à fait le mouvement de l’esprit humain. On fait donc sur cela même une quatrième question. Il n’importe pas, dit-on, de savoir ce que Dieu se propose quand il appelle ceux qui ne sont pas de son élection, c’est assez qu’il les appelle pour avoir lieu de demander comment il se peut qu’il offre extérieurement sa grâce à des personnes qu’il a déjà réprouvées ? N’est ce pas leur faire illusion ? S’il leur a déjà fermé son cœur, et qui les ai déjà marquées en soi-même pour la damnation. Comment peut-il sincèrement leur ordonner de se convertir et de croire en son Fils, et de les inviter à recourir à sa miséricorde ? J’avoue que cette question serait bien difficile et bien embarrassante, si on supposait que le décret la réprobation précédât celui de la vocation, car en effet il n’y a nulle apparence que Dieu après avoir rejeté des hommes, après avoir livré sa justice, reviennent derechef à eux pour leur offrir sa grâce et les appeler à sa paix. Comme ces dons et sa vocation sont sans redondance, sa réprobation aussi et sans retour. Il ne faut donc plus s’imaginer que ce soit par un principe de haine qu’il les appelle, ni dire comme quelques-uns ont fait il n’y a pas longtemps sur notre sujet de la communion romaine qu’il leur temps des pièges. Ces sortes d’imagination ne sont pas sages, elles sont même en quelque sorte injurieuses à Dieu, car quoi qu’il puisse faire de sa créature ce qu’il lui plaît, il ne faut pourtant jamais rien lui attribuer qui choque sa vérité et sa sincérité. Il ne témoigne point de l’amour par un principe de haine, ni ne tend des pièges à personne. Nous avons déjà fait voir dans quel ordre il faut ranger les décrets divins quand nous les concevons, et que celui la vocation d’être mis avant celui de l’élection, et par conséquent avant celui de la réprobation et c’est ce qui est entièrement la difficulté.

Car il ne faut pas dire que Dieu appelle des personnes déjà réprouvées, mais il faut dire au contraire que Dieu réprouve des personnes déjà appelées. Il ne faut pas concevoir que Dieu premièrement élit et réprouve les hommes, et qu’ensuite il résout de leur donner la loi sur l’Évangile, mais il faut concevoir qu’il leur donne la loi son Évangile, et qui les appelle à la fois à la repentance, et qu’ensuite voyant que l’aveuglement des hommes est tel que d’eux-mêmes ils demeurent tous dans leur corruption, il en choisit les uns pour leur donner son Saint Esprit, et pour les sauver, et qu’il laisse les autres dans leur endurcissement. Ainsi la vocation précède, et la réprobation vient après, ce qui fait évanouir la question. Il est certain que les difficultés qu’on trouve dans ce mystère vienne pour la plupart de la confusion dans laquelle on conçoit les choses, et si on les mettait dans leur situation naturelle, on s’épargnerait beaucoup d’embarras.

Nous en verrons un autre exemple si nous passons à une cinquième objection qui est commune et ordinaire à tous ceux qui n’ont pas assez médité cette matière voici donc que de quelle sorte ils discourent : si l’on est réprouvé, disent-ils, quelque bien qu’on fasse il ne servira de rien, et si on est élu, quelque mal que l’on commette, il ne nuira point. Le réprouvé aurait beau se convertir à Dieu et mourir fidèle, sa réprobation ne pouvant être cassée, il ne doit attendre que la damnation, et l’élu de même aurait beau devenir méchant, et mourir infidèle, son élection étant irrévocable il ne laissera pas d’être sauvé. Ce mauvais raisonnement est dans la bouche de bien du monde, et je ne sais si vous-même, quoiqu’instruits dans les mystères de la religion, ne l’avez pas quelquefois fait. Mais permettez-moi de vous le dire, ce n’est qu’une extravagance qui vient du renversement qu’on fait des idées dans cette matière. On suppose qu’un réprouvé peut devenir fidèle et homme de bien, on suppose qu’un élu peut devenir infidèle et méchant, et mourir dans sa méchanceté. Mais l’une et l’autre de ces suppositions sont de pures contradictions. Remettez vos pensées dans l’ordre où elles doivent être, et alors vous verrez que la réprobation suppose l’endurcissement de l’homme, et un endurcissement invincible et que l’élection au contraire, qui est le remède que Dieu y apporte, met dans l’homme la foi, la repentance et la justice. Dire un réprouvé c’est dire un homme obstiné dans son péché, dire un élu c’est dire un homme que Dieu convertit. Ôtez l’endurcissement au mal, vous ôtez la réprobation. ôtez la conversion et la foi, vous ôtez l’élection. Le raisonnement, vous pouvez dire l’illusion dont il s’agit n’est donc qu’une pure extravagance une contradiction dans les termes. N’est-ce pas à peu près comme si de deux hommes morts dont Dieu voudrait laisser l’un dans le tombeau et ressusciter l’autre, et le conserver en vie, je disais que le mort aurait beau vivre, qu’il serait toujours mort, puisque Dieu veut le laisser dans le tombeau, et que le ressuscité aurait beau mourir, il serait toujours vivant, puisque Dieu lui veut conserver la vie ? Ne serait-ce pas la dernière de toutes les impertinences, comment le mort pourrait-il vivre, puisqu’il est mort et que Dieu le laisse dans le tombeau ? D’où lui viendrait sa résurrection ? Et pour le ressuscité, comment pourrait-il mourir puisque Dieu lui conserve la vie ? D’où lui viendrait la mort ? Il en est ici de même, comment le réprouvé pourrait-il se convertir ? Il est endurci dans son crime, et s’il ne l’était pas, il ne serait pas réprouvé. D’où lui viendrait cette résurrection spirituelle, puisque Dieu le laisse dans son péché ? Et pour l’élu comment pourrait-il devenir infidèle et impénitent ? Dieu qui l’a ressuscité s’est engagé à le conserver en vie.

Mais puisque nous nous sommes proposé d’éclaircir les principales objections qu’on peut faire sur cette matière, il n’en faut pas négliger l’une, que la perversité de l’homme a inventé en dernier lieu pour sa défense, et que les ennemis de l’élection et de la grâce, ne manquent jamais d’étaler avec beaucoup de confiance et de pompe. Il ne s’agit pas disent-ils, de savoir de quelle manière Dieu réprouve les hommes, ni si c’est avant ou après leur vocation. Il suffit que selon vous ils sont dans une entière impuissance de se convertir à Dieu, et soi que cette impuissance précède la réprobation ou quelle la suivent il n’importe, elle les met toujours à couvert de la justice divine. Comment leur imputer à crime, ce qui vient d’une absolue et invincible nécessité ? Ils sont morts, dites-vous, dans leurs péchés, ils ne sauraient se ressusciter eux-mêmes, ils sont aveugles, ils ne peuvent voir les objets divins, ils sont esclaves du vice, ils ne peuvent briser leur fer, comment donc sont-ils coupables devant le tribunal de Dieu, de ne pas se convertir, et par quelle justice peuvent-ils être condamnés ? C’est ainsi qu’il propose cette objection, et il faut avouer qu’elle a d’abord quelque chose de spécieux, et de surprenant, car après tout ne semble-t-il pas qu’on est excusable, lorsqu’on ne fait pas une chose qu’on ne peut faire, ou lorsqu’on en fait une autre à laquelle on est poussé par la force d’une nécessité inviolable ? Mais quelque vraisemblance qu’il y ait dans ce discours, on peut pourtant vous assurer sans rien craindre, que ce n’est au fond que sophisme et qu’égarement. C’est ce que j’espère vous faire voir clairement si vous voulez bien m’accorder encore quelques moments de votre attention.

Pour cet effet je vous prie de considérer d’abord de quoi est capable la préoccupation du cœur, et ce qu’on appelle l’esprit de parti quand on a la faiblesse de s’y abandonner. Vous en voyez ici un exemple remarquable, car ceux qui nous mettent en avant cette objection, ne sont ni juifs, ni païens, ni mahométans, ni ennemis déclarés de la religion chrétienne en général, ce ne sont ni des athées ni des profanes ennemis de toute religion. Ce sont des gens qui font profession d’être chrétiens, et qui veulent bien qu’on croit qu’ils sont soumis à l’Écriture, et intéressés à conserver précieusement les vérités qu’elle nous enseigne. Cependant si leur objection avait lieu, il est certain qu’elle renverserait ce qu’il a de plus clair et le plus constant dans l’Écriture, et dans la religion chrétienne. Qu’y a-t-il de plus constant dans l’Écriture que ces trois vérités, l’une que l’homme dans l’état de son péché est dans une entière impuissance de se convertir sans le secours de la grâce, l’autre que Dieu condamne aux peines éternelles tous ceux qui ne se convertissent pas, et la troisième que Dieu pourtant est souverainement juste, et qu’on ne peut sans blasphème lui attribuer la moindre injustice. Je laisse à part ces deux dernières vérités, car on ne contestera pas à mon avis qu’elle ne soient claires dans l’Écriture, et pour la première qui seule pourrait tomber en contestation, je ne sais comment on peut douter que cette même Écriture ne l’établisse et ne l’enseigne évidemment. L’affection de la chair, dit saint Paul dans son épître aux Romains, est inimitié contre Dieu elle ne s’assujettit pas à la loi de Dieu, et de fait elle ne le peut. L’homme animal, dit-il ailleurs, ne comprend pas les choses qui sont de l’Esprit de Dieu, et il ne les peut entendre, parce qu’elles se discernent spirituellement. Remarquez ces termes, elle ne le peut, il ne le peut, car ils décident nettement la question. Mais elle ne sera pas moins décidée si vous-même prenez garde de quelle manière le même apôtre parle de l’homme sous le péché. Il dit, qu’il est de nature enfant de rébellion, qu’il est mort dans ses offenses, qu’il est esclave de l’iniquité que le péché règne au-dedans de lui, qu’il est vendu au péché qu’il a les yeux de l’entendement aveuglés. Expression qui toutes marquent une impuissance absolue de se convertir. Que peuvent dire à cela les adversaires. Ce ne sont, disent-ils, que des manières de parler populaires qui exagèrent la corruption de l’homme, il ne faut pas les prendre à la lettre. Chicane impertinente.

N’était-ce donc qu’une exagération populaire lorsque saint Jean rendant la raison pourquoi les Juifs ne croyaient point en Jésus-Christ encore qu’il fît tant de miracles en leur présence, assurait, qu’ils ne pouvaient croire, parce qu’Ésaïe avait dit d’eux, Dieu a aveuglé leurs yeux et endurcis leurs cœurs, afin qu’ils ne voient des yeux et qu’ils n’entendent du cœur et qu’ils ne se convertissent ?

N’était-ce pas une exagération populaire, quand Jésus-Christ pour marquer qu’il ne s’étonnait pas des murmures des Capernaütes leur disait : Nul ne peut venir à moi si le Père qui m’a envoyé ne le tire ?

N’était-ce qu’une manière de parler hyperbolique, quand Jérémie disait aux Juifs : le Maure changerait-il sa peau ou le léopard ses taches, pourriez-vous, vous aussi faire quelques bien, puisque vous n’avez appris qu’à mal faire ?

Cette interrogation, et ces comparaisons du Maure et du léopard ne marque-t-elle pas, une impuissance entière à faire le bien ? N’est-ce qu’une exagération, que ce qui est dit au sixième chapitre de la Genèse, que Dieu vit que la malice des hommes était très grande sur la terre, et que toute l’imagination des pensées de leur cœur n’est que mal en tout temps. Sur quoi l’Écriture ajoute, qu’il se repentit d’avoir fait l’homme, et qu’il en fut déplaisant en son cœur, et un effet et ce fut sur cela qu’il forma le dessein de les exterminer par le déluge. A quoi bon s’aveugler soi-même dans une matière si importante ? D’où viendrait la doctrine de la nécessité de la grâce pour la conversion de l’homme que l’Écriture enseigne si hautement, si ce n’était de l’impuissance où l’homme est de se convertir de soi-même ? D’où viendrait la doctrine de l’impuissance de la Loi à convertir les hommes, que saint Paul établit si fortement, si ce n’était de ce que la loi n’étant pas accompagnée de l’Esprit de régénération, les hommes d’eux-mêmes ne se pouvaient convertir ? D’où viendraient les prières que les saints adressent si souvent à Dieu pour lui demander grâce de son Esprit, si ce n’était de cette impuissance à faire le bien, ou ils se reconnaissent eux-mêmes ? Tire-moi, dit l’Église au cantique des cantiques, afin que nous courions après toi. Éternel, dit David, enseigne-moi tes voies, et je marcherai dans ta vérité, range entièrement mon cœur à craindre ton nom. Convertissez-nous à toi, ô éternel, nous serons convertis, dit Jérémie, au chapitre cinquième des lamentations. D’où viendraient ces vœux que saint Paul ne fait si souvent pour les fidèles, que Dieu illumine les yeux de leur entendement, qu’il les remplissent la connaissance de sa volonté, qu’il les fasse fructifier en toute bonne œuvre, qu’il l’affermisse leur cœur dans la sainteté, qu’il fasse lui-même en eux ce qu’il lui est agréable. D’où viendrait, dis-je, ces vœux si fréquents dans ses épîtres, si ce n’était de ce principe que l’homme est de soi-même incapable de faire le bien ? C’est donc une vérité constante dans l’Écriture, et si c’est une vérité de l’Écriture, que prétendent ces gens avec leur objection ? Veulent-ils réformer la parole de Dieu ? Veulent-ils ébranler la doctrine de la damnation des méchants, ou celle de la justice divine, sous prétexte de combattre celle de la corruption invincible des hommes ? Car ces trois doctrines sont liées ensemble dans l’Écriture, et l’on ne peut en ébranler une sans mettre les deux autres en danger. Mais s’imagine-t-il que cette contradiction formelle, où ils sont avec l’Écriture sur le sujet de la corruption humaine, ne soit pas un préjugé suffisant pour faire rejeter avec mépris leur objection comme une illusion et un sophisme, quand même on ne voudrait pas se mettre en peine d’en examiner de plus près la fausseté ? Nous avons encore grâce à Dieu assez de respect pour l’Écriture, et assez de lumière, pour reconnaître, sans aller plus loin que tout raisonnement qui choque une doctrine clairement enseignée en ce divin livre est un sophisme et une vanité.

Il faut bien nécessairement dire que cette objection est un sophisme puisque non seulement elle s’en prend directement à l’Écriture, mais qu’elle combat encore d’autres vérités de la religion, et de l’expérience, qui sont claires et indubitables, et c’est une seconde remarque que je désire que vous fassiez. Ils veulent qu’une créature raisonnable ne soit pas coupable du mal qu’elle fait, tant elle est assez endurcie pour ne pouvoir pas agir autrement. Mais qui ne voit que cette maxime choque une vérité certaine dans la religion, et que tous les chrétiens reconnaissent, savoir que le démon est l’ennemi perpétuel de Dieu qui ne cesse de l’offenser, et de se rendre coupable devant lui par les crimes qu’il commet. Car nous savons tous qu’il ne lui est nullement possible, ni de faire le bien, ni de s’abstenir du mal. Dites-moi je vous prie, quel jugement il faut faire d’un principe qui va décharger le diable de tous les maux qu’il fait au monde, depuis le moment de sa chute, et à l’en déclarer innocent ? L’expérience nous enseigne que dans les choses morales les mauvaises habitudes qu’on a contractées depuis longtemps, et qui se sont affermies par une longue suite d’actions, possèdent tellement l’âme, et y sont si enracinées qu’on ne s’en peut jamais dégager. Une personne qui aura vieilli dans l’orgueil, ne saurait s’en dépouiller, une autre qui se sera nourri dans la cruauté et dans la vengeance demeurera jusqu’à la fin cruelle et vindicative. Mais si le principe des adversaires est vrai, voilà des personnes absolument hors de blâme, il ne faut point s’aviser de crier contre elles, ni de condamner leurs actions quelques mauvaises qu’elles soient, l’impuissance de faire autrement les absous, et les met à couvert des arrêts de la justice. Qui peut souffrir une doctrine si pernicieuse ? L’Écriture nous parle de certaines gens qui après avoir goûté le don céleste, après avoir été faits participants du Saint Esprit, après avoir goûté les puissances du siècle à venir, abandonnent lâchement l’Évangile de Jésus-Christ, et saint Paul dit d’eux, qu’étant ainsi retombés, il est impossible qu’ils soient renouvelés à repentance. Ô gens heureux, s’écriront les mondains sur la maxime des adversaires, ils ont trouvé le secret de faire désormais tout le mal qu’ils voudront sans être coupables puisque l’impuissance où ils sont de se repentir, leur servira d’innocence et de justification. Peut-on consentir à de telles impiétés ?

Si l’on admettait le principe des adversaires, savoir que quand un homme est vaincu par la force du vice et qu’il ne peut que mal faire, il est hors de blâme il faudrait par la raison des contraires en admettre une autre, savoir, que quand une personne possède la vertu dans un assez haut degré, pour ne pouvoir pas pécher, elle ne serait pas digne de louange, parce qu’elle ne pourrait faire autrement. Comme la nécessité de faire le mal exempterait celui-là de blâme, la nécessité aussi de faire le bien priverait celui-ci de louange, il y a une conséquence évidente de l’un à l’autre. Mais ne faudrait-il pas avoir renoncé également à la piété et à la raison pour ne pas regarder ce second principe avec horreur ? Quoi, si nous étions dans la perfection que la loi nous demande, d’aimer Dieu de tout notre cœur, et notre prochain comme nous-mêmes, nous ne serions pas dignes d’être loués, parce que notre vertu serait trop forte ? Les bienheureux qui sont dans le paradis ne sont-ils pas désormais attachés au bien par des liens inviolables, en sont-ils pour cela moins dignes de notre estime ? Je dis la même chose des saints anges que tous les chrétiens regardent comme des créatures consommées dans l’obéissance de Dieu et incapables de s’en départir. Mais que dirons-nous de notre Seigneur Jésus-Christ pendant même qu’il a été sur la terre ? Lui ravirons-nous son mérite, sous prétexte qu’il ne pouvait que rendre à Dieu son Père l’obéissance qu’il lui a rendue, et cette bienheureuse nécessité où il était d’accomplir l’ouvrage de notre salut, aura-t-elle dû empêcher le Père de l’élever dans la gloire où il se trouve à présent ? Enfin que dirons-nous de Dieu même, notre Créateur et notre Père éternel ? Nous savons que la sainteté lui est si naturelle, qu’il ne s’en peut en aucune manière détourner ? Ne sera-t-il donc plus digne des louanges de ses créatures, et la nouvelle philosophie des adversaires nous empêchera-t-elle désormais de célébrer la justice de ses voies par cette raison qu’il ne peut agir autrement ? Allez maximes damnables, que l’enfer a inventées pour la perte des âmes, rentrez dans l’abîme dont vous êtes sorties, et ne venez plus troubler notre foi.

Le mensonge a ceci de propre que souvent il se fait la guerre à soi-même, et nous en avons ici un exemple fort remarquable. Ses adversaires qui disent si fièrement, que si l’homme était dans l’impuissance de croire à l’Évangile, et de se convertir à Dieu, il ne serait point coupable pour sa désobéissance, n’enseigne-t-il pas eux-mêmes que Dieu donne à tous une grâce suffisante pour les convertir, et quand on leur demande quel est l’usage de cette grâce, ne disent-ils pas qu’elle est donnée pour mettre l’homme en pouvoir de se convertir ? Avant donc que Dieu la donne, l’homme n’a pas ce pouvoir, et par conséquent, selon eux il est dans un assez bon état, car il est couvert des traits de la justice divine. Mais qui ne voit que de là il s’ensuit que cette prétendue grâce ne serait pas une grâce, et que ce serait bien plutôt une peine et une affliction qu’une faveur. Ils sont dans un état assuré, et Dieu les mettrait dans un état dangereux. Pendant qu’ils ne peuvent se convertir, ils ne peuvent être condamnés, si donc vous leur ôtez cette impuissance, et que vous leur donniez le pouvoir de se convertir, que faites-vous autre chose que de les exposer aux dangers de la damnation, les tirer du port, pour les jeter dans le péril du naufrage. Étrange théologie qui dément hautement celle de saint Paul : il n’y a plus, disait-il, de condamnation pour ceux qui sont en Jésus-Christ, qui ne cheminent plus selon la chair, mais selon l’Esprit ? Mais ces gens disent qu’il ne faut pas ainsi parler, il faut dire au contraire qu’il n’y aurait point de condamnation pour les hommes s’ils cheminaient selon la chair, mais qu’il y en a maintenant pour eux tous, puisqu’ils cheminent selon l’Esprit, c’est-à-dire avec les lumières de la grâce suffisante, et qu’il y en aura même pour eux qui sont en Jésus-Christ, car ils sont toujours en danger d’être condamnés.

Allons plus avant, la plupart des adversaires qui disputent contre nous pour la défense des forces du franc arbitre, tiennent eux-mêmes qu’il y a de certains moments, et de certaines conjonctures, où l’homme sollicité par la grâce suffisante l’écoute infailliblement et se convertit, et qu’il y en a d’autres, où infailliblement il ne l’écoute pas, et ne se convertit pas, et c’est sur cela qu’ils disent que Dieu qui voit de toute éternité ces bons et ces mauvais moments, prévoit la conversion, où la rébellion future de l’homme. Pauvres aveugles, ils prennent bien de la peine pour néant. Ils s’agitent, ils se débattent, ils se tournent de tous côtés, pour combattre cette impuissance de faire le bien, ou nous mettons l’homme dans l’état de sa corruption, parce qu’elle les importune, et après bien des circuits, ils admettent enfin de certains moments où l’on ne peut qu’être rebelle à la grâce, et où Dieu prévoit infailliblement qu’il ne se convertira pas. Que m’importe que la nécessité vienne ou de la force de la corruption intérieure, ou de la force des moments et les conjonctures, n’est-ce pas toujours une nécessité ? N’est-il pas vrai que dans ces mauvais moments il est infaillible que l’homme ne se convertira pas puisque Dieu le prévoit ainsi ? Le voilà donc au moins pour ce moment là dans la nécessité d’être rebelle, et dans l’impuissance de croire. En est-il pour cela moins coupable, et supposé que ce soit le dernier moment de sa vie, en sera-t-il moins damné ? Les adversaires avouent qu’il le sera, il s’en suit pourtant de leur principe qu’il ne peut être, ils se détruisent donc et se combattent eux-mêmes.

Mais après ces réflexions il faut examiner de plus près l’objection dont il s’agit, et en découvrir pleinement la vanité. On dit que s’il est impossible aux hommes de se convertir, si cette grande action surpasse leurs forces, Dieu ne les saurait condamner lorsqu’ils demeurent impénitents, car il n’est ni de la raison, ni de la justice, d’exiger d’eux une chose qui n’est pas en leur pouvoir, et beaucoup moins les punir s’ils ne la font pas. L’illusion de ce mauvais raisonnement consiste dans l’abus qu’on fait de ce terme d’impossible. J’avoue que l’Écriture s’en sert, mais elle ne s’en sert pas dans le sens que l’objection suppose, et dont elle emprunte tout ce qu’elle a d’apparent. Ce terme appliqué à la conséquence qu’on en prétend tirer, donner d’abord des idées fausses et trompeuses qui surprennent l’esprit et qui corrompent le jugement. Les uns s’imaginent que Dieu exige de l’homme, et qui lui commande des choses qui n’ont nul rapport à sa nature, et qui sont tellement au-dessus de lui, que quand même il les voudrait faire, il ne le peut, ni plus ni moins que s’il lui commandait d’arrêter le soleil, ou d’empêcher le dérèglement des saisons, ou d’ajouter, comme parle l’Écriture une coudée à sa stature. Les autres conçoivent qu’il est impossible à l’homme de ne pas pécher, à peu près comme il est impossible au feu de ne pas brûler, ou au marbre de ne pas être dur, qu’il lui est impossible de se convertir de la même manière que saint Jacques dit, qu’un figuier ne peut produire des olives, ni une vigne des figues, c’est-à-dire que l’homme est porté au mal, éloigné du bien par une nécessité de nature, dont il n’est nullement le maître, et que cela ne dépend non plus de sa délibération que la faim, et la soif, la maladie, et la santé, et les autres choses involontaires qui nous arrivent. D’autres conçoivent qu’il est impossible à l’homme de se convertir de la même manière qu’il est impossible à un prisonnier de sortir de sa prison, encore qu’il le désire ardemment, n’étant pas en état de vaincre une puissance plus forte qui l’y retient. D’autres s’imaginent qu’il y a quelque force étrangère et secrète, quelque influence maligne, qui s’insinue intérieurement dans l’homme, pour lui rendre la conversion impossible, sans quoi il s’y porterait facilement, s’il était laissé à soi-même.

Mais toutes ces imaginations ne sont, comme j’ai dit, que des idées fausses et trompeuses, il n’est rien de tout cela. La conversion est la chose du monde la plus possible à tous ces égards. Ce n’est point une chose qui répugne à la nature de l’homme, ou qui n’y est point de rapport. Elle a au contraire une parfaite convenance, si j’ose dire ainsi avec ses facultés naturelles. Il ne s’agit que d’aimer Dieu de tout son cœur, de recourir à sa miséricorde, d’abandonner l’injustice, et le mensonge, et de s’attacher à l’équité, et à la vérité. Qu’y a-t-il de plus proportionné à l’homme, n’est-il pas fait pour cela ? Ce n’est point une chose contre laquelle nous soyons emportés par une nécessité aveugle, et brute, elle tombe au contraire sous notre délibération, et elle dépend de notre jugement, et de notre choix. Il s’agit de connaître, et de servir Dieu, d’embrasser l’offre qu’il nous fait de la paix, et de sa communion, de fuir le mal, et de faire le bien, et ne sont-ce pas des actes de notre entendement, et de notre cœur ? Ce n’est pas une chose sur laquelle on souffre de la contrainte, nulle violence ne nous en peut empêcher si nous la voulons faire, puisqu’elle consiste en des actes intérieurs de l’âme, que nulle créature ne peut forcer. On peut nous fermer la bouche, nous lier les mains, nous empêcher de faire les actions extérieures, mais nul ne nous peut ôter la liberté d’aimer Dieu intérieurement, ni de revenir à sa justice, et à la vérité, en condamnant nos égarements, ce sont des actes de notre volonté qui sont hors de l’atteinte de toutes les créatures.

Il ne faut pas enfin s’imaginer qu’il n’y ait aucune influence étrangère qui pénètre jusqu’au cœur pour le corrompre, et de bon qu’il est de le faire méchant. D’où viendrait une telle influence ? Ce ne pourrait pas être du Ciel, Dieu n’inspire jamais la malice, il y aurait, non seulement du blasphème à le concevoir, et à le dire, mais aussi de la folie et de l’extravagance, comme il y en aurait à concevoir que le soleil répand et jette des ténèbres dans l’air. S’il y avait quelque influence de cette sorte, il faudrait qu’elle vint du démon mais le démon, qui nous peut tenter par les objets, nous surprendre par les sophismes, faire illusion à nos sens corporels, et peut-être même à notre imagination, par des fantômes trompeurs, ne peut en nulle manière toucher immédiatement, à ce qu’on appelle la partie supérieure de l’âme, qui est l’entendement, et la volonté. Cette partie est uniquement à Dieu et à l’homme, car il n’est pas plus certain que Dieu est Dieu, qu’il est certain que sa providence ne déploie aucune efficace corrective dans l’âme de l’homme, pour l’empêcher de croire à l’Évangile, et de se convertir. L’homme est donc uniquement à soi-même dans cette occasion, et de toutes ses actions on peut dire avec vérité qu’il n’y en a aucune qui soit plus de lui, que son impénitence et son incrédulité. Elle est plus de lui mille fois que ne l’est sa conversion, car quand il se convertit, l’action en un sens est de Dieu, c’est Dieu qui produit en nous le vouloir et le parfaire selon son bon plaisir, mais quand il est infidèle, l’infidélité est tout entière de l’homme, Dieu n’y a nulle part, non plus que le soleil aux ténèbres de la nuit.

Que veut donc dire cette expression de l’Écriture, qu’il est impossible à l’homme pécheur de se convertir de soi-même ? Mes frères, cela veut dire qu’il ne le veut pas, qu’il est obstiné dans sa malice, qu’il lui plaît de demeurer dans son crime, que son cœur est tellement affermi dans l’amour du mal qu’il ne s’en détachera jamais, si Dieu par sa grâce ne l’en détache, et ne lui inspire notre amour. Cela veut dire qu’il fait du péché toute sa joie et tous ses délices, chérissant comme soi-même, comme son plus grand bien, et son plus précieux intérêt. Cela veut dire que toutes les pensées et les délibérations de son esprit concluent toujours en faveur du crime, qu’il le suit, et qu’il le commet avec un plein et entier consentement de sa volonté, sans combat, et sans résistance, si la résistance ne lui est inspirée d’ailleurs. C’est ce que veut dire l’Écriture, et quand pour expliquer sa pensée elle se sert de la comparaison d’un mort, ou de celle d’un aveugle, ou de celle d’un esclave, il n’en faut pas abuser, ni s’imaginer que l’homme ait en effet perdu ses facultés naturelles, ni que les puissances de son âme se soient éteintes, ni qu’elle soit absolument sans action, ni qu’il y ait en effet en lui un tyran autre que lui-même qui le contraigne et qui lui fasse violence. L’Écriture n’emploie ces façons de parler que pour exprimer la grandeur et la force de la malice humaine, l’on ne doit pas les porter plus loin. Mais cela étant ainsi expliqué qui ne voit que les lumières de la conscience ni celle de la raison ne permet pas qu’on excuse, ou qu’on décharge de blâme, une impuissance qui ne consiste qu’en une obstination de la volonté, en une extrémité de vice et de méchanceté, en une plénitude d’amour pour le mal ? Y a-t-il en effet une étincelle de bon sens à dire qu’une créature pour se rendre souveraine et indépendante de Dieu, pour se mettre au-dessus des lois, et se soustraire du tribunal de son Créateur, n’a qu’à s’abandonner entièrement au péché, et à l’aimer sans mesure et sans réserve ? Bien loin que de tels excès l’absolvent ou le justifient, ils ne font au contraire qu’aggraver son crime, et rendre plus juste et plus nécessaire sa condamnation. Plus la créature est méchante, et plus elle est éloignée de son devoir, plus elle est ennemie de Dieu, et rebelle à ses lois, et plus elle est digne de son aversion et de sa malédiction.

Comme il y a dans la vertu un degré de perfection qu’on appelle héroïque, qui est lorsqu’elle possède si pleinement le cœur de l’homme qu’il ne saurait que bien faire, il est aussi dans le vice un degré diabolique, qui est lorsque l’âme en est tellement vaincue qu’elle ne saurait que mal faire. Dans ce degré parfait de la vertu, la vertu est souverainement digne d’estime et de louanges, et dans cette autre extrémité du vice, le vice est aussi infiniment digne d’horreur, et la raison en est évidente, c’est que là il n’est absolument que du bien, ici n’est absolument que du mal.

*

Voilà, mes frères, ce que nous avions dessein de vous représenter pour l’éclaircissement et pour la défense de ces deux doctrines, de la vocation et de l’élection, selon que l’Écriture nous les enseigne. Nous avons peut-être déjà porté cette matière au-delà des bornes ordinaires, nous ne finirons pourtant pas, sans vous dire de quelle manière vous vous en devez servir, et quelle en est le juste et légitime usage, dans la pratique.

Un des plus importants préceptes qu’on vous puisse donner sur ce sujet, et de distinguer sagement deux temps, car il y en a un ou il s’agit de se convertir à Dieu, et il y en a un autre, où après être converti il s’agit de savoir d’où vient un si admirable changement. Dans le premier temps il est question de ce qu’on doit faire, dans le second il est question de ce qu’on a déjà fait. Le véritable usage de la vocation et de l’élection et de les appliquer chacune au temps pour lequel elles sont particulièrement destinées, et de ne leur faire décider à chacune que la question à laquelle naturellement elles sont propres. Quand donc il s’agit de ce qu’on doit faire, il faut jeter les yeux sur la vocation, parce que c’est la règle de notre devoir, et quand il s’agit de ce qu’on nous avons fait, il faut regarder l’élection car c’est la source de tout le bien qui est en nous. Il y a deux choses absolument nécessaires à notre salut, l’une que nous soyons gens de bien, que nous croyons en Jésus-Christ, que nous fassions de bonnes œuvres, l’autre que nous ne fassions pas de notre propre justice un sujet d’orgueil et de vanité, mais que nous demeurions toujours dans les termes de l’humilité chrétienne, la vocation règle la première, et l’élection la seconde.

C’est ce que saint Paul a divinement bien distingué dans son épître aux Philippiens. Mes bien-aimés, dit-il, comme vous avez toujours obéi, employez-vous à votre propre salut avec crainte et tremblement. Car c’est Dieu qui produit en vous et le vouloir et le parfaire selon son bon plaisir. Employez-vous à votre salut, c’est-à-dire soyez fidèles et justes. Par quelles règles ? Comme vous avez toujours obéi, c’est donc par la règle de notre vocation, en ayant sans cesse les yeux sur cette loi divine que Jésus-Christ a apportée au monde. Mais employez vous y avec crainte et tremblements, dans une humilité sainte. Par quelles règles encore ? Par celle de l’élection, car c’est Dieu qui produit en vous le vouloir et le parfaire selon son bon plaisir. Ne confondons je vous prie jamais cet ordre si nous ne voulons pas nous égarer et nous perdre. Quand il est question d’obéir à Dieu et de faire de bonnes œuvres, dire : Je voudrais bien pour vider ce point, savoir si je suis élu, c’est se tendre un piège à soi-même. Il ne s’agit pas encore de cela, répondit premièrement à votre vocation et ensuite vous examinerez votre élection. De même quand y s’agira de savoir d’où procède le bien que nous reconnaissons en nous, arrêtez simplement nos yeux sur notre vocation, et dire nous avons fait ce que Dieu nous a commandé, est encore se tendre un piège. Il faut aller plus avant et dire : Dieu est l’unique auteur de ma régénération, et c’est là même que je trouve une marque de son élection.

Au reste, je ne doute pas que parmi vous tous qui écoutez la parole de Dieu, il n’y en ait plusieurs qui n’ont encore eu aucun sentiment de cette élection divine. Je ne doute pas aussi qu’il y en ait d’autres qui l’ont déjà senti, mais d’une manière si confuse et si obscure, que leur esprit et leur cœur en demeure encore suspendu entre l’espérance et la crainte. Et enfin je suis persuadé qu’il y en a quelques autres qui en ont reçu des marques si claires et si distinctes qu’ils n’en peuvent pas douter. Pour vous, qui êtes de ce premier ordre j’avoue que vous êtes dans un fort mauvais état, mais quelque mauvais que soit votre état ne perdez pourtant pas courage. Si Dieu ne vous a pas encore révélé votre élection, il ne vous a pas aussi révélé votre réprobation. Vous êtes au moins sous le ministère de la vocation évangélique. L’Élection divine demeure quelquefois longtemps cachée sous le sceau, elle a ses temps marqués pour se déployer et pour s’ouvrir. Quels sentiments en avait eu Paul jusqu’à son voyage en Damas ? Quel sentiment en avait eu toute sa vie, le brigand que Jésus-Christ convertit sur la croix ? Pendant que Dieu appelle un homme, il y a encore pour lui lieu d’espérer. Qu’il soupire donc, et qu’il gémisse, qu’il prie, et qu’il pleure, qu’il s’afflige sous les yeux de son Créateur, en lui disant avec Moïse : Éternel, je te prie fais-moi voir ta gloire, et avec l’Église au psaume 80 : Fais luire ta face sur moi. Si vous en usez de cette sorte, sachez que la grâce est près de vous, car les douleurs et les travaux de l’âme sont les signes avant-coureurs de la naissance nouvelle.

Je dirais la même chose, mais en plus fort terme à ceux qui n’ont eu jusqu’à présent qu’un sentiment confus et mêlé de leur élection. Il est vrai que dans la condition où ils sont, ils ne jouissent pas d’une grande tranquillité mais Dieu peut la leur augmenter dans la suite. L’élection divine ne se manifeste pas tout d’un coup, elle est souvent semblable à la lune lorsqu’elle se renouvelle, qui d’abord ne montre qu’un petit rayon de lumière, pendant que tout le reste de son corps est couvert d’obscurité. Que devez-vous faire dans cet état ? Vous devez recourir à Dieu, ou prosternés aux pieds de sa miséricorde, répandre devant lui des torrents de larmes, tourner vos yeux du côté de Jésus-Christ, et implorer son intercession. Vous devez vous souvenir que l’Église elle-même a été quelquefois dans un état semblable. J’ai cherché, disait-elle au psaume 77, le Seigneur au jour de ma détresse, ma plaie ne cessait de couler durant la nuit. Et mon âme refusait d’être consolée. Je me souvenais de Dieu, je me tourmentais, je menais bruit, et mon Esprit était étonné. Le Seigneur m’a-t-il rejeté pour toujours, et ne continuera-t-il pas plus à m’avoir pour agréable ? Sa gratuité est-elle défaillie pour jamais, sa promesse a-t-elle pris fin ? Le Dieu fort a-t-il oublié d’avoir pitié, a-t-il resserré ses compassions ?

Mais après vous être appliqué ces paroles, et en avoir goûté toute l’amertume, il ne faut pas laisser d’espérer, il faut parler à Dieu même, et lui dire : Mon Dieu, mon Dieu pourquoi m’as-tu abandonné, t’éloignant de ma délivrance, et des paroles de mon rugissement ? Ô Dieu crée en moi un cœur net, et renouvelle au-dedans de moi un esprit bien disposé. Ne me rejette point de devant ta face, et ne m’ôte point l’esprit de ta sainteté. Rends moi la joie de ton salut et que ton Esprit me soutienne. Enfin il faut parler à votre âme, et lui dire, mon âme pourquoi t’abats-tu, et pourquoi frémis-tu au-dedans de moi ? Attends-toi à Dieu car je le célébrerai encore, son regard est la délivrance même. Mais en attendant qu’il plaise à Dieu de vous donner un plus vif et plus distinct sentiment de son élection, vous devez tenir vos yeux attachés sur votre vocation, lire et méditer souvent la parole de Dieu, être assidu aux exercices de la dévotion, être juste, bon, charitable, sobre, fuir les occasions de péché, et vous employer avec zèle à la gloire de votre Créateur. Par ce moyen il est infaillible que vous attirerez bientôt cette douce consolation de la conscience, ce ravissement secret et intérieur, cette paix profonde, cette joie inexplicable qui fait la félicité des saints sur la terre, et qui est la marque la plus sensible de l’élection. Car il n’est pas possible qu’un fidèle qui tache à faire son devoir, dise souvent à Dieu : Ô Dieu, dis à mon âme, âme je suis ton salut, que Dieu ne lui réponde : Je suis ton salut je suis ton salut.

Qu’on est heureux, mes frères, quand on est parvenu jusque-là, et que la lumière des yeux paternels de Dieu donne d’inénarrables contentements. C’est posséder dès ici-bas la gloire des anges, c’est avoir dans son cœur un abrégé du paradis. Ce que David appelle le secret de l’alliance de l’Éternel, le secret dit-il, de l’Éternel est pour ceux qui le craignent, et son alliance pour la leur donner à connaître. Il ne parle pas là de l’intelligence des doctrines, il parle de ce secret d’amitié, de cette tendre alliance qui est entre Dieu et l’âme, quand il dit à l’âme : Mon épouse ! et qu’elle lui répond : Mon Seigneur et mon Dieu ! C’est ce que saint Jean appelle la manne cachée et le caillou blanc où il y a, dit-il, un nom écrit, que nul ne connaît, que celui qui le reçoit. Il a raison d’en parler ainsi, car en effet les mondains ne savent ce que c’est, ils s’imaginent qu’il y a de l’extravagance, de l’enthousiasme, quand ils entendent parler de ce repos, et de cette joie de conscience dont jouissent les enfants de Dieu, ils croient que c’est une vision. Vous en jugez bien autrement, vous peuple saint, héritage de Dieu, résidu selon l’élection de la grâce, vous en jugez bien autrement, vous qui à mesure que je parle, sentez en vous-même tout ce que je dis. Dieu veuille nous inspirer à tous le désir d’être ce que vous êtes, et d’avoir ce que vous avez. Mais n’abusez pas de votre avantage. Je veux que le sentiment de l’élection divine vous donne de la consolation et de l’assurance, mais je veux aussi qu’il vous donne de l’humilité. Qu’avez-vous que vous ne l’avez reçu, et si vous l’avez reçu pourquoi vous en glorifiez-vous comme si vous n’aviez pas reçu. Je veux qu’il vous donne de la confiance, mais je veux aussi qu’il vous donne de l’ardeur et de l’application pour achever ce qui reste à votre salut. Travaillez-y diligemment et constamment. Que le sentiment de votre élection ne vous fasse jamais oublier votre vocation. De quelque ordre, et de quelque état que nous soyons, ayons tous sans cesse cette vocation devant nos yeux. Écoutons avec soumission ses promesses, ses exhortations, ses menaces. Obéissons à sa voix, et prions Dieu les uns pour les autres, jusqu’à ce qu’enfin il nous ait tous reçus en sa grâce, et qu’il nous élève tous à la gloire de son Royaume. A lui Père, Fils, et Saint Esprit soit honneur, bénédiction, et louanges aux siècles des siècles. Amen.

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