Missionnaire aux Nouvelles-Hébrides

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Les Nouvelles Hébrides

(1857-1858)

« Le premier décembre 1857 mon collègue, M. Copelandb, et moi reçûmes, après examen, la licence de prédicateurs de l’Évangile ; puis nous consacrâmes quatre mois à visiter chaque congrégation et chaque école du dimanche de l’Église Réformée Presbytérienne d’Écosse, afin que chacun pût faire notre connaissance et s’intéresser à notre œuvre. Le 23 mars 1858 nous étions consacrés, à Glasgow, comme ministres de l’Évangile destinés à l’œuvre des Nouvelles-Hébrides ; et le 16 avril, à Greenock, nous mettions à la voile sur le Clutha en partance pour les mers du Sud.

b – Missionnaire partant avec Paton pour les Nouvelles-Hébrides. (T. E.)

Le capitaine du Clutha fit tout ce qu’il put pour nous être agréable. C’est lui qui conduisait le chant au culte que nous avions chaque jour sur le pont quand il faisait beau, en bas quand le temps était mauvais. Il favorisa de tout son pouvoir les classes bibliques que nous tînmes pour l’équipage et pour les passagers.

A Melbourne nous trouvâmes un navire américain le « Sage » faisant voile pour Penang et dont le capitaine consentit à nous débarquer dans l’île d’Aneityum, Nouvelles-Hébrides, avec nos deux bateaux et nos cinquante caisses, pour 15 000 €. Sur le Clutha l’ordre et la paix régnaient partout ; sur le Sage, ce n’était que tapage, imprécations et disputes. Le capitaine disait que selon lui le Second n’avait d’autre tâche que d’injurier et frapper les hommes de l’équipage. Heureusement que ce second voyage ne dura que douze jours ; le 29 août 1858 nous arrivions en vue d’Aneityum. Mais le capitaine refusa de nous débarquer ; nous pensâmes que ses hommes s’étaient si mal conduits avec les naturels que s’ils avaient abordé l’île, ils n’auraient jamais revu le navire. Toujours est-il que le capitaine avait commencé par encaisser nos 15 000 €.

Heureusement qu’un bateau marchand de passage vint s’informer de nos besoins ; par son moyen nous envoyâmes une lettre au Dr Geddie, un des missionnaires d’Aneityum. Le lendemain matin le docteur arrivait dans son bateau, accompagné de M. Mathieson, missionnaire récemment arrivé de la Nouvelle Écosse ; il amenait aussi le capitaine Anderson avec deux bâtiments : le petit schooner de la Mission, le John Knox, et la Columbia, grand bateau monté par un équipage d’indigènes capables et dévoués. Nos cinquante caisses furent aussitôt transportées sur le Knox, la Columbia et nos propres barques. Madame Paton et moi étions perchés sur les caisses du John Knox et nous avions à nous bien tenir. En nous dégageant du Sage, un des daviers de ce navire vint couper le mât du John Knox à ras du pont, et ma femme faillit être écrasée ; je la sauvai en la tirant brusquement de côtéc. Le John Knox qui était très chargé était complètement désemparé ; aussi fûmes-nous en grand danger pendant les dix milles que nous eûmes à parcourir. Quant au capitaine du Sage, dénué de cœur, il s’éloigna laissant le Knox se tirer d’affaire comme il pouvait.

c – Chaque missionnaire était pourvu d’une barque amenée avec ses bagages. Paton ne nous a rien dit de son mariage. (T. E.)

Nous allions à la dérive dans la direction de Tanna, île peuplée de cannibales qui eussent vite fait de nous dépouiller et de nous manger. Le John Knox était à la remorque du bateau du Dr Geddie et du mien ; M. Copeland avec un équipage d’indigènes luttait vaillamment pour tirer la Columbia dans la direction d’Aneityum. Heureusement que le docteur Inglis qui avait entendu parler de notre arrivée, accourut à notre secours avec plusieurs bateaux montés par des natifs, de sorte qu’après plusieurs heures d’un rude travail, sous les rayons brûlants du soleil des tropiques, nous abordâmes enfin à l’île d’Aneityum à 6 heures du soir le 30 août 1858, quatre mois et quatorze jours après notre départ des côtes d’Écosse. Les femmes des missionnaires et les natifs chrétiens nous firent la plus cordiale réception ; et nous rendîmes grâce de tout cœur à Dieu qui venait de nous tirer du plus grand danger, au terme même de notre voyage, et qui maintenant nous faisait aborder en un lieu de repos et de communion fraternelle au milieu des terribles îles que nous devions évangéliser.

M. Copeland, Mme Paton et moi partîmes pour la station du Dr Inglis où nous fûmes très cordialement reçus par sa femme et par les chrétiens indigènes. Comme le Dr Inglis faisait plusieurs adjonctions à son habitation, nous y fîmes notre premier apprentissage dans l’art de construire les maisons missionnaires. Peu après nous eûmes une réunion pour fixer le lieu des nouvelles stations à créer. Il fut décidé que M. et Mme Mathieson s’établiraient à Kwamera dans le sud de Tanna, que Mme Paton et moi nous nous établirions plus au nord, à Port Resolution, et que M. Copeland résiderait dans l’une ou l’autre de ces stations selon les besoins de l’œuvre. Ce dernier fit d’abord sa demeure du John Knox où il aidait le capitaine Anderson à charger et décharger le bois apporté d’Aneityum à Tanna pour les constructions missionnaires.

Le Dr Inglis avec un bon nombre de vaillants indigènes nous accompagna à Kwamera, Tanna. Nous y achetâmes un terrain pour l’érection de la station de M. et Mme Mathieson. Nous fîmes de même à Port Resolution. Nous traitâmes avec les indigènes pour la préparation de la chaux de corail, à cuire dans les fours, et pour celle des tiges de cannes à sucre, matériaux qui devaient servir à nos constructions. Le prix en fut dûment payé. Mais nous apprîmes ensuite, hélas trop tard, que les deux maisons étaient construites trop près de la mer, exposées aux miasmes qui engendrent ces fièvres qui sont les plus terribles ennemis des Européens dans les mers du Sud.

Aux deux stations, surtout à celle de Port Resolution, nous trouvâmes les indigènes errants et fort excités ; la guerre, guerre entre tribus, entre villages et même entre voisins rapprochés, les tenait dans une constante terreur. Les chefs paraissaient désirer les missionnaires, mais pour obtenir des haches, des couteaux, des hameçons, des tapis, des vêtements, etc. etc., objets qu’ils obtenaient en paiement et qu’ils pensaient s’approprier aussi par la violence. Ils ne voulaient nullement s’engager à protéger les familles des missionnaires et des instituteurs ; ils disaient qu’ils ne leur feraient aucun mal, mais qu’ils ne pouvaient répondre de ce que ferait le peuple ; habile politique qui laissait la porte ouverte à tout événement et qui, après tout, n’était pas plus mauvaise que celle des nations civilisées. A Tanna comme plus tard à Aniwa, les naturels pensaient avoir tenu leur promesse lorsque, ne nous ayant pas frappés eux-mêmes, ils avaient payé d’autres gens pour nous frapper. Aucune conduite, pour ces gens, n’était trop vile ou trop cruelle du moment qu’elle servait leurs intérêts. « Les profondeurs de Satan » dont parlent les premiers chapitres de l’épître aux Romains se montraient à nous journellement sans voile ni excuse.

Je dois confesser que mes premières impressions furent telles que je ne tardai pas à être saisi d’épouvante. En voyant ces sauvages cannibales entièrement nus, peints de la tête aux pieds, l’horreur et la pitié remplissaient mon cœur. Etait-il bien vrai que j’avais abandonné mon œuvre bien-aimée, mon cher peuple de Glasgow et tant de délicieuses relations, pour consacrer ma vie à ces créatures dégradées ? Etait-il possible de leur enseigner la vérité et la justice, de les christianiser ou même de les civiliser ? Mais ce n’était là que des sentiments passagers. Je m’intéressai bientôt à eux et à leur salut autant que j’avais jamais pu le faire pour mes compatriotes.

Nous étions surpris et émerveillés de la transformation produite, en si peu de temps, chez les natifs d’Aneityum par le ministère des Drs Geddie et Inglis et nous espérions qu’avec prière et persévérance, en usant des mêmes moyens, nous obtiendrions les mêmes résultats à Tanna. De même, en voyant l’œuvre merveilleuse accomplie par Mme Geddie et Inglis, nos femmes étaient remplies de l’espérance de voir bientôt les sauvages femmes de Tanna transformées comme leurs sœurs d’Aneityum. Pendant que le Dr Inglis s’occupait avec moi des constructions de Tanna, Mme Paton avait été laissée avec Mmeo Inglis auprès de laquelle elle se formait à l’œuvre qui l’attendait ; pendant ce même temps, M. et Mme Mathieson s’instruisaient auprès du Dr et de Mme Geddie.

Pour les Tannésiens, nous étions, le Dr Inglis et moi, des objets de curiosité et de frayeur ; ils venaient en foule contempler nos maisons de bois et de chaux ; ils ne cessaient de causer entre eux et partaient remplis d’étonnement. Peut-être n’étions-nous que des fous à leurs yeux.

Des troupes d’hommes armés se succédaient sans cesse, elles allaient et venaient dans la plus grande agitation, et l’on nous apprit qu’une guerre générale était commencée. On pria nos instituteurs Aneityumésiens de nous informer que le peuple de Port Resolution était seulement sur la défensive et que personne ne nous ferait de mal.

Un jour deux tribus hostiles se rencontrèrent près de notre station ; les cris et les querelles commencèrent, les gens de l’intérieur reculèrent, et ceux du Port, infidèles à leur promesse, coururent aux armes et, passant à nos côtés, s’élancèrent sur leurs ennemis. Les décharges des mousquets, les cris horribles des sauvages nous informèrent bientôt qu’un combat sanglant était engagé. L’excitation et la terreur étaient dépeintes sur tous les visages ; des hommes armés se précipitaient dans toutes les directions, de grandes plumes dans leurs cheveux, leurs figures peintes en rouge, en noir, en blanc ; quelques-uns une joue noire et l’autre rouge ; d’autres le front blanc et le menton bleu ; bref, toutes les couleurs apparaissaient tour à tour. Rien de plus sauvage et de plus grotesque ! pour eux, c’était là sans doute des manifestations sublimes de l’art. Quelques femmes couraient avec leurs enfants se mettre à l’abri sur le rivage. Nous pouvions alors les voir de près mâchant des cannes à sucre, causant, riant, comme si leurs pères, leurs frères et leurs maris avaient été engagés dans quelque partie de plaisir.

L’après-midi, entendant les détonations des mousquets et les cris des guerriers, le Dr Inglis, se mit en prière et nous dit : « Les murs de Jérusalem ont été bâtis en temps de trouble, pourquoi pas la maison missionnaire de Tanna ? Mais pour aujourd’hui laissons les constructions et prions pour ces pauvres païens ! »

Nous nous retirâmes dans une hutte indigène qui avait été mise à notre disposition et là nous répandîmes nos cœurs en prières pour tous ces pauvres gens. Le bruit et les détonations cessèrent graduellement, comme si les gens de l’intérieur se retiraient, et vers le soir les gens de Port Resolution revinrent à leurs villages. Nous apprîmes plus tard que cinq ou six hommes avaient été tués, que leurs corps avaient été emportés par les vainqueurs, puis cuits et mangés près d’une source d’eau chaude, à moins d’un mille de ma maison en construction. Le matin suivant quand le petit cuisinier du Dr Inglis alla chercher de l’eau pour le thé, ne le voyant pas reparaître nous étions inquiets ; il arriva cependant plus tard en s’écriant : « O missi quel affreux pays ! Ils ont fait la cuisine près de la source d’eau chaude ; ils ont lavé le sang dans l’eau, ils s’y sont baignés et tout y est si dégoûtant que je n’ai point pu trouver d’eau pour le thé. Que faire ? »

Le Dr Inglis lui dit que nous boirions du suc de noix de coco, ce qui le calma entièrement. Se tuer, se manger les uns les autres n’était rien pour cet enfant ; mais qu’ils eussent sali l’eau, c’était horrible. Quelle puissance que l’éducation ! Si tu avais été élevé comme lui, pensais-je, tu jugerais probablement comme lui.

Le même soir, comme nous causions des tristes événements de la journée, le silence de la nuit fut rompu par un cri lamentable qui partait d’un village voisin et qui se prolongea longtemps. Nous apprîmes peu après qu’un des blessés, rapporté de la bataille, venait de mourir et qu’on avait aussitôt étranglé sa femme, afin qu’elle pût l’accompagner dans l’autre monde et l’y servir comme elle l’avait fait ici-bas. Les deux corps furent ensuite mis côte à côte pour être enterrés ensemble. Nous frémîmes en pensant à tout ce qui s’était passé à portée de notre ouïe, sans que nous en eussions connaissance.

Avec quelle ardeur nous soupirions alors après le moment où nous pourrions parler à ces pauvres gens et leur faire connaître l’amour de Jésus-Christ ! Et quand nous entendions parler l’un d’eux, quels efforts nous faisions pour saisir quelques mots de leur langue, afin d’arriver plus vite à ce moment béni !

Ayant terminé nos travaux, nous nous hâtâmes de retourner à Aneityum afin de pouvoir, si possible, nous installer à Tanna avant la saison des pluies, rude saison pour l’Européen dans toutes les îles des Nouvelles-Hébrides !

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