Missionnaire aux Nouvelles-Hébrides

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Tanna

(1859)

« Dans la première lettre que nous écrivîmes, M. Copeland et moi, de Tanna, à l’Église d’Écosse, nous disions : « Les habitants de Tanna sont excessivement ignorants, vicieux et presque dénués de toute affection naturelle. Bien loin d’avoir été rendus meilleurs par le contact des blancs, les habitants de Port Resolution en sont devenus beaucoup plus mauvais ; ils ont appris tous les vices des trafiquants, sans imiter aucune de leurs vertus, si toutefois ces derniers possèdent quelque vertu. Les marchands de bois de santal, en effet, sont des plus impies ; leur perversité et leur cruauté nous font honte. Ils oppriment et dépouillent les indigènes de toute façon et dès qu’ils rencontrent la moindre résistance ils emploient le fusil ou le revolver. Il y a quelques mois, ils tuèrent ainsi quelques indigènes, et loin de s’en cacher ils s’en vantèrent hautement. De tels procédés remplissent le cœur des natifs du désir de la vengeance et il est fort étonnant que des blancs puissent encore aborder ici. Il est vrai qu’aucun trafiquant ne peut le faire sans l’appui des armes à feu. »

Les Tannésiens nous firent bientôt éprouver leur avarice et leur mauvaise foi. Ils refusèrent de nous livrer toute une moitié du terrain que nous leur avions acheté pour notre établissement. Quand nous voulûmes y mettre des palissades, ils y mirent le « taboo, » menaçant nos évangélistes et nous de mort si nous ne nous retirions pas aussitôt. Le taboo consiste en morceaux de roseaux qu’ils plantent çà et là et qu’il ne faut pas toucher, sous peine de mort. Ils se partagèrent ensuite les arbres à pain et les cocotiers du terrain et nous en demandèrent le paiement ; puis leurs exigences et leur hostilité devinrent telles, que notre séjour au milieu d’eux devenait à peu près insupportable. Heureusement que l’arrivée d’un vaisseau me permit d’acheter ce qu’ils réclamaient de sorte qu’ils levèrent le « taboo » et se montrèrent favorables pour quelque temps. C’était la troisième fois que nous achetions ce même terrain.

Il y eut après cela quelques semaines de sécheresse dont souffraient les ignames et les bananiers ; la faute en fut immédiatement attribuée à nous et à notre Dieu. Nouka et Miaki nous informèrent que deux puissants chefs avaient déclaré dans une assemblée publique qu’au cas où la pluie tarderait, le peuple de Port Resolution devait nous chasser ou nous tuer sans retard, sinon Nouka et Miaki devaient périr avec nous. « Priez votre Dieu qu’il donne de la pluie, et pendant ce temps ne quittez pas votre demeure, ajoutaient ces deux amis, car nous craignons bien ne pouvoir vous protéger. »

Mais l’amitié ainsi témoignée n’était que pure feinte, car ces deux chefs étaient eux-mêmes des hommes sacrés ; ils faisaient profession de pouvoir donner et retirer la pluie et ne parvenaient à cacher leur impuissance qu’en en rejetant toute la faute sur nous. C’est ainsi que la rage du peuple était entretenue contre nous. Mais le Dieu de miséricorde intervint en notre faveur. Le dimanche suivant, comme nous étions réunis pour le culte, la pluie tomba en grande abondance. La population crut qu’elle était due à nos prières et, dans une assemblée publique, il nous fut de nouveau permis de rester à Tanna. Hélas ! la pluie devenant trop abondante amena beaucoup de fièvres et de maladies diverses, et les hommes sacrés nous accusèrent encore d’en être la cause. Des ouragans détruisirent beaucoup d’arbres avec leurs précieux fruits, nous en fûmes de même déclarés coupables. C’est ainsi que le danger grandissait sur nos têtes.

Un dimanche après-midi, le 6 janvier 1860, par un vent terrible, un grand vaisseau de Sidney vint mettre à l’ancre dans notre port, ce qui nous étonna beaucoup. Et malgré le danger, son capitaine et tout son équipage allèrent froidement se livrer au sommeil. Peu à peu, mais très visiblement, le vaisseau dériva et alla se briser contre le rivage ; sa perte fut totale. Les natifs ne manquèrent pas d’en rejeter la faute sur nous. Mais nous savions que le Sauveur était avec nous et toutes ces épreuves nous rapprochèrent de Lui.

Le capitaine de ce vaisseau connu sous le nom du « Gros Hays, » et la femme qui vivait avec lui après avoir quitté son mari à Sydney, ainsi que l’équipage vraiment digne d’eux, devinrent tous, par leur conduite scandaleuse, une effroyable malédiction pour les pauvres insulaires qu’ils indisposèrent de plus en plus contre nous. Les natifs n’osaient pas attaquer une pareille bande d’hommes désespérés et parfaitement armés ; mais leur haine pour l’homme blanc, quel qu’il fût, ne faisait que s’en accroître et nous devions en subir les conséquences.

Les natifs de Tanna étaient presque constamment en guerre entre eux, chacun d’eux faisant ce qui lui plaisait, et toute querelle, ou à peu près, se terminant par un appel aux armes. Une de leurs batailles, eut lieu devant notre maison, et plusieurs autres autour du port ; bien des hommes y furent assommés ou percés de flèches. Il y eut un jour sept hommes tués, leurs femmes furent étranglées ensuite ; et, de tous les cadavres, les vainqueurs firent un grand festin ; huit autres personnes furent encore tuées, offertes en sacrifices et mangées.

On sait que les cannibales ont une telle passion pour la chair humaine qu’ils vont jusqu’à déterrer les cadavres pour les manger ; deux fois, en effet, il arriva que tout près de nous, on déterrait et on mangeait des morts récemment ensevelis.

Un jour, Nouka étant gravement indisposé, on sacrifia trois femmes pour obtenir son rétablissement. Des cas semblables ont dû se produire maintes fois à nos portes sans que nous en ayons rien su, car on cherchait toujours à nous les cacher.

La femme dans les Nouvelles-Hébrides, à Tanna surtout, est esclave de l’homme, esclave foulée aux pieds ; c’est elle qui fait les plus pénibles travaux ; elle porte les plus lourds fardeaux tandis que l’homme marche à son côté avec sa massue, sa lance ou son mousquet. Si elle offense son seigneur, elle est battue sans pitié. Un jour, un sauvage battait rudement sa femme à la porte même de notre maison, malgré tout ce que nous pouvions faire pour l’en empêcher. Des scènes semblables sont si fréquentes qu’à peine y fait-on attention, même quand la femme meurt sous les coups. Quant aux enfants, on prend si peu soin d’eux, que je me suis constamment étonné qu’il y en ait qui survivent. Dès qu’ils peuvent aller et venir, on les laisse à eux-mêmes, de là le peu d’affection qu’ils ont pour leurs parents, de là aussi l’abandon dans lequel tombent les personnes âgées qui, ne pouvant se suffire, meurent de faim, à moins qu’on ne les tue, ce qui est souvent le cas.

L’éducation du garçon consiste à apprendre le maniement de l’arc, de la massue, du tomahawk ; à savoir jeter la lance de manière à ne pas manquer le but et à tirer du revolver et du mousquet quand il est possible de se procurer ces armes-là. Le garçon accompagne son père et ses frères à la guerre et il est initié à toutes leurs ruses et à toutes leurs cruautés. Les filles travaillent aux plantations, aux palissades, au transport des fardeaux et ont à supporter les mauvais traitements que les hommes et les garçons ne se font pas faute de leur infliger.

Oh ! que la femme est dégradée et foulée aux pieds partout où Jésus-Christ n’est pas connu ! seul le Sauveur, reçu dans les cœurs, relève la femme et en fait la compagne et l’amie de l’homme.

Nous étions depuis environ une année dans l’île lorsque nous établîmes, le dimanche matin, un culte public qui fut suivi par une dizaine de chefs et un nombre à peu près égal de femmes et d’enfants de leurs maisons. Mais le service fini, ces gens ne faisaient plus aucune attention au jour du Seigneur. Dans quelques-unes des îles, plus au nord, les natifs observent un jour semblable. Deux fois le Dayspring ayant abordé à l’une de ces îles, n’aperçut personne jusqu’au lendemain ; un indigène parlant un peu l’anglais nous informa alors que les natifs avaient la veille « observé leur dimanche. » Plusieurs Tannésiens savent quelques mots d’anglais, mais ceux qui possèdent cet avantage sont les plus pervers et les plus dangereux de tous ; ils ont hérité toute la haine du trafiquant pour le missionnaire et pour son œuvre.

Après le culte du dimanche, même avant de pouvoir parler couramment la langue des natifs, nous avions l’habitude de faire des courses, visitant les villages de maison en maison, faisant ainsi jusqu’à vingt-cinq kilomètres. Nous nous efforcions de parler à tous ceux qui voulaient bien écouter, et d’avoir un culte partout ou deux ou trois voulaient se réunir à nous et s’agenouiller à nos côtés. Ce travail était rude pour la chair et le sang, et à plusieurs égards bien décourageant, car nous ne rencontrions aucune physionomie qui pût nous encourager à parler de Dieu. Nos efforts n’étaient cependant pas entièrement inutiles ; en temps de paix nous avions parfois de grands auditoires ; nous apprenions à connaître le peuple, le pays, et surtout la langue des natifs. C’est ainsi qu’avec le secours de Dieu et après avoir pris beaucoup de peine, nous arrivâmes à pouvoir parler à tous du péché et du salut qui est en Jésus-Christ.

Douze instituteurs aneityumésiens se trouvaient alors dans l’île de Tanna, mais ils n’avaient ni écoles, ni livres en tannésien, car la langue de Tanna n’avait pas encore pu être représentée par des lettres, ni par conséquent fixée par des caractères d’imprimerie. L’œuvre des instituteurs consistait à dire tout ce qu’ils pouvaient du Sauveur et surtout à montrer en leurs personnes, une vie supérieure à celle qu’enfante le paganisme. A Tanna, les instituteurs aneityumésiens avaient à apprendre la langue exactement comme les missionnaires européens, aussi étaient-ils, pour ces derniers de peu d’utilité. Non seulement chaque île du groupe a sa propre langue, différant tellement de toute autre, qu’elle est inintelligible pour les natifs des autres îles ; mais encore sa population elle-même est divisée par une profonde diversité de langage ; le peuple d’un des côtés de l’île est parfois incapable de comprendre la langue du peuple qui habite la côte opposée. C’est là ce qui rendait notre œuvre excessivement difficile.

Le bruit s’était répandu à Tanna que les marchands de bois de santal ayant menacé les insulaires d’Erromanga et leur ayant tué du monde, ceux-ci avaient pris leur revanche en tuant trois hommes blancs et plusieurs natifs qui étaient à leur service. Quelques-uns des chefs de Tanna et leurs guerriers, fort excités par ces nouvelles, en avaient beaucoup parlé dans un grand souper, avec force libations de Kava, boisson à peu près semblable à l’eau-de-vie ; puis ils étaient tombés sur le sol ivres-morts. Plusieurs individus d’une tribu ennemie, de l’intérieur, s’étaient alors approchés à la faveur de la nuit et avaient déchargé leurs mousquets sur les dormeurs dont l’un fut tué. La guerre s’en suivit aussitôt.

Le lendemain matin de bonne heure, en effet, Miaki, le chef de la guerre, envoya ses hérauts sonner de la trompe et convoquer son peuple à la bataille. Le Port et toute la contrée, à dix kilomètres à la ronde, résonnèrent au son farouche de la trompette guerrière et les hordes sauvages se rassemblèrent à l’appel. Nous mîmes notre confiance en Dieu et attendîmes tranquillement le résultat. Les natifs se pressaient de côté et d’autre en proie à la terreur et à la plus vive excitation. Un homme ayant été tué tout près de nous, ses amis se rassemblèrent en grand nombre et avec leurs massues, leurs lances, leurs tomahawks et leurs mousquets, repoussèrent la tribu ennemie à près de deux kilomètres en arrière dans la jungle. Mais celle-ci, ayant reçu du renfort, ramena nos gens jusqu’à Port Resolution. Là, assis à distance les uns des autres, s’insultant réciproquement, ils exhalaient leur rage en un grand match d’injures et d’outrages. Ils se calmèrent enfin et les chefs ennemis s’approchant de notre maison, me prièrent de panser leurs blessures, ce que je fis en les pressant de cesser toute guerre. Ils me firent de belles promesses ; mais à mon retour d’Aneityum, où j’avais dû passer quinze jours pour me remettre d’une fièvre continuelle qui avait duré trois mois, j’appris que huit personnes du Port avaient encore été tuées aux portes mêmes de notre maison, de sorte que les natifs de notre voisinage vivaient dans une terreur continuelle.

M. Mathieson tomba malade et il fallut le transporter mourant à Aneityum, ce qui produisit un fâcheux effet sur les habitants de Tanna, vu leurs superstitions au sujet de la maladie et de la mort. Un de nos instituteurs aneityumésiens mourut ensuite à la station Mathieson, ce qui renouvela les préventions des natifs. En mourant cet instituteur s’écria : « Je ne retournerai pas à Port Resolution et je ne reverrai pas mon cher Missi ; mais dites-lui que je meurs heureux, car j’aime beaucoup Jésus et je m’en vais vers Lui. »

Les natifs me demandèrent insolemment quelle était la cause de cette mort, et quelle était celle de la maladie de M. Mathieson. Toute explication me semblant inutile, je retournai la question et je leur demandai quelle était la cause des troubles qui remplissaient l’île et s’ils n’étaient pas eux-mêmes la cause de toutes les morts dont nous étions affligés. Cette question les retourna complètement ; ils tinrent réunion sur réunion pour la discuter et nous envoyèrent enfin cette réponse : « Nous ne vous blâmons pas et vous ne devez pas nous blâmer non plus, comme étant la cause de toutes ces morts. Un homme des bois doit avoir pris quelque reste d’un de nos repas et doit l’avoir jeté au grand esprit méchant qui habite le volcan et c’est là ce qui aura causé toutes les malédictions dont nous souffrons tous. »

Un chef nous disait : « C’est Karapanamun, le grand esprit mauvais de Tanna, que tous nous craignons et adorons, qui cause tous ces malheurs ; il craint que nous ne devenions les adorateurs du Dieu Jéhovah et que nous ne lui donnions plus le meilleur de ce que nous possédons et c’est pourquoi il est en colère contre vous et contre nous. »

Les Tannésiens cessèrent donc de nous accuser, mais ce ne fut pas pour longtemps ; un rien suffisait pour les rendre amis ou ennemis, comme on va le voir.

Nowhat, un vieux chef d’Aneityum et du plus haut rang, parlant le tannésien et étant fort respecté des natifs du sud de Tanna, vint nous faire une visite. Puis, de retour chez lui, il tomba malade et mourut. Les Tannésiens attribuèrent aussitôt sa mort à moi et à notre culte ; ils résolurent de brûler notre maison et tout ce qui nous appartenait, et de nous tuer, nous et nos partisans. Le frère de Nowhat fut envoyé pour apaiser les Tannésiens, mais malheureusement il ne connaissait pas suffisamment leur langue ; les instituteurs aneityumésiens n’osaient se présenter comme interprètes, vu que leur vie courait alors trop de danger ; et quant à moi, je ne pouvais comprendre le frère de Nowhat qui ne pouvait me comprendre non plus. Sur ces entrefaites, ce frère de Nowhat tomba malade de la fièvre et resta huit jours confiné dans le bateau qui l’avait amené ; de sorte que sa visite bien intentionnée ne causa que du mal. Les Tannésiens devinrent furieux. Ils avaient la preuve, disaient-ils, que toute maladie et toute mort venait de nous : dans l’intérieur et sur toute la côte du côté du vent, l’on jouissait d’une excellente santé ; chez nous, l’on mourait.

Ils tinrent assemblée sur assemblée ; ils s’excitèrent par les discours les plus incendiaires et firent de grands festins pour lesquels mainte femme fut sacrifiée, cuite et mangée, condition indispensable de tout pacte conclu entre eux, soit pour la vie, soit pour la mort.

Le dimanche suivant nous entendîmes les cris de deux femmes qui étaient offertes en sacrifice ; mais nous n’approchâmes pas ; nous n’avions aucun pouvoir de les sauver, nous savions même que les sauvages n’attendaient qu’une occasion de nous sacrifier aussi. Peu après, trois femmes vinrent en courant à la maison de la Mission et nous supplièrent en pleurant de les protéger contre leurs maris qui voulaient les tuer. Hélas ! nous ne pouvions que plaider pour elles, mais plusieurs Tannésiens et nos instituteurs aneityumésiens nous informèrent qu’au cas où nous l’essayerions, nous serions immédiatement mis à mort, tant était grande la soif de sang chez les hommes qui les poursuivaient. Plus tard, huit jeunes filles de l’intérieur vinrent en courant vers nous et restèrent tout le jour assises devant notre maison, disant qu’elles n’osaient retourner chez elles, vu que les hommes poursuivaient et tuaient leurs femmes. A la nuit tombante cependant, elles se retirèrent et nous ne sûmes ce qu’elles étaient devenues.

A six kilomètres à la ronde, les natifs étaient d’accord pour nous détruire, mais Dieu mit au cœur de quelques sauvages de nous sauver. Le vieux Nowar, sous l’autorité duquel nous nous trouvions, et Arkurat son subordonné, se posèrent comme nos défenseurs ; aidés de Manuman et de Sirawia ils s’opposèrent dans les assemblées à toute proposition tendant à nous ôter la vie. Quelques gens du peuple aussi nous restèrent attachés et nous protégèrent avec l’aide des instituteurs aneityumésiens.

Décidés à ne pas jouer un rôle de dupes, nos ennemis se réunirent tous en une grande assemblée publique et décidèrent de former une bande d’hommes qui aurait pour mission de tuer les missionnaires et tous leurs amis, ainsi qu’un trafiquant établi dans l’île, car on ne voulait pas que personne pût donner des explications sur notre disparition et amener ainsi des châtiments sur les meurtriers. La fureur homicide s’était emparée de toute l’assemblée et le démon semblait triompher, lorsqu’un vieux chef qui jusque là avait gardé le silence, se leva brandissant sa massue : « Celui qui voudra tuer Missi, s’écria-t-il, devra commencer par me tuer ! moi et mon peuple nous serons là pour le défendre jusqu’à notre dernier souffle. »

A l’instant un autre chef bondit et fit la même déclaration, de sorte que la grande assemblée se dispersa dans la consternation. Ce qu’il y avait de plus remarquable dans cette délivrance, c’est que ces deux chefs qui résidaient à six kilomètres dans l’intérieur, étaient hommes sacrés et faiseurs de pluie et qu’ils passaient pour être de nos plus acharnés ennemis. Il est vrai que j’avais soigné le frère de l’un deux qui avait été blessé dans une bataille, mais je ne sais si ce fait influença leur conduite. Ce que je sais bien, c’est que nous avions passé la journée en prières et que nos cœurs débordèrent de reconnaissance envers le Seigneur qui nous avait délivrés de la griffe du lion.

L’excitation générale ne cessa pas du jour au lendemain ; les hommes continuaient à battre et à tuer les femmes pour les moindres offenses. Je ne manquais pas une occasion de réprouver sévèrement leur conduite ; je blâmai surtout celle d’un misérable qui battait sa femme précisément devant la porte de notre maison et qui battait de même une autre femme qui tentait de protéger la sienne. Mais le lendemain cet homme revint avec une bande armée et menaça de nous tuer ; je me tins devant ces forcenés et blâmai énergiquement leur conduite, disant particulièrement à celui qui les avait amenés qu’il était un méchant et un lâche. A la fin cet homme se calma, laissa tomber sa massue et prit un air repentant. Il promit ensuite de se mieux conduire.

Laissant toutes les conséquences à Dieu, je pris alors la détermination de m’opposer invariablement aux châtiments corporels appliqués aux femmes, ainsi qu’à l’égorgement des veuves, comprenant bien du reste que la conscience des sauvages serait de mon côté. Je m’efforçai donc d’amener les chefs à abandonner ces coutumes et à les interdire chez leurs subordonnés ; et je réussis à en gagner dix qui s’engagèrent à les interdire, ainsi que le travail le dimanche. Mais hélas ! à moins qu’il ne s’agît de guerre ou de méchancetés, l’influence des chefs à Tanna était peu de chose. Un chef disait hautement : « Si nous ne battions pas nos femmes, elles ne voudraient jamais travailler ; elles ne nous craindraient, ni ne nous obéiraient. Tandis que lorsque nous les avons bien battues, et que nous en avons tué et mangé deux ou trois, les autres sont tout à fait bonnes et tranquilles pour longtemps. »

Je m’efforçai de montrer à ce chef sa cruauté. Je lui disais qu’ils rendaient leurs femmes impropres au travail, que la bonté aurait un beaucoup meilleur effet ; mais il m’assura aussitôt que les Tannésiennes étaient « incapables de comprendre la bonté. » Pour joindre l’exemple à l’enseignement, j’allais de temps en temps avec mes instituteurs aneityumésiens et leurs femmes à trois ou quatre kilomètres dans l’intérieur pour couper du bois à brûler, et nous revenions à la maison, par le sentier principal, chaque homme chargé d’un lourd fagot, tandis que chaque femme ne portait qu’un tout petit paquet de bois. J’expliquais alors à tous les hommes que je rencontrais que c’était ainsi que les chrétiens traitaient leurs femmes et leurs sœurs, et que celles-ci en retour aimaient leurs maris et se trouvaient bien plus fortes pour vaquer au travail de la maison. L’homme a été créé plus fort, leur disais-je, il faut qu’il porte les plus lourds fardeaux et fasse les travaux les plus pénibles.

Nous eûmes une autre guerre qui causa peu de morts mais qui plongea le pays dans la consternation. J’en profitai pour agir auprès des chefs et j’obtins de vingt d’entre eux qu’ils ne combattraient plus, excepté en cas de défensive ; convention qui fut longtemps observée, même au milieu des provocations les plus insolentes. C’est à cette époque que plusieurs hommes n’osant venir chez moi de jour, venaient régulièrement me voir de nuit pour recevoir instruction. Ayant constaté que les portes et les fenêtres étaient bien fermées, de sorte qu’on ne pouvait les voir du dehors, ils restaient pendant plusieurs heures me posant les questions les plus étranges sur la religion de Jésus-Christ. Un chef qui venait souvent me dit un soir : « Certainement, je me ferais chrétien, si ce n’était que tout le monde se moquerait de moi. »

« Presque persuadé ! » Avant de blâmer ce pauvre sauvage, qu’on songe au nombre de ceux qui, en pays chrétien, n’osent aller plus loin que lui.

La femme d’un des chefs étant morte, celui-ci résolut de lui faire un enterrement chrétien. Il acheta du calicot blanc d’un trafiquant et vint me demander une sorte de ruban que le trafiquant ne pouvait pas lui fournir. Puis il me dit qu’il habillait le corps de la défunte comme il avait vu que j’avais fait pour ma chère femme, et qu’il allait la mettre dans un cercueil semblable à celui que j’avais fait. Il refusa l’offre que je lui fis d’assister aux funérailles et d’y prier ; car, disait-il, cela empêcherait bien des villageois d’y venir ; or il désirait, au contraire, que tout le monde y vînt, vu que ce seraient les premières funérailles chrétiennes qui se célébreraient chez les Tannésiens. Le chef Nowar, mon ami, avait d’ailleurs promis de présider le service et de prier le Dieu des chrétiens devant toute l’assistance.

J’éprouvais d’étranges émotions au sujet de cet ensevelissement chrétien conduit par un païen en présence de païens, et de cette invocation au Dieu vivant et vrai par un homme qui jusque là avait été plongé dans les ténèbres du paganisme.

On m’adressait parfois d’étonnantes questions. La résurrection était le sujet qui intéressait le plus les natifs ; elle mettait en jeu toute leur faculté d’investigation et de raisonnement. Les vagues de l’espérance et celles de la crainte passaient alternativement sur nous ; et nous ne perdions pas une occasion de raconter la vie et la mort de Jésus, espérant que Dieu nous conserverait la vie et nous donnerait d’amener les païens à aimer et à servir ce bien-aimé Sauveur.

Mais il est certain que notre œuvre était pénible, accablante. Pour ne parler que d’un seul vice, la malhonnêteté est, chez les Tannésiens, terrible. Une maladie, ou toute autre cause d’excitation venait-elle à se produire, leur hostilité contre notre culte se déployait de la façon la plus insolente ; ils venaient chez nous et emportaient tout ce qu’ils pouvaient saisir. Si je m’y opposais, ils brandissaient aussitôt leur massue, leur tomahawk ou leur kawas (pierre à tuer) et me faisaient comprendre que j’étais tué à l’instant si je continuais ma résistance.

Leur habileté pour voler en cachette est phénoménale. L’objet de sa convoitise se trouve-t-il sur le plancher, le Tannésien le couvre de son pied pendant qu’il vous regarde en face ; il le prend avec son orteil et s’en va avec, de l’air le plus innocent. C’est ainsi qu’ils feront disparaître un couteau, une paire de ciseaux, ou tout autre article de même dimension. Ils soustrairont adroitement un objet et le cacheront dans leurs cheveux, ou sous leur bras ; ou enfin il prendront ouvertement et sans honte ce qu’ils désirent et l’emporteront sous vos yeux.

Pour la plupart d’entre eux, ce qui était honteux ce n’était pas de voler, mais de le faire maladroitement de façon à être découvert. Un jour, le soleil venant à luire après un temps fort humide, j’étendis mes draps de lit et mes couvertures sur une corde et je veillai aux alentours ainsi que deux des femmes de nos instituteurs, car les choses disparaissaient presque sous nos yeux. Soudain Miaki qui nous surveillait avec ses guerriers, entra dans la maison en courant et en criant : « Missi, venez vite, vite, j’ai quelque chose à vous dire et je veux avoir votre avis ! » Je le suivis aussitôt, mais à peine avait-il commencé son histoire, que les deux femmes criaient : « Missi, Missi, venez vite, les hommes de Miaki volent vos draps et vos couvertures ! » Je courus aussitôt dehors, mais les hommes étaient déjà dans la jungle avec draps et couvertures. Miaki parut d’abord interdit quand je lui reprochai d’avoir lui-même conduit l’affaire ; mais il se redressa aussitôt, feignit une violente colère contre ses hommes, brandit sa massue de tous côtés en criant : « Oh ! je vais les écraser et je les forcerai bien à vous rapporter vos effets ! »

Il pensait peut-être m’émouvoir et me porter à intercéder pour ses hommes afin d’éviter l’effusion du sang, ainsi que je l’avais toujours fait, même à l’encontre de mes propres intérêts ; mais je ne me laissai pas prendre à ses ruses et je le sommai de me rendre mon bien, s’il restait encore quelque sentiment d’honneur en lui ou en ses hommes. Il me quitta pour aller partager le butin. Je ne le revis pas de longtemps, ce qui montrait peut-être quelque reste de conscience en lui. Quand enfin je le rencontrai, je le sommai de nouveau de restituer, mais il me déclara qu’il était incapable de le faire. Le mensonge était évident ; mais, chez les Tannésiens, mensonge qui réussit est vertu.

Pendant une nuit fort obscure je les entendis dans mon poulailler ; je leur avais acheté mes poules et je les leur avais payées avec du calicot et des couteaux ; maintenant ils les emportaient mortes ou vives. Si je m’étais interposé, ils se fussent fait une gloire de m’assommer dans l’obscurité, alors que personne n’aurait pu dire avec certitude d’où le coup serait parti. J’avais plusieurs chèvres dont le lait m’était nécessaire ; ils me les volèrent de même. A la vérité, tous les torts qu’il était possible de me faire, ils me les ont fait ; sauf de m’ôter la vie, ce qu’ils ont cependant essayé souvent. Comme il n’y avait pas de foyer, ni de cheminée, dans notre maison, — bien que la possibilité d’y faire du feu y eût été très précieuse pendant la saison des pluies, vu la nécessité de sécher la literie, — nous avions un bâtiment voisin où nous faisions la cuisine et où nous tenions sous clef toute notre batterie de cuisine, notre vaisselle, etc. Une nuit, la porte de ce bâtiment fut enfoncée et tout ce qu’il contenait fut volé. Dans ma consternation, j’en appelai au Chef. Il entra aussitôt dans une grande rage, maudissant les voleurs et jurant qu’il les forcerait de me rapporter tous mes objets. Il n’en fit rien, naturellement ; le voleur ne pouvait se trouver. Mais comme je ne pouvais vivre sans un ustensile dans lequel faire bouillir de l’eau, je finis par offrir un tapis à quiconque me rapporterait ma bouilloire. Or Miaki lui-même, après m’avoir dit combien c’était difficile, me rapporta cette bouilloire, mais sans son couvercle que, disait-il, et probablement pour en obtenir un prix plus élevé, il était impossible de retrouver, vu qu’il était de l’autre côté de l’île, chez une tribu sur laquelle il n’avait aucune autorité. Je m’en passai, heureux d’avoir une bouilloire, même sans couvercle.

N’ayant aucun moyen d’obtenir justice et étant entièrement à la merci des sauvages, nous nous efforçâmes de tout supporter ; ce qu’en vérité nous fîmes joyeusement pour l’amour de Jésus.

Mais un beau matin, les Tannésiens se précipitèrent vers moi dans une grande excitation : « Missi, Missi, criaient-ils, il y a là un dieu, ou un vaisseau en feu, ou quelque autre chose d’effrayant qui vient sur la mer. Nous ne voyons pas de flammes, mais cela fume comme un volcan. Est-ce un esprit, un dieu, ou un vaisseau en feu ? Qu’est-ce donc ? »

Les uns après les autres venaient pleins de frayeur me faire les mêmes questions et je répondais : « Je ne puis y aller maintenant, je dois revêtir mes meilleurs vêtements. C’est probablement un vaisseau de guerre de la reine Victoria qui vient me demander si votre conduite a été bonne ou mauvaise, si vous m’avez volé, si vous avez menacé ma vie. »

Ils me pressèrent de venir, mais je refusai, faisant toujours beaucoup de préparatifs, pour paraître, comme je leur disais, devant le grand Chef du vaisseau. Les deux principaux chefs de l’île vinrent enfin me demander si c’était un vaisseau de guerre.

— « Je le pense, répondis-je, mais je n’ai pas le temps de causer avec vous maintenant ; il faut que je fasse toilette. »

— « Missi, répliquèrent-ils, dites-nous seulement ceci : vous demandera-t-il si nous vous avons volé ? »

— « Je le pense, » répondis-je.

— « Et lui direz-vous que oui ? »

— « S’il le demande, il faudra bien que je lui dise la vérité. »

— « O Missi, ne le lui dites pas ! » s’écrièrent-ils tous, « nous vous rapporterons tout de suite tout ce que nous avons pris, et personne ne vous volera plus rien. »

Je répondis alors : « Dépêchez-vous ! Il faut que chaque chose me soit rendue avant qu’il arrive. Vite, vite ! et laissez-moi me préparer à la rencontre du grand Chef du vaisseau de guerre. »

Jusque là aucun voleur n’avait jamais pu être découvert, aucun chef n’avait eu assez de puissance pour me faire rendre aucun des objets volés. Et maintenant en un instant chacun accourait à la Maison de la Mission apportant qui un pot, qui une casserole, qui un tapis ; d’autres rapportaient des couteaux, des fourchettes, des plats, toutes sortes d’objets. Les chefs m’appelèrent pour que je reçusse tout ce bagage. Mais je répondis : « Laissez tout cela par terre à ma porte, mettez tout ensemble et vite ! je n’ai pas le temps de causer avec vous maintenant. »

Je mettais du temps à faire ma toilette, jouissant malicieusement de l’effet magique produit par le vaisseau de guerre. A la fin, les chefs arrivant hors d’haleine, me crièrent : « Missi, Missi, dites-nous si tous les objets volés sont ici. »

Naturellement, je ne pouvais le dire ; mais courant dehors, je jetai un regard sur mes effets amoncelés dans le plus grand désordre et je m’écriai : « Je ne vois pas le couvercle de ma bouilloire ! »

Un chef me répondit : « Il est de l’autre côté de l’île ; mais n’en parlez pas, je l’ai envoyé chercher, il sera ici demain matin. »

« Je suis heureux de voir que vous avez apporté tant de choses, répondis-je, et maintenant si vous, les trois chefs, Nouka, Miaki et Nowar, vous restez auprès de moi, le capitaine du vaisseau ne vous punira probablement pas ; mais si vous et votre peuple, vous vous enfuyez, il me demandera pourquoi vous avez peur et je serai bien obligé de le lui dire ! Restez donc près de moi et vous n’aurez rien à craindre ; mais qu’on ne me vole plus jamais rien ! »

« Nous avons une peur affreuse, me répondirent-ils, mais nous resterons tout près de vous et nous ne recommencerons jamais notre mauvaise conduite. »

Je ressens encore la joie que j’éprouvai en voyant la Cordelia, capitaine Vernon, entrer dans notre charmant port. Dès que le vaisseau fut à l’ancre, le capitaine qui avait entendu parler des dangers que je courais à Tanna, eut l’amabilité de venir à terre avec deux bateaux et un bon nombre d’officiers et de matelots bien armés. Grand, magnifique homme, vêtu d’un splendide uniforme, avec les officiers qui l’entouraient : le spectacle était vraiment imposant.

En voyant aborder le capitaine Vernon et ses hommes, aux armes étincelantes et aux uniformes chamarrés d’or, Miaki me quitta, courant à toutes jambes du côté de son village. Je croyais que la peur le faisait fuir ; mais il avait des intentions plus civilisées que je ne pensais. Il avait acquis d’un trafiquant un vieil habit rouge de soldat et il avait aussitôt imaginé de s’en revêtir pour paraître devant le capitaine et ses hommes. Lors donc que je serrais la main de ceux-ci, Miaki fit sa réapparition, son corps nu étroitement boutonné dans l’habit rouge, surmonté de sa hideuse figure peinte et de ses longs cheveux tressés. Le fier aspect du sauvage avait disparu ; il n’était plus qu’une sale et abjecte créature.

Le capitaine me parlait, ses hommes rangés en ordre autour de lui, — spectacle charmant à mes yeux ! ô patrie bien-aimée ! — lorsque Miaki s’avança et prit dignement place à mon côté. Se tenant évidemment pour le personnage principal, il s’efforça de prendre un air de dignité superbe et de surveiller les visiteurs. Tous les yeux se fixèrent aussitôt sur l’impudent petit homme, et le capitaine me demanda quelle sorte de créature ce pouvait bien être.

Je répliquai : « C’est Miaki, notre grand Chef de guerre ; » et je soufflai à l’oreille du capitaine qu’il eût à prendre garde, vu que notre homme savait quelques mots d’anglais et qu’il pouvait comprendre ou se méprendre assez pour se montrer plein de ressentiment dans la suite.

Le capitaine se contenta de murmurer : « Sotte créature ! » ce qui dépassait heureusement le vocabulaire de notre sauvage qui se mit à ricaner avec un air de parfaite satisfaction.

Mais, le petit homme me dit bientôt : « Missi, ce grand chef que la reine Victoria a envoyé dans son vaisseau de guerre pour vous faire visite, ne peut pas parcourir toute l’île pour que tout notre peuple le voie ; je désire donc que vous lui demandiez de se tenir droit sous un arbre et de me permettre de placer derrière lui, une lance appuyant sur le sol, et de faire à hauteur de sa tête une entaille dans cette lance, de sorte qu’en faisant circuler cette arme, tout le peuple puisse voir quelle est la taille du grand chef.

Mes sauvages furent ravis de voir le bon capitaine agréer la proposition. La lance fit ensuite l’étonnement de milliers de gens qui ne cessaient de parler du vaisseau de guerre, de son commandant, de ses officiers et de ses hommes.

Le capitaine Vernon fut extrêmement aimable ; me voyant seul, abandonné au milieu de pareils sauvages, il m’offrit de faire en ma faveur tout ce qui était en son pouvoir ; mais comme il fallait prendre garde de ne soulever aucun préjugé qui pût nuire à mon œuvre spirituelle, je ne voyais pas comment le capitaine aurait pu s’interposer entre les natifs et moi. Cependant, sur sa proposition, j’invitai tous les chefs du voisinage à se rencontrer le lendemain chez moi avec le capitaine. Fidèles à leurs instincts de défiance et de crainte, les invités envoyèrent leurs femmes et leurs enfants sur la côte opposée de l’île, hors de tout danger ; et le lendemain ma maison fut pleine d’hommes armés, manifestement très effrayés. A 10 heures précises, heure fixée, le capitaine débarqua ; et peu après, vingt chefs étaient assis autour de lui dans ma maison. Ayant toujours en vue notre sécurité et les intérêts de la Mission, il passa environ une heure à donner de sages conseils et à exhorter les natifs à ne commettre aucun outrage envers les étrangers. Puis il les invita à visiter le vaisseau. L’arsenal et les gros canons roulant facilement sur leurs rails les intéressèrent au plus haut point. Le capitaine fit tirer du côté de l’Océan deux obus qui éclatèrent à une très grande distance en faisant voler l’eau de tous côtés, ce qui impressionna très vivement les natifs. Mais quand il envoya un boulet dans un massif de cocotiers qui furent fauchés comme de l’herbe, nos pauvres sauvages, muets de frayeur, supplièrent qu’on voulût bien les remettre sains et saufs à la côte. On leur remit à chacun un petit présent, ce qui les réconcilia avec leur situation ; puis ils s’en retournèrent immensément intéressés par toutes les choses qu’ils avaient vues.

Mainte romance, sans doute, a depuis lors célébré parmi eux les merveilles du dieu de feu qui parcourt les mers, ainsi que le fameux capitaine de la grande reine des blancs.

A cette époque le bateau de la Société des Missions de Londres, le John Williams, me rendit visite, ayant à bord les Rév. Turner, Inglis, Baker et Macfarlan. Ces messieurs me pressèrent de faire avec eux un voyage de trois semaines tout autour des îles, vu que j’avais beaucoup souffert de la fièvre et que j’étais très affaibli. Mais la semaine précédente des natifs de la jungle avaient tué un homme du Port et en avaient blessé plusieurs autres à coups de massue. Je craignais une guerre de revanche, au cas où je m’absenterais, car ma présence au Port aidait tout au moins à garder la paix ; je craignais encore, en cas d’absence, qu’on ne me permît pas de rentrer dans l’île. En conséquence, je refusai encore une fois le vif plaisir que m’auraient fait un repos et un changement dont j’avais, du reste, grand besoin.

J’achetai ensuite du bois dans l’île d’Aneityum pour construire une église à Tanna, et le John Williams m’apporta ce bois. Les Tannésiens eurent alors la preuve que malgré leur conduite très mauvaise à mon égard, je ne songeais ni à les quitter, ni à cesser le culte que je célébrais dans leur île.

J’avais peut-être trop espéré des visites successives du bon évêque Selwyn, du brave capitaine Vernon et du John Williams ; elles faisaient certainement une bonne impression, mais cette impression ne durait pas. Nous pensions cependant que la grâce de Dieu pouvait tout changer ; aussi ne nous accordions-nous aucun relâche dans le travail et la prière.

J’avais eu quatorze attaques de fièvre très graves, sans compter des attaques légères qui avaient été à peu près continuelles à partir de mon troisième mois de séjour dans l’île ; aussi en vins-je à reconnaître la nécessité de suivre au plus tôt l’avis du chef qui m’avait exhorté à passer la nuit sur la hauteur. Or derrière ma maison se trouvait une colline de deux cents pieds de hauteur, entourée de tous côtés d’une vallée et bien exposée aux vents alizés.

Il fallait établir là ma maison et l’église ; l’emplacement semblait fait exprès. Je l’achetai donc des natifs, payant publiquement ce qu’ils me demandaient, afin d’éviter le plus possible toute difficulté. J’achetai ensuite d’un trafiquant les planches du pont d’un vaisseau naufragé avec lesquelles je comptais ériger une petite maison de deux pièces : une chambre à coucher et un magasin.

Mais la chose était à peine faite que j’eus une attaque de fièvre plus grave que toutes les précédentes ; cette attaque me laissa si faible qu’il ne me semblait pas que je pusse jamais m’en remettre. Cependant avec l’aide d’Abraham, mon fidèle instituteur aneityumésien, et celle de sa femme, je me traînai pour essayer d’atteindre le haut de la colline, afin d’y respirer un peu d’air salubre ; je fis pour cela ce qui semblait être mes derniers efforts ; mais à peine aux deux tiers de la hauteur, je tombai tellement épuisé que je crus ma fin venue. Etendu sur le sol, appuyé contre une racine d’arbre qui m’empêchait de rouler jusqu’au bas de la colline, je pris congé du vieil Abraham, de mon œuvre et de tout ce qui m’entourait. Puis je tombai dans un doux sommeil. Quand je me réveillai, je me sentis un peu plus fort, une lueur d’espérance rentrait dans mon âme : peut-être la vie reviendrait-elle ?

Abraham et sa dévouée compagne qui avaient veillé auprès de moi, me transportèrent alors au sommet de la colline ; ils m’y firent un lit de feuilles de cocotiers, m’y placèrent et m’y abritèrent d’un écran fait des mêmes feuilles. Ils me firent boire du suc de noix de coco et me nourrirent de la nourriture des natifs ; — combien de temps ? je ne sais. Enfin je repris conscience de moi-même. Les Tannésiens semblaient me tenir pour mort ; aucun d’eux ne s’était approché ; c’était vraiment providentiel. Les vents alizés me rafraîchirent dès lors chaque jour ; mes forces revinrent et je recommençai mes plans d’installation au sommet de la colline. Il le fallait bien : je n’osais plus aller coucher dans la Maison de la Mission. Je passai donc mes nuits sous l’arbre, au sommet de la colline, abrité par l’écran de feuilles de cocotier ; et de jour je préparais ma nouvelle maison.

Mais ici encore sans mon fidèle Aneityumésien et sans sa femme je serais mort à la peine. Ils me transportèrent toutes les planches du vaisseau naufragé ainsi que tous les articles dont j’avais besoin. J’étais complètement épuisé quand j’avais joint quelques planches les unes aux autres ; mais j’allais toujours : c’était une question de vie ou de mort ; il me fallait cette maison. Quand elle fut finie et que je pus y coucher, je ne souffrais presque plus de la fièvre. Quelle noble âme que cet Abraham ! dans la maladie et le danger, il fut pour moi comme un ange de Dieu. Il fut constamment à mon côté partout où je dus aller, et il était évident qu’il n’agissait pas par pure affection humaine, mais poussé par l’amour de Jésus-Christ. Il avait été cannibale alors qu’il était païen, mais il était véritablement devenu une nouvelle créature en Jésus-Christ. Je pouvais avoir une confiance absolue en lui. Dans les épreuves et les dangers, j’étais fortifié par ses prières comme je l’étais dans mon enfance par celle de mon saint et bienheureux père. Aucun blanc n’aurait pu m’aider mieux dans les périls que j’eus à traverser, et personne ni blanc ni noir n’eût été plus courageux et plus chevaleresque.

Quand il m’est arrivé d’entendre ou de lire les objections d’hommes irréligieux qui prétendent qu’il n’y a aucune réalité dans la conversion et que le travail des missionnaires n’est que stérile agitation, combien n’ai-je pas désiré de voir ces faiseurs d’objections une semaine à Tanna, aux prises avec « l’homme naturel, » en la personne des païens cannibales, puis secourus par « l’homme spirituel, » le converti Abraham qui les nourrirait et les sauverait « pour l’amour de Jésus ! » Je serais heureux de voir, en ce cas, combien il faudrait d’heures pour les convaincre qu’après tout, Christ dans le cœur du croyant est une réalité. Le scepticisme européen baisserait la tête et ses doutes s’évanouiraient, s’il pouvait apercevoir la lumière de Jésus brillant dans le regard du cannibale converti.

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