Missionnaire aux Nouvelles-Hébrides

9
Les jours s’assombrissent

(1860)

« En septembre 1860, j’eus le très grand plaisir de souhaiter la bienvenue à deux collaborateurs, le Rév. S. F. Johnston et sa femme, deux jeunes missionnaires pieux et capables venant de la Nouvelle Écosse. Pendant la saison des pluies et en attendant qu’ils eussent un peu appris la langue de Tanna et fait leurs préparatifs d’installation, j’étais tout heureux de les recevoir comme mes hôtes. Quelle douceur pour moi que leur société ! Je leur donnais environ quatorze mots tannésiens à apprendre par jour et je conversais avec eux en employant les mots qu’ils avaient appris ; ils firent ainsi de rapides progrès et se rendirent utiles à la mission presque immédiatement. On ne pouvait pas désirer de meilleurs compagnons dans le ministère.

A cette même époque nous eûmes un exemple inoubliable de l’esprit infernal qui animait certains trafiquants. Trois ou quatre vaisseaux jetèrent l’ancre dans notre port et leurs capitaines vinrent me voir. « Ah ! nous avons trouvé le moyen de faire façon de vos Tannésiens, » me dit l’un d’eux avec un plaisir manifeste ; « nous allons vous les mater ! »

« J’espère que vous ne pensez pas détruire ce pauvre peuple, répondis-je. Loin d’être confus, mon interlocuteur me répondit tout joyeux : « Nous leur avons envoyé la rougeole qui les tue par vingtaines ; nous avons débarqué quatre jeunes gens malades dans différents ports et je vous certifie ça va les expédier lestement. »

Indigné au plus haut point, je protestai solennellement et condamnai absolument leur conduite et l’esprit qui les animait. Mais mes remontrances n’aboutirent qu’à cette déclaration de leur part : « Notre mot d’ordre c’est de faire disparaître toutes ces créatures et de laisser la place aux blancs. »

Peu après, ils invitèrent le jeune chef Kapuku à visiter un de leurs vaisseaux, en lui promettant un présent. Kapuku était l’ami de M. Mathieson, le chef qui le protégeait lui et son œuvre. Ayant donc reçu Kapuku à bord, ils l’enfermèrent avec des natifs malades de la rougeole et le laissèrent là vingt-quatre heures sans nourriture, puis le débarquèrent bien loin de sa demeure ; sans présent, bien entendu. Et ce ne fut qu’avec la plus grande peine, se traînant sur les pieds et les mains, qu’il put regagner sa tribu.

La rougeole ainsi introduite fut un véritable fléau ; elle fut bientôt accompagnée de maux de gorge et de dyssenterie, et fit des progrès effrayants. Parfois le mari, la femme, l’enfant étaient frappés en même temps, et personne ne restait pour préparer la nourriture. C’était une misère, une souffrance, une terreur jusque là sans exemple : on n’osait pas même enterrer les morts. Treize personnes de ma propre maison moururent et tous les autres, sauf Abraham, profitèrent d’une visite du John Knox pour faire leurs paquets et s’enfuir : ils reprenaient le chemin d’Aneityum.

Pensant que nous partions tous, Abraham avait d’abord fait ses paquets comme les autres et se tenait prêt au départ. Je m’approchai de lui et lui dis : « Abraham, ils s’en vont tous, voulez-vous aussi me laisser seul à Tanna combattre pour le Seigneur ? »

« Est-ce que vous restez ? » me dit-il.

« Certainement, dis-je, mais la mort est tellement probable que je ne puis vous engager à rester. Quant à moi, je ne peux pas abandonner l’œuvre du Seigneur. »

Le noble vieux chef regarda sa caisse et ses paquets et, moitié rêvant, il me dit : « Le danger est vraiment très grand. » Puis il ajouta : « Voulez-vous que je reste ? ma femme est morte, son tombeau est ici… »

« Oui, j’aimerais vous avoir avec moi, dis-je, mais je ne puis vous engager à rester. »

« Missi, répliqua-t-il alors, je reste avec vous de mon libre choix et de tout mon cœur. Nous vivrons et nous mourrons ensemble dans l’œuvre du Seigneur ; je ne vous abandonnerai jamais ! »

Dans ses yeux brillait la gloire du martyr. Il reporta sa caisse et ses paquets dans sa maison. Dès lors il fut mon inséparable compagnon dans toutes les souffrances que nous réservait encore la Mission de Tanna.

Nous avions travaillé à l’établissement d’une station missionnaire à Black-Beach du côté opposé de l’île, où nous pensions établir M. et Mme Johnston ; mais l’épidémie déjoua nos plans. M. Johnston et sa femme m’aidèrent de toutes façons à soulager les souffrances des natifs. Nous portions chaque jour des médicaments, de la nourriture et même de l’eau aux malades des villages voisins, et presque tous ceux que nous soignâmes guérirent ; mais la plupart ne voulurent écouter aucun de nos conseils et moururent. Quand la souffrance était à son apogée, ils se plongeaient dans la mer, ou se creusaient un lit dans la terre et s’y couchaient pour se rafraîchir ; et la mort s’en suivait bientôt.

Bien que nous fissions tout notre possible pour secourir les indigènes, ceux-ci ne nous associaient pas moins, dans leur esprit, aux trafiquants qui leur avaient fait tant de mal. Les trafiquants et les missionnaires étaient également blancs, cela suffisait.

Le 1er janvier 1861 fut un jour de l’an que nous n’oublierons jamais. M. et Mme Johnston, Abraham et moi nous avions eu, presque toute la journée, une vraie fête, solennelle et joyeuse. Renouvelant tous ensemble notre sainte alliance avec Dieu, nous nous étions consacrés de nouveau au service du Seigneur Jésus pour la conversion des païens des Nouvelles-Hébrides. Après le culte domestique du soir, M. et Mme Johnston quittèrent ma chambre pour se rendre dans leur appartement à quelques mètres de distance ; mais M. Johnston revint aussitôt m’informer que deux hommes avec d’énormes massues et la figure peinte en noir, étaient devant la fenêtre. Je sortis pour leur demander ce qu’ils voulaient. « Une médecine pour un garçon malade », me répondirent-ils. Et j’eus de la peine à les persuader d’entrer pour venir la chercher. Tout d’un coup et en voyant leur agitation et la peinture qui leur servait de déguisement, l’idée me vint qu’ils étaient venus pour nous tuer. M. Johnston était rentré avec eux. Je ne les quittai donc pas du regard tout en préparant le médicament. Quand je le leur offris, ils le refusèrent et chacun d’eux saisit sa pierre meurtrière. Je les regardai fixement et leur dis : « Vous voyez que M. Johnston s’en va, vous aussi, vous devez quitter cette chambre. Demain vous pourrez amener votre garçon pour que je lui donne le remède. »

Saisissant leur massue comme pour s’en servir, ils témoignèrent leur volonté de ne pas s’en aller ; mais je m’avançai résolument comme si je voulais les pousser dehors ; ils commencèrent alors à sortir. M. Johnston avait passé le premier, sain et sauf, mais il se baissa pour prendre un petit chat qui s’était échappé de la porte d’entrée, aussitôt un des sauvages lui lança son énorme massue ; et, voulant l’éviter, M. Johnston tomba sur le sol en poussant un cri. Les deux hommes bondirent sur lui, mais nos deux fidèles chiens leur sautèrent à la figure et lui sauvèrent la vie. Je m’élançai dehors sans bien savoir ce qui était arrivé et je vis M. Johnston essayant de se relever ; il me criait : « Prenez garde ! ils ont voulu me tuer, ils vous tueront ! »

Je les regardai en face et leur dis : « Il ne comprend pas votre langue ; parlez avec moi ; que voulez-vous ? »

Les deux hommes saisirent alors leurs massues et voulurent me frapper ; mais prompts comme l’éclair mes deux chiens leur sautèrent au visage et annulèrent leurs coups. Un des chiens fut grièvement blessé, et le sol reçut un coup qui m’aurait envoyé dans l’éternité s’il m’avait atteint. Un de ces chiens, excellent pour nous avertir du danger, m’avait déjà sauvé la vie plusieurs fois. Voyant de quoi il s’agissait, j’excitai vivement mes deux dogues contre les meurtriers qui s’enfuirent ; et je leur criai : « Rappelez-vous que Jéhovah vous voit et qu’il vous punira pour avoir voulu tuer ses serviteurs. »

Comme ils fuyaient, une nombreuse troupe d’hommes qui étaient venus de douze ou quinze kilomètres à la ronde, les rejoignirent et se mirent à fuir avec eux. En vérité, « le méchant fuit sans qu’on le poursuive. »

Cette parole de David : « Dieu est notre refuge et notre force, c’est pourquoi nous n’avons pas peur, » s’était pleinement réalisée en nous. Mais le danger passé, j’éprouvai comme toujours une crainte étrange provenant plus peut-être de la pensée d’avoir été si près de l’éternité, que de toute autre cause.

Accoutumé à de telles scènes, je continuai à dormir très bien la nuit ; mais mon compagnon, comme je l’appris plus tard, en perdit complètement le sommeil. Sa pâleur et son excitation durèrent plusieurs jours ; et bien qu’il fût naturellement gai et enjoué, à partir de ce 1er janvier, je ne le vis plus jamais sourire. Le 2, il me disait : « Déjà sur le bord de l’éternité ! Et je ne cesse de me le demander : Comment ai-je employé mon temps ? Quel bien ai-je fait ? A peine entré dans l’œuvre, et déjà si près de la mort ! O mon ami ! je n’ai jamais senti ce qu’est la mort comme cette nuit ! » Puis il se couvrit la figure des deux mains et me quitta pour s’enfermer dans sa chambre.

Son journal porte, à la date du 1er janvier : « Je ne sais pourquoi, c’est le cœur oppressé, rempli de crainte, que je me mets en route avec M. Paton et l’instituteur, un seau d’eau d’une main, des médicaments de l’autre, pour aller porter secours aux malades. »

Du 1er au 16 janvier, accompagné de M. et parfois de Mme Johnston, je continuai mes visites aux malades, dans les villages. Mais un accident me condamna au repos, au moment même où mon activité semblait le plus nécessaire. J’étais occupé à équarrir un tronc d’arbre pour la construction d’une maison, lorsque je remarquai que Mahanan, le frère du chef de la guerre, était bien près de moi et qu’il avait un tomahawk dans la main. Je poursuivis alors mon ouvrage les yeux tournés du côté de Mahanan et je me blessai grièvement au genou avec ma hache. Le sauvage s’éloigna prestement en criant : « Ce n’est pas ma faute ! » mais il se réjouissait certainement du mal que je m’étais fait. L’os était atteint et plusieurs vaisseaux sanguins étaient coupés. Je pansai la plaie de mon mieux et la gardai constamment humectée d’eau fraîche. Je pus cependant me faire porter plusieurs fois dans les villages pour soigner les malades, exhorter les mourants et prier avec tous. Dans ces courses j’avais de solennels et fortifiants entretiens avec M. Johnston.

Cet ami n’avait pas encore retrouvé le sommeil, lorsque pendant la nuit du 16 janvier il me fit demander ma bouteille de laudanum. Etant en proie à une violente attaque de fièvre, je ne pus me rendre moi-même auprès de lui ; mais j’envoyai la bouteille en spécifiant bien la dose à prendre, dose que, du reste, il connaissait. Pendant trois nuits de suite cet ami et sa femme usèrent du narcotique et en obtinrent un bon sommeil. Le I9, M. Johnston vint à mon chevet, car j’étais très malade de la fièvre, et avec beaucoup d’animation, il me dit entre autres choses : « Oh ! quel sommeil béni j’ai eu ! comme je me sens rafraîchi ! Quelle bonté de Dieu, d’avoir donné de pareils remèdes à l’homme ! » Mais à midi sa femme vint à moi et me dit : « M. Johnston dort et je n’ai jamais pu le réveiller ! »

Ma fièvre était dans sa période aiguë, mais je me fis violence et me rendis auprès du lit de mon ami. Je le trouvai dans une profonde léthargie, les dents serrées. Nous parvînmes avec beaucoup de difficultés à le dresser un peu sur son séant ; puis avec un couteau, une cuiller et des morceaux de bois nous desserrâmes ses dents et lui administrâmes un émétique. Pendant douze heures encore nous lui aspergeâmes la figure d’eau fraîche et d’ammoniaque et nous le fîmes mouvoir énergiquement en tous sens. Il commença enfin à parler, et le lendemain il pouvait sortir ; il fut tantôt bien, tantôt mal pendant les deux jours suivants ; mais le 21 au soir il s’endormit pour ne plus se réveiller, laissant sa femme dans la douleur la plus profonde. Je fis son cercueil, creusai son tombeau, et nous deux seuls, Mme Johnston et moi, nous déposâmes sa dépouille mortelle auprès de celles de ma chère femme et de mon enfant.

Mme Johnston écrivait ensuite au sujet de la mort de son mari : « … pendant la semaine qui précéda sa mort, nous n’avions pu nous coucher sans frayeur. Un soir notre maison était tout entourée d’hommes armés prêts à enfoncer les portes et à nous ôter la vie. Nous avons dû rester plusieurs jours enfermés dans notre maison, car tous les partis semblaient d’accord contre nous. La maladie partout répandue était la cause de la rage des sauvages ; ils disaient que c’était nous qui faisions cette maladie et que nous devions être tués ; que jamais ils n’avaient vu une pareille maladie avant que la religion de Jéhovah eût été introduite parmi eux, etc., etc. »

Mme Johnston retourna à Aneityum où elle enseigna pendant trois ans à l’école des filles de la station du Dr Geddie. Puis elle épousa mon cher ami le Rév. Copeland et passa avec lui le reste de sa vie au service de la mission dans l’île de Fotuna. La mort de M. Johnston fut une grande perte. Jusqu’au 1er janvier, il jouissait d’une excellente santé, il était très actif, heureux, joyeux ; mais l’attaque qu’il eut à subir de la part des sauvages ébranla son système nerveux ; cette horrible scène fit sur lui une telle impression, qu’à partir de ce moment il ne fut plus le même.

Nous eûmes bientôt une autre tragédie. Kowia, chef tannésien du plus haut rang, avait séjourné à Aneityum dans sa jeunesse et y était devenu chrétien ; il y avait épousé une femme chrétienne avec laquelle il était très heureux et dont il avait deux beaux enfants. Peu avant l’épidémie de rougeole, il vint s’établir auprès de moi en qualité d’instituteur. Il se montra chrétien décidé, vrai chef parmi ses compatriotes ; sa conduite était irréprochable et son aide des plus précieuses pour moi. Son peuple fit tout ce qui était possible pour lui faire abandonner sa foi et le détacher de moi, mais ce fut en vain. Les promesses les plus belles n’ayant eu aucun effet sur lui, on le menaça de lui enlever tous ses biens ainsi que la dignité de chef : « Prenez tout, répondit-il, je resterai toujours fidèle à Missi et au culte. »

Des menaces on passa aux insultes, mais il les supporta patiemment pour l’amour de Jésus. Un jour des hommes de sa tribu vinrent lui vendre des poules ; après qu’il les eut payées, l’un d’eux les lui reprit et vint me les offrir. « Ne les achetez pas, me cria Kowia, je viens de les acheter pour vous et je les ai payées. »

Le vendeur malhonnête répliqua en se moquant de lui. Mais Kowia ayant regardé tous ses adversaires, puis ayant porté les yeux sur moi, se leva comme un lion qui sort de son sommeil, et le regard étincelant : « Missi, me dit-il, ils pensent que parce que je suis chrétien, je suis devenu un poltron et un lâche, une femme pour endurer tous les outrages qu’il leur plaira de m’infliger. Mais je veux pour une fois leur montrer que je ne suis pas un poltron, que je suis toujours leur chef et que le christianisme n’ôte pas mais donne le courage et la vigueur. »

Ayant dit cela, il sauta sur l’homme qui l’avait outragé, lui arracha son énorme massue et la brandissant comme un joujou : « Venez tous maintenant contre votre chef ! leur cria-t-il, mon Dieu rend mon cœur et mon bras puissants. Il m’aidera dans ce combat comme en toute chose, c’est Lui qui m’inspire le désir de vous montrer que les chrétiens ne sont pas des lâches, mais qu’ils sont des hommes de paix. Venez et vous verrez que je suis Kowia votre chef ! »

Mais comme il approchait d’eux, tous s’enfuirent. « Où sont les lâches ? » leur cria-t-il alors, puis il rendit la massue qu’il avait prise. Ses adversaires le laissèrent dès lors en paix.

Kowia vivait à la Maison de la Mission avec sa femme et ses enfants et il était un aide très précieux pour Abraham et pour moi ; il frayait avec les natifs plus librement et avec plus de sécurité que toute autre personne de la Mission.

La fièvre dont je souffrais à la mort de M. Johnston s’accrut et m’affaiblit tellement que je perdis connaissance. Abraham et Kowia seuls me soignaient. Quand je repris conscience de moi-même, j’entendis comme en un rêve Kowia qui se lamentait sur moi, qui priait afin que je fusse guéri et qu’il pût me parler et m’entendre avant de mourir. Ouvrant les yeux et le regardant, je l’entendis s’adressant à moi : « Missi, me disait-il, tous nos instituteurs aneityumésiens sont malades. M. Johnston est mort. Vous êtes très malade, et je suis faible et mourant. Hélas ! quand moi aussi je serai mort, qui grimpera sur les arbres pour vous cueillir des noix de coco ? qui rafraîchira vos lèvres et votre front ? »

En disant ces mots, il éclata en sanglots et pleura longtemps, puis il reprit : « Missi, les Tannésiens nous haïssent tous à cause du culte ; et maintenant je crains que Dieu ne retire tous ses serviteurs de ce pays et ne laisse tout ce peuple au Mauvais Esprit. »

J’étais trop faible pour répondre, aussi se répandit-il en lamentations et en prières solitaires : « O Seigneur Jésus, disait-il, Missi Johnston est mort ; Missi Johnston la femme et Missi Paton sont très malades ; je suis malade et tes serviteurs aneityumésiens sont tous malades et mourants. O Seigneur ! vas-tu retirer tous tes serviteurs de ce pays ? Que penses-tu faire ? Les Tannésiens te haïssent, ils haïssent ton culte et tes serviteurs ; mais tu ne peux pas abandonner les Tannésiens et les laisser périr dans les ténèbres. Oh ! touche le cœur de ce peuple, apprends-lui à craindre et à aimer Jésus, Oh ! épargne Missi, guéris-le ! cher Missi Paton ! que Tanna puisse être sauvé ! »

Touché jusqu’aux sources les plus profondes de la vie par de telles prières émanant d’un ancien cannibale, je commençai avec la bénédiction de Dieu à revivre.

Quelques jours après, Kowia vint vers mon lit et me réveillant : « Missi, me dit-il, je suis très faible, je meurs et je viens vous dire adieu, dans un instant je verrai Jésus. »

Je lui dis toutes les paroles de consolation et d’encouragement que je pus murmurer. Mais il me répondit : « Missi, depuis que vous êtes malade, ma chère femme et mes enfants sont morts et nous les avons enterrés. La plupart des instituteurs aneityumésiens sont morts et moi je suis mourant. Si je demeure ici sur la colline et que j’y meure, il n’y aura personne pour aider Abraham à descendre mon corps et à l’enterrer auprès de ceux de ma femme et de mes enfants ; je désire pourtant être enterré auprès d’eux, que nous puissions nous lever tous ensemble au grand jour de la venue de notre Seigneur. Je suis heureux, je regarde à Jésus. Il n’y a qu’une chose qui me chagrine profondément ; je crains que Dieu ne nous retire tous de Tanna et qu’il ne laisse mon pauvre peuple dans les ténèbres, car ils haïssent Dieu. O Missi, priez pour eux et priez pour moi encore une fois avant que je m’en aille ! »

Il s’agenouilla près de mon lit et nous priâmes encore une fois l’un pour l’autre et pour Tanna. Je le pressai de rester auprès de moi, à la maison sur la colline, mais il me répondit : « O Missi, vous ne savez pas combien je suis près de la mort ! Je pars pour être avec Jésus et voir ma femme et mes enfants. Pendant qu’il me reste un peu de force, je vais auprès d’Abraham, je serai près du tombeau des miens, je reposerai sur les bras d’Abraham, puis il me creusera une tombe auprès de mes bien-aimés et m’y déposera. Bonjour Missi ! je vous retrouverai auprès de Jésus ! »

Il se traîna dehors avec beaucoup de larmes. Toutes les fibres de mon cœur étaient attachées à cette simple et noble âme, il me semblait qu’elles se brisaient toutes maintenant qu’il me laissait seul sur mon lit de souffrance. Chancelant sur le tombeau de ses bien-aimés, il fut soutenu par Abraham quelques instants, mais il se coucha bientôt et rendit l’esprit. Abraham l’enterra auprès des siens.

Ainsi finit un homme qui avait été un cannibale, mais qui par la grâce de Dieu et l’amour de Jésus-Christ fut transformé en un être céleste plein de grâce et de beauté. Qu’en penseront les contempteurs des Missions évangéliques et tous ceux qui ne croient pas à la réalité de la nouvelle naissance ? Il mourut comme il avait toujours vécu depuis que Jésus-Christ était venu habiter dans son cœur ; il n’eut aucune crainte de la mort, son cœur fut au contraire constamment rempli de la glorieuse assurance de la vie éternelle obtenue par le sang de l’Agneau qui l’avait purifié et délivré de tous ses péchés. En le perdant, je perdis un de mes meilleurs amis et l’un de mes plus courageux auxiliaires ; mais depuis qu’il m’a quitté, je sais qu’il y a au moins une âme de Tanna qui, dans le ciel, chante les gloires de Jésus. Quel ravissement quand je le rencontrerai là !

La rougeole avec ses acolytes, ulcères à la gorge et diarrhée, emporta le tiers de la population de Tanna. L’instituteur que nous avions placé à Black Beach mourut du fléau ainsi que sa femme et son enfant ; et l’instituteur adjoint dut fuir avec sa femme et rentrer à Aneityum pour éviter la mort que lui préparaient les natifs. Dans les autres îles du groupe, la mortalité due à la rougeole fut aussi grande qu’à Tanna, à Aniwa, — mon futur champ de travail, — elle fut même plus grande.

Pour détourner l’attention d’eux-mêmes, en même temps que pour satisfaire leur haine et leur cupidité, les marchands de bois de santal vinrent encore exciter les natifs en leur disant que c’étaient les missionnaires et leur culte qui étaient la cause de toute l’épidémie et qu’il fallait nous tuer. Certains capitaines refusèrent de traiter aucune affaire avec les natifs aussi longtemps qu’ils me laisseraient vivre au milieu d’eux. L’un d’eux offrit tabac, poudre, capsules et balles à condition de faire disparaître Abraham et le missionnaire. La sauvage haine des natifs et leur désir de vengeance ne connurent dès lors plus de bornes ; nos tribulations devaient grandir de même.

Les tempêtes et les ouragans combattirent aussi contre nous. Le 3 et le 10 mars 1861 nous eûmes d’effroyables orages ; ils mirent en pièces les arbres à pain, les châtaigniers, les cocotiers et tous les autres arbres fruitiers. Le sol était couvert d’une épaisse couche de fruits à demi mûrs. Les plantations d’ignames et de bananes, les palissades et les maisons, tout était mis en morceaux. La Maison de la Mission fut grandement endommagée ; l’église qui m’avait coûté tant de travail fut rasée presque à niveau du sol. D’énormes arbres, de quarante ans et plus, étaient brisés · comme des brins de paille ou arrachés et emportés au loin. Tous les bâtiments de la station de M. Mathieson furent emportés, seule une chambre à coucher resta debout. La mer devint terrible ; ses immenses vagues pénétrant au loin dans l’intérieur y furent une effroyable cause de destruction. Le Seigneur me laissa une chambre à coucher, comme à M. Mathieson ; sans cette grâce, je ne sais ce que les deux missionnaires seraient devenus. Des hommes de cinquante ans déclaraient n’avoir jamais vu pareille tempête. Les canots étaient mis en pièces ; les villages étaient anéantis, quelques ruines seules indiquaient la place où ils avaient existé. La pluie tombait à torrents ; et je devais veiller sur les ruines de ma maison pour que les natifs n’emportassent pas tout ce qui me restait au monde. Après le second ouragan tous mes effets durent être entassés dans ma chambre à coucher seule debout.

En ces tristes circonstances, la soif de notre sang se réveilla chez les natifs aussi vive que jamais. Miaki venait de perdre un garçon et l’on tua quatre hommes afin que leurs esprits le servissent dans l’autre monde ; mais cela ne suffisait pas : on décida que nous devions mourir aussi. Et pendant quatre jours les sauvages en armes entourèrent les ruines de nos bâtiments. Nous étions tous enfermés dans notre unique chambre à coucher et nos ennemis hurlaient tout autour de nous. Qui a pu les empêcher de tout briser pour pénétrer jusqu’à nous, si ce n’est notre miséricordieux Sauveur ? Ils tuèrent nos poules ; ils abattirent tous les bananiers que nous avait laissés la tempête ; ils égorgèrent quelques-unes des rares chèvres que j’avais encore, notre unique ressource en fait de lait. Dénués de toute force, de tout secours apparent, nous ne cessions de répandre nos cœurs en prières, et le Seigneur nous préserva de la mort ; mais quelles journées nous passâmes !

L’horreur s’en accrut encore quand nous apprîmes que les gens du Port avaient tué dix hommes pour envoyer leurs cadavres à certains chefs qui en faisaient grand festin, et qu’ils avaient reçu en retour dix gros porcs gras. C’est ainsi qu’en peu de mois, à notre connaissance, treize ou quatorze individus, la plupart réfugiés ou prisonniers de guerre, avaient été tués et mangés.

Deux des corps avaient été envoyés dans le plus prochain village, où nous célébrions le culte quand nous osions encore sortir, mais les gens de ce village les avaient refusés en disant : « Nous savons maintenant qu’il est mal à l’homme de tuer et de manger son semblable. »

Le chef d’un autre village, par contre, avait aussitôt pris ces corps et les avait emportés chez lui où ils avaient été cuits et mangés dans une grande fête. Notre ami, le chef Nowar, était menacé comme nous, aussi prit-il peur. Il nous pressa de quitter l’île avec lui et de nous rendre à Aneityum jusqu’à ce que le danger fût passé ; mais je refusai. Nous n’avions, du reste, que mon bateau pour faire un voyage de quatre-vingts kilomètres en pleine mer, et vu l’inexpérience de Nowar et de mes instituteurs, entreprendre un tel voyage eût été presque une folie. Sous l’empire de la frayeur et de la colère, Nowar se vengea de mon refus en mettant de côté chemise et jupon pour revenir à la nudité et à la peinture des païens ; il quitta notre culte et retourna aux assemblées des sauvages. Mais trois semaines après, il reprenait ses vêtements de chrétien ; et sentant que le danger s’éloignait, il revenait à nous aussi amicalement que jamais. Pauvre Nowar ! Il n’agissait, du reste, pas autrement que ne font des milliers de chrétiens dans nos pays civilisés.

Mon premier baptême à Tanna fut celui de l’enfant d’un instituteur. Environ cinquante personnes étaient présentes ; Miaki le chef de la guerre était du nombre. Mais hélas ! cet enfant mourut de la rougeole et naturellement notre culte en fut déclaré la cause. La foudre tua un homme et une femme ; elle frappa la colline non loin de ma maison et en précipita une bonne partie dans la vallée. C’était un signe manifeste que les dieux étaient en courroux et c’était toujours nous qui étions les coupables.

Seule la grâce de Dieu et l’espérance de voir les païens amenés à Jésus-Christ, nous maintenaient debout. Pour le salut des âmes nous pouvions tout supporter. Je savais, du reste, que j’étais au poste du devoir, car c’était évidemment le Seigneur qui m’avait placé à Tanna.

Peu après ces événements, j’entendis un jour un bêlement inaccoutumé parmi les quelques chèvres qui me restaient ; on aurait dit qu’elles étaient tuées ou torturées. Je me précipitai vers leur étable et je me trouvai immédiatement entouré d’une bande d’hommes armés. J’avais été pris au piège ; toutes les armes se levaient contre moi et je m’attendais à une prompte mort. Mais Dieu me donna de parler fermement et amicalement. Je dénonçai à ces hommes leur péché et le châtiment de Dieu ; je leur montrai que seuls mon amour et ma pitié me conduisaient à rester parmi eux pour chercher leur bien et que s’ils me tuaient c’était leur meilleur ami qu’ils auraient tué. Je leur certifiai ensuite que je n’étais nullement effrayé de mourir, vu qu’à ma mort mon Sauveur me prendrait avec lui dans le ciel pour y être bien plus heureux que je ne l’étais sur la terre, et que si j’avais encore un désir de vivre c’était seulement pour les rendre tous aussi heureux que moi, en leur enseignant à aimer et à servir mon Seigneur Jésus. Je levai alors mes mains et mes yeux au ciel et priai à haute voix le Seigneur de bénir tous mes chers Tanné- siens et de me protéger ou de me prendre avec lui dans la gloire, comme il le jugerait meilleur. Mes adversaires s’esquivèrent l’un après l’autre : le Seigneur les avait retenus une fois encore. « Une mère peut oublier son enfant, mais je ne t’oublierai pas, » dit notre Dieu. Oh ! que tous mes lecteurs puissent faire l’expérience de la vérité de cette parole, comme je l’ai faite en ce moment-là et souvent depuis !

Mai 1861 fut l’époque d’un grand deuil ; les Gordon tombèrent alors martyrs à Erromanga. Le Rev. Gordon, de l’île de Prince Edward, Nouvelle-Écosse, était né en 1822 ; il avait fait ses études à Halifax et était arrivé à Erromanga en juin 1857. Il avait eu beaucoup à souffrir de l’opposition des marchands de bois de santal ; il n’en avait pas moins acquis la langue de l’île en se mêlant incessamment aux païens. Un nombre considérable de jeunes gens et de jeunes filles avaient embrassé le christianisme et vivaient à la Maison de la Mission, dévoués au missionnaire et à sa femme et les aidant dans toute leur œuvre. Mais les ouragans et la rougeole dont j’ai parlé avaient causé une grande mortalité à Erromanga ; et les marchands de bois de santal, cause de l’épidémie, en avaient accusé les missionnaires ainsi que de toutes les autres calamités.

Quand nous plaçâmes, M. Copeland et moi, des instituteurs indigènes à Black Beach, Tanna, nous poussâmes jusqu’à Erromanga avec le John Knox pour apporter à Mme Gordon un harmonium qu’elle faisait venir de Sidney. Quand cette sœur commença à jouer et à chanter nos beaux cantiques, les femmes indigènes furent dans l’extase. Elles proposèrent immédiatement d’aller chacune d’elles dans la jungle recueillir une charge de longues herbes pour la toiture de l’atelier d’imprimerie que construisait M. Gordon (pour imprimer les Saintes Ecritures dans la langue d’Erromanga) à la seule condition, disaient-elles, que Mme Gordon leur apprît, le soir même à chanter les louanges de Dieu. Ainsi fut fait, et ces femmes passèrent une belle soirée. Le lendemain, un dimanche, nous passâmes de délicieuses heures, ayant à l’Église environ trente auditeurs qui nous écoutèrent avec le plus grand intérêt. Les jeunes gens vivant à la Maison de la Mission étaient formés pour devenir instituteurs. Ils lisaient un petit livre en leur langue racontant l’histoire de Joseph. L’œuvre semblait pleine d’espérance. La Maison de la Mission avait été transportée à près de deux kilomètres plus haut, sur une colline, à cause de la santé de Mme Gordon et pour éviter l’influence que les marchands de bois de santal pouvaient avoir sur les natifs.

Mais comme M. Gordon travaillait à la toiture de son imprimerie et qu’il avait envoyé ses jeunes gens à la recherche des longues herbes, un parti d’Erromangains qui l’épiait dans la jungle, lui envoya deux hommes lui demander du calicot. Il écrivit sur un morceau de bois quelques mots à Mme Gordon la priant de remettre deux mètres de calicot à chacun de ces hommes. Mais ceux-ci demandèrent qu’il vînt avec eux à la Maison de la Mission, vu qu’ils avaient besoin, disaient-ils, de médicaments pour un jeune garçon. Il plia dans une serviette le repas qu’on venait de lui apporter, et dont il n’avait pu encore manger, et partit avec eux. Il pria les deux indigènes de passer les premiers, mais ils insistèrent pour qu’il marchât devant eux. En traversant un ruisseau que je visitai peu après, son pied glissa, et l’un des sauvages lui lança son tomahawk ; il put saisir l’arme et parer le coup ; l’autre sauvage le frappa à son tour ; il put encore saisir l’arme dirigée contre lui. Mais un nouveau coup le jeta par terre, tandis qu’un dernier lui tranchait la tête. Les sauvages débouchèrent alors de la jungle et dansèrent en hurlant autour du cadavre. Au bruit qu’ils faisaient, Mme Gordon sortit de la Maison de la Mission ; mais un bouquet d’arbres heureusement lui cachait la scène.

« Quelle est la cause de ce bruit, dit-elle à un des meurtriers qui s’approchait.

« Ce n’est rien, répondit celui-ci, ce sont des enfants qui s’amusent. »

« Mais où sont les enfants ? » dit-elle en se tournant, et au même instant le sauvage la frappait de son tomahawk et lui brisait la nuque.

Jamais plus zélés et plus dévoués missionnaires n’avaient vécu en terre païenne. Les deux martyrs entrèrent ensemble dans la gloire où ils rejoignirent Williams et Harris dont le sang avait été versé à peu près à la même place.

Le 15 février 1861, M. Gordon m’écrivait : « Nous sommes gardés en santé, à notre œuvre, par le Dieu de toute grâce qui seul peut nous avoir préservé dans tous les maux que nous a occasionnés l’épidémie apportée par le Blue Bell. Ah ! c’est un temps que nous n’oublierons pas facilement. Quelques districts ont été réduits en déserts ; les chefs principaux sont presque tous morts. Et quelle haine diabolique a été suscitée contre nous ! on ne peut s’en faire une idée. Nous sommes dans la plus grande famine ; les cris et les gémissements sont perpétuels, la détresse est épouvantable. Le petit nombre de ceux qui des deux côtés de l’île n’ont pas fui notre culte sont vivants, ce qui a beaucoup impressionné les uns et irrité les autres. Mais je ne puis maintenant parler de périls ; nous sommes très anxieux à votre sujet. Si vous devez fuir, Aneityum sera naturellement le lieu le plus rapproché et le plus sûr où vous puissiez vous réfugier. La confiance en nous commence à renaître. Mana, l’instituteur indigène reste avec nous, afin d’échapper à la fureur de ses ennemis. Je ne puis faire des visites comme précédemment. La persécution ne peut pas être beaucoup pire à Tanna, » etc.

Chacun pourra juger des causes qui ont amené le dénouement fatal que nous avons raconté. La rougeole et la superstition cruelle excitée par des trafiquants impies, voilà ce qui à Erromanga comme ailleurs a suscité la haine et le meurtre. Immédiatement après le massacre des Gordon, un marchand de bois de santal transporta de nuit à Tanna une troupe d’Erromangains. Lui et ces gens assemblèrent les chefs et la population du Port et les pressèrent de nous tuer, moi, M. et Mme Mathieson et nos instituteurs ; ou de leur permettre de nous tuer eux-mêmes, comme ils avaient tué M. et Mme Gordon. Ils proposaient ensuite de se rendre à Aneityum et d’y tuer tous les missionnaires et les instituteurs et de faire disparaître ainsi le culte de Dieu de toutes les Nouvelles-Hébrides. Mais, retenus par notre miséricordieux Sauveur, nos chefs refusèrent ; et les Erromangains retournèrent dans leur île fort ennuyés de leur insuccès.

Malgré leur refus, et comme s’ils voulaient se réserver le monopole du meurtre et du pillage, les Tannésiens en armes entouraient dès le lendemain notre Maison des Missions. Ils louaient hautement les Erromangains. Leurs chefs répétaient à satiété : « Les Erromangains ont tué Missi Williams ; nous avons tué les instituteurs de Rarotonga et de Samoa ; nous avons chassé Missi Turner et Missi Nisbet ; nous avons tué les instituteurs aneityumésiens à Aniwa ; nous avons tué ici un de ceux de Missi Paton. Nous avons tué plusieurs hommes blancs et aucun vaisseau de guerre ne nous a punis. Si les Erromangains ne sont pas châtiés non plus, nous tuerons les missionnaires et les instituteurs. »

Un chef de l’intérieur cria à mes oreilles : « Vive les Erromangains ! ils sont forts et braves, ils ont tué leur Missi et sa femme ; ils ont détruit le culte et chassé Jéhovah ! » Je me tins au milieu d’eux et protestai hautement : « Dieu punira les Erromangains, leur dis-je ; il a entendu vos méchantes paroles et il vous punira aussi, quand et comment il le voudra ! »

Mais ils couvrirent mes paroles en criant : « Vive les Erromangains ! Vive les Erromangains ! »

Quand je me fus retiré, Abraham les entendit qui disaient : « Miaki est un paresseux ; il nous faut avoir des assemblées dans chaque village et nous conviendrons de tuer Missi et les Aneityumésiens pour venger le premier de nos chefs qui mourra. »

Le soir du jour qui suivit la visite des Erromangains, les Tannésiens firent une grande fête en l’honneur de ces meurtriers ; chaque village avait ses danses et ses festins. Notre meilleur ami, le vieux Nowar, retomba dans le paganisme ; il se peignit la figure, quitta ses vêtements, reprit son arc, ses flèches et son tomahawk avec lequel, disait-il, il avait « tué beaucoup d’hommes et au moins une femme ! » Comme je cherchais à lui faire honte, à lui qui avait fait profession d’adorer Jéhovah, de ce qu’il s’unissait maintenant aux païens pour se réjouir du meurtre des serviteurs de l’Eternel, il me répondit : « Vraiment, Missi, ils ont bien fait ! » Puis il ajouta : « Si les gens d’Erromanga sont sévèrement punis par un vaisseau de guerre, nous le saurons et notre peuple n’osera pas vous tuer, ni abolir le culte. Mais s’ils ne sont pas punis, rien ne pourra retenir les Tannésiens ; ils vous tueront ainsi que moi et tous ceux qui suivent le culte. »

Je répondis : « Nowar soyons fermes et courageux pour aimer et servir le Seigneur Jésus ; si c’est pour notre bien et sa gloire, il nous protégera ; sinon il nous prendra pour être avec Lui. Nous ne serons pas tués par leurs méchantes paroles. Du reste, quand nous serons avec le Seigneur, que nous importera qu’un vaisseau de guerre soit venu ou non pour punir nos meurtriers ? »

Il haussa les épaules et répondit : « Je connais nos Tannésiens ! Comment se fait-il que Jéhovah n’ait pas protégé les Gordon et ceux qui suivent le culte à Erromanga ? si les Erromangains ne sont pas punis, les Tannésiens ne le seront pas non plus, quand même ils tueraient tout le peuple de Jéhovah. »

J’étais anxieux au sujet de Nowar dont la foi était si vacillante ; il connaissait si peu le vrai Dieu, qu’il était sur le point de retomber dans le cannibalisme. Des groupes de natifs fort suspects se formaient auprès de nous et s’entretenaient à voix basse ; ils pressaient Abraham de partir pour Aneityum lui disant que certainement nous allions être tués, mais il répondait toujours : « Je n’abandonnerai pas Missi ! »

Nous étions, Abraham et moi, des plus unis ; et nous faisions alternativement le culte de famille. Ce soir-là, il dit dans sa prière en tannésien, seule langue dans laquelle nous pussions nous comprendre : « O Seigneur, notre Père céleste, ils ont tué tes serviteurs à Erromanga. Ils ont banni les Aneityumésiens de la ténébreuse Tanna ; et maintenant ils veulent tuer Missi Paton et moi. O notre grand roi, protège-nous et rend leurs cœurs doux et tendres pour ton culte. Ou, s’ils ont la permission de nous tuer, ne nous hais pas, toi, mais lave-nous dans le sang de ton cher fils Jésus. Il vint sur cette terre et versa son sang pour les pécheurs ; pour l’amour de lui pardonne-nous nos péchés et prends-nous au ciel, ce lieu béni où les Missis Gordon et tous tes chers serviteurs chantent maintenant tes louanges et voient ta face. O Seigneur, nos cœurs souffrent et nous pleurons tes chers serviteurs ; mais rends nos cœurs bons et forts pour ta cause, dissipe toutes nos frayeurs. S’ils nous tuent, fais que nous mourrions ensemble dans ton œuvre, comme Missi Gordon l’homme et Missi Gordon la femme. »

A l’ouïe de ces paroles, mon cœur se fondait comme jamais ce n’était arrivé à l’ouïe des prières de chrétiens plus cultivés.

Miaki vint bientôt avec ses hommes à notre maison : « Vous êtes cause de toutes les maladies et de toutes les morts qui ont lieu maintenant à Tanna, me dit-il. Les Erromangains ont tué les Gordon et ils se portent bien. Le peuple de l’intérieur nous tuera si nous vous gardons. Nous aimons notre manière de vivre et nous haïssons le culte de Jéhovah. Nous devons vous tuer ; quand nous l’aurons fait, nous nous porterons de nouveau tous bien. »

J’essayai de leur montrer que c’était leur mauvaise conduite qui les détruisait. Je leur rappelai une pauvre fille que Miaki et ses hommes avaient volée et dont ils avaient abusé ; « Vous savez qu’une telle conduite est mal, leur dis-je, et Dieu vous punira certainement pour cela. »

« Nous aimons à avoir beaucoup de femmes pour faire notre travail, répliqua-t-il. Trois de mes femmes sont mortes et trois sont vivantes. Le culte tue nos femmes et nos enfants ; il nous tuera tous ; nous le haïssons. »

Je répondis : « Est-ce bon pour vous d’avoir tant de femmes et que beaucoup de vos hommes n’en aient point ? Qui travaille pour ceux qui n’ont pas de femme ? Or, ceux qui ne peuvent en avoir sont conduits à haïr tous les chefs qui en ont plusieurs. Vous n’aimez pas vos femmes, autrement vous ne les traiteriez pas en esclaves et ne les battriez pas comme vous faites. »

Mais il déclara que sa conduite et son cœur étaient bons. Puis il envoya quatre gros porcs gras aux chefs du côté opposé de l’île afin qu’ils tuassent M. et Mme Mathieson. Quand cela serait fait, pensait-il, il aurait plus de courage pour nous tuer aussi.

Satan semblait avoir rempli le cœur de cet homme. Il excitait ses gens à nous voler tous nos effets et à nous ennuyer de toutes façons. Ils tuèrent un de mes précieux chiens de garde et le mangèrent. L’état moral de la population de Tanna était si triste, que lorsqu’un homme semblait arrivé au dernier degré de la méchanceté, qu’il avait tué bon nombre de ses semblables et tyrannisé les autres, on l’élevait à la dignité de chef. De là provenait la puissance de Miaki et le fait qu’il était entouré de proscrits venus de tous les points de Tanna et même d’autres îles. C’était un pouvoir fondé sur la terreur et maintenu par la cruauté.

L’homme sacré qui tua un de mes instituteurs et celui qui me lança trois lances furent tous deux loués et honorés pour ces faits. Mais lorsqu’ils furent anéantis par la rougeole et incapables de faire aucun mal, leurs flatteurs se retournèrent contre eux et déclarèrent qu’ils étaient punis pour leur mauvaise conduite envers Jéhovah et ses serviteurs !

Savoir ce qu’il y avait de mieux à faire, en des circonstances aussi difficiles, était un sujet de constante perplexité. Tout abandonner, quand nous étions pareillement entourés d’ennemis et de périls, paraissait au premier abord ce qu’il y avait de plus sage, et beaucoup d’amis nous pressaient de le faire. Mais j’avais acquis la langue du pays, ainsi qu’une influence considérable parmi les natifs, dont un certain nombre étaient fermement attachés à moi et au culte. Partir, c’était perdre ces avantages, et mon cœur se déchirait à la pensée d’un tel sacrifice. Risquant tout, en conséquence, je restais à mon poste, avec mon Sauveur, tant que l’espérance d’être encore épargné n’était pas entièrement dissipée. Et Dieu seul sait combien profondes et pures étaient ma pitié et mon affection pour les pauvres Tannésiens. Cependant plusieurs personnes remplies d’une sagesse qui m’effraie, ne se firent pas faute d’écrire beaucoup de non-sens sur notre Mission comme sur celle des Gordon à Erromanga. Ces personnes, à une distance considérable, voyaient parfaitement qu’en restant à mon poste je ne suivais plus le sentier du devoir !

Le fait suivant montrera combien profonde est la superstition chez les natifs. Deux chefs de l’intérieur arrivèrent un jour à la Maison de la Mission, hors d’haleine et couverts de transpiration. L’un d’eux la main pleine de traités à demi pourris, me criait : « Missi, est-ce que ceci est une partie de la Parole de Dieu, le livre sacré de Jéhovah ? ou bien ne sont-ce que les paroles de l’homme ? » Je regardai et je répondis : « Ce ne sont que les paroles de l’homme. »

Mon interlocuteur répliqua : « Missi, il y a quelques années, Kapai, homme sacré, avec un autre Tannésien, fit une visite à Aneityum et Missi Geddie lui donna ces livres. A son retour, quand il les montra, le peuple pensant que c’étaient les livres sacrés de Jéhovah, en fut tellement effrayé qu’il se réunit en assemblée générale et décida de les ensevelir. Or hier quelques femmes en creusant le sol les ont déterrés et notre peuple a déclaré aussitôt que c’était la Parole de Jéhovah que notre chef mort avait enterrée, que Jéhovah en était fort en colère et que c’était pour cela qu’il avait fait mourir le chef, pour cela qu’il avait envoyé la rougeole, etc. Là-dessus le peuple s’est assemblé pour tuer le fils et la fille du chef mort, afin de venger la Parole de Jéhovah et détourner la colère de ce Dieu. Mais je leur ai persuadé d’attendre jusqu’à ce que j’eusse appris de vous s’il s’agissait bien réellement de la Parole de Jéhovah, et si le fait de l’ensevelissement de ces papiers avait pu causer toutes les maladies et les morts que nous avons vues. »

Je certifiai à ce pauvre homme que ces livres n’avaient jamais causé ni maladies ni morts, qu’aucun homme ne peut produire la maladie et la mort par la sorcellerie et que l’ensevelissement de ces traités n’avait nullement irrité Dieu ni fait de mal à personne. « Vous connaissez très bien vous-mêmes, lui dis-je, les vaisseaux qui ont apporté la rougeole et causé tant de morts. Vous avez vous-mêmes tué plusieurs jeunes gens qui avaient été débarqués malades de la rougeole. »

Le chef me répondit : « Missi, je suis entièrement satisfait ; maintenant personne ne peut être mis à mort à cause de ces livres. »

Les deux hommes partirent, mais revenant immédiatement : « Missi, me dirent-ils, pouvez-vous nous montrer des livres semblables à ceux-ci ? et pourriez-vous nous montrer la Parole de Jéhovah que nous la comparions avec eux ? »

Je leur montrai une Bible ainsi qu’une poignée de traités illustrés semblables à ceux qu’ils avaient apportés ; et je leur offris la Bible ainsi que des spécimens des traités afin qu’ils pussent les montrer à leur assemblée. Ils prirent les traités mais refusèrent de toucher à la Bible. Ils convainquirent le peuple de l’intérieur et prévinrent ainsi l’effusion du sang !

Un autre jour, j’eus la joie de sauver la vie à des marchands de bois de santal. Le Blue Bell avait jeté l’ancre dans le port, et le capitaine avec son Second, qui avaient des lettres pour moi, étaient venus immédiatement à terre ; mais aussitôt ils avaient été entourés des chefs et du peuple ; et ceux-ci m’avaient fait appeler. Quand j’arrivai, les deux blancs étaient au milieu d’un cercle de guerriers dont les armes étaient tournées contre eux et ils étaient menacés de mort s’ils bougeaient. « Missi, voici un des vaisseaux qui ont apporté la rougeole, me crièrent les natifs. Vous avec eux, vous avez fait la maladie et vous avez détruit notre peuple. Maintenant si vous ne partez pas avec ce vaisseau, nous vous tuerons tous. »

Il était évident qu’ils voulaient m’effrayer pour me faire aller immédiatement à bord en abandonnant tous nos établissements à leur pillage. « Je ne puis vous abandonner ainsi, leur dis-je ; et si vous tuez ces hommes ou moi, Jéhovah vous punira. Je suis ici pour votre bien et vous savez combien j’ai été bon pour vous tous, vous donnant des médicaments, des couteaux, des haches, des couvertures, des vêtements. Vous savez de même que je n’ai jamais fait de mal à personne. »

Mais ils s’écrièrent dans une grande colère : « Maintenant nous allons vous tuer ainsi que le capitaine et son Second. » Je leur dis alors avec fermeté : « Si vous le faites, Dieu vous punira, les hommes qui sont dans le vaisseau vous puniront avant de mettre à la voile, puis un vaisseau de guerre viendra et brûlera vos villages, vos canots et vos arbres fruitiers. »

Je pressai les deux blancs de gagner leur bateau pendant que je discutais avec les natifs. Ceux-ci me défendirent de prendre mes lettres de la main des blancs de peur que quelque nouvelle maladie étrangère ne vînt par elles sur l’île. Miaki plein de rage s’écria que mes médicaments les avaient tous tués. Je répondis qu’avec la bénédiction de Dieu, ils avaient sauvé beaucoup de vies, et qu’à l’exception d’un seul, tous ceux qui avaient suivi mes recommandations avaient été guéris de la rougeole et étaient en- core vivants. »

J’en appelai à Yorian, un autre chef, je lui demandai si mes médicaments n’avaient pas sauvé sa vie alors qu’il était mourant ; il en convint. Pendant ce temps les deux blancs avaient gagné leur bateau et se préparaient à partir. « Laissez-les aller, cria Miaki, ne les tuez pas aujourd’hui ; » puis s’adressant au capitaine : « Venez demain à terre, lui dit-il, et nous ferons des affaires avec vous. »

Le lendemain les deux blancs furent assez insensés pour revenir. Mais comme ils commençaient à faire des échanges, ils furent de nouveau entourés de tomahawks et de massues. Miaki n’eut cependant pas le courage de frapper : « Missi dit que si nous vous tuons, un vaisseau de guerre viendra, » fit-il.

Pendant ce temps le capitaine et son Second gagnaient le large ; seul le chien du capitaine resta entre les mains des sauvages. En compensation, Miaki voulut nous tuer immédiatement Abraham et moi ; mais par la bonté de Dieu la ferme opposition de Nowar nous sauva de nouveau. Le Blue Bell partit tôt après.

La nuit suivante les sauvages tentèrent de pénétrer dans ma maison, mais mon chien les mit en fuite. Le lendemain, ils revinrent encore au milieu de la nuit ; mais comme je les apostrophais, alors qu’ils me croyaient endormi, ils décampèrent de nouveau. Vu le danger continuel dans lequel nous étions, je dormais tout habillé et mon précieux chien me réveillait à l’approche de l’ennemi ; il aboyait vigoureusement ou sautait sur moi et me tirait par mes vêtements jusqu’à ce que je fusse sur pied. Dieu répandit la frayeur de ce chien parmi mes adversaires et se servit souvent de lui pour sauver nos vies.

Peu après six chefs de l’intérieur vinrent me voir et j’eus un long entretien avec eux sur les maux de la guerre et sur les bénédictions attachées au culte de Dieu. Je leur donnai à chacun un couteau, une fourchette et un plat d’étain ; ils me promirent en retour de s’opposer à la guerre que Miaki recherchait de tout son pouvoir.

Un homme vint ensuite avec une grave blessure qu’un poisson lui avait faite à la main ; je la lui pansai et plein de reconnaissance, il alla partout répandre la nouvelle de sa guérison, sorte d’Évangile que tous comme lui savaient parfaitement apprécier.

Un troisième incident vint encore disposer la population en notre faveur pour un temps. Comme les ouragans nous avaient laissé la famine, je fis faire, par une tribu de l’intérieur, un filet de quarante pieds de longueur et large en proportion. Car, chose étrange, c’étaient les gens de l’intérieur qui fabriquaient le mieux les engins pour la pêche, engins qu’ils venaient échanger au Port contre des couteaux, des haches, des couvertures et autres objets obtenus des vaisseaux en passage. Mon immense filet, fait par les femmes et les jeunes filles, avec les fibres de l’écorce des arbres, exigea un travail considérable et un soin extrême ; et je dois dire qu’il fut artistement exécuté. Je le prêtai, à tour de rôle, trois jours à chaque village de la contrée qui s’étend autour du Port. Un jour je vis les gens de la baie ramener un gros porc obtenu d’un chef de l’intérieur en échange d’une partie du poisson qu’ils avaient pris avec mon filet. Je faisais ramener ce filet à la Maison de la Mission le samedi soir afin qu’il ne servît pas le lendemain.

Ces mêmes gens de l’intérieur qui fabriquent si bien les engins de pêche, sont aussi ceux qui fabriquent les kawas, pierres meurtrières qu’ils vendent aux gens de la côte. Le kawas a environ deux pieds de longueur sur deux pouces de largeur, il est taillé d’une façon aussi régulière, aussi nette que pourrait le faire un fabricant anglais. Il est particulier à Tanna ; je ne l’ai vu, du moins, en aucune autre île. Dès leur enfance les natifs sont exercés à lancer contre un but déterminé des pièces de bois très dur et très lourd de la même forme. Dans la guerre, le kawas est lancé le premier, il blesse, étourdit ou tue l’ennemi, sur lequel on se rue ensuite avec la grande et lourde massue à deux mains. Chaque homme, chaque garçon porte le kawas, avec ses autres armes, même quand il se promène en temps de paix dans son village, la guerre étant la seule occupation régulière du sexe masculin.

A cette époque le John Knox vint mouiller dans la baie et un indigène fut surpris en flagrant délit de vol dans ce bateau. Furieux d’avoir été découvert, il vint avec ses amis à la Maison de la Mission pour me tuer. Ils voulaient m’ôter la vie, disaient-ils, parce que le John Knox savait qu’ils n’avaient pas de vivres et que, nonobstant cela, ce navire avait négligé de leur apporter du taro d’Aneityum.

Le taro est une plante du genre Arum, c’est l’Aesculentum ou Colocasia Aesculenta des botanistes, bien connu dans toute la Polynésie. Il ressemble au navet de Suède ; il est agréable au goût et nourrissant. Dans les îles, il constitue la seule récolte que les ouragans ne puissent détruire, car il croît sous l’eau dans les terrains bas ; sa culture en est par là même limitée ; elle n’en est pas moins fort précieuse.

Notre peuple demandait aussi que le John Knox lui apportât du kava et du tabac. Le kava, Piper Methysticum, est la plante dont ils font une boisson extrêmement enivrante. Les jeunes filles et les garçons mâchent cette plante et en crachent le jus dans un bassin ; ce jus est ensuite mêlé avec de l’eau et filtré à travers le tissu qui, au sommet des cocotiers, recouvre les jeunes noix de coco et tombe avec elles quand elles sont mûres. Les natifs boivent le kava sans modération ; l’ivresse qui en résulte ne les rend ni violents ni gais ; elle les stupéfie et les endort comme ferait l’opium. Ils en répandent toujours une portion pour leurs dieux ; et la lie qui leur reste à la bouche après qu’ils ont bu est toujours crachée avec cette exclamation : « C’est pour vous Kumesan ! »

Le kava est parfois offert et pris en grande cérémonie ; mais son usage général est celui d’un soporifique pris régulièrement après le repas du soir. Il est interdit aux femmes et aux enfants. Beaucoup d’hommes ont été tués le soir quand ils étaient hébétés et affaiblis par le kava ; c’est, du reste, dans cette condition que se pratique ordinairement le meurtre comme vengeance et comme déclaration de guerre.

Les furieux qui vinrent m’attaquer à propos du John Knox essayèrent de briser ma fenêtre et de tuer mon fidèle chien de garde ; mais je leur parlai fermement et amicalement et ils se retirèrent.

Dans ce temps, bien que l’on attentât tous les jours à ma vie, un cher garçon nommé Katasian franchissait régulièrement une distance de dix kilomètres pour assister au culte ; il venait en outre souvent chez moi pour recevoir instruction. Un jour, comme je l’instruisais, je surpris un homme qui me volait les stores de ma fenêtre. Tandis que je m’efforçais de l’en empêcher, il dirigea sur moi un coup de sa grosse massue ; mais je pus saisir le gros bout de cette arme et le retenir de mes deux mains. Avec quelle ardeur je priais Dieu en ce terrible moment ! Le voleur tout stupéfait à l’ouïe de mes appels et de mes paroles amicales, s’éloigna et me laissa en paix.

J’avais planté quelques ignames du genre Dioscoria, aliment des plus précieux ; mais les natifs me les volèrent et me firent de grands ennuis à ce sujet. Je supportai tout avec bonté, pardonnant toujours, car Dieu me montrait que c’était ainsi que je devais agir, avec espérance d’amener les païens à aimer et à imiter le Seigneur Jésus.

Pendant quelque temps les sentiments amicaux à notre égard allèrent grandissant. Je fis préparer la fondation d’une nouvelle église en nivelant la colline près de ma maison. Un bon nombre d’hommes offrirent de travailler pour du calicot, des couteaux, des haches, etc. Toutes les palissades furent renouvelées, les bâtiments de la Mission réparés ; et mon œuvre devint encourageante, car j’avais beaucoup d’occasions de parler à tous de Dieu et de son culte. Mais cet état de choses déplaisait à Miaki et à ses gens. Un jour pendant que j’annonçais ainsi l’Évangile, je n’eus que le temps de m’élancer vers ma demeure pour éteindre le feu que ces malfaiteurs avaient allumé sous ma véranda et contre la porte de la maison. Nous devions être constamment sur nos gardes, à tous égards. Un cousin de Miaki, par exemple, me vendit pour bon un poisson qu’il savait être venimeux ; mais Nouka m’avertit à temps. Miaki menaça de tuer les gens de l’intérieur qui venaient chez moi pour travailler et pour recevoir instruction ; mais ces gens n’en vinrent que plus nombreux et mieux armés !

Nouka, chef suprême du Port et oncle de Miaki, venait souvent nous voir. « Miaki me brise le cœur, disait-il, il trompe Missi et hait le culte. »

Pendant quelque temps, Nouka, sa femme et sa fille unique, une superbe personne, la femme principale de Miaki, ses deux fils et neuf chefs assistèrent régulièrement au culte à la Maison de la Mission, le dimanche et l’après-midi du vendredi. Environ soixante personnes suivaient nos instructions ; et, malgré les périls qui nous entouraient, j’étais encouragé, plein d’espérance. Cependant un soir, alors que je me sentais plus rempli de consolation et d’espérance que jamais, un coup de feu déchargé à travers ma porte nous rappela que nous étions sans cesse exposés à la mort.

Comme mon œuvre était de plus en plus encourageante, je pressai les missionnaires d’Aneityum de m’envoyer des instituteurs, mais on en put trouver aucun qui voulût retourner à Tanna. Les effroyables ravages de la rougeole les avaient démoralisés.

Dans mon école, j’offris une chemise rouge comme prix pour le premier chef qui lirait l’alphabet sans faute. Ce prix fut gagné par le chef Inikahi qui avait été la terreur du pays. Quand, à son tour, il voulait apprendre l’A, B, C, aux autres, il s’y prenait de cette façon : « A, c’est un homme qui n’a plus que ses deux jambes ; B, ce sont deux yeux ; C, la lune aux trois quarts ; D, un œil, etc. » « Rappelez-vous cela, disait-il, et vous saurez bientôt lire, ce n’est pas difficile ! »

Mais Miaki était toujours notre mauvais génie. Le chef Kaserumini se rendit avec six canots à Aniwa ; il y transportait une jeune fille qu’il voulait vendre pour du tabac ; il voulait aussi y prendre une revanche pour un enfant mort, croyait-il, par le fait de la sorcellerie d’un Aniwain. Quand les canots furent en vue d’Aniwa, ils firent naufrage et les hommes furent dévorés par les requins ; un canot cependant fit exception et put rentrer à Tanna. Les hommes de ce canot rapportèrent alors que deux trafiquants blancs étaient établis à Aniwa, qu’ils avaient abondance de munitions et de tabac et qu’ils ne voulaient pas venir à Tanna tant qu’un missionnaire s’y trouverait. A cette prétendue nouvelle, Miaki et ses hommes vinrent chez moi me menacer en vantant les Erromangains qui avaient tué leurs missionnaires. Même Nowar, notre ami, qui s’était joint à eux, répétait que Miaki, l’homme sacré, ferait lever un grand vent qui coulerait tous les vaisseaux de guerre qui viendraient. « Nous prendrons les vaisseaux de guerre, me dit-il encore, et nous tuerons tous ceux qui s’y trouveront. Et si Abraham et vous ne voulez pas partir, nous vous tuerons tous deux, car nous avons besoin des trafiquants et de leur poudre. »

Au moment où ils me menaçaient le plus, d’autres natifs accouraient en me criant : « Missi, voici le John Knox et deux grands navires de guerre qui le suivent ! »

Je répondis à Nowar et à toute la troupe hostile : « Maintenant voici votre moment ! que Miaki se dépêche, qu’il fasse lever son grand vent, et préparez-vous pour le combat ! je m’en vais dire aux vaisseaux que vous pensez combattre et vous les trouverez toujours prêts à vous recevoir. »

Miaki et ses hommes ne cachèrent pas leur terreur ; ils s’enfuirent au plus tôt. Quant à Nowar, il vint vers moi et me dit : « Missi, je sais que mes paroles ne sont que des mensonges ; mais si je dis la vérité, ils me tueront ! »

Je répondis : « Confiez-vous en l’Eternel, en ce même Dieu qui envoie ces vaisseaux pour nous protéger. » Mais Nowar était toujours vacillant.

De tous les points de l’île arrivaient maintenant ceux qui nous étaient favorables ; ils demandaient à grands cris que Miaki et plusieurs autres de nos ennemis fussent punis par les vaisseaux de guerre ; en ce moment ils étaient forts pour prendre notre défense et vouloir que tout Tanna adorât Jéhovah.

Le Commodore Seymour, le capitaine Hume et le Dr Geddie débarquèrent. Après s’être informé de toutes choses, le Commodore me pressa de quitter l’île sans retard ; il m’offrait très aimablement de me transporter à Aneityum, à Auckland ou en tout autre lieu de sûreté que je préférerais. Mais j’hésitais de nouveau, je ne pouvais me décider à abandonner mes chers Tannésiens si remplis de ténèbres ; je savais que les deux stations seraient immédiatement détruites, que toute l’influence que nous avions acquise deviendrait inutile, que l’Église perdrait tout ce qu’elle avait dépensé et surtout que tous les Tannésiens qui nous étaient favorables seraient voués à la persécution et à la mort. Depuis longtemps je ne quittais plus mes vêtements la nuit afin d’être prêt à partir au premier signal ; mais aussi longtemps que l’espérance brûlait en mon cœur, je ne pouvais partir ; je résolus donc de tout risquer, avec mon Seigneur, et de rester à mon poste.

A ma requête cependant, mes amis eurent à la Maison de la Mission une entrevue avec tous les chefs qu’il fut possible de rassembler. Les natifs déclarèrent franchement qu’ils m’aimaient mais qu’ils détestaient le culte. Le Commodore leur rappela qu’ils m’avaient invité à m’établir parmi eux, qu’ils s’étaient plusieurs fois engagés à me protéger ; et que, puisqu’ils n’avaient rien à me reprocher et qu’ils n’en voulaient qu’au culte qui ne pouvait que leur faire du bien, ils devaient être tous d’accord pour protéger ma vie. Miaki et les siens promirent qu’ils la protégeraient et donnèrent leur main au Commodore pour sceller cet engagement. Latella, chef d’Aneityum, et le Dr Geddie servaient d’interprètes.

A la fin le vieux Nouka dit au nom de tous : « Le capitaine Paddan et tous les trafiquants nous ont dit que c’était le culte de Jéhovah qui causait toutes nos maladies et toutes nos morts. Ils ne veulent pas faire de commerce avec nous, ils ne veulent nous vendre ni tabac, ni pipes, ni poudre, ni balles, ni capsules, ni mousquets, tant que nous n’avons pas tué notre Missi, comme ont fait les Erromangains ; mais dès que nous l’aurions tué, ils nous enverraient un marchand qui vivrait au milieu de nous et nous fournirait abondamment toutes ces choses. Nous aimons Missi. Mais quand les marchands nous disent que le culte nous rend malades et quand ils nous corrompent avec des présents de tabac et de poudre pour tuer Missi, quelques-uns de nous les croient et se conduisent mal envers Missi. Laissez Missi au milieu de nous et nous essayerons de nous bien conduire envers lui ; mais il vous faut dire à reine « Toria » quels sont les mauvais traitements que ses marchands nous font subir, et qu’elle doit les empêcher de nous tuer par leur rougeole et de nous dire des mensonges pour que nous nous conduisions mal envers Missi. S’ils reviennent à nous et nous parlent comme précédemment, nos cœurs sont très noirs, ils pourraient bien nous conduire encore à mal agir à l’égard de Missi. »

Après cet entretien, le Commodore nous invita tous à venir à bord. Les chefs de Tanna purent voir trois cents braves marins rangés sur le pont et entendre les décharges d’un énorme canon. J’étais profondément reconnaissant de tous les efforts faits pour les impressionner ; mais je savais trop bien que la grâce de Dieu seule pouvait les changer. Nous en entendîmes plusieurs qui se disaient les uns aux autres : « Si les Erromangains ne sont pas châtiés pour avoir tué leur Missi, nous craignons que la vilaine conduite des Tannésiens ne continue. » En effet les Tannésiens revinrent vite à leurs vieux arguments.

Aucune punition ne fut infligée aux meurtriers d’Erromanga et les Tannésiens furent bientôt aussi insolents et aussi méchants que jamais. Miaki fut toujours le même. Peu après le départ des vaisseaux de guerre, M. Mathieson m’envoya son bateau pour me demander des vivres d’Europe ; or pendant que l’équipage me faisait la commission, quelques hommes de Miaki s’emparèrent du bateau et partirent avec pour faire le tour de l’île à la recherche de kava. J’allai vers Miaki pour le prier de faire en sorte que le bateau nous fût bientôt rendu ; mais dès qu’il me vit, il prit sa massue et en dirigea un coup sur moi ; je pus heureusement saisir l’arme et la tenir ferme ; pendant ce temps je suppliai Dieu d’intervenir, je parlementai avec Miaki, et bientôt avec l’aide de quelques natifs bien disposés pour moi, le sauvage chef se calma quelque peu. Je retournai à la maison et j’envoyai par terre à M. Mathieson assez de provisions pour qu’il pût attendre le retour de son bateau qui ne me fut rendu que huit jours plus tard.

C’est ainsi que la lumière et les ombres se succédaient ; mais les ombres se montraient de plus en plus profondes.

chapitre précédent retour à la page d'index chapitre suivant