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9.
Sur l’aumône

Donnez en aumônes ce que vous avez.

Luc 11.41

Nos temples sont les maisons de Dieua. C’est le lieu d’où il répand ses grâces avec une plus riche abondance. Il est vrai que l’immensité de son essence ne peut être renfermée dans des bornes ; que « les cieux, même les cieux des cieux ne sauraient le contenir 1 Rois 8.27, » et que le monde universel est le théâtre de ses libéralités. Cependant c’est dans ces temples qu’il donne les marques les plus augustes de sa présence, et qu’il ouvre ses plus magnifiques trésors. De là vient que Salomon, après avoir bâti cette superbe maison, dont nous avons la description au premier livre des Rois, faisait à Dieu cette prière : « Éternel, que tes yeux soient ouverts jour et nuit sur cette maison, qui est le lieu dont tu as dit : Mon nom sera là. Quand ton peuple d’Israël te priera dans ce lieu, quand il aura été battu par l’ennemi, quand les cieux seront fermés, quand il y aura famine, mortalité, brûlure ; s’ils te prient, s’ils étendent leurs mains vers cette maison, exauce-les des cieux, du domicile arrêté de ta demeure 1 Rois 8.29-53. » Ne croyez pas que ces prérogatives fussent restreintes au temple de Jérusalem. Elles se trouvent dans les nôtres. Toutes les fois que nous vous assemblons dans ce lieu, nous vous conduisons au tribunal de Dieu même, nous vous disons avec la sagesse éternelle : « O vous qui êtes altérés, venez aux eaux ; vous qui n’avez point d’argent, venez, mangez, achetez, sans aucun prix, du vin et du lait Ésaïe 55.1. »

a – Ce sermon fut prononcé à La Haye en 1705 Jacques Saurin l’avait composé dans l’intérêt des pauvres de son église, et surtout des malheureux réfugiés protestants de France, que la perte de leurs biens et les calamités de la guerre pour la succession d’Espagne avaient jetés dans une profonde misère. Le pasteur français, exilé lui-même pour cause de religion, dut à ce discours un de ses plus beaux triomphes oratoires. (ch. Weiss)

Aujourd’hui, chrétiens, cette maison change de face ; ce n’est plus ce superbe lieu d’où partent les richesses et l’abondance, c’est une maison d’indigence ; c’est, si je l’ose dire, un hôpital général, où j’assemble par la pensée tous les pauvres, toutes les veuves indigentes, tous les orphelins destitués, tous les vieillards affamés que ces provinces virent naître, et ceux que les malheurs des temps jetèrent sur vos bords, et répandirent au milieu de vous. Quel spectacle ! Dieu prend aujourd’hui la place de l’homme, et l’homme va prendre la place de Dieu ; Dieu prie, c’est l’homme qui exauce ; Dieu demande, c’est l’homme qui accorde. Dieu met toutes choses à prix, le ciel, la grâce, la gloire, et, du haut de ces cieux, où il habite parmi les louanges des bienheureux, il sollicite vos charités, et vous crie, par notre bouche : « Donnez en aumônes ce que vous avez. »

Quelle circonstance plus propre pourrait nous être offerte pour vous prêcher la charité ? Durant le cours de quelques semaines, ces voûtes ne retentiront que de la plus grande charité qui fut jamaisb. Vos prédicateurs ne fixeront vos yeux que sur ce grand sacrifice de charité qui a réconcilié les hommes avec Dieu : en sorte que si nous sommes assez heureux pour toucher vos cœurs, on entendra un concert d’amour et de charité, entre le Créateur et la créature. La terre répondra au ciel, « le ciel répondra à la terre Osée 2.21 ; » le ciel criera à l’âme fidèle : « Voici l’agneau qui ôte le péché du monde Jean 1.29 ; » et l’âme fidèle à son tour, pénétrée de reconnaissance, dira : « O Dieu ! le bien que je fais ne va point jusqu’à toi, mais aux saints qui sont sur la terre, » et répandra sur les pieds de Jésus Christ cette onction qu’elle ne peut verser sur la tête de Jésus-Christ même. Secondez nos faibles efforts. Et toi, ô Dieu ! qui « es la charité même, 1 Jean 4.8 » anime chaque partie, chaque période, chaque expression de ce discours, donne-nous de faire de tous ceux qui l’écoutent des disciples à la charité. Amen.

b – Les semaines de la Passion.

« Donnez en aumônes ce que vous avez ; » ce sont les paroles de notre texte et l’Évangile de ce jour ; nous ne nous arrêterons pas à comparer les termes de notre version avec ceux de l’original, et à justifier nos interprètes. Quelques-uns avaient cru que ce n’était pas ici une exhortation à la charité, mais une censure sur l’idée que les Pharisiens se formaient de cette vertu. Les Pharisiens, après avoir fait des rapines et des extorsions, voulaient plâtrer leur conduite, en faisant quelques aumônes. Si nous en croyons ces interprètes, Jésus-Christ n’a ici d’autre vue que celle de condamner ces infâmes pratiques ; de sorte qu’au lieu de traduire : « Donnez en aumônes ce que vous avez, » il faudrait traduire, selon eux : « Vous donnez en aumônes ce que vous avez, et vous vous imaginez ensuite que toutes choses vous seront pures. »

Mais cette interprétation, qui présente une grande vérité à l’esprit, doit pourtant être rejetée, comme n’étant pas de ce lieu, et ne se trouvant conforme ni à la force du terme, qui emporte après soi un précepte, ni aux plus anciennes versions, ni à ces paroles qui suivent : « Toutes choses vous seront pures, » qui donnent l’idée d’une promesse, et qui, par cela même, semblent devoir être jointes avec un précepte.

Retenons donc le sens de notre version, et reconnaissons dans ces paroles un ordre de notre Maître, qui nous prescrit la charité. Il adressait cet ordre aux Pharisiens, et en leur personne à tous les chrétiens. Les Pharisiens étaient de ces hommes qui aiment les vertus d’éclat, et qui prétendent, en s’acquittant des petits devoirs, se dispenser des plus nécessaires. Jésus-Christ le leur a reproché dans ce chapitre. « Ils nettoyaient le dehors de la coupe et du plat, » et leur cœur « était rempli d’extorsion et de rapine. » Ils dîmaient « la menthe, la rue Luc 11.39, » et toutes sortes d’herbages, mais ils négligeaient la charité. Dans une autre occasion, nous dirions qu’ils étaient comme quelques-uns de ceux qui nous écoutent, qui sont tout couverts au dehors de piété et de religion, qui lèvent les yeux au ciel, qui arrosent ces églises de leurs larmes, qui semblent exhaler leur âme en soupirs, qui crient sans cesse, la religion ! la religion ! mais qui ne connaissent la charité que par les peines qu’ils souffrent lorsqu’on leur en parle. A cela que dit Jésus-Christ ? « Vous autres Pharisiens, vous nettoyez le dehors de la coupe et du plat, mais vous êtes au dedans pleins d’extorsion et de rapine ; mais plutôt, plutôt que de pratiquer tout cet extérieur, plutôt que d’affecter un zèle si mal entendu, plutôt que d’être si exacts dans ces minuties, donnez en aumônes ce que vous avez. » La charité est le centre où toutes les vertus aboutissent. « O homme, qu’est-ce que le Seigneur demande de toi Michée 6.8, sinon que tu exerces la miséricorde, et que tu marches avec humilité en la présence de ton Dieu ? Quand je parlerais toutes les langues des hommes et même des anges ; quand je livrerais mon corps pour être brûlé ; quand j’aurais toute la foi, jusqu’à transporter les montagnes 1 Corinthiens 13.1 ; » et ajoutons aussi, quand je communierais tous les jours de ma vie, quand je jeûnerais toutes les semaines, quand je brûlerais du zèle des séraphins, « si je n’ai pas la charité, je suis comme l’airain qui résonne, ou comme une cymbale qui retentit. »

Mais ces réflexions sont trop vagues, entrons dans un plus grand détail. Nous divisons tout ce discours en deux parties générales. Dans la première, nous ferons l’éloge de l’aumône, en faisant l’éloge de la charité, qui en doit être le principe. Dans la seconde, nous présenterons quelques considérations plus particulières sur l’aumône même.

Première partie

L’éloge de la charité sera la matière de notre première partie. Considérons cette vertu sous toutes ses différentes faces. I. Par rapport au bonheur de la société. II. Par rapport au grand but de la religion. III. Par rapport aux horreurs de la mort. IV. Par rapport au jugement de Dieu. V. Par rapport au bonheur céleste. VI. Par rapport à Dieu même. La charité fait le bonheur de la société ; la charité constitue l’essence de la religion ; la charité triomphe des horreurs de la mort ; la charité apaise ce tribunal redoutable, devant lequel nous devons être cités ; la charité fait le lien des intelligences célestes, elle est le plus beau rayon de leur gloire, et le principal point de leur bonheur ; la charité est l’image de la Divinité même, et l’expression de son essence. Ainsi pratiquer le devoir de la charité, donner l’aumône par ce principe, c’est être citoyen fidèle, chrétien véritable, mourant tranquille, criminel absous, membre de l’Église triomphante ; donner l’aumône, c’est retourner dans son centre et se réformer sur l’image de ce Dieu, de qui notre âme a tiré son origine. Pressons chacun de ces articles.

I

La charité fait le bonheur de la société. Pratiquer le devoir de l’aumône, c’est être citoyen fidèle. Pour le comprendre, vous n’avez qu’à examiner quel est le principe d’après lequel agit celui qui refuse d’assister les pauvres selon son pouvoir ; vous n’avez qu’à considérer à quelle extrémité la société serait réduite, si chacun suivait le même principe. Le principe d’un homme qui refuse d’assister un pauvre est celui-ci, c’est que celui qui possède des biens, doit les posséder uniquement pour lui-même, et qu’il ne doit en faire part aux autres qu’autant que son propre intérêt le demande ; mais que, quand cet intérêt propre est séparé de celui du prochain, il ne doit point être touché de ses misères. Or, il est constant qu’il n’y a point de principe plus opposé au bien public. Que deviendrait la société si chacun raisonnait de cette manière ? Si le politique disait : Je me servirai de ma sagesse et de mon expérience pour arriver au faîte des grandeurs, et pour y porter ma famille ; mais dès que l’intérêt de la patrie sera séparé du mien, j’abandonnerai le timon de l’État, et je ne me donnerai point de mouvement pour un bien qui ne m’est pas propre. Que deviendrait la société, si le général de nos armées disait : J’emploierai ma force et mon courage à surmonter tous les obstacles qui traverseront ma fortune ; mais dès que l’ennemi m’offrira un parti plus avantageux, j’attaquerai ces armées que j’avais accoutumé de défendre ? Que deviendrait la société, si le pasteur disait : Je travaillerai uniquement à mon salut, ou je me servirai de mes lumières pour faire briller mon génie ; mais lorsque indépendamment de cet intérêt je verrai une âme en perplexité, une conscience navrée, un mourant livré au désespoir, je leur fermerai mes entrailles, et je négligerai ces devoirs qui n’ont que Dieu et un malheureux pour témoins ?

Étendez ce principe de l’intérêt particulier. Appliquez-le aux différents états de la vie ; vous trouverez qu’il conduit d’absurdité en absurdité, et de crime en crime. Vous verrez que celui qui en fait la règle de ses actions, viole toutes les lois que les hommes ont faites entre eux, lorsqu’ils ont bâti des villes et formé des États. Car dans ces établissements, les hommes ont fait ces tacites conditions : qu’ils se secourraient mutuellement, qu’ils récompenseraient leurs soins par d’autres soins, mais que, quand quelqu’un d’entre eux serait destitué du pouvoir d’aider ses semblables, il ne serait point rejeté, et que chacun lui fournirait des secours auxquels il aurait prétendu lui-même, s’il se fût trouvé dans le même cas.

Ainsi, un homme riche qui refuse d’assister un pauvre viole cette loi primitive ; par conséquent, il sape les fondements des sociétés. En bonne politique, il faudrait procéder rigoureusement contre un avare, il faudrait le loger avec des animaux d’une autre espèce, et lui refuser les douceurs qui naissent de cet assemblage d’hommes, puisqu’il refuse d’y contribuer, et qu’il ne veut vivre que pour lui-même. Au défaut des lois humaines, il y a je ne sais quelle malédiction attachée à ceux qui violent la charité. On les regarde avec horreur, on s’entretient de leur dureté, on s’en avertit mutuellement, comme pour se précautionner contre des gens qui ont des principes si odieux. Car ne vous y trompez pas, ne croyez pas imposer longtemps au public ; ne vous imaginez pas pouvoir cacher longtemps votre turpitude, « il n’y a rien de caché qui ne se révèle Matthieu 10.26. » On sait très bien distinguer une personne charitable d’avec celle qui manque de charité. On marque d’une note d’infamie cette dernière, et l’on se dit les uns aux autres : Voyez, voyez ce vieillard qui possède lui seul plus de biens que dix familles entières ; voyez comme il entasse avec avidité monceau sur monceau, et comme il refuse cruellement aux pauvres quelque portion de ces biens que la mort va lui enlever. Voyez cette femme si superbe et si orgueilleuse, qui étale avec tant de faste sa vanité aux yeux de tout un grand peuple ; voyez comme elle fait expier aux pauvres les crimes de son orgueil, et comment elle retranche de leur substance de quoi fournir à sa mondanité. Voilà comment on raisonne. On fait plus ; on compte, on calcule, on assemble, chacun dit son mot, chacun rapporte son histoire, et de tous ces traits ramassés résulte un portrait odieux que chacun déteste.

II

Considérons la charité par rapport à la religion, et surtout par rapport au christianisme ; nous disons qu’elle en fait l’essence. De quelque côté que vous envisagiez Jésus-Christ, le héraut de l’Évangile, il vous enseigne cette vertu. Jésus destiné pour notre salut ; Jésus naissant, Jésus prêchant, Jésus agissant, Jésus se préparant à la mort, Jésus mourant, Jésus, sous toutes ces relations différentes, vous prêche la charité. Jésus destiné pour notre salut. Car qu’est-ce qui a porté la Divinité à former le projet de sauver le monde ? Était-ce quelque qualité éminente de la part des hommes ? Mais n’étions-nous pas « des enfants de colère Éphésiens 2.3, » et des objets exécrables aux yeux du Seigneur ? Était-ce quelque service rendu à la Divinité ? Mais n’étions-nous pas « ses ennemis par nos pensées et nos actions ? Colossiens 1.21 » Était-ce quelque espoir de rétribution ? Mais « le bien que nous faisons peut-il monter jusqu’à lui ? Psaumes 16.2 » et la toute-suffisance n’est-elle pas un de ses attributs ? Qu’est-ce donc qui a porté la Divinité à former ce projet ? Demandez-le à Jésus-Christ, il vous dira, que « Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils Jean 3.16. » Demandez-le à saint Paul, il vous dira que c’est la « grande charité dont Dieu nous a aimés Éphésiens 2.4. »

Jésus naissant nous prêche la charité : car pourquoi ce sang ? pourquoi cette chair ? pourquoi cette incarnation ? En général, c’était pour notre salut. Mais avez-vous jamais pesé ces paroles de saint Paul ? « Comme les enfants, dit-il, participent à la chair et au sang Hébreux 2.14 » (car l’Écriture a des grandeurs qu’on ne peut assez étudier. Les théologiens distinguent un sens littéral et un sens mystique ; ajoutons-en un troisième, c’est un sens de sublimité, les paroles que nous citons en sont un exemple) ; « comme les enfants participent à la chair et au sang, il y a de même participé, afin qu’il fût miséricordieux : car ayant souffert lui-même, et ayant été tenté, il peut aussi secourir ceux qui sont tentés. Il a fallu qu’il participât à la chair et au sang, afin qu’il fût miséricordieux. » Est-ce donc que sans cette chair et sans ce sang, il n’était pas miséricordieux ? « parce qu’il a souffert lui-même et a été tenté, il peut aussi secourir ceux qui sont tentés ! » Est-ce donc que Jésus-Christ, comme maître de l’univers, n’était pas puissant pour nous délivrer de nos tentations ? Il est tout-puissant, il est vrai ; ses compassions le portent à nous secourir, il est vrai ; cependant il semble, selon saint Paul, qu’il manquait encore quelque degré à sa toute-puissance ; il semble que sa science universelle n’était pas suffisante pour lui faire connaître l’excès de nos misères. Ce qui lui manquait, c’est d’avoir connu nos maux par expérience et par sentiment. Cette connaissance est incompatible avec la Divinité ; la Divinité est impassible ; et c’est pour y suppléer, c’est pour acquérir cette connaissance, que Dieu a fait voir à l’univers le mystère inouï d’un « Dieu manifesté en chair 1 Timothée 3.16, afin qu’il fût porté à soulager des misères qu’il avait lui-même senties. « Il a participé à la chair et au sang, afin qu’il fut miséricordieux. Parce qu’il a été tenté, il est puissant pour secourir ceux qui sont tentés. »

Jésus prêchant nous prêche la charité : car à quoi aboutit toute sa doctrine, si ce n’est à la charité ? Quel est le « nouveau commandement Jean 13.34 » qu’il nous a donné, si ce n’est que « nous nous aimions les uns les autres ? » Quelle est la « religion pure et sans tache devant Dieu notre Père Jacques 1.27, » si ce n’est « de visiter les veuves et les orphelins ? » Qu’est-ce qui manquait à ce jeune homme qui n’avait point commis d’adultère, qui n’avait point tué, qui n’avait point dérobé, si ce n’est « de vendre ses biens et de les donner aux pauvres ? Matthieu 19.21 » Toute la doctrine chrétienne aboutit à la charité ; à la charité, les dogmes de cette religion ; à la charité, ses préceptes ; à la charité, ses promesses ; à la charité, l’extérieur qui nous assemble dans une même maison comme membres d’une même famille ; nous mangeons à la même table comme enfants d’un même Père.

Jésus agissant nous prêche la charité : toute sa vie fut employée à des œuvres de charité. Quel zèle pour le salut du prochain ! témoin ses fortes instances, témoin ses tendres prières, témoin ses pressantes sollicitations. Quelle compassion pour les misères des autres ! témoin « ses entrailles qui s’émurent à la vue de ces troupes dispersées et errantes comme des brebis qui n’ont point de berger Matthieu 9.36 » : témoin ses pleurs répandus sur l’ingrate Jérusalem, et sur le tombeau de Lazare. Voici l’abrégé en deux mots de la plus belle vie qui fut jamais : « Il allait de lieu en lieu, en faisant du bien Actes 10.38. »

Jésus se préparant à la mort nous prêche la charité. Vous savez quels troubles agitèrent son esprit à l’approche de ce période terrible, vous savez quelle différence se trouve entre notre mort et sa mort ; car en mourant nous allons au trône de la grâce, et Jésus-Christ allait au tribunal de la vengeance ; nous allons à notre Père, et il allait à son juge ; nous ne sommes responsables que de nos propres crimes, et la tête de cette victime était chargée de tous les crimes du peuple de Dieu. Au milieu de tant d’objets redoutables, qu’est-ce qui remplit Jésus-Christ ? C’est la charité. « Maintenant je ne suis plus au monde, dit-il, mais ceux-ci sont au monde. Père saint, garde-les en ton nom. Mon désir est que là où je suis, ceux que tu m’as donnés y soient aussi avec moi Jean 17.11. » Comme s’il disait : Père, prends-moi pour la victime de ta colère, décoche sur moi tous tes traits, fais-moi boire jusqu’à la lie le calice de ton indignation ; pourvu que je sauve mes chers disciples, ma joie sera complète.

Enfin, Jésus mourant nous prêche la charité ; car « nul n’a un plus grand amour que celui de donner sa vie pour ses amis Jean 15.13. » Il n’y a point de plaie sur son corps, point de cicatrice sur ses mains et sur ses pieds, point de goutte de ce sang répandu, qui ne publie sa charité. Sa charité le soutient contre les frayeurs de la mort, contre les terreurs de la justice divine, contre la rage de l’enfer. Sa charité embrasse ses bourreaux ; et moins sensible aux maux qu’il souffre qu’à ceux qu’ils vont s’attirer par cet attentat, il pousse pour dernier soupir un soupir d’amour, et il expire en disant : « Mon père, pardonne-leur, car ils ne savent ce qu’ils font Luc 23.34. »

Tel est l’Évangile ; telle est votre religion. Or je demande, mes frères, peut-on se croire disciple d’un tel maître, peut-on aspirer à de si nobles promesses, peut-on recevoir de telles vérités, peut-on être chrétien, en un mot, sans être charitable ? Et ne sommes-nous pas fondés en raison, lorsque nous disons que la charité est l’essence du christianisme, et le centre où toutes les vertus chrétiennes aboutissent ?

III

Mais une réflexion bien efficace pour nous porter à la charité, c’est celle que nous vous proposons en troisième lieu. La charité triomphe des horreurs de la mort. La méditation de notre dernière fin est le plus puissant de tous les motifs pour nous soutenir dans nos tentations, selon ce beau mot du fils de Sirach : « Pense à ta fin, et tu ne pécheras jamais Sira.7.37. » Mais elle a une force particulière pour nous porter à la charité.

En effet, qu’est-ce que la mort ? Je me la représente sous deux idées principales, comme un naufrage universel, où sont enveloppés nos biens, nos titres, nos dignités : « Nous n’avons rien apporté dans ce monde, nous n’en pouvons rien emporter 1 Timothée 6.7. » Je me la représente encore, comme un moment d’examen et de jugement. Car « il est ordonné que tous les hommes meurent, après quoi suit le jugement Hébreux 9.17. » Le moment de la mort est un période fatal, où se réunissent les excès de notre jeunesse, les distractions de l’âge mûr, l’attachement de la vieillesse, notre orgueil, notre ambition, notre impureté, notre avarice, nos médisances, nos faux serments, nos calomnies, nos blasphèmes, nos froideurs, nos profanations : tous ces crimes forment un nuage qui va crever sur nos têtes.

Voilà les deux idées que nous devons avoir de la mort, idées qui forment, s’il faut ainsi dire, les deux traits les plus formidables, qui font delà mort « le roi des épouvantements Job 18.14, » et de toutes les choses terribles, la plus terrible. Mais l’homme charitable est à l’abri de ces deux traits.

1° L’homme charitable ne doit pas craindre d’être dépouillé de ses biens ; à cet égard l’homme charitable ne meurt point. Il a prévenu la mort le premier en se dépouillant ; il a déraciné l’amour du monde ; il a donné à la charité ce qui faisait la matière de l’avarice ; mais non, l’homme fidèle ne se dépouille point par la charité : il fait marcher ses biens devant lui ; ce sont les idées de l’Écriture : « Celui qui a pitié du pauvre prête à l’Éternel, et il lui rendra son bienfait. Faites-vous des amis avec vos richesses iniques, afin que quand vous viendrez à manquer, ils vous reçoivent dans les tabernacles éternels Proverbes 19.17 ; Luc 16.9. » A l’heure de la mort, le chrétien trouve ces amis qui lui tendent les bras, et je rappelle ici à ma mémoire un beau mot, qu’on dit être gravé sur le tombeau d’Atolus de Reims : « . Il avait transporté dans le ciel ses biens par ses charités : il est allé en prendre possessionc. » Ah ! la belle épitaphe, mes frères ! Heureux qui, au lieu de ces titres superbes, que la vanité des vivants grave sur la tombe, sous prétexte d’honorer le mort, et au lieu de ces inscriptions fastueuses, où l’on donne cours à son propre orgueil au milieu de ces ossements, de ces vers, de cette pourriture, objets si propres en eux-mêmes à nous inculquer l’humilité, heureux qui aura l’épitaphe d’Atolus ! « Il a transporté ses biens dans le ciel par sa charité, il est allé en prendre possession. » Heureux qui, au lieu de ces cortèges pompeux, et de ces fiers équipages, par où l’on semble avoir moins en vue de pleurer le mort que de le produire ; heureux qui aura pour convoi mortuaire une troupe de pauvres ! Heureux qui aura pour toute oraison funèbre les sanglots des malheureux, entrecoupés de ces regrets : Il revêtait ma nudité, il apaisait ma faim, il était l’heureux instrument de la Providence pour soutenir ma mourante vie !

c – Voy. Blondel des Sibylles, liv. II, chap. 30.

2° L’homme charitable ne doit point craindre la mort, envisagée comme un moment qui nous appelle à rendre compte. Que dit l’Écriture de la charité par rapport à nos péchés ? « Qu’elle en couvre une multitude 1 Pierre 4.8. » Et Daniel donnait ce conseil à un roi coupable : « Rachèted tes péchés par tes aumônes. » Ce n’est pas que nos Écritures autorisent un commentaire sacrilège que quelques pécheurs font sur ces paroles. Sous prétexte qu’il est dit que « la charité couvre une multitude de péchés, ou qu’elle rachète nos péchés » (car le sens de ce premier passage est contesté, et ce n’est point ici le lieu de l’expliquer) ; sous ce prétexte, dis-je, quelques chrétiens se croient fondés à faire un pacte tacite avec Dieu. Ce pacte porte que le pécheur achètera le droit de persister dans ses excès, et que Dieu tolérera ces excès moyennant cette rançon. Un injuste qui retient le bien d’autrui fera quelques aumônes, et sous prétexte « que la charité couvre une multitude de péchés, » il se croira dispensé de restituer. Un luxurieux fera quelques aumônes, et sous prétexte que « la charité couvre une multitude de péchés, » il se croira autorisé à mener une vie impure. Est-ce là l’idée que nous nous formons de ta majesté, grand Dieu ! Quels seront donc les principes de nos vices, si ce sont là les principes de nos vertus ? Prétendons nous aveugler par nos présents ces yeux, ces yeux qui sont la pureté même ? Voulons-nous faire de Dieu le complice de nos crimes, et avons-nous oublié cette défense si remarquable de sa loi, par où il déclare qu’il ne veut recevoir « ni le salaire d’une prostituée, ni le prix d’un chien Deutéronome 23.18 ? » Mais il est pourtant très certain que la charité désarme la mort, à l’égard du compte que nous devons rendre, parce qu’elle est la marque la moins équivoque de notre christianisme, le signe le moins suspect de notre foi.

d – Traduction inexacte : le mot araméen perak signifie rompre, et non pas racheter. Le sens est donc ! « Mets un terme à tes péchés… »

Je ne sais si, occupés, comme vous l’êtes, de la santé et de la vie dont vous jouissez, vous entrez dans ces réflexions. Mais lorsque vous vous croyez près d’expirer, vous implorez notre secours, vous nous demandez nos consolations. Nous réussissons très mal, pour l’ordinaire, dans ces occasions ; nous sommes « des consolateurs fâcheux Job 16.2. » La religion avec toutes ses preuves, la grâce avec toutes ses douceurs, les promesses de l’Évangile avec toute leur magnificence sont insuffisantes le plus souvent pour adoucir vos amertumes. Chrétiens, qui devez mourir certainement, armez-nous vous-mêmes contre vous-mêmes ; munissez-nous aujourd’hui d’un bouclier que nous opposerons à vos frayeurs ; donnez du poids à notre ministère, et, désarmant la mort par vos charités, mettez-vous vous-mêmes en état de vous la montrer désarmée à la fin de votre vie.

IV

En quatrième lieu, la charité nous rassure contre les frayeurs que la pensée du dernier jugement doit nous inspirer. C’est Jésus-Christ qui nous fournit cette pensée, et qui nous dit dans le chap. 25 de saint Matthieu, que « quand le fils de l’homme viendra avec ses saints anges, il dira à ceux qui seront à sa droite : Venez, vous qui êtes bénis de mon Père, possédez en héritage le royaume qui vous a été préparé dès la création du monde ; car j’ai eu faim, et vous m’avez donné à manger ; j’ai eu soif, et vous m’avez donné à boire. En tant que vous l’avez fait à l’un de ces plus petits de mes frères, vous me l’avez fait à moi-même. »

Voici encore un de ces passages qui doivent être entendus dans ce sens de sublimité dont nous parlions tout à l’heure. Jésus-Christ revêt la personne des pauvres, il veut prendre sur soi, s’il faut ainsi dire, tout ce que nous ferons en leur faveur. Quelle est la raison de cette conduite ? Si les pauvres lui sont si chers, pourquoi les laisse-t-il souffrir ; et s’il les laisse souffrir, pourquoi dit-il qu’ils lui sont chers ? Mes frères, c’est pour nous mettre à l’épreuve, c’est pour épurer notre amour. S’il venait à nous avec la pompe de sa gloire, entouré du « feu dévorant Ésaïe 13.14, » précédé de la force et de la majesté, accompagné de ses séraphins et de ces « dix mille milliers qui sont continuellement devant lui Daniel 7.10 ; » s’il venait dans cet appareil nous demander un verre d’eau, un morceau de pain, un peu d’argent, qui de nous pourrait lui refuser sa demande ? Mais cette marque de notre amour serait suspecte, ce serait un mouvement excité par l’éclat de sa majesté, plutôt qu’un mouvement d’un vrai amour dont nous serions animés. Il n’est pas étonnant qu’un roi soit respecté au milieu de sa cour et sur son trône. La majesté éblouit, l’idée du pouvoir suprême met en mouvement, s’il faut ainsi dire, toutes les puissances de notre âme ; mais s’il survient quelque disgrâce à ce roi, s’il est exilé de ses États, abandonné de ses sujets, alors il éprouve quels sont ses vrais amis, et il leur prépare mille récompenses. Voilà l’image de Jésus-Christ. En vain, abattus au pied de son trône, lui disons-nous mille et mille fois : « Seigneur, tu sais que je t’aime Jean 21.17 ; » c’est peut-être l’amour pour les bienfaits, et non l’amour pour le bienfaiteur qui nous dicte ces paroles. Exilé de sa cour céleste dans la personne de ses membres, abandonné de ses sujets, couvert de haillons, logé dans les hôpitaux, il vient éprouver ses véritables sujets, il sollicite leur compassion, il leur présente ses misères, il leur dit en même temps qu’elles ne doivent pas être éternelles, qu’il doit être rétabli un jour, et qu’alors il récompensera leur soin par une félicité éternelle ; et c’est l’idée de ce texte : « J’ai eu faim, et vous m’avez donné à manger, j’ai eu soif, et vous m’avez donné à boire. » Grand motif à la charité, poids immense, sur une âme qui aurait quelque étincelle de ferveur, et quelque ombre de générosité ! Mais je ne suis pas surpris que des motifs si forts en eux-mêmes le soient si peu par rapport à nous. Toujours renfermés dans cette sphère d’objets qui s’offre à nos yeux, occupés du période présent que nous fournissons, resserrés dans les bornes étroites de notre petitesse, nous ne portons jamais nos regards sur l’avenir, nous ne pensons jamais à ce grand jour où Dieu doit « juger le monde avec justice Actes 17.31, » et prononcer de notre destinée éternelle. Mais qui, à la face de tous les hommes, à la face de tous les anges, à la face de tout l’univers, et à la face de Dieu même, pourra soutenir ce reproche, sortant de la bouche du fils de Dieu : « J’ai eu faim, et vous avez refusé de me donner à manger, j’ai eu soif, et vous avez refusé de me donner à boire ?

V

En cinquième lieu, nous considérons la charité par rapport au ciel même. Nous disons que la charité est une vertu céleste, et c’est la cinquième réflexion que nous vous proposons pour en presser la nécessité, et pour en relever l’excellence. Prenez-y garde, mes frères, toutes les autres vertus que l’Évangile nous prescrit portent avec elles un caractère de mortification qui nous fait rentrer dans notre néant, et qui rappelle à nos esprits notre turpitude et notre misère. Ce ne sont pas des biens, ce sont des remèdes à nos maux. La foi, par exemple, suppose notre ignorance ; l’espérance suppose notre pauvreté ; la patience suppose nos afflictions ; la repentance suppose notre péché. Tout ce culte que nous rendons à Dieu dans ces assemblées, ces prières, ces humiliations, ces jeûnes, ces sacrements, nous disent que nous sommes grossiers et charnels. Tout cela n’aura point de lieu dans le ciel. Dans le ciel il n’y aura ni foi, ni espérance, ni prière, ni patience ; dans le ciel on ne célébrera ni humiliation, ni jeûnes, ni sacrements. La charité excelle sur toutes ces autres pratiques, elle a une excellence qui lui est propre, la charité doit nous suivre dans le ciel ; le ciel est le séjour de la charité. Là établit son empire le Dieu qui est charité ; là règne l’amour parfait ; là on voit cet amour ineffable que le Père a pour son Fils ; là se trouve cette union incompréhensible, qui lie les trois personnes divines, qui sont l’objet de notre culte ; là, on voit Jésus-Christ, notre chef mystique, qui se réunit avec ses membres ; là on voit cet amour que Dieu a pour les saints glorifiés, avec lesquels il partage sa félicité et sa gloire ; là, on voit l’amour que les saints glorifiés ont à leur tour pour leur Dieu ; là, on voit ces liaisons si douces qui unissent les habitants du ciel, des cœurs qui tendent à un même but, qui sont animés d’un même feu, qui brûlent d’un même zèle, qui joignent leurs voix pour célébrer l’auteur de leur être : la charité est donc une vertu céleste, elle fait le bonheur du ciel, l’amour est le plus parfait des plaisirs. Plus la Divinité s’approche des saints par l’effusion de cet amour, et plus il leur communique de délices ; et plus les saints s’approchent de Dieu par le retour de leur amour, et plus ils s’approchent de la source du bonheur, et se rendent heureux par ces communications.

Ne passons pas légèrement sur cette réflexion, « il est bon que nous soyons ici. Quel est celui qui a des oreilles pour entendree ? » Qui est-ce qui possède un sens assez épuré, une conception assez vive, une imagination assez noble pour concevoir une société unie par un si beau lien, et cimentée par une vertu si pure ? Voilà ce qu’est le paradis ; voilà ce qu’est la charité : charité qui ne fait point d’aumônes, parce que ceux qui sont dans le ciel n’ont point d’indigence, mais charité qui va jusqu’à donner tout, jusqu’à abandonner son bonheur, jusqu’à se donner, jusqu’à se sacrifier soi-même pour ceux que l’on aime ; témoin les présents qui nous sont venus des cieux, témoin les descriptions qui nous sont faites de ce lieu sacré, témoin ce Dieu qui nous a donné son Fils, son propre Fils, l’objet le plus tendre de son amour, témoin ce Fils qui s’est donné lui-même, témoin ces anges bienheureux qui campent sans cesse autour de nos personnes pour nous protéger et nous défendre, témoin les joies des saints glorifiés, qui se réjouissent lorsqu’un pécheur vient à s’amender, plus sensibles à son bonheur qu’à leur bonheur propre ; témoin ces couronnes que les saints jettent au pied du trône de l’agneau, comme pour se dépouiller en sa faveur de leur félicité et de leur gloire ; témoin ces expressions d’amour dont nous entendrons un jour le sens par la jouissance que nous en aurons ?f « L’étendard que je porte, c’est l’amour ; détourne tes yeux, car ils me forcent ; mets-moi comme un cachet sur ton cœur, comme un cachet sur ton bras ; l’amour est plus fort que le sépulcre, ses embrasements sont des embrasements de feu, c’est une flamme véhémente que des fleuves même ne sauraient éteindre Cantique des cantiques 2.4-8. »

eMatthieu 17.4 ; 11.15.

fPsaumes 34.8 ; Luc 15.7 ; Apocalypse 5.10.

Après avoir élevé notre méditation jusqu’au ciel, nous revenons à vous, mes frères, nous rougissons de ce que nous faisons aujourd’hui, nous avons honte qu’il faille prêcher, crier, exhorter : pourquoi ? Est-ce pour vous porter à sacrifier vos fortunes, à renoncer à la vie, à être « anathème pour vos frères Romains 9.3 ? » Est-ce pour vous porter à quelque acte héroïque d’amour ? Non ; il faut exhorter, il faut crier, il faut prêcher, pour obtenir de vous un peu de pain, quelques haillons, quelque petite portion de ces biens que vous donnez si libéralement au monde. Quels chrétiens êtes-vous, bon Dieu ! Est-ce ici l’Église ? Sont-ce là ces « domestiques de la foi Galates 6.10 ? » Prêchons-nous aux « bourgeois des cieux Philippiens 3.20 ? » Frappons-nous à la porte de ces cœurs qui croient une vie éternelle ? Mais comment avec des sentiments si durs entreriez-vous dans ce séjour ? iriez-vous rompre la communion des saints ? iriez-vous troubler les concerts des anges ? Et ne sentez-vous pas que si vous ne « revêtez des entrailles de charité Colossiens 3.12, » vous vous bannissez vous-mêmes d’un séjour où tout respire la charité ?

Enfin, nous considérons la charité par rapport à Dieu même. La charité fait l’essence de la Divinité même : « Dieu est charité ; » c’est la définition que nous en donne un apôtre. Et ici les réflexions sortent de toutes parts pour établir ce principe : la nature, la Providence, la société, l’Église, le ciel, la terre, les éléments, tout nous prêche la charité de Dieu, tout nous prêche l’excellence de la charité, qui nous fait ressembler à Dieu par le plus beau de ses attributs. Idées que nous aimerions à étendre, si nous n’étions appelés, après avoir fait des réflexions générales sur la charité, qui est le principe de l’aumône, à faire quelques réflexions particulières sur l’aumône même.

Deuxième partie

Mes frères, s’il ne s’agissait dans ce discours que de vous donner une grande idée de la charité, et de vous convaincre en général de la nécessité de l’aumône, nous mettrions ici des bornes à notre méditation. Mais pouvons-nous ignorer ce qui se passe dans ces circonstances ? Chacun se contente de donner un acquiescement vague à ces vérités, chacun demeure convaincu qu’il faut être charitable, que les pauvres doivent être secourus ; mais chacun demeure satisfait de soi-même, en examinant moins combien il donne, que s’il donne, il se persuade qu’il en fait toujours assez, et qu’on n’a aucune plainte à porter contre lui sur cet article. Il est donc nécessaire, avant que de finir ce discours, d’entrer dans quelques détails, de se prescrire quelques règles auxquelles on puisse connaître, à peu près, jusqu’où chacun est obligé de porter l’aumône. Nous ne voulons rien dire de précis sur cette matière, nous sommes très convaincus que si nous vous conduisions, de principe en principe, jusqu’à vous montrer exactement ce que l’Évangile exige de vous sur ce point, nous vous dirions des choses qui vous feraient soupçonner que nous prenons à tâche d’avancer des maximes inouïes, et de prêcher des paradoxes.

Nous nous contentons de vous proposer cinq considérations, ou, pour mieux dire, nous allons vous produire cinq calculs, auxquels nous vous prions d’être attentifs, et après les avoir exposés à vos yeux, nous laisserons à la conscience de chacun la liberté d’en tirer les conséquences. Le premier calcul est celui des charités que Dieu avait prescrites au peuple juif sous l’ancienne loi ; le second est celui des charités de l’Église chrétienne dans les premiers siècles ; le troisième est celui de nos dépenses superflues ; le quatrième est celui du nombre de nos pauvres ; le dernier est celui des fonds destinés à leur subsistance.

Le premier calcul que nous exposons devant vos yeux, c’est celui des aumônes que Dieu avait prescrites à son peuple, et nous mettrons dans ce rang tout ce que ce peuple était obligé de fournir indispensablement pour la religion. Ce calcul est d’un genre à faire honte aux chrétiens, et à nous convaincre de cette triste vérité, que si notre religion excelle sur toutes les religions du monde, c’est dans nos Évangiles, mais non dans la conduite de ceux qui la professent.

1° Les Juifs étaient obligés de s’abstenir de tous les fruits qui croissaient les trois premières années, depuis qu’un arbre fruitier avait été planté. Ces premiers fruits s’appelaient « le prépuce. » C’était un crime de se les approprier ; cette loi est au chap. 19 du Lévitique.

2° Les fruits de la quatrième année devaient être voués au Seigneur ; c’était « une chose consacrée à l’Éternel. » Il fallait les envoyer à Jérusalem, du moins il fallait en faire l’estimation et les racheter, en donnant au sacrificateur une somme équivalente, en sorte que ce peuple ne commençait à recueillir ses revenus que dans la cinquième année ; cette loi se trouve au même chapitre.

3° Ils étaient obligés d’offrir à Dieu chaque année « les prémices de tous les fruits de la terre Deutéronome 26.2 ; » les « prémices » c’étaient les premiers fruits que la terre produisait. Quand le père de famille se promenait dans son jardin, et qu’il apercevait un arbre qui portait quelque fruit, il le marquait avec un fil, afin de pouvoir le discerner lorsqu’il serait parvenu à une maturité parfaite. Le père de famille mettait ce fruit dans une corbeille. On assemblait ensuite tous ceux qui avaient été recueillis dans une ville ; cette ville envoyait des députés à Jérusalem. Un bœuf couronné de fleurs était chargé de cette offrande, et ceux qui avaient la commission de la convoyer allaient en pompe à Jérusalem en chantant ces paroles du psaume : « Je me suis réjoui à cause de ceux qui m’ont dit : Nous monterons à la maison de l’Éternel. » Quand ils étaient arrivés à la ville, ils chantaient ces autres paroles : « Nos pieds se sont arrêtés dans tes portes, ô Jérusalem. » Ensuite ils allaient au temple, chacun ayant son offrande sur ses épaules, le roi même n’en étant pas excepté, et ils chantaient encore : « Portes, élevez vos linteaux, et vous aussi, portes éternelles, haussez-vous ; portes, élevez vos linteaux, portes éternelles, haussez-vous. »

4° Il fallait qu’ils laissassent ce qui croissait dans l’extrémité de leurs champs, et qu’ils le cédassent aux pauvres ; et pour éviter les fraudes qui auraient pu se mêler dans cette pratique, ils avaient déterminé un point fixe à l’observation de cette loi, et ils laissaient la soixantième partie de leur champ pour cet usage Lévitique 19.9.

5° Les épis qui tombaient pendant la moisson étaient employés à la même fin. Et si vous consultez Josèphe, il vous dira que cet ordre de Dieu les obligeait, non seulement de céder aux pauvres ces épis qui étaient tombés comme par hasard, mais d’en laisser tomber même volontairement, et de propos délibérég.

g – Antiq. jud. ch. 8, liv. 4.

6° Ils étaient obligés de donner chaque année, pour les sacrificateurs, la quarantième partie de leurs revenus, du moins, c’est ainsi que le Sanhédrin avait expliqué la loi du chapitre 18 du Deutéronome.

7° Ils en devaient une dixième pour l’entretien des lévites Nombres 18.16.

8° Les revenus que portait la terre, chaque septième année, étaient pour les pauvres, du moins le propriétaire n’y avait pas plus de droit que les étrangers. Ce commandement est exprès au chapitre 25 du Lévitique ; et les Juifs ont eu une si grande idée de ce précepte, qu’ils prétendent que c’est pour l’avoir violé, qu’ils ont été transportés à Babylone. C’est à cela qu’ils rapportent ces paroles du Lévitique : « Alors la terre prendra plaisir à ses sabbats tout le temps qu’elle sera désolée, et lorsque vous serez au pays de vos ennemis, la terre se reposera, et prendra plaisir à ses sabbats Lévitique 26.4. »

9° Toutes les dettes contractées parmi le peuple devaient être remises entièrement après le terme de sept ans, en sorte qu’un débiteur qui durant sept années était hors d’état de s’acquitter, devait être parfaitement absous.

Ajoutez à toutes ces dépenses les occasions extraordinaires, tant de sacrifices, tant d’oblations, tant de voyages à Jérusalem. Ajoutez-y le demi-sicle du sanctuaire : vous verrez que Dieu avait imposé à son peuple un tribut qui allait à près de la moitié de ses revenus. Et ce qui est digne de considération, c’est que les Juifs d’aujourd’hui, comme vous pouvez vous en convaincre vous-mêmes par leur commerce, ne pouvant pratiquer à la lettre un grand nombre de ces préceptes, qui ont relation à l’état où se trouvaient autrefois leurs pères, ne se sont point relâchés à l’égard de l’aumône envers les pauvres : jusque-là, que dès qu’ils se trouvent un assez grand nombre dans un lieu pour former ce qu’ils appellent une assemblée (et le nombre de dix suffit pour cela), ils établissent des trésoriers pour recueillir les charités. Et de peur que l’avarice, prévalant sur le devoir, ne les empêche de s’en acquitter, ils ont des juges qui examinent leurs facultés, et qui les taxent à la dixième partie de leurs revenus, en sorte qu’un des plus grands scandales que nous leur donnons, et qui les prévient contre le christianisme, c’est le peu de charité que les chrétiens ont pour les pauvres. Scandale qui, pour le dire en passant, et pour le dire à votre confusion, serait sans doute bien plus grand s’ils vous regardaient de plus près, et s’ils voyaient cette distraction affectée, qui empêche plusieurs de vous d’apercevoir les mains que vous tendent les directeurs de nos aumônes, à la porte de ces églises.

Tel est le premier calcul que nous avons à vous proposer. Après vous y avoir engagés, nous ne voulons rien déterminer, mais nous ne saurions nous empêcher de faire une réflexion, c’est que l’Évangile est une économie infiniment plus noble, et plus excellente que la Loi ; c’est que l’Évangile, en abolissant ce qu’il y avait de cérémonial dans le culte lévitique, a pressé beaucoup plus ce qu’il y avait de moral, et particulièrement ce qui regarde la charité. Il n’a rien fixé sur cet article, il s’est contenté de nous ordonner en général « d’aimer notre prochain comme nous-mêmes Matthieu 22.39, » ne voulant mettre d’autres bornes à l’amour que nous aurions pour lui, que celles que nous mettrions à l’amour que nous aurions pour nous-mêmes. Si donc sous une économie si grossière, si sous une économie où subsistaient encore des différences de Juifs, de gentils, de nations, de peuple (ce qui resserrait infiniment la charité), Dieu voulait que son peuple donnât jusqu’à la troisième partie de son revenu ; quelle, quelle doit être l’obligation des chrétiens à cet égard ? Je le répète, si l’on pressait ces réflexions, constamment on serait taxé d’avancer des maximes inouïes et de prêcher des paradoxes.

Le second calcul que nous avons à vous proposer, c’est celui des charités des premiers chrétiens. La charité avait si bien passé dans l’âme des disciples, que, selon le rapport de saint Luc, « tous leurs biens étaient communs, qu’ils vendaient leurs possessions, pour en porter le prix aux pieds des apôtres Actes 2.44-45. » Du temps de Tertullien, la charité des chrétiens passait en proverbe, l’on disait en parlant d’eux : « Voyez comme ils s’aiment les uns les autresh ; » jusque-là que les païens, surpris de voir une union si tendre, l’attribuaient à des causes surnaturelles. Ils disaient que les chrétiens avaient je ne sais quel caractère imprimé sur leur corps, et que ce caractère avait la vertu de leur inspirer de l’amour les uns pour les autresi. Lucien, ce satirique auteur qui mourut sous l’empire de Marc-Aurèle, dans un discours sur la mort du philosophe Pérégrinus, qui se brûla aux jeux olympiques, Lucien, dis-je, fit l’éloge des chrétiens en pensant faire leur satire : « C’est une chose incroyable, dit-il, que les soins et la diligence qu’ils apportent à ne rien épargner pour se secourir les uns les autres. Leur législation leur a fait croire qu’ils sont tous frères, depuis qu’ils ont renoncé à notre religion, et qu’adorant le crucifié, ils vivent selon ses lois, de sorte que toutes leurs richesses sont communes. » Nous avons aussi sur ce sujet le témoignage non suspect de Julien l’apostat. Il fut un des plus grands persécuteurs des chrétiens, et dans l’art de persécuter il fut meilleur politique que ceux qui l’avaient précédé, et disons aussi que ceux qui ont été ses successeurs. Julien l’apostat n’attaqua pas la religion à force ouverte, il savait ce que nous avons vu de nos propres yeux, que la persécution ouverte embrase le zèle, et que le sang des martyrs est la semence de l’Église. Il attaqua la religion d’une autre manière. Car comme la charité des chrétiens rendait le christianisme vénérable, ce tyran voulut revêtir le paganisme de la charité chrétienne. Voici ce qu’il écrit lui-même à un prêtre païen : « Considérons, dit-il, que rien n’a tant contribué aux progrès de la superstition des chrétiens, que la charité qu’ils témoignent aux étrangers. J’estime que nous devons nous acquitter de ces devoirs. Établissez des hôpitaux dans chaque ville ; car ce serait une chose honteuse que nous abandonnassions nos pauvres, pendant que les Juifs n’en ont aucuns, pendant que ces impies Galiléens (c’est ainsi qu’il nomme les chrétiens) nourrissent non seulement ceux qui sont parmi eux, mais ceux mêmes qui sont parmi nousj. »

h – Tertullien Apol., ch. 39.

i – Minutius Felix.

j – Julien, épître 49.

Que si vous voulez encore des réflexions plus particulières, si vous demandez quels effets produisait au dehors une si grande charité ; nous vous répondrons que les premiers chrétiens faisaient des frais immenses pour la propagation de la foi, et pour la publication de l’Évangile.

1° Ils croyaient que le principal soin d’un chrétien, après avoir rendu ses propres « pensées captives à Jésus-Christ 2 Corinthiens 10.4-5 » devait être de lui faire de nouvelles conquêtes. Il y en a divers exemples dans l’histoire ecclésiastique, et en particulier celui de saint Chrysostome, dont Théodoret rapporte, qu’il « assembla des solitaires tout remplis de zèle, qui allaient porter l’Évangile jusque dans la Phénicie ; qu’ayant appris qu’il y avait près du Danube des peuples dispersés, qui avaient soif des eaux de la grâce, il chercha des hommes qui eussent un zèle ardent, pour travailler comme les apôtres à l’édification de l’Églisek ; » exemple que je ne rapporte qu’en rougissant, puisqu’il renouvelle le reproche qu’on nous a fait tant de fois, à juste titre, que nous n’avons point de zèle pour le salut des infidèles, et que les flottes que nous envoyons dans le nouveau monde sont bien plus animées du désir d’en rapporter des richesses temporelles, que d’y porter les lumières de l’Évangile.

k – Théodoret, Hist. ecclés., liv. V, chap. 29 et 31.

2° Les premiers chrétiens avaient un soin merveilleux pour les malades, ils avaient des gens constitués pour ce pieux office. Dans la seule ville d’Alexandrie, il y en avait un si grand nombre, que Théodose fut obligé de le diminuer, et le fixer à cinq cents ; et sur les représentations qui lui furent faites que ce nombre n’y pouvait suffire, il l’étendit jusqu’à six cents, comme on le peut voir par une loi qui se lit dans le code théodosienl. Je ne saurais m’empêcher de rapporter sur ce sujet un beau passage d’Eusèbe, il parle d’une peste qui ravagea l’Egypte, et après en avoir fait la description, il ajoute : « Plusieurs de nos frères, négligeant le soin de leur santé par l’excès de la charité, se sont chargés des douleurs des autres, et ont attiré leurs maux sur eux-mêmes. Après avoir tenu les corps des saints entre leurs bras, après leur avoir fermé la bouche et les yeux, après les avoir portés sur leurs épaules, après les avoir embrassés, après les avoir lavés, et parés de leurs meilleurs vêtements, ils ont reçu les mêmes devoirs par d’autres qui ont imité leur zèle et leur charitém.

l – Code théod., liv. XVI, tit. 2.

m – Eusèbe, Hist. ecclés., liv. VII, ch. 22.

3° Les premiers chrétiens avaient une charité fervente pour le rachat des captifs. Témoin saint Ambroisen, qui veut qu’on vende les vases sacrés pour cet usage ; témoin une lettre de saint Cyprien aux évêques de Numidie, au sujet des chrétiens qui avaient été menés en captivité par les barbares : dans cette lettre, saint Cyprien implore leur charité pour la délivrance de ces misérables, et, pour y contribuer, il leur envoie la somme de vingt-cinq mille livres ; témoin cette histoire que nous rapporte Socrate l’historien : les Romains avaient pris six mille personnes prisonnières, qui mouraient de faim dans leur captivité : Acace, évêque d’Amide, assembla ses ecclésiastiques, et leur fit cette chrétienne représentation : « Dieu n’a besoin, dit-il, ni de plats, ni de coupes, puisqu’il ne boit ni ne mange ; il est juste de vendre quantité de vases d’or et d’argent que possède l’Église, et d’en employer le prix à nourrir les prisonniers et à les rachetero. » Ayant donc fait fondre ces vases, ajoute l’historien Socrate, il paya aux soldats la rançon des prisonniers, il les nourrit pendant l’hiver, et les renvoya avec de l’argent pour la dépense de leur voyage.

n – Ambr., Offic, liv. II, chap. 28 ; Saint Cyprien, Lett. 60 ou 62, dans l’édit. d’Oxford.

o – Socrate, Hist. ecclés., liv. VII, 21.

Enfin la charité des premiers chrétiens paraissait par les fondations pieuses qu’ils avaient faites, par les hôpitaux sans nombre qu’ils entretenaient, et surtout par la quantité immense et presque innombrable de pauvres qu’ils nourrissaient. Écoutez ces paroles de saint Chrysostome : « Considérez, dit-il, à combien de pauvres, de veuves, de vierges, cette église distribue les revenus qu’elle a reçus d’un seul riche ; le nombre qui en est écrit sur le catalogue va jusqu’à trois mille, sans parler des assistances qu’on rend à ceux qui sont dans les prisons, de ceux qui sont malades dans les hôpitaux, des étrangers, des lépreux, de ceux qui servent à l’autel, de tant de personnes qui surviennent tous les jours et à qui elle donne la nourriture et le vêtementp. » Et ce qu’il y a de plus remarquable, c’est que les premiers chrétiens faisaient consister leur véritable gloire dans leurs charités. Nous en avons un exemple illustre dans la conduite de l’Église de Rome à l’égard de l’empereur Décie. Ce tyran lui demanda ses trésors ; un diacre répondit pour toute l’Église, et demanda un jour pour satisfaire à l’ordre de l’empereur. Le terme expiré, il assembla tous les boiteux, tous les aveugles, tous les malades qui étaient entretenus par l’Église, et en les montrant à ce tyran, il lui dit : « Voilà les fonds de l’Église, voilà ses revenus, voilà ses richesses, voilà ses véritables trésorsq. » Je rassemble tous ces exemples et tous ces témoignages, mes frères, pour vous montrer que nous avons dégénéré de la vertu de nos ancêtres, et que la vie de l’Église primitive était, du moins sur cet article, un commentaire vivant de la doctrine de son Maître.

p – Homélie 66, sur saint Matth., ou 67 dans l’édit de Front. Duc.

q – Ambr., Offic, liv. II, chap. 28.

Un troisième calcul que nous vous conjurons d’envisager avec des yeux chrétiens, c’est celui de vos dépenses superflues. Nous appelons superflu, non ce qui est nécessaire à votre entretien, non ce qui contribue à la douceur de votre vie, non ce que vous donnez à la bienséance de votre condition : nous ne touchons point à cette portion de vos biens, nous voulons qu’avant de penser à vos frères, à vos compatriotes, « aux domestiques de la foi, » vous mettiez à l’écart (triste nécessité, mes frères, qui nous engage à vous prêcher une morale si relâchée, et à vous demander si peu, de crainte de n’obtenir rien), nous voulons, dis-je, qu’avant de penser aux pauvres, vous mettiez à part ce qui est nécessaire pour votre entretien jusqu’à un certain degré, pour vos ornements jusqu’à un certain degré, pour vos fêtes jusqu’à un certain degré ; nous vous abandonnons tout cela, nous voulons que ce soit là une portion sacrée, et à laquelle c’est un crime de toucher. Mais comptons, je vous prie, ce qui se consume au delà, jetons les yeux sur cette Église ; faisons un effort d’imagination pour voir les sommes immenses que vous répandez depuis que vous êtes sortis des termes de cette sage simplicité, dont vos pères vous avaient donné de si beaux modèles ; je dis depuis cette époque, car alors cet article n’aurait point trouvé de place dans un sermon ; comptons ce qui se consume aujourd’hui en repas immodérés, en jeux excessifs, en habillements immodestes, en ameublements somptueux, en spectacles réitérés, et devenus comme nécessaires par l’habitude. Nous trouverons dans ce calcul que ce qu’on donne aux pauvres n’est rien, au prix de ce qui se consume à ces usages. Cependant j’ose assurer que dans des temps comme ceux-ci, nous sommes engagés à donner beaucoup au-delà de notre superflu. Les pauvres que nous vous recommandons sont, pour la plupart, si vénérables, ils se sont appauvris pour une si noble cause, que nous devrions nous retrancher, même de notre nécessaire, pour leur entretien. Mais au moins ce superflu, ce superflu tel que nous venons de le marquer, ce superflu que nous donnons au crime, pouvons-nous le refuser au Seigneur ? Si nous le destinions aux pauvres, nous offririons à Dieu, tout ensemble, et nos plaisirs criminels et les sommes qu’ils nous consument ; nous lui offririons nos passions et nos charités, nous ferions deux œuvres religieuses, et nous présenterions un double sacrifice.

Le quatrième calcul que vous devez faire, triste calcul à la vérité, mais nécessaire, c’est celui du nombre de nos pauvres ; et pour abréger, nous y joignons celui des fonds que nous avons pour leur subsistance. Il est nécessaire de vous faire entrer dans ce détail : il y a des personnes qui ne font aucune attention à ces choses ; ils savent bien en général qu’il y a des pauvres ; mais satisfaits de leur propre abondance, ils se mettent peu en peine de savoir jusqu’où peut aller le nombre des indigents. Détournez un moment les yeux de votre prospérité, et fixez-les sur ces objets. Tout le monde sait le nombre infini de pauvres que cet État entretient, tout le monde sait que tous ces coups dont Dieu a frappé nos Églises ont inondé ces provinces d’une multitude innombrable de malheureux, qui n’ont pour ressource que la charité de nos souverains ; cette charité sera à jamais la matière de notre reconnaissance. Elle rejaillit, non seulement sur ceux qui y sont compris, mais sur le reste de ces exilés, qui voient avec un vif retour le bien que l’on fait à leurs frères. Mais malheur à vous si la charité de cet État fournissait des prétextes à votre dureté, et si les aumônes publiques étaient des obstacles aux aumônes particulières ! Apprenez donc qu’outre ces pauvres que nous venons d’indiquer, il y en a un grand nombre qui n’ont point de part à la bénéficence de nos souverains. Cette Église en a qui lui sont particuliers. Outre une infinité d’occasions qui se présentent tous les jours, outre mille cas extraordinaires, outre cette foule d’indigents qu’elle n’assiste qu’en passant ; elle entretient plusieurs centaines de familles, dans lesquelles il se trouve des enfants, des malades, des vieillards, des morts et des mourants, qui coûtent après leur mort pour leur sépulture, comme ils ont coûté pendant leur vie pour leur subsistance. On pourvoit à ces besoins régulièrement chaque semaine, soit qu’il y ait des sommes, soit qu’il n’y en ait pas : au défaut de vos charités, nos distributeurs assistent les pauvres de leur bien, comme ils les assistent de leur peine. Car différeraient-ils de payer les pensions promises ? S’ils différaient d’un seul jour, il faudrait que le pauvre manquât de pain pendant ce jour-là, il faudrait que le mourant expirât sans secours, il faudrait que le mort demeurât sans sépulture, et qu’il infectât, par sa puanteur, ceux qui l’assistèrent pendant sa vie.

Cependant quelque avance que l’on fasse, quelque exactitude qu’on apporte, quelque grandes que soient vos charités, les fonds de cette Église ne sauraient suffire aux besoins de tous ces pauvres ; que dis-je, les fonds de cette Église ? Elle n’en a aucun ; elle n’a d’autre ressource que ce qu’on recueille de vos charités aux portes de ce temple, que les legs de quelques personnes pieuses, que ce qui revient des collectes. Cela même est épuisé, et plus qu’épuisé. Nos distributeurs sont en arrière, et n’ont d’autre espérance que dans les efforts que vous ferez aujourd’hui, ou mercredi prochain, dans la collecte que je vous annonce. Vous demanderez sans doute comment subsistent donc tous ces pauvres ? Car il est très vrai qu’ils subsistent, et que personne ne meurt de faim. Comment ils subsistent ? Pouvez-vous l’ignorer ? Ils souffrent, ils pleurent, ils gémissent, ils tombent de la faim dans la maladie, les maladies augmentent leurs besoins : leurs besoins augmentent leurs maladies, ils sont la victime d’une mort d’autant plus cruelle qu’elle est plus lente, et cette mort, cette mort crie vengeance au ciel contre ceux qui leur ont fermé leurs entrailles.

Application

Mes frères, de quel œil envisagerez-vous ces choses ? Quels effets produisent sur vous ces tristes objets ? Verriez-vous sans compassion les misères de vos frères ? Entendriez-vous sans pitié Jésus-Christ qui vous demande du pain ? Et tous ces coups, que nous venons de frapper à la porte de vos cœurs, ne serviraient-ils qu’à en faire connaître la dureté, et qu’à vous rendre condamnables ?

Nous ne cessons de nous plaindre que nos sermons sont inutiles, que nos exhortations sont sans fruit, que notre ministère ne produit ni lumière dans votre esprit, ni sentiment dans vos cœurs, ni changement dans votre conduite. Vous vous plaignez à votre tour, vous dites que l’on déclame, vous soutenez qu’on exagère, et comme le fondement ou la nullité de nos plaintes dépend d’une discussion dans laquelle il est impossible d’entrer, la question demeure indécise. Vous pouvez, mes frères, aujourd’hui et mercredi prochain, faire votre apologie ; vous pouvez nous donner une preuve certaine que vous n’êtes pas insensibles aux soins que Dieu prend pour votre salut, vous pouvez nous faire le plaisir de nous confondre dans nos reproches, et de leur imposer silence ; voilà nos besoins exposés : voici nos mains tendues pour solliciter vos charités.

Et ne vous retranchez pas sur ce que vous avez déjà fait, ne vous récriez point sur nos importunités, ne dites pas que les misères sont éternelles, que les besoins des pauvres sont sans fin, mais plutôt, que vos charités passées vous servent de puissants motifs à des charités nouvelles. Servez-vous à vous-mêmes de modèle, suivez votre propre exemple. Pensez que ce qui fait la gloire de cet état et de cette Église, ce que Jésus-Christ louera au dernier jour, ce qui vous consolera au lit de la mort, ce ne seront point ces riches buffets qui brillent dans vos maisons, ces superbes équipages qui vous suivent, ces mets exquis qui vous nourrissent ; ce ne seront pas même ces exploits signalés, et ces victoires sans nombre, qui font aujourd’hui l’étonnement de l’univers, et qui le remplissent de votre nom : ce seront ces fondations pieuses que vous avez faites, ce seront ces familles que vous avez recueillies ; ce seront ces exilés que vous avez reçus dans votre sein.

Les misères sont éternelles, dites-vous, les besoins des pauvres sont sans fin, et c’est ce qui vous rebute. Hélas ! n’est-ce point, au contraire, ce qui doit embraser votre charité ? Quoi ! parce que les besoins augmentent, vos charités diminueraient-elles ? Quoi ! parce que vos frères ne se lassent point de porter la croix de Christ, vous lasseriez-vous de les soulager ?

Les misères sont éternelles, dites-vous, les besoins n’ont point de fin ; je vous entends, ce reproche nous touche de près. Mais en sommes-nous moins à plaindre, si nous sommes toujours misérables ? mais peut-être ne serons-nous pas toujours dans une condition si triste. Peut-être Dieu aura-t-il compassion « de ceux qu’il a affligés Ésaïe 49.13 ; » peut-être ce glaive flamboyant, qui nous poursuit depuis vingt années, « rentrera-t-il dans son fourreau Jérémie 47.6 ; » peut-être que nous cesserons quelque jour d’être un peuple malheureux, errant sur la face de l’univers, excitant le courroux des uns, lassant la charité des autres ; peut-être que Dieu, pour récompenser la charité que vous avez témoignée en nous recueillant, vous donnera la gloire de nous rétablir, et qu’après avoir logé l’arche captive, vous la ramènerez en Silo, avec chant de triomphe ; peut-être que si nous concourons tous aujourd’hui à un même but, si nous sommes tous unis par un lien de charité, si, animés d’un feu si beau, nous lui adressons nos prières, après lui avoir offert nos aumônes, peut-être que nous relèverons les murs de notre Jérusalem, peut-être que nous rachèterons nos forçats ; peut-être que, si Dieu veut que cette Egypte qui les renferme soit à jamais le théâtre de sa vengeance et de sa malédiction, il en retirera les restes de son Israël « avec force, à bras étendu, avec des vases d’or et d’argent, sans qu’il y demeure même un ongle de son peuple Exode 10.26, » selon l’expression de Moïse.

Après tout, qu’il vous souvienne de la réflexion que nous avons insinuée dans ce discours, c’est que si Dieu vous demande vos aumônes, c’est par un effet de sa bonté envers vous. Oui, je voudrais graver cette vérité dans votre âme et ce sentiment dans vos cœurs, je voudrais vous faire bien comprendre que Dieu n’a pas besoin de vous pour l’entretien des pauvres, et qu’il a mille moyens en main pour leur subsistance ; je voudrais vous pouvoir bien convaincre que, s’il a voulu qu’il y eût des pauvres, c’a été par ce principe que nous avons marqué, c’a été par un principe de grandeur, à laquelle je ne sais quel nom il faudrait donner. Dans la dispensation de ses autres grâces, il vous réjouit par la magnificence de ses dons, il vous accable sous leur poids : aujourd’hui il veut vous devoir quelque chose, il veut devenir votre débiteur, il se fait pauvre, pour pouvoir être enrichi par vous. Il veut qu’on lui adresse la prière que lui faisait autrefois le prophète : « O Éternel, c’est à toi qu’appartient la magnificence et la majesté, tout ce qui est aux cieux et sur la terre est à toi. Les richesses et les honneurs viennent de toi, la vertu et la puissance sont en ta main. Maintenant donc, ô Dieu, nous te célébrons, nous louons ton nom glorieux. Qui sommes-nous ? Qui est ce peuple que nous ayons le pouvoir de t’offrir volontairement toutes ces choses ? Car après que nous les avons reçues de ta main, tu souffres que nous te les présentions, nous, étrangers sur cette terre, nous qui ne sommes que comme l’ombre devant toi 1 Chroniques 29.11. »

Que des raisons si pressantes, que de si nobles motifs se fassent jour à travers les cœurs les plus endurcis ; que chacun se les applique en particulier. Car il arrive pour l’ordinaire, dans ces circonstances, que chacun se repose sur le public, et s’imaginant que sa charité particulière ne sera rien sur la somme totale, il se dispense de donner par cette raison. Non, mes frères, il n’y a personne ici qui ne fasse nombre, il n’y a personne qui ne doive se considérer comme le public, si j’ose ainsi dire, et comme faisant en quelque sorte toute l’assemblée ; il n’y a personne qui ne doive considérer sa contribution, comme décidant de l’abondance ou de la disette de notre collecte ; ainsi, que chacun se taxe, que personne ne demeure en arrière, qu’on voie une noble émulation au milieu de nous ; que le grand donne des revenus de ses emplois, que l’homme de guerre donne de sa paye, que le marchand donne du fruit de son commerce, que l’artisan donne du travail de ses mains, que le pasteur consacre de ce que lui procurent ses méditations et ses études, que le jeune homme donne de ses plaisirs, que la femme mondaine donne de ses ornements, que la pécheresse donne « le parfum de grand prix Matthieu 26.7 » destiné à des usages profanes, que l’habitant de ces provinces donne de son patrimoine, que le réfugié donne, qu’il ramasse le débris de son vaisseau fracassé, et qu’il en allume un feu pour offrir des sacrifices à ce Dieu qui l’a sauvé du naufrage.

Mes frères, je ne sais quels mouvements de joie me pénètrent et me transportent, je ne sais quels mouvements de mon cœur me promettent que ce discours aura plus de succès que ceux que nous vous avons adressés jusqu’à ce jour. Demandez avec hardiesse, distributeurs de nos charités, « venez dans nos maisons, bénis de l’Éternel Genèse 24.31, » et recueillez les aumônes d’un peuple qui contribuera avec joie, et qui donnera même avec reconnaissance.

Mais, nous ne sommes pas encore contents de vous, mes frères. Quand vous surpasseriez notre attente ; quand vous donneriez tous vos biens ; quand vous ne laisseriez plus de pauvres au milieu de vous, cela seul ne saurait suffire. Nous vous demandons non seulement pour l’intérêt des pauvres, mais pour votre intérêt propre ; nous voulons que vous donniez par des principes qui répondent à ces vues. En donnant vos aumônes, donnez vos esprits, donnez vos cœurs ; confiez à Jésus-Christ, non seulement cette petite portion de vos biens, mais confiez-lui votre corps, votre salut, afin de pouvoir dire à l’heure de la mort : « Je sais à qui j’ai cru ; je suis persuadé qu’il est puissant pour garder mon dépôt jusqu’à ce jour-là 2 Timothée 1.12. » Amen. Dieu nous en fasse la grâce. A lui, au Père, au Fils et au Saint-Esprit, soient honneur et gloire à jamais. Amen.

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