Histoire des Dogmes I — La Théologie Anténicéenne

4.8 — Le millénarisme.

C’est ici le lieu de dire un mot de cette erreur fort répandue aux iie et iiie siècles, mais qui n’eut jamais le caractère d’un enseignement fixe et autorisé.

Le millénarisme est un legs du judaïsme. Les Juifs attendaient, comme on le sait, un règne temporel du Messie dont on fixait quelquefois la durée à 1000 ans. Jésus n’ayant pas réalisé cette attente à son premier avènement, beaucoup de chrétiens en reportèrent l’objet au second. Le Fils de l’homme glorieux devait descendre sur la terre, régner pendant mille ans avec les justes sur une Jérusalem renouvelée ; après quoi viendraient la résurrection générale, le jugement et la fin des choses, la félicité éternelle des élus, l’éternelle damnation des impies. Cette opinion, remarquons le bien, supposait que la rétribution qui suivait la mort n’était que provisoire, la rétribution définitive étant réservée après le jugement dernier.

C’est à peu près ce qui se lit dans l’Apocalypse, et il ne faut pas douter que le millénarisme ne doive en grande partie à cet ouvrage, interprété d’une façon trop étroite, la faveur dont il jouit. Certains calculs, basés sur les données bibliques, et fixant les âges du monde et leur consommation, n’y furent pas non plus probablement étrangers.

Cérinthe, le premier, est accusé par le prêtre Caius et par Denys d’Alexandrie d’avoir soutenu le millénarisme, et en donnant aux jouissances du millenium leur sens le plus grossier (H.E.3.28.2-5 ; 7.25.3). Plus tard, les montanistes en firent le sujet habituel de leurs prédications.

Mais en dehors de ces docteurs plus ou moins suspects, nous le voyons accepté par des écrivains dont l’orthodoxie n’est point douteuse : Papias et l’Épître de Barnabé dont il a déjà été question ; saint Justin qui en écarte, de par l’autorité de Luc.20.35-36, les jouissances sexuelles, mais d’ailleurs invoque, pour en établir l’existence, les textes d’Esaïe et de l’Apocalypse ; saint Irénée, qui l’adopte avec empressement comme un argument contre les gnostiques en faveur de la résurrection de la chair, et traite tout uniment d’haereticos sensus in se habentes ceux qui pensent que les âmes des justes remontent immédiatement vers Dieu après la mort. Il est probable que le millénarisme prévalait surtout dans l’Asie antérieure où s’était conservé plus vif le souvenir de saint Jean. Saint Irénée en venait, et les montanistes n’en étaient pas loin. On y peut rattacher Methodius d’Olympe (Banquet, ix, 3) et Apollinaire de Laodicée (Basile, Epist. 263.4). L’Égypte n’échappa pas complètement à l’erreur. Dans la première moitié du iiie siècle, nous y trouvons celle-ci soutenue par un évêque, Népos, sous sa forme la moins spiritualisée, dans un ouvrage intitulé Ἔλεγχος ἀλληγοριστῶν, et par un certain Coracion ayant avec lui des églises entières (H.E.7.24). Quant au reste de l’Afrique, l’autorité de Tertullien contribua probablement à l’y répandre et à l’y maintenir. Elle s’étale tout au long dans les poèmes de Commodien et, au commencement du ive siècle, dans les Institutions divines de Lactance. En Styrie, vers la même époque, l’évêque Victorin de Pettau († 303), au rapport de saint Jérôme, la professait aussi.

Il s’en faut cependant que l’opinion millénariste pût être donnée comme l’enseignement de l’Église, et nous voyons de bonne heure de vigoureuses protestations s’élever contre elle. Saint Justin ne fait pas difficulté d’avouer que beaucoup de chrétiens orthodoxes ne l’admettent pas, et saint Irénée le suppose aussi, car les gens qu’il combat putantur, dit-il, recte credidisse (Adv. haer., v, 31, 1).

[Πολλοὺς δ’ αὖ καὶ τῶν τῆς καϑαρᾶς καὶ εὐσεβοῦς ὄντων Χριστιανῶν γνώμης τοῦτο μὴ γνωρίζειν. (Dialog., lxxx) ThéoTEX : Plusieurs, professant la pure et pieuse doctrine chrétienne, ne sont pas de cet avis… Il est à noter que cette citation est la réponse de Justin à la question de Tryphon : « … est-ce de bonne foi que vous avancez que Jérusalem sera rebâtie ; que votre peuple s’y rassemblera… » D’une part, Tryphon n’interroge pas sur une durée littérale de mille ans, d’autre part, ironie de l’Histoire, les évènements improbables qu’il mentionne se sont précisément réalisés : Jérusalem a été rebâtie, et les Juifs l’habitent de nouveau ! Catholique de son siècle, Tixeront se montre malheureusement aussi sceptique que Tryphon.]

Au début du iiie siècle, le prêtre Caius en est, à Rome, l’adversaire décidé, et Origène commence contre elle une campagne que son disciple, saint Denys d’Alexandrie, mènera avec entrain. Le grand allégoriste n’était pas embarrassé pour expliquer les passages de l’Écriture qu’on lui pouvait objecter, et il avait bientôt fait de traiter d’esclaves de la lettre (solius litterae discipuli) et de judaïsants (iudaico autem quodam sensu scripturas divinas intellegentes) ceux qui s’en troublaient. Quant à Denys, il allait plus loin encore, et, pour enlever à Népos et à Coracion leur appui le plus sûr, il n’hésitait pas, à la suite d’une critique hardie, mais partiale, à déclarer que l’Apocalypse ne pouvait être l’œuvre de l’apôtre saint Jean.

Le millénarisme ne survécut pas au ve siècle. En Orient, les Cappadociens, disciples d’Origène, jetèrent dans la balance, contre lui, le poids de leur autorité. En Occident, saint Augustin qui l’avait, il l’avoue, quelque temps professé lui-même, en sapa les fondements en donnant de l’Apocalypse une explication orthodoxe qui voyait dans le royaume du Christ l’Église de la terrea. L’erreur s’évanouit peu à peu pour ne reparaître qu’au moyen âge dans quelques sectes d’illuminés.

aDe civitale Dei, xx, 7 sqq. Il avait été précédé par le donatiste Tyconius, vers 380.

L’Église, en somme, s’en préoccupa assez peu, et elle ne paraît pas y avoir vu jamais un danger bien grand. Issu du judaïsme, le millénarisme partagea le sort effacé de tout ce qui y tenait. La clarté avec laquelle il paraissait contenu dans l’Apocalypse contribua sans doute à le faire admettre ou tolérer d’abord d’un grand nombre, et le montanisme lui ménagea, chez ses partisans, un regain de faveur. Mais le courant qui entraînait les esprits de plus en plus loin des conceptions juives, l’habitude d’interpréter plus librement ou même d’une façon allégorique les Écritures, l’obscurité dont on comprit mieux que l’Apocalypse était enveloppée en détournèrent assez vite les esprits réfléchis, et les ramenèrent à une conception plus spiritualiste et plus simple de l’eschatologie chrétienne.

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