Histoire des Dogmes I — La Théologie Anténicéenne

5.2 — L’apologétique des apologistes et leur conception de la révélation.

La tâche des apologistes comme tels, nous l’avons remarqué, était double : ils voulaient, d’une part, disculper le christianisme et obtenir pour lui la tolérance ; de l’autre, en montrer le bien-fondé et lui gagner des adhérents.

Le premier point était affaire de constatation et de discussion juridique. On accusait les chrétiens d’athéisme et d’impiété, de n’adorer aucun dieu et de mépriser ceux de l’empire, par conséquent d’être en révolte contre l’autorité des lois, coupables de lèse-majesté de l’empereur et du peuple. On les accusait encore d’infanticide et d’anthropophagie, de festins de Thyeste ; de turpitudes, d’incestes infâmes, d’unions rappelant celle d’Œdipe. A ces calomnies on ne pouvait répondre que par d’énergiques dénégations, et en en appelant aux faits. Non, répétèrent les apologistes, pour n’adorer pas les dieux et les idoles du paganisme, les chrétiens ne sont pas des athées et des gens sans religion. Ils ne sont pas les ennemis de l’empire, eux qui, rejetant d’ailleurs toute ambition terrestre, prient pour sa prospérité et pour le salut des empereurs, eux, dont le loyalisme est absolu, et qui, en travaillant à former des hommes vertueux, travaillent du même coup à fournir à l’État ses meilleurs citoyensb. Quant aux crimes et aux infamies dont on les accuse, la pureté de leurs mœurs en général, leur aversion des spectacles et des jeux du cirque suffisent à les en laver : c’est bien plutôt aux païens que l’on devrait reprocher pareilles horreurs.

b – Ce sont les trois chefs d’accusations que résume Athénagore : Τρία ἐπιφημίζουσιν ἡμῖν ἐγκλήματα ἀϑεοτητα, ϑυέστεια δεῖπνα, οἰδιπουδείου μίξεις ; (Supplic. 3. Cf. Eusèbe, H. E., 5.1.9 ; Tertullien, Apologet., 10).

Ces crimes, d’ailleurs, rien ne les a établis : ils n’ont pas même fait l’objet d’une enquête ; et l’on est donc injuste quand l’on condamne les chrétiens uniquement sur leur nom, leur qualité de chrétiens, sans preuve de leur culpabilité, sans leur accorder ce que l’on ne refuse pas aux autres accusés, le droit de se défendre et de prouver leur innocence.

Cette première partie de la défense des apologistes, quelque intéressante qu’elle soit, n’est pas cependant celle qui importe le plus à notre sujet. Nous voulons ici savoir surtout sous quel jour ils ont présenté le christianisme à leurs adversaires, et comment ils ont envisagé ses rapports avec la philosophie et les autres religions en cours.

La philosophie était, au iie siècle, le meilleur et même le seul terrain commun où pussent se rencontrer les gens éclairés, de quelque religion qu’ils vinssent. Tous les apologistes cependant ne gardèrent pas à son égard la même attitude. Encore que Tatien, Tertullien et Hermias ne condamnent pas généralement toute philosophie, mais seulement cette science orgueilleuse qui repousse Dieu, et se croit capable de résoudre seule les problèmes de notre origine et de notre destinée, on ne saurait nier qu’ils ne lui sont pas favorables, et qu’ils prennent à bafouer les philosophes un plaisir excessif. Les autres apologistes, philosophes eux-mêmes avant d’être chrétiens et demeurés tels après leur conversion, ont, au contraire, plus volontiers invoqué l’autorité de la philosophie, et se sont efforcés de montrer que la religion nouvelle était pour le fond d’accord avec elle. Celui qui a le plus largement compris et exposé cette harmonie est saint Justin.

Il commence par poser en principe que le christianisme est une philosophie, la seule sûre et utile, et qu’en l’embrassant on est et on reste philosophe : Ταύτην μόνην εὕρισκον φιλοσοφίαν ἀσφαλῆ τε καὶ σύμφορον. Οὕτως δὴ καὶ διὰ ταῦτα φιλόσοφος ἐγώ. (Dial., 7.1-2)c. Entre la doctrine chrétienne en effet et l’enseignement des meilleures écoles philosophiques il existe une ressemblance ou même une identité que l’on ne saurait méconnaître. Les différences qui les séparent sont des nuances plutôt que des oppositions (II Apol., xiii). La foi n’affirme sur bien des points que ce qu’ont professé Platon, Ménandre, les stoïciens ; seulement elle l’affirme plus pleinement et avec une autorité divine ; et elle ne se contente pas de l’affirmer, elle le démontred.

c – Tatien (35) appelle de même la doctrine chrétienne ἡ καϑ᾽ ἡμᾶς βάρβαρος φιλοσοφία.

dΜειζόνως καὶ ϑείως καὶ μόνοι μετ᾽ ἀποδείξεως (I Apol., xx)

Quelle explication donner de cette ressemblance ? Saint Justin en indique deux. La première qu’il a trouvée déjà dans les Juifs alexandrins, et que les autres apologistes ont accueillie à sa suite, est que les philosophes ont connu les livres de l’Ancien Testament, et y ont puisé les vérités qu’ils nous transmettent. La seconde dont il est bien l’auteur, est que le Logos divin, qui a apparu à l’origine du christianisme sous la forme humaine, a de fait toujours agi et s’est continuellement manifesté dans le monde. Chez les Juifs, il s’est montré dans les théophanies, il a parlé par les prophètes et enseigné par les écrivains sacrés. Chez les païens, il a parlé aussi et enseigné par les philosophes. Ceux-ci sans doute ne l’ont possédé que partiellement (κατὰ μέρος), et c’est pourquoi ils ont commis des erreurs, et ne sont arrivés qu’avec peine à la lumière (δι᾽ εὑρέσεως καὶ ϑεωρίας) ; mais enfin la semence du Verbe, le Verbe séminal (σπέρμα τοῦ λόγου, σπερματικὸς ϑεῖος λόγος), déposé d’ailleurs dès le principe dans toute intelligence humaine, était en eux, et c’est grâce à son secours qu’ils ont pu découvrir les vérités qu’ils ont proclamées et dont il était pour ainsi dire le parent (συγγενές). Aussi ne saurait-il y avoir d’opposition entre la philosophie et le christianisme. Tous ceux qui ont vécu avec le Logos sont chrétiens, quand bien même, durant leur vie, on les aurait jugés athées. Tels, chez les Grecs, Socrate et Héraclite, chez les barbares, Abraham, Ananias, Azarias et les autres. Tout ce qui s’est dit de bon et de juste dans le monde entier appartient aux chrétiens : Ὅσα οὖν παρὰ πᾶσι καλῶς εἴρηται ἡμῶν τῶν χριστιανῶν ἐστι (ii Apol., xiii, viii, x ; i Apol. xlvi, 3, 4).

On voit assez la largeur d’une pareille doctrine, qui fait rentrer la philosophie dans le christianisme, et semble présenter Jésus-Christ comme continuant simplement et couronnant l’œuvre de Socrate (Apol.5.3-4). Est-ce donc que saint Justin ne met entre la philosophie et la religion révélée qu’une différence de degré dans la manifestation de la même vérité, et pense-t-il réellement que les philosophes ont été, au sens propre, bien que dans une mesure restreinte, inspirés de Dieu ? Nous ne le croyons pas. Bien qu’il ne s’exprime nulle part en effet d’une façon absolument claire, et qu’il paraisse çà et là parler du σπερματικὸς λόγος comme du Verbe personnel et incréé (1Apol.46.3-4 ; 2Apol. xiii), il est plus probable qu’il ne désigne en définitive par ce mot que la raison humaine, dérivation de la sagesse éternelle, mais elle-même créée et finie. Car il remarque, nous l’avons dit, que cette semence du Verbe a été déposée dans toute l’espèce humaine (2Apol.8.1-3), et « autre chose, observe-t-il, est la semence et l’image d’un être communiquée suivant les forces [de celui qui la reçoit], autre chose cet être lui-même dont, par sa grâce, on reçoit la communication et la ressemblancee ».

eII Apol., xiii, 6. Cf. Puech, Les apologistes grecs, p. 71 et suiv.

Or, cette image du Verbe a permis sans doute aux philosophes de découvrir des vérités importantes, mais non pas avec la sûreté et la plénitude qu’il eût fallu. Les philosophes se sont trompés quelquefois, souvent même, soit parce qu’ils ne possédaient qu’imparfaitement le Logos, soit parce que le démon, ennemi des hommes, les a induits en erreur. Mais avec le Verbe incarné la pleine lumière est venue : il n’y a donc pas lieu de s’attarder à une philosophie incomplète, à une demi-vérité qui n’a d’ailleurs jamais été capable d’éclairer le peuple et de le moraliser : c’est le christianisme qu’il faut embrasser.

Ainsi, tout en reconnaissant une valeur à la raison en tant que participation plus ou moins immédiate de la raison divine, saint Justin en revenait, en dernière analyse, à la thèse de la nécessité morale de la révélation. Cette thèse se trouvait confirmée par le tableau lamentable que présentait l’histoire du paganisme.

Cette histoire en effet était celle de toutes les absurdités et de toutes les turpitudes : la mythologie, si on prenait à la lettre ce qu’elle racontait des dieux, était une école d’immoralité. Les apologistes, on le comprend, n’ont pas manqué de relever ce point de vue et de le faire valoir contre leurs adversaires ; mais ils ont poussé plus loin, et ont cherché d’où étaient venus dans le monde le polythéisme et l’idolâtrie. Ils en trouvent la cause morale dans les artifices du démon. C’est le démon qui, pour pervertir l’homme, le détacher de Dieu et se l’asservir, s’est efforcé de se faire passer lui-même pour dieu. Il s’est blotti dans les statues et glissé sous les images ; il s’est emparé des devins, a fait palpiter les entrailles des victimes, a dirigé le vol des oiseaux, rendu des oracles menteurs, et s’est attiré ainsi les adorations sous le couvert des idoles dont il inspirait le culte : « Aemulantur [daemonos] divinitatem, écrit Tertullien, dum furantur divinationem. » — Quant à l’origine historique du paganisme, bien que les apologistes connaissent la théorie qui voit dans les dieux des personnifications des forces de la nature, ils s’arrêtent plutôt à celle qui les regarde comme des hommes fameux de l’antiquité, que l’on a honorés comme des dieux tantôt pour leurs mérites ou leurs services, tantôt et plus souvent pour leurs vices.

Mais les apologistes ne visaient pas seulement dans leurs écrits les païens, ils visaient aussi les Juifs. A ceux-ci revenait une large part de responsabilité dans la persécution contre les chrétiens, car ils avaient contribué à répandre les calomnies que l’on répétait sur eux, et ils continuaient à les poursuivre de leurs accusations et de leur haine. D’ailleurs, en s’adressant aux Juifs, les apologistes complétaient leur démonstration de la vérité chrétienne. Contre les païens, ils établissaient l’absurdité du polythéisme et le caractère élevé et essentiellement bienfaisant du christianisme. En prenant simplement les Livres saints comme livres de la plus haute antiquité, ils allaient même plus loin et, au nom des prophéties, revendiquaient pour la religion nouvelle le droit à la croyance. L’accord de ces prophéties avec les événements prouvait leur divinité, et par contrecoup celle du christianisme. C’est le raisonnement qu’avait développé saint Justin dans sa première Apologie (xxx-liii). Mais, dans la polémique contre les Juifs, cet argument acquérait une nouvelle force, parce que, les deux partis admettant que les prophètes avaient écrit κινήσαντος αὐτοὺς τοῦ ϑείου πνεύματοςf, l’autorité de ces prophètes suffisait à trancher le débat. Or elle se trouvait en tout favorable au christianisme. Voilà ce qu’expose longuement le Dialogue avec Tryphon (lxiii, suiv.) où l’auteur met en relief les circonstances des prophéties réalisées. — Toute cette argumentation de saint Justin est forte dans son ensemble, mais combien lâche souvent et insuffisante dans le détail au regard de nos exigences actuelles, il est à peine besoin de le remarquer.

fAthénagore, Supplic, 9 ; S. Justin, I Apol., xxxi, 1 ; xxxvi 1, 2.

Ainsi, les écrits des Juifs contiennent la vérité chrétienne : ils sont nôtres plus qu’ils ne sont à eux. Avec la nouvelle économie l’ancienne Loi qui l’avait préparée a pris fin : elle est abrogée : Israël n’est plus le peuple de Dieu : l’Israël spirituel, ce sont les chrétiensg.

g – S. Justin, Dial, xi, xxix, xliii ; Ep. à Diogn., iv.

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