Histoire des Dogmes II — De saint Athanase à saint Augustin

7.
La théologie de langue syriaque au ive siècle. — Aphraate et saint Éphrém.

7.1 — Aphraate.

Au ive siècle, la langue grecque n’était pas seule, en Orient, à parler théologie. Au nord-est d’Antioche, et tout le long de l’Euphrate et du Tigre, des églises avaient grandi dont l’idiome national, le syriaque, ne s’était pas exercé uniquement à la traduction des Écritures, mais avait produit déjà quelques œuvres religieuses originales. Celles-ci, il est vrai, ne respiraient pas toujours une orthodoxie bien pure. Si le dialogue De fato ou plutôt Le livre de la loi des contrées de Philippe, disciple de Bardesane, combat précisément le fatalisme astrologique et le déterminisme, Bardesane lui-même († en 222) est accusé d’avoir, dans des écrits que nous n’avons plus, soutenu des doctrines gnostiques. Ces doctrines se rencontrent, en tout cas, dans les Actes de Judas-Thomas, d’origine très probablement syrienne, et dont le texte primitif remonte au milieu du iiie siècle environ. Mais, au ive siècle, l’orthodoxie allait prendre sa revanche par la plume de deux écrivains dont le second surtout est resté célèbre, Aphraate et saint Ephrem.

Saint Ephrem est plus connu, et Aphraate est peut-être pour nous plus important parce que, plus ancien que saint Ephrem — ses vingt-trois lettres ou démonstrations ont été écrites entre 337 et 345 — et sans doute plus éloigné que lui de Constantinople et d’Antioche, il a moins subi l’influence de la théologie grecque, et présente une forme de doctrine plus originale et plus archaïque. On aurait tort cependant de prendre pour l’expression complète de sa foi l’espèce de symbole qu’il formule dans sa démonstration i, 19, symbole où l’on ne trouve mentionnés que Dieu, la création, l’homme fait à l’image de Dieu, l’Esprit-Saint envoyé aux prophètes, Jésus-Christ envoyé de Dieu, la résurrection des morts, le baptême. Bien que les démonstrations d’Aphraate soient plus morales ou ascétiques que dogmatiques, le symbole ou du moins la foi qu’elles supposent étaient plus compréhensifs. On en jugera par l’analyse suivante.

Aphraate proteste d’abord qu’il ne veut pas parler de lui-même mais d’après la pensée de toute l’Église (xxii, 26) et l’enseignement des Écritures (v, 8 ; xiv, 47 ; xxii, 26) dont il proclame l’inspiration ; car c’est Jésus-Christ et le Saint-Esprit qui se sont exprimés par les auteurs sacrés (iv, 10 ; vii, 10 ; viii, 3, 25).

Il connaît en Dieu trois termes, trois personnes (vi, 12 ; xxiii, 60, 61, 63). Jésus-Christ est Dieu et Fils de Dieu (vi, 9, 10). La démonstration xvii est tout entière consacrée à établir ce point et, bien qu’Aphraate s’y contente, la plupart du temps, d’argumenter ad hominem contre les juifs et les païens, montrant que ces titres de Dieu et de Fils de Dieu ont été donnés à Moïse (3), à Salomon et au peuple d’Israël (4), il est clair cependant que sa pensée dépasse cette divinité et cette filiation morales : « Pro certo tenemus Iesum, Dominum nostrum esse Deum filium Dei, regem filium regis, lumen de lumine, creatorem, consiliarium, ducem… Ceteris autem omissis, demonstremus illum esse Filium Dei ipsumque Deum qui a Deo prodivit ». Et dans la démonstration xxiii, 52, d’une façon plus métaphysique : « Confitemur in te (Christe) misericordiam quae misit te, et in nobis acquievit, ut per mortem unigeniti sui viseremus. In te laudamus [Deum] increatum, qui te, ex sua essentia separatum ad nos misit. » — Quant à l’Esprit-Saint, il est l’Esprit de sainteté, glorifié avec le Père et le Fils, qui s’est manifesté dans les deux Testaments et habite en nous (xxiii, 60, 61 ; vi, 14 et suiv.). Il est à côté du Père éternel comme notre mère (xviii, 10), et c’est de lui que nous recevons la grâce (xiv, 47).

Aphraate n’a guère fait que toucher à la question de la chute originelle, principe de mort (xxii, 1 ; vii, 1 ; ix, 14) ; mais il parle du l’incarnation. Jésus a paru pour nous délivrer du péché : il a pris de la Vierge un corps humain (xxi, 9 ; xxiii, 50, 51). Son humanité est nettement distinguée de sa divinité (xvii, 2). En venant à nous, Jésus-Christ a reçu quelque chose qui lui était étranger, qui était « hors de sa nature », à savoir notre nature, et, remontant à son Père, il l’a emportée avec lui (vi, 10, et cf. le contraste de vi, 9). Sa personne cependant est supposée une (vi, 9, 10 ; xxiii, 49). Seul, il est sans péché et n’a pas reçu le Saint-Esprit in mensura (vi, 12 ; vii, 1).

Sur la rédemption, la doctrine de notre auteur présente les idées courantes. Jésus-Christ est notre médiateur ; il a pris sur lui nos péchés et en a payé la peine : il a été notre victime : « Cum peccatores essemus, peccatum omnium nostrum ipse (Christus) portavit, factusque est nuntius reconciliationis inter Deum et creaturam eius… Cum enim mali destructor existeret, poenam ipse reddendam sibi suscepit » (xiv, 11). « Oblatus est hostia viva propter nos » (ii, 6). Mais du reste, si Jésus-Christ a assumé notre nature, c’est afin que, par l’humilité qui nous convient, nous devenions participants de la sienne (vi, 10).

Nous correspondons à la rédemption par la foi, la charité et l’espérance qui nous justifie ; puis nous devenons parfaits et sommes couronnés (i, 3). Les bonnes œuvres sont nécessaires au salut (i, 3 ; iii, 8 ; iv, 14). Entre les vertus est recommandé l’état de virginité et de continence, bien que le mariage ne soit pas absolument interdit (vi, 3-7, 19).

L’Église est conduite par des pasteurs. Aphraate consacre à ces pasteurs sa démonstration x. Pierre a été le premier des disciples, le fondement de l’Église, le témoin fidèle (vii, 15 ; xi, 12 ; cf. xxi, 10 ; xxiii, 12). — Le baptême, institué par Jésus-Christ quand il lava les pieds de ses disciples ( xii, 10), se donne au nom des trois personnes divines (xxiii, 63) ; il est une régénération, remet les péchés et confère le Saint-Esprit (iv, 19 ; vi, 14 ; xi, 11). — L’eucharistie est le corps et le sang de Jésus-Christ (iii, 2 ; iv, 19 ; xii, 6 et suiv.), un sacrement (ou mystère) que l’on reçoit après le baptême (xi, 12 ; xii, 9 ; iv, 19), mais qu’il faut recevoir avec une conscience pure (xii, 9 ; iii, 2). Elle est aussi un sacrifice (xii, 9 ; cf. xvi, 3).

Aphraate traite de la pénitence dans la démonstration vu. D’une part, s’adressant aux pécheurs, il les presse de déposer toute fausse honte et d’avouer leurs fautes, de demander la pénitence aux médecins des âmes (3, 8, 12) : cet aveu est on ne peut plus utile (9, 14,15,16) ; il est nécessaire pour obtenir la guérison (5), après d’ailleurs que le coupable a conçu de sa faute une douleur profonde (2), et s’est résolu à la pleurer toute sa vie (23). D’autre part, notre auteur recommande aux médecins d’abord de garder secrets les aveux qui leur sont faits, de peur que la communauté tout entière et les innocents ne soient déshonorés si les fautes des coupables sont connues des ennemis des chrétiens ; ensuite il leur recommande de ne jamais refuser la pénitence ni repousser les pénitents : « Non debetis medicinam iis denegare quibus curatione opus est » (4). De pareils refus sont un abus intolérable (25). L’auteur ne fait aucune distinction : il faut pardonner à tous (23) ; et il est clair qu’il comprend dans ce mot les fornicateurs et les sacrilèges (25). — Maintenant, qui sont proprement ces pénitents et ces médecins dont il parle ; et fait-il allusion simplement à la coulpe monastique ? Il est certain que ses exhortations visent en effet particulièrement ceux qui s’étaient voués à la vie cénobitique religieuse et à la chasteté (25) ; mais il est certain aussi qu’il a en vue des fautes graves qui entraînent la mort éternelle (25). D’autre part, ces médecins qui doivent guérir les pécheurs « détiennent les clefs des portes du ciel et ouvrent ces portes aux pénitents » (11). Il est impossible de ne pas voir dans ces mots une allusion à Matth.16.19, et de n’en pas conclure que ces médecins ne sont pas des moines ordinaires : ce sont des confesseurs investis d’un pouvoir spécial, du pouvoir des clefs en vertu duquel ils agissent. Nous voilà tout près de la discipline commune de la confession.

L’imposition des mains de l’ordre est mentionnée (xiv, 25) : les trois ordres hiérarchiques sont l’épiscopat, le presbytérat et le diaconat (xiv, 1). De l’huile il est dit qu’elle contient le signe « du mystère de vie qui fait les chrétiens, les prêtres, les rois, les prophètes ; qu’elle illumine les ténèbres, oint les malades, et, par sa signification cachée, réconcilie les pénitents » (xxiii, 3) : allusions aux onctions du baptême et peut-être de la confirmation, à celles faites sur les malades (extrême-onction ?) et au rite réconciliateur des [hérétiques] pénitents (la confirmation encore).

De toutes les parties de la théologie d’Aphraate la plus archaïque est assurément l’eschatologie. Notre auteur regarde le chrétien comme composé de trois éléments, le corps, l’âme et l’Esprit-Saint qu’il a reçu au baptême (vi, 14). L’âme est immortelle (ibid.), mais, quand le corps est enseveli, elle est ensevelie avec lui et se trouve privée de sentiment : une sorte de sommeil engourdit ses puissances (vi, 14 ; viii, 19, 20). Quant à l’Esprit, si le corps l’a contristé par sa mauvaise conduite, il n’attend pas la mort pour s’en séparer et être son accusateur auprès de Jésus-Christ. Dans le cas contraire, il ne l’abandonne qu’à la mort, et, remontant vers le Christ dont il est l’Esprit, il prie le Sauveur de ressusciter ce corps et de l’unir lui, Esprit, à ce corps de nouveau (vi, 14).

Les trépassés cependant dorment dans leurs tombeaux ; mais, bien qu’ils n’y discernent pas le bien du mal, et qu’ils n’y perçoivent pas, distinctement du moins, les justes leur récompense et les méchants la peine qui les attend (viii, 20), ils y éprouvent pourtant comme des pressentiments et des rêves qui rendent ce sommeil agréable aux justes et pénible aux pécheurs (viii, 19). Enfin, après 6000 ans depuis sa création, le monde touche au terme de sa durée (ii, 14) ; les morts ressuscitent et dans le corps même qui a été enseveli, non dans un corps étranger et céleste (viii, 1-4 ; xxii, 15). L’Esprit-Saint se tient à la porte du tombeau des justes et, au moment où retentit la trompette, s’unit à leur corps et le transfigure, absorbe leur âme, et les rend ainsi tout spirituels. Dans cet état, les élus vont au-devant du Christ (vi, 14 ; viii, 4, 5, 23). Les méchants ressuscitent aussi ; mais leur corps reste terrestre et le Saint-Esprit ne se réunit pas à eux (viii, 4, 5, 23).

Suit le jugement. Aphraate paraît supposer parfois que tous les hommes seront jugés (viii, 20 ; xxii, 15) ; ailleurs il dit positivement que ni les justes, ni les impies dont les crimes sont notoires — les idolâtres par conséquent — ne le seront (xxii, 15-17). Il n’y aura donc à être jugés que les pécheurs ordinaires (ibid.), et alors seulement Dieu décernera définitivement à chacun ce qu’il mérite (viii, 22). Les impies et les idolâtres, aussitôt après la résurrection, retourneront en enfer — ils y étaient donc déjà — (xxii, 17) ; les pécheurs condamnés dans le jugement final iront aussi au supplice et leur sentence restera sur eux (xxii, 18 ; viii, 19, 20 ; vi, 18). Leurs peines toutefois seront proportionnées à leurs fautes, et tel sera condamné aux ténèbres extérieures, tel autre au feu, tel autre au supplice du ver qui ne meurt pas (xxii, 22, 23). Quant aux justes, ils seront récompensés de même suivant leurs mérites, et notre auteur se plaît à faire du paradis qui sera leur séjour une peinture délicieuse (xxii, 12, 13, 19-21 ; cf. xiv, 22). Des réprouvés comme des élus du reste l’état, et partant la peine ou la récompense, sera éternel : « Neque impii resipiscent regnumque ingredientur ; neque iusti peccabunt amplius ut ad cruciatum abeant » (xx, 12).

Il n’est pas besoin d’insister pour montrer la pauvreté relative de cette théologie, comparée avec celle des Pères grecs et latins contemporains d’Aphraate, Athanase, Cyrille de Jérusalem, Hilaire. Placé loin des controverses, le sage perse, comme on l’a appelé, s’efforçait surtout de vivre sa foi et de la faire vivre autour de lui, mais d’ailleurs se contentait, au point de vue spéculatif, de coordonner de son mieux les enseignements scripturaires, en les éclairant des quelques explications qu’une tradition bien timide lui avait léguées.

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