Histoire des Dogmes II — De saint Athanase à saint Augustin

9.6 — Christologie et sotériologie.

Comme la doctrine trinitaire, la doctrine christologique de l’Occident avait reçu de Tertullien sa première et forte expression, que la théologie subséquente put bien compléter, mais dont elle ne s’écarta jamais. Moins encore que l’arianisme, l’apollinarisme ne troubla, à ce point de vue, l’Église latine. Les papes le condamnèrent, les docteurs le réfutèrent et le contredirent ; il ne récolta à notre connaissance aucun partisan sérieux.

Saint Hilaire s’était d’avance inscrit contre lui. De l’évêque de Poitiers il est vrai de dire, comme de saint Athanase, que l’enseignement christologique ne lui doit guère moins que celui du consubstantiel. Il faut cependant examiner sa doctrine de près, car elle n’a pas toujours été bien comprise. On résoudra par avance plusieurs des difficultés qu’elle présente, si l’on remarque que saint Hilaire se préoccupe de réfuter les ariens qui refusent au Sauveur une âme raisonnable, afin de rejeter sur le Verbe lui-même les émotions et passions auxquelles on voit par l’évangile que Jésus-Christ a été sujet.

Notre docteur a établi la pleine divinité du Verbe. Ce Verbe se fait homme : comment ? Par un anéantissement, une évacuation de sa forme de Dieu : « In forma enim servi veniens evacuavit se a forma Dei (In psalm. 68.25 ; 53.8 ; De trinit., 9.14) ». Hilaire veut-il dire que le Verbe a dépouillé réellement sa nature divine ? On l’a prétendu ; mais il est clair par l’ensemble des textes que saint Hilaire entend la forma Dei de l’état glorieux qui convient à la nature divine et non de cette nature même, car il répète que, dans l’union, le Verbe n’a point perdu sa nature : « Evacuatio formae non est abolitio naturae… In corpore demutatio habitus et assumptio naturae naturam divinitatis non peremit, quia unus atque idem Christus sit et demutans habitum et assumens. » On ne saurait songer non plus, comme l’a fait Dorner, à une sorte de retrait dans le Père, au moment de l’incarnation, de la personne du Fils, laquelle aurait reparu au moment de la glorification. Hilaire en effet proclame, d’une part, que le Verbe avant et durant sa vie terrestre est la même personne, et, d’autre part, observe que c’est à l’humanité et non au Verbe qu’est donnée après la résurrection la forma Dei. Il faut donc conclure que la κένωσις pour notre docteur emporte simplement un renoncement momentané à cet éclat que nous nous représentons entourer la vie divine, nullement un renoncement aux prérogatives essentielles de cette vie.

C’est librement, et par un acte de sa puissance que le Verbe s’incarne. Saint Hilaire analyse par le menu cet acte prodigieux. L’humanité prise par le Verbe est une humanité réelle, particulière, numériquement une bien qu’elle résume dans le nouvel Adam toute l’humanité. L’évêque de Poitiers l’appelle céleste, caeleste corpus. En quel sens ? D’abord parce que l’âme de cette humanité a été créée par Dieu, c’est-à-dire par le Verbe lui-même ; ensuite parce que Marie, encore qu’elle ait formé, comme les autres mères, le corps de son fils de sa substance, ne l’a pas formé par sa propre vertu, mais par la vertu du Saint-Esprit et du Verbe ; et enfin parce que le Verbe est encore intervenu pour unir ensemble le corps et l’âme qu’il devait prendre. Ainsi tout vient du ciel en Jésus, bien qu’il soit homme : « Et homo est, et de caelis est. » Cela n’empêche pas son humanité d’être passible ; mais Hilaire enseigne et répète qu’elle ne l’est que par miracle et par une volonté positive du Verbe. Par suite de son union avec le Verbe, de son impeccabilité, de sa naissance virginale, l’homme en Jésus devait être normalement impassible, affranchi des nécessités qui s’imposent aux autres hommes, aussi bien que des affections et des passions qui les émeuvent et qui les troublenta. Si donc, comme Hilaire l’admet d’ailleurs, Jésus a souffert, s’il a eu faim et soif, s’il a gémi et pleuré, c’est parce qu’il l’a voulu librement, soit que nous entendions par là un ordre réglé dès le principe et une fois pour toutes qui assujettit, malgré ses prérogatives, l’humanité du Christ aux lois communes à tous les hommes, soit que nous supposions une série d’actes de volonté sans cesse renouvelés et s’opposant à l’action du privilège initial. En tout cas, les souffrances et faiblesses du Christ, loin d’être un argument contre sa divinité, en sont au contraire la preuve, étant un effet de sa puissance. Les objections qu’en tirent les ariens sont absolument vaines.

aDe trinit., 10.27, 35, 37, 47. Zenon de Vérone ne pense pas non plus que Jésus-Christ ait pu éprouver la crainte. C’est au nom du juste opprimé qu’il a prononcé le Tritis est anima mea usque ad mortem (Tract, i, 16, 14).

Nous avons suivi jusqu’au bout le raisonnement de saint Hilaire. Les autres écrivains, Victorin, Zénon, Phebadius, Ambroise, Jérôme présentent — si l’on excepte le dernier point — la même doctrine, mais moins riche et moins approfondie. Zénon écrit simplement que le Verbe n’est pas cessé, en s’incarnant, d’être ce qu’il était : « Salvo quod erat, meditatur esse quod non erat. » Saint Ambroise et saint Jérôme, tous deux contemporains d’Apollinaire, affirment avec énergie l’existence en Jésus-Christ d’une âme raisonnable : « Quid autem opus fuit carnem suscipere sine anima, cum utique insensibilis caro et irrationabilis anima nec peccato sit obnoxia, nec digna praemio ? Illud ergo pro nobis suscepit quod in nobis periclitabatur. » C’est l’argument classique : le Verbe devait tout prendre de l’homme, puisqu’il venait guérir tout l’homme.

Depuis saint Paul, la théologie était unanime à déclarer Jésus-Christ homme exempt de toute souillure morale ; la question de son ignorance ou, si l’on préfère, de l’étendue de sa science humaine restait ouverte, ou même avait été négligée. Au ive siècle, la controverse arienne la rend actuelle et intéressante. Il était naturel que saint Hilaire, affranchissant en principe l’humanité de Jésus-Christ, à cause de son union avec le Verbe, des infirmités de la chair, l’affranchît aussi de l’ignorance qui est la suite de notre imperfection. L’évêque de Poitiers ne voit qu’une ignorance économique dans les paroles de Notre-Seigneur citées par Marc.13.32, « cum Filius ideirco nescire se dicat ne et alii sciantb ». Saint Ambroise incline évidemment vers la même conclusion, bien qu’il ne paraisse pas absolument fixé. Dans son De fide ad Gratianum (378-380), il attribue à certains esprits plus hardis — dont il n’est pas — l’opinion qui admet dans la science comme dans la grâce de Jésus un progrès réel, et il conclut : « Haec tamen alii dicant ». Il adopte cependant, semble-t-il, lui-même cette opinion dans le De incarnationis dominicae sacramento, 71-73, écrit probablement en 382. Sur les textes Matthieu.24.36, Marc.13.32, relatifs à l’ignorance du jour du jugement, il remarque d’abord que les mots nec Filius ne se trouvent pas — ce qui est vrai pour saint Matthieu — dans les vieux manuscrits grecs, et paraît vouloir les expliquer du fils de l’homme en Jésus-Christ ; puis il se ravise et adopte la solution d’une ignorance économique : « Si quaeramus, non ignorantiae inveniemus esse sed sapientiae. Nobis enim scire non proderat ». — Au contraire, saint Jérôme est plus ferme dans le sens de l’ignorance humaine de Jésus-Christ. Dans son commentaire sur Esaïe.5.15, il regarde comme réels les progrès de Jésus en sagesse et en grâce, et met sur le compte de sa divinité qu’il ait su discerner déjà le bien du mal. Il écrit dans son Dialogue contre les pélagiens, ii, 4, que le Sauveur ignorait le jour et l’heure du jugement, et s’il ajoute, dans son commentaire sur Matthieu.24.36 (cf. 28.20), que cette ignorance était économique, c’est pour autant que l’on voudrait l’attribuer au Verbe en Jésus-Christ.

bDe trinit., 9.62-67. On trouve au De trinit., 9.73, un passage fourni par un manuscrit de Vérone, où cette ignorance est supposée réelle et rejetée sur la nature humaine, mais l’authenticité de ce passage est douteuse.

Ces divergences d’opinion montrent bien que, sur la question qui vient de nous occuper, la théologie latine du ive siècle n’était pas complètement fixée. Avant de passer au problème capital de l’existence et du mode d’union des deux natures en Jésus-Christ, dissipons encore une obscurité de la christologie de saint Hilaire. Le saint docteur suppose manifestement que pendant le triduum mortis le Verbe est resté uni au corps et à l’âme du Rédempteur, et il aime à représenter la résurrection comme une nouvelle naissance que le Père donne à son Fils. Jusqu’ici tout est bien ; mais si nous en croyons Baur, saint Hilaire aurait de plus enseigné que, dans la glorification de Jésus, l’humanité du Sauveur s’est évanouie et s’est trouvée absorbée dans la divinité. On peut invoquer en faveur de cette opinion le De trinitate, ix, 38 et 41 et xi, 40 qui sont en effet très forts. On ne saurait toutefois en tirer la conclusion que l’on prétend. Saint Hilaire déclare que le Verbe est remonté au ciel avec cette humanité qu’il avait prise : « hominem quem assumpserat reportavit » ; qu’il reviendra au jour du jugement avec cette humanité suspendue à la croix et glorifiée au Thabor. Seulement, cette humanité sera à la fin des temps transformée par la gloire « non abiecto corpore, sed ex subiectione translato, neque per defectionem abolito, sed ex clarificatione mutato ». Cette transformation n’est pas une conversion substantielle de la nature humaine du Sauveur : c’est un changement dans les conditions et le mode de son existence.

Reste la question de la dualité des natures et de l’unité de personne en Jésus-Christ. Le ve siècle devait la trancher et fixer pour l’Orient la terminologie dont on y userait. L’Occident du ive siècle ne connut que dans une faible mesure ces fluctuations. Un auteur peu strict, comme Zénon, emploiera, pour exprimer l’incarnation, des expressions de saveur tantôt nestorienne, tantôt monophysite : « Infunditur (Deus) in hominem » — « Deus, ex persona hominis quem assumpserat, ait » — « Mistus itaque humanae carni se fingit infantem » — « Homo mistus » — « Tu Deum in hominem demutare valuisti ». Mais alors même, si l’on va au fond, on trouve une doctrine exacte. Cette doctrine est que, dans l’incarnation, le Verbe ne s’est pas changé en la chair qu’il a prise, qu’il ne s’est pas fait une fusion du Verbe et de l’humanité en un tertium quid qui n’aurait été ni Dieu ni homme, mais que le Verbe s’est uni une nature humaine de telle sorte qu’après l’union il n’y a qu’une personne, un Fils naturel de Dieu, et que cependant les deux natures divine et humaine subsistent distinctes avec leurs attributs et leurs opérations propres. Quelques citations justifieront cet énoncé. Saint Hilaire : « Nescit plane vitam suam, nescit qui Christum Iesum ut verum Deum ita et verum hominem ignorat… Utrumque unus existens, dum ipse ex unitis naturis naturae utriusque res eadem est ». — « Ecclesiae fides… non patitur Christum Iesum, ut Iesus non sit ipse Christus, nec filium hominis discernit a Dei filio, ne filius Dei forte non et filius hominis intellegatur ». Il est évident d’ailleurs, par toute sa façon de parler, que saint Hilaire met dans le Verbe le principe de la personnalité de Jésus-Christ. — Phebadius : « Credimus Dominum nostrum ex duabus substantiis constitisse, humana scilicet atque divina, et ita illum immortalem fuisse divina et mortalem ea quae fuerit humana ». Chaque nature garde ses opérations : « Utramque substantiam suam affectus proprietate distinxit. Nam spiritus in illo res suas regit, id est virtutes et opera et signa, et caro passionibus suis functa est ». Mais il n’y a qu’un Fils, Dieu uni à l’homme : « Quod virgo concepit, hoc peperit, id est Deum homini suo, ut iam dixi, sociatum » : d’où la loi de communication des idiomes. — Même doctrine dans Victorin ; dans Zenon, qui affecte de mettre en relief l’unité personnelle, en opposant les propriétés des natures : « In se Maria creatorem mundi concepit… exponit infantem totius naturae antiquitate maiorem ». — « Vagit Deus ; patiturque se pannis alligari qui totius orbis debita venerat soluturus… Subiicit se gradibus aetatis cuius aeternitas in se non admittit aetatem » ! — Même enseignement de Niceta chez qui il semble que l’on trouve un prélude de la lettre de saint Léon à Flavien. Mêmes affirmations de saint Jérôme, et enfin de saint Ambroise dont les textes sont devenus classiques : « Servemus distinctionem divinitatis et carnis. Unus in utraque loquitur Dei Filius, quia in eodem utraque natura est ; et si idem loquitur, non uno semper loquitur, modo ». — « Non divisus Christus, sed unus, quia utrumque unus, et unus in utroque, hoc est vel divinitate vel corpore : non enim alter ex Patre, aliter ex Virgine, sed idem aliter ex Patre, aliter ex Virgine ». On remarquera surtout chez lui l’affirmation de l’existence des deux volontés : « Suscepit ergo (Christus) voluntatem meam, suscepit tristitiam meam… Mea est voluntas quam suam dixit ».

En tout ceci, remarquons-le bien, peu, très peu de philosophie : rien des longues dissertations sur la personne et la nature où se complaira le génie grec ; mais l’énoncé très ferme de ce qui est la foi de l’Église, foi plus sentie encore qu’intellectuellement analysée.

L’œuvre de Jésus-Christ ici-bas est de nous sauver, de nous délivrer de la mort et du péché, de nous réconcilier avec Dieu. Comment nos auteurs ont-ils conçu cette œuvre libératrice ?

On retrouve chez eux toutes les diverses théories sotériologiques — spéculative, réaliste, théorie des droits du démon — que nous avons signalées dans la théologie orientale. On doit ajouter seulement que la théorie réaliste est généralement plus en honneur et plus fermement proposée ; les deux autres, la théorie spéculative surtout quand on la rencontre, sont manifestement le résultat de l’influence des Grecs.

On ne sera donc pas surpris d’entendre saint Hilaire déclarer que le Fils de Dieu est né de la Vierge « ut homo factus naturam in se carnis acciperet, perque huius admixtionis societatem sanctificatum in eo universi generis humani corpus existeret » ; et encore que sa chair est comme une cité dont chaque homme est un citoyen ; en sorte que le Verbe habite d’une certaine façon en chacun de nous, et par sa seule incarnation nous élève tous à une vie divine.

C’est l’idée de saint Athanase, et celle aussi de saint Irénée. En dehors de saint Hilaire, les Pères latins du ive siècle ne lui donnent que peu ou point d’attention. En revanche, ils s’étendent longuement, quelques-uns du moins, sur la passion et la mort du Christ, comme principe de notre rédemption.

Saint Ambroise remarque d’abord que seul, le Christ était capable de nous délivrer : personne d’entre nous ne pouvait ni se délivrer ni délivrer les autres, puisque tous les hommes, hors Jésus, étaient tenus par les liens héréditaires. Il fallait donc que Jésus-Christ prît en main notre cause, qu’il nous fût substitué, qu’assumant sur lui la dette du genre humain, se portant comme le répondant de tous, il souffrît, expiât, payât pour tous. C’est la doctrine de la récapitulation, de la compréhension ou même simplement de la substitution vicaire. Presque tous nos auteurs la contiennent explicitement. Hilaire : « Quae non rapuerat tune repetebatur exsolvere. Cum enim debitor mortis peccatique non esset (Christus), tanquam peccati et mortis debitor tenebatur ». Victorin : « In isto enim omnia universalia fuerunt, universalis caro, anima universalis, et in crucem sublata atque purgata sunt per salutem Deum λόγον ». Ambroise : « Peccatum non fecit, sed peccatum factus est. Ergo in peccatum conversus est Dominus ? Non ita ; sed quia peccata nostra suscepit, peccatum dictus est. Nam et maledictum dictus est Dominus, quia nostrum suscepit ipse maledictum ». Ou plus simplement : « Hominis causam locumque susceperat ». Et l’on pourrait citer encore l’Ambrosiaster, Zenon de Vérone, et saint Jérôme.

Cette substitution toutefois, non plus d’ailleurs que la passion et la mort du Christ, ne lui ont pas été imposées malgré lui. Saint Hilaire, saint Ambroise et saint Jérôme ont insisté tout particulièrement sur le caractère libre et spontané, et par conséquent méritoire de l’œuvre rédemptrice. « Maledictorum se ergo obtulit morti, ut maledictum legis dissolveret, hostiam se ipse Deo Patri voluntarie offerendo, ut per hostiam voluntariam maledictum, quod ob hostiae necessariae et intermissae reatum erat additum, solveretur ». Librement donc, bien qu’obéissant au Père, Jésus-Christ donne son sang, sa vie, comme le prix de notre rançon ; il nous achète : « Caro factus, ut in carne cum esset, totum hominem sua passione et morte iuxta passiones corporis mercaretur » ; — ou bien encore il s’offre comme victime en sacrifice. Saint Hilaire nous l’a dit dans le texte qu’on a lu, plus haut : saint Ambroise le répète souvent : « Idem ergo sacerdos, idem et hostia… nam et agnus ad immolandum ductus est, et sacerdos est secundum ordinem Melchisedec ». Ce sacrifice a été un sacrifice d’expiation : « Poenas scilicet insipientiae et delictorum, quas non rapuerat, repetebatur (Christus) exsolvere » ; il a été un sacrifice de propitiation et d’apaisement qui nous a réconciliés avec Dieu : « Ipse enim (Christus) secundum Apostolum nostra placatio est » — « in cuius sanguine reconciliati Deo sumus ». Hilaire et Ambroise prononcent même l’un et l’autre le mot de satisfaction, mais dans un sens qui n’est pas tout à fait celui que nous lui donnons actuellement, et qui s’identifie plutôt avec celui d’expiation. En tout cas le sang et la mort de Jésus-Christ sont pour tous les péchés du monde une expiation, une rédemption suffisante et même surabondante. L’homme n’a plus qu’à s’en appliquer les fruits : « Cuius (Christi) sanguinis pretium poterat abundare ad universa mundi totius redimenda peccata. » Le réalisme sotériologique de nos auteurs est donc bien clair ; mais quelques-uns d’entre eux ont de plus emprunté à Origène et à Grégoire de Nysse leur théorie des droits du démon. Saint Jérôme la rapporte en simple érudit, mais, comme il ne la blâme ni ne la critique, il paraît bien la faire sienne. Le doute en tout cas n’est pas possible pour saint Ambroise. Cette conception flatte son génie d’orateur, et il se complaît à la développer. Par le péché nous nous sommes vendus au démon ; car le péché est comme le trésor du démon, et la monnaie dont il nous achète. Devenus ainsi captifs, nous étions incapables de nous délivrer nous-mêmes, de payer notre rançon. Mais Jésus innocent, lui, n’est pas captif du démon ; il offre à ce cruel maître, pour notre rançon, son propre sang, infiniment supérieur à ce que nous valions. Le démon accepte ; le prix est payé, nous sommes libres. Ou plutôt nous avons changé de créancier ; car notre dette subsiste, mais envers Jésus-Christ à qui nous nous devons nous-mêmes : « Pretium autem nostrae liberationis erat sanguis Domini Iesu, quod necessario solvendum erat ei, cui peccatis venditi sumus ». « Venit Dominus Iesus, mortem suam pro morte omnium obtulit, sanguinem suum pro sanguine fudit universorum. Mutavimus ergo creditorem ; imo evasimus : manet enim debitum, fenus intercidit. »

Saint Ambroise expose ici proprement la théorie de la rançon payée au démon par Jésus-Christ. Mais la théorie des droits du démon peut aussi se présenter sous une forme moins odieuse. Par le péché, les hommes sont tous tombés en la puissance du diable, et c’est pourquoi ils deviennent la proie de la mort, sa complice, et sont retenus ensuite captifs dans les cachots de l’enfer. Jésus innocent est, en principe, libre de cette sujétion. Le démon, trompé par la faiblesse apparente du Sauveur, ose cependant porter la main sur lui ; il le fait mourir. C’est un abus de pouvoir dont il est juste que Satan soit puni. Parce qu’il a fait périr l’innocent, il perdra ses droits même sur les coupables : ceux-ci ressusciteront, et les enfers devront lâcher leurs captifs. Sous cette forme adoucie et, en somme, acceptable, la théorie des droits du démon ne se retrouve pas seulement chez saint Ambroise ; on la rencontre encore chez saint Hilaire ; l’Ambrosiaster l’adopte en maints endroits, et saint Pacien la résume éloquemment.

Elle prêtait aux effets oratoires, et l’on peut suivre, dans l’ouvrage de M. Rivièrec, les développements auxquels elle a donné lieu : mais elle devait céder le pas à la théorie réaliste qui la prime évidemment dans l’esprit des latins du ive siècle, et avec laquelle d’ailleurs elle n’est pas incompatible.

cLe dogme de la rédemption, p. 415 et suiv.

Quant aux fruits de la rédemption, nos auteurs, et saint Ambroise en particulier, les ont souvent et incidemment signalés. C’est la rémission des péchés, notre réconciliation avec Dieu, l’immortalité bienheureuse, et l’entrée en partage de la vie divine : « Ad vulnera nostra descendit (Christus), ut, usu quodam et copia sui, naturae compotes nos faciat esse caelestis ».

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