Histoire des Dogmes II — De saint Athanase à saint Augustin

10.10 — La pénitence, l’ordre, le mariage.

On a sur la pénitence un sermon entier de saint Augustin, le 352e ; mais il en a parlé ailleurs, et l’on peut reconstituer à peu près sa doctrine sur ce sujeta.

a – On observera que le sermon 351, qui traite aussi de la pénitence, est d’une authenticité douteuse.

L’évêque d’Hippone distingue trois sortes de pénitence : celle qui se fait avant le baptême, celle qui doit se faire tous les jours pour les péchés légers et quotidiens (venialia, levia), celle enfin qui doit se faire après les fautes mortelles, graves (lethalia, gravia), qui vont contre le décalogue, et dont saint Paul dit que ceux qui les commettent n’entreront point dans le royaume des cieux. C’est de cette dernière qu’il s’agit ici. Quels actes comporte-t-elle ?

Le premier est évidemment dans le pénitent un acte de repentir : cette douleur du péché commis est la condition du pardon.

En second lieu, le pénitent doit avouer ses fautes à ceux qui gouvernent l’Église, pour en recevoir la détermination de sa pénitence. Le saint docteur parle en général de la confession des péchés, sans dire à qui elle doit se faire, dans ses commentaires sur les psaumes, Psaumes 66.6 ; 94.4 et dans le De diversis quaestionibus, 83.26. D’autre part, il suppose dans son sermon 82.11, que l’évêque connaît des crimes secrets que le monde ignore ; et enfin il ajoute dans l’Enchiridion, 65, que « recte constituuntur ab iis qui Ecclesiae praesunt tempora paenitentiae ». Tout ceci indique évidemment un aveu et un aveu secret fait à l’évêque.

La pénitence prescrite variera suivant la nature et la gravité des fautes commises. Saint Augustin en distingue deux degrés, l’une plus douce qui se fait « quibusdam correptionum medicamentis », lorsque les fautes sont secrètes et qu’il s’agit seulement du salut du pécheur, l’autre publique luctuosa, lamentabilis, gravior, qui éloigne ostensiblement de l’eucharistie, quand les fautes sont connues et scandaleuses (ita gravia). Quelquefois même l’Église excommunie solennellement le coupable ; mais notre auteur constate à ce point de vue un fléchissement de la discipline. Les pécheurs scandaleux sont si nombreux et le sentiment du péché est tellement affaibli, que l’Église ferme les yeux de peur d’un plus grand mal.

La confession et l’accomplissement de la pénitence sont déjà pour le pénitent la résurrection spirituelle : c’est Lazare sortant du tombeau : « Qui confitetur foras prodit. Foras prodire non posset, nisi viveret : vivere non posset nisi resuscitatus esset. » — « Elevatus est Lazarus, processit de tumulo et ligatus erat sicut sunt homines in confessione peccati agentes paenitentiam. Jam processerunt a morte : nam non confiterentur nisi procederent. Ipsum confiteri ab occulto et a tenebroso procedere est. » Toutefois il est encore lié : il faut que l’Église le délie pour lui permettre de marcher : « Sed parum adhuc ligatus est (peccator)… Praeter hanc Ecclesiam nihil solvitur » ; car elle a reçu précisément de Jésus-Christ en saint Pierre le pouvoir des clefs pour lier ou remettre les péchés. Saint Augustin croit donc que la vie spirituelle est rendue au pécheur avant même l’absolution de l’évêque, car rendre la vie appartient « ad propriam maiestatem Dei suscitantis » ; mais il regarde aussi comme nécessaire l’intervention de l’Église, intervention qui délie réellement le pécheur. Cette théorie présente évidemment une certaine confusion.

La pénitence solennelle ne pouvait se réitérer ; toutefois notre auteur enseigne aussi que les relaps pouvaient obtenir de Dieu directement leur pardon. D’autre part, toute réserve avait cessé de son temps, et l’homicide était pardonné, comme l’adultère, comme l’hérésie et l’apostasie : « In quibuscumque peccatis non perdit viscera pia mater Ecclesia. » Un seul péché restait irrémissible, le blasphème contre le Saint-Esprit, c’est-à-dire, suivant l’explication du saint docteur, l’impénitence même et le refus d’entrer dans la vraie Église.

C’est presque exclusivement dans sa controverse avec les donatistes que saint Augustin a traité du sacrement de l’ordre, et l’on a déjà eu l’occasion plus haut de résumer pour une bonne part ce qu’il en a dit. L’ordre, sacrement comme le baptême, comme lui valide même conféré par un indigne ou un hérétique, comme lui imprimant un caractère, ne doit point dès lors être réitéré (ordinationis ecclesiae signaculum).

Les autres détails sur le mode de collation de l’ordination et sur les divers degrés de la hiérarchie sont conformes à ce que nous savons qu’était la discipline au commencement du ve siècle, et n’ont pas besoin d’être relevés. Saint Augustin remarque seulement que, d’une certaine façon et conformément à ce que dit l’Apocalypse (Apocalypse 20.6), tous les chrétiens sont prêtres : « omnes sacerdotes, quoniam membra sunt unius sacerdotis (Christi) » ; le nom de prêtres toutefois convient spécialement aux prêtres proprement dits et aux évêques. Eux seuls peuvent offrir le sacrifice.

A considérer le mariage comme l’union naturelle de l’homme et de la femme, saint Augustin a dû s’en occuper contre deux sortes d’adversaires. Contre les manichéens, qui, s’ils permettaient à leurs « auditeurs » de se marier, regardaient cependant comme un mal la procréation des enfants ; et contre les pélagiens qui, en considération du but du mariage, déclaraient être un bien les mouvements de la concupiscence qui accompagne l’union des sexes.

L’évêque d’Hippone pose d’abord le principe de la supériorité de la continence sur le mariage et la chasteté conjugale. Il explique que les rapports sexuels effectifs ne sont pas essentiels au mariage, et que celui-ci peut exister même avec la promesse formelle de continence réciproque, comme il est arrivé pour la sainte Vierge et saint Joseph. Mais d’ailleurs il proclame que le mariage est bon : « aliquid boni esse coniugium masculi et feminae ».

D’où vient au mariage cette bonté naturelle ? De son but et de ses résultats. Son premier but est la génération des enfants, et c’est le seul qui légitime complètement l’union des sexes. Le second est l’aide que se procurent mutuellement l’homme et la femme, même quand le premier but ne peut plus être atteint : « propter ipsam etiam naturalem in diverso sexu societatem ». D’autre part, il résulte du mariage un certain calme, une certaine gravité introduite dans les rapports conjugaux par la pensée de la paternité : « Intercedit enim quaedam gravitas fervidae voluptatis, cum in eo quod sibi vir et mulier adhaerescunt, pater et mater esse meditantur. » Et quatrième avantage enfin, la foi que se gardent les conjoints et qui limite l’incontinence.

Sur ces divers points saint Augustin se pose certaines questions dont plusieurs se rapportent plutôt à la morale pratique du mariage qu’à son côté spéculatif et dogmatique. Il faut cependant en signaler quelques-unes. Ainsi le désir d’avoir des enfants paraît à notre auteur si nécessaire pour justifier l’union sexuelle, qu’il se demande si le mariage contracté en dehors de ce désir « propter incontinentiam, solius concubitus causa » peut être appelé mariage ; et il répond : Peut-être (fortasse non absurde), pourvu que les conjoints ne fassent rien pour éviter la procréation, et aient l’intention de rester unis jusqu’à la mort. En tout cas, l’œuvre de chair même entre époux recherchée pour le plaisir est faute vénielle : saint Augustin n’admet qu’avec de fortes réserves que le mariage soit établi ad sedandam concupiscentiam : il s’élève vivement contre ceux qui, sans aller contre ses lois strictes, en font un instrument de volupté.

La concupiscence désordonnée qui accompagne l’acte conjugal est donc en soi un mal, et n’est justifiée que par le but de cet acte, la procréation des enfants. Elle est une conséquence du péché originel ; car, dans l’état d’innocence, les deux sexes se seraient unis sans doute pour multiplier le nombre des bienheureux — la mort n’existant pas ; — mais ces rapports auraient eu lieu uniquement sous l’empire de la raison, la volonté restant maîtresse des sens.

Le polémique sur le mariage ainsi close contre les manichéens et les pélagiens, saint Augustin traite des deux propriétés qui conviennent à l’union conjugale : l’unité et l’indissolubilité.

L’unité est une conséquence de la fidélité réciproque, de la fides castitatis dont les lois de tous les pays font un devoir aux époux. Cette fidélité, si on l’entend complètement, n’exclut pas seulement la polyandrie, qui est contra bonum prolis : elle exclut aussi la polygamie. Celle-ci a été permise aux patriarches afin de multiplier les enfants d’Israël ; mais la monogamie est plus conforme à l’institution primitive et au bien du mariage. Aussi est-elle la loi du temps présent, au point que l’Église n’admet pas aux ordres même les bigames successifs ; bien qu’ils n’aient pas commis de faute, ils ont cependant manqué en quelque façon à la loi du sacrement.

De l’indissolubilité du mariage saint Augustin fait spécialement une propriété du mariage chrétien : elle en constitue le lien sacramentel, bonum. sacramenti ; et c’est en effet parce que le mariage chrétien est un symbole, un signe sensible de l’union de Jésus-Christ et de l’Église, que les époux doivent rester unis irrévocablement : « Quoddam sacramentum nuptiarum commendatur fidelibus coniugatis, unde dicit apostolus : viri diligite uxores vestras, sicut et Christus dilexit Ecclesiam : huius procul dubio sacramenti res est ut mas et femina connubio copulati quamdiu vivunt inseparabiliter perseverent, nec liceat, excepta causa fornicationis, a coniuge coniugem discedere. » Le mariage ne saurait donc être rompu pour cause de stérilité. Mais pourra-t-on le rompre pour cause d’adultère du conjoint, et se remarier ? La question, on le sait, était diversement résolue même en Occident : saint Augustin l’a traitée ex professo dans le De coniugiis adulterinis ad Pollentium. Il y soutient que, en dehors du cas d’adultère, il n’est pas permis à l’époux d’abandonner son conjoint, et que même alors la partie innocente — que ce soit l’homme ou la femme — ne doit point se remarier. Le texte Matthieu 19.9, ne contredit point cette solutionb. Ainsi notre auteur maintient jusqu’au bout l’indissolubilité du mariage. Le mariage, pensait-il, imprime, comme le baptême, une sorte de caractère : la différence entre eux est que Dieu, l’époux à qui l’âme est liée par le baptême, est immortel, tandis que le conjoint à qui l’époux est uni par le mariage peut mourir et rendre à l’autre partie sa liberté : « Ita manet inter viventes quiddam coniugale quod nec separatio, nec cum altero copulatio possit auferre. » Saint Augustin était très frappé de la rigidité de cette loi : il y voyait une preuve de la haute signification du mariage, en même temps qu’une peine infligée aux passions humaines.

b – Dans le De fide et operibus, 35, Augustin dit cependant que la chose est si obscure, que, à son avis, il y a seulement péché véniel à croire qu’il est permis alors de se remarier : « ut, quantum existimo, venialiter ibi quisque fallatur.

L’évêque d’Hippone ne voit qu’un simple conseil dans l’ordre que donne saint Paul à la partie chrétienne de ne pas répudier l’infidèle, si celle-ci veut continuer d’habiter pacifiquement avec la première. D’autre part, il ne regarde pas comme nuls ni même comme illicites les unions entre païens et chrétiens, encore qu’il en déplore l’abus. Les mariages contractés après le vœu de chasteté lui paraissent également valables malgré la faute commise en les contractant.

Une dernière question reste à examiner : saint Augustin a-t-il considéré le mariage comme un vrai sacrement ? Le mot de sacrement revient souvent sous sa plume à propos du mariage, mais presque toujours pour désigner l’indissolubilité ou plutôt le caractère d’indissolubilité de l’union des époux, indissolubilité à laquelle ils se sont implicitement engagés : il y a trois choses qui font la bonté du mariage : proles, fides, sacramentum. Ce caractère d’indissolubilité est saint (sanctitas sacramenti) ; il n’existe que dans le mariage chrétien, et c’est par lui, par cette « res sacramenti », que ce mariage est la figure de l’union de Jésus-Christ et de son Église, qu’il peut être rapproché du baptême et de l’ordre. Nul doute par conséquent que le mariage ne soit pour saint Augustin, au sens large, un sacrement, le sacramentum nuptiarum. L’est-il au sens plus étroit ? Il est difficile de répondre, car d’un côté, notre auteur n’a parlé nulle part d’une façon un peu explicite du don spirituel, de la grâce liée au contrat matrimonial chrétien, et, d’un autre côté, ce qu’il a en vue généralement, en parlant du mariage, n’est pas le contrat lui-même, le mariage in fieri, mais bien l’état conjugal qui en résulte pour les époux.

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