Histoire des Dogmes II — De saint Athanase à saint Augustin

11.4 — Le péché originel et ses conséquences.

On connaît déjà, par ce qui a été dit plus haut, la méthode d’interprétation des récits de la Genèse adoptée par saint Augustin dans le De Genesi contra manichaeos. Nous la retrouvons dans l’exégèse du récit de la chute. Le serpent n’y apparaît guère que comme une figure du démon ; la tentation est toute intérieure, pendant que l’arbre de la science du bien et du mal est peut-être traité comme une simple allégorie. Mais plus tard tout change. Le démon reste le vrai tentateur : toutefois il parle à Ève par l’intermédiaire d’un serpent réel dont il meut les organes pour lui faire articuler des mots réels. Ève est trompée : Adam ne l’est pas, mais ne voulant pas se séparer de sa compagne, il consent à partager sa faute. Leur péché fut d’autant plus grand que la défense qui leur avait été faite était plus facile à retenir et à observer. Du reste, avant de désobéir extérieurement, ils s’étaient complus en eux-mêmes et avaient péché par orgueil : « Diabolus hominem non cepisset, nisi iam ille sibi ipsi placere coepisset. »

Ce péché d’Adam s’est transmis à ses descendants : c’est le péché originel en nous. Nous savons par saint Augustin lui-même que ses adversaires l’accusaient d’avoir varié sur ce point et de n’avoir pas, dans ses œuvres de jeunesse, admis cette doctrine. Nous connaissons même les textes dans ce sens qu’on lui rappelait. C’étaient un texte du De vera religione, 27 ; deux autres du De Genesi contra manichaeos, 2.43 ; deux passages du De libero arbitrio, 3.49-50 ; un texte du De duabus animabus, 12 ; un autre enfin des Acta contra Fortunatum, 21. On remarquera que presque tous ces ouvrages sont dirigés contre les manichéens. L’auteur niait l’existence d’une nature mauvaise en soi, et s’appliquait à relever l’existence du libre arbitre.

L’évêque d’Hippone protesta vigoureusement contre les variations que lui imputaient ses adversaires, et soutint que, sur l’existence du péché originel, il avait toujours cru et enseigné ce que l’Église croit et enseigne. Son assurance n’était pas vaine, et il est vrai qu’aussi haut ou à peu près que nous puissions remonter dans ses œuvres, nous trouvons mentionnée, ou supposée, sinon la doctrine du péché originel proprement dit, du moins celle de la chute, d’une avarie survenue à notre nature ex traduce, et ayant sa source dans le péché de notre premier père. Mais, à partir de 397, saint Augustin devient plus précis, plus complet et plus fort. On étudiera plus loin l’idée qu’il se fait et qu’il donne du péché d’origine. On serait infini par ailleurs si l’on voulait même seulement énumérer ici les textes où il en proclame l’existence. Mieux vaut indiquer immédiatement les preuves qu’il apportait contre les pélagiens pour appuyer son affirmation.

La première était tirée de l’Écriture. Saint Augustin utilisait Psaumes 51.7 : « Voilà ! je suis né dans l’iniquité… », Job 14.4, qu’il lisait suivant le texte des Septante, et Éphésiens 2.3. Mais ses deux textes principaux étaient celui de saint Paul, Romains 5.12, et celui de saint Jean, Jean 3.5.

L’évêque d’Hippone lisait ainsi le premier : « Per unum hominem peccatum intravit in mundum, et per peccatum mors ; et ita in omnes homines pertransiit in quo omnes peccaverunt. » C’est sensiblement le texte de la Vulgate, sauf l’omission du mot mors avant pertransiit. Les pélagiens expliquaient ces paroles d’une propagation du péché par imitation, Adam ayant le premier donné l’exemple de la révolte. A quoi saint Augustin répondait : « Non primus peccavit Adam. Si primum peccatorem requiris, diabolum vide. » Or, il n’est pas dit que le péché est entré par le diable mais per hominem ; il s’agit donc ici de transmission, non d’imitation. D’autre part, notre auteur faisait d’abord de peccatum le sujet de pertransiit ; Julien le lui reprocha, trouvant cette interprétation arbitraire. Augustin remarqua qu’il importait peu que l’on fît de mors ou de peccatum le sujet de pertransiit, puisque la mort ne serait pas passée dans les enfants d’Adam si le péché lui-même n’y était pas passé : « quia non erat iustum sine crimine transire supplicium ». Quant à in quo, après avoir hésité quelque temps, il le fit rapporter à hominem : « Restat ut in illo primo homine peccasse omnes intellegantur ». Mais il s’obstina toujours à le traduire en qui, et repoussa le sens de propter quod, eo quod que les pélagiens donnaient au grec ἑφ’ ᾧ : c’était là à son avis un sens nouveau, défectueux, faux : « novum atque distortum et a vero abhorrentem ».

Le texte de Jean 3.5, est le suivant : « Nisi quis renatus fuerit ex aqua et spiritu, non potest intrare in regnum Dei. » Il indique clairement que l’on n’entre au royaume des cieux que moyennant une renaissance. Les pélagiens tâchaient de s’en débarrasser en distinguant le royaume des cieux, qui exigeait en effet le baptême, de la vie éternelle, lot des non baptisés, enfants ou qui ont observé la loi naturelle. Saint Augustin a bien exposé ce système dans son sermon 194.2. Au fond, la question était de savoir si, entre l’état de salut et de damnation, entre le ciel et l’enfer, se trouvait un troisième état, un troisième lieu pour ceux qui n’ont ni bénéficié de la grâce de Jésus-Christ, ni mérité d’être châtiés pour leurs péchés personnels. L’évêque d’Hippone repoussa cette conception : « Hoc novum in Ecclesia, prius inauditum est esse vitam aeternum praeter regnum caelorum. » Le texte de Jean 6.54 : « Nisi manducaveritis carnem meam et biberitis sanguinem meum, non habebitis vitam in vobis » le dit assez : on n’a la vie, la vie éternelle que moyennant la communion ; or on ne peut communier sans avoir été baptisé ; le baptême est donc nécessaire pour la vie éternelle comme pour le royaume des cieux. Les enfants non baptisés sont donc damnés. Or ils ne peuvent l’être que s’ils ont péché. L’enfant venant au monde est donc pécheur, souillé de la faute originelle : il est baptisé in remissionem peccatorum et pénitent dans le baptême comme il devient fidèle par lui. — Et même en admettant la distinction des pélagiens, la conclusion resterait juste, car la privation du royaume de Dieu est une peine, et pourquoi l’innocent en serait-il frappé ?

La seconde preuve fournie par saint Augustin de l’existence en nous du péché d’origine était tirée des Pères qui l’avaient précédé. Il ne la donne pas d’un bloc, car, dans le principe, il ne l’avait pas approfondie, mais au fur et à mesure de ses lectures. Il a donc cité, comme appuyant sa doctrine, saint Cyprien, saint Hilaire, saint Ambroise, l’Ambrosiaster, saint Irénée, Reticius d’Autun, Olympius évêque d’un siège inconnu d’Espagne, saint Jérôme ; puis quelques Pères grecs, saint Grégoire de Nazianze, saint Basile, les pères du concile de Diospolis et enfin saint Jean Chrysostome. C’étaient là des témoignages auxquels les hérétiques ne devaient pas résister : « Convinceris undique : luce clariora sunt testimonia tanta sanctorum. »

Le baptême des enfants et les rites qui l’accompagnent fournissaient à saint Augustin un troisième argument en faveur du péché originel. Ce baptême est une ablution, une purification ; ceux qui le reçoivent sont rachetés de la puissance du démon, participent à la rédemption de Jésus-Christ. Ce qui le prouve, ce sont les exorcismes, ce sont les renonciations à Satan exigées des parrains. Comment expliquer tout cela sinon par un péché d’origine qui souille les enfants dès leur naissance, qui les a mis en la puissance de Satan ? Cet argument embarrassait beaucoup les pélagiens : quelques-uns en étaient réduits à supposer que les enfants avaient, après leur naissance, commis des fautes personnelles.

Enfin — et ici l’on entre dans ce qui constitue proprement le système augustinien comme système à part — l’évêque d’Hippone tirait, en faveur de sa doctrine, une dernière preuve de l’état actuel, physique et moral, de l’homme.

Il y a d’abord les souffrances des enfants. Ces souffrances sont multiples, très dures ; elles vont « usque ad daemonum incursus ». Comment les expliquer ? Elles ne sont pas des peines pour des péchés personnels ; elles n’ont pas pour but d’exercer la vertu de ceux qu’elles affligent. Si donc on ne veut pas accuser Dieu d’être injuste et cruel, ni verser dans l’erreur manichéenne qui met dans l’homme un principe essentiellement mauvais, il faut dire que ces souffrances sont la juste punition d’une faute originelle.

Puis il y a cette immense et universelle misère du genre humain, les maladies, la douleur, la pauvreté, l’ignorance, les vices, les travaux, les accidents, les calamités de tout genre qui sont la condition de notre malheureuse race et qui l’accompagnent toute la vie. Il y a surtout cette opposition en nous entre la chair et l’esprit, cette immonde concupiscence dont nous rougissons, que nous cachons avec soin, tant nous sentons instinctivement qu’elle ne saurait être — au moins dans le degré où elle existe — l’œuvre du créateur. Il semble à saint Augustin qu’un état si misérable n’est pas l’état naturel et normal de l’homme, que Dieu n’aurait été ni saint ni juste en nous y condamnant sans raison, que le genre humain n’est donc tel qu’il est qu’en conséquence d’une faute qui pèse sur lui, et à laquelle chacun de nous participe.

[Saint Augustin étend-il à tous les hommes la tache originelle et ne fait-il, en dehors de Jésus-Christ, aucune exception même en faveur de Marie ? Les auteurs qui prétendent qu’il a témoigné en faveur de l’immaculée conception apportent deux textes (authentiques). Le premier est tiré du De natura et gratia, 42 ; le second se trouve dans le Contra Iulianum opus imperfectum, IV, 122. De plus, si l’on rapproche le passage indique du De natura et gratia d’un passage du Contra Julianum, V, 57, on remarque qu’ils forment les deux prémisses d’un syllogisme dont la conséquence forcée est la conception immaculée de la Vierge. — On peut cependant répondre à cela : 1° Dans le texte du De natura et gratia, 42, il ne s’agit pas, entre saint Augustin et Pélage, du péché originel mais des péchés actuels. C’est de ceux-ci que notre auteur déclare Marie absolument exempte. 2° Dans le second passage du Contra Iulianum opus imperfectum, IV, 122, il est bien question da péché originel, et Julien reproche précisément à son adversaire d’y faire tremper Marie ; mais malheureusement la réponse d’Augustin est ambiguë : Non transcribimus diabolo Mariam conditione nascendi ; sed ideo quia ipsa conditio solvitur gratia renascendi. Si saint Augustin ne fait pas de Marie le lot du démon par la condition de sa naissance, ce n’est pas parce qu’il nie, comme Julien, le péché originel, c’est parce que la condition de naissance de Marie a été corrigée par une grâce de renaissance. A quel moment cette grâce de renaissance a-t-elle opéré, l’auteur ne le dit pas. 3° Enfin, il est très vrai que dans le De natura et gratia, 42 et le Contra Iulianum, V, 57 combinés ensemble, l’évêque d’Hippone pose des principes dont la conséquence est l’immaculée conception de la Vierge : mais cette conséquence, il ne la tire pas, il ne paraît pas l’avoir aperçue ; bien plus il l’écarte dans le passage même du Contra Iulianum : « Nullus est hominum praeter ipsum (Christum) qui peccatum non habuerit infantilis aetatis exortu. — Il est certain, d’autre part, que saint Augustin adopte ailleurs des vues et un langage incompatibles avec le privilège de Marie, cette idée par exemple que l’exemption du péché originel requiert une naissance ex virgine (V. plus loin), et encore l’expression de caro peccati par laquelle il désigne la chair de la Vierge — expression qui s’applique à tous les hommes déchus — par opposition à celle de similitudo carnis peccati par laquelle il désigne la chair innocente du Sauveur (De pecator. merit. et remiss., II, 38 ; Contra Iulian., V, 52 ; Contra Iulian. op. imperf., IV, 79 ; VI, 21).]

En quoi consiste précisément cette faute, et de tous les effets qui sont en nous la suite du péché d’Adam, la mortalité, la douleur, l’ignorance, la concupiscence, la perte de la justice, quel est celui qui nous constitue proprement dans l’état de péché, qui est en nous le péché d’origine, les autres étant seulement une conséquence et une punition de la chute primordiale.

Saint Augustin n’a pas caché l’embarras que lui causait cette question : « Nihil est ad praedicandum notius, disait-il du péché originel, nihil ad intellegendum secretius ». Tout bien considéré cependant, il lui parut que le péché d’origine en nous consistait dans la concupiscence désordonnée et surtout dans la concupiscence sexuelle qui règne en nous, et qui a été voulue par Adam. Car, par concupiscence, l’évêque d’Hippone n’entend pas uniquement l’appétit du plaisir charnel : il entend d’une manière générale l’attrait qui nous détourne des biens supérieurs pour nous incliner vers les jouissances inférieures, « cum quisque avertitur a divinis vereque manentibus et ad mutabilia atque incerta convertitur ». Mais de ces inclinations la plus violente et celle dont l’insoumission à la raison et à Dieu est la plus manifeste est évidemment la passion sexuelle, et c’est pourquoi saint Augustin y vit principalement le corps même du péché originel en nous : « Hoc est malum peccati in quo nascitur omni homo ». Elle est un péché à la fois et la peine du péché « sic est autem peccatum ut sit poena peccati », parce qu’elle est un désordre et en même temps un châtiment du péché de notre premier père.

Ici cependant se présentait une difficulté. Si le péché originel est la concupiscence, le baptême n’efface donc point ce péché, puisqu’il ne détruit point la concupiscence. Saint Augustin répond en distinguant dans la concupiscence l’actus et le reatus, l’acte même ou le fait de la concupiscence et sa culpabilité. Le baptême la laisse subsister quoad actum, mais il en efface ce qu’elle a de coupable et de mauvais ; il fait qu’elle n’est plus imputée à péché : « Ad haec respondetur dimitti concupiscentiam carnis in baptismo non ut non sit, sed ut in peccatum non imputetur ». Dans tout péché en effet on peut distinguer l’acte par lequel on le commet, par exemple l’adultère, et la culpabilité, le reatus qui persiste une fois l’acte terminé, reatus qui ne disparaît que par la rémission divine. Si donc il est possible que les péchés ordinaires transeant actu, maneant reatu « sic itaque fieri e contrario potest ut etiam illud maneat actu, transeat reatu ». La concupiscence est donc un péché chez les non baptisés : dans les baptisés, elle ne l’est plus. Elle reste un mal cependant, car ce que le baptême purifie c’est le baptisé, non la concupiscence ; et elle reste un mal que l’on peut appeler péché, parce qu’elle en vient et y conduit. C’est une blessure dont on a retiré le trait : le baptême retire le trait ; la blessure demeure.

Mais alors, objectait-on, le mariage, qui est inséparable de la concupiscence et qui la met en œuvre, est donc mauvais. On sait comment l’évêque d’Hippone résolvait cette difficulté. Ce qui est mauvais, ce n’est pas le mariage mais la concupiscence qui accompagne l’acte conjugal, et qui l’accompagne non nécessairement — puisque l’homme innocent ne l’aurait pas connue — mais conséquemment à la chute originelle.

Le péché originel est donc en général la concupiscence désordonnée, et au premier chef la concupiscence sexuelle. Reste à expliquer comment elle est volontaire, car tout péché doit être voulu par l’homme, autrement il le faudrait attribuer à Dieu ; et reste aussi à expliquer comment la nature humaine n’en est pas essentiellement viciée, ce qui conduirait au manichéisme. Saint Augustin répond à la première question en observant que le péché originel est volontaire de la volonté d’Adam, notre chef moral, de qui nous héritons et dont nous sommes solidaires : « Illud quod in parvulis dicitur originale peccatum, cum adhuc non utantur arbitrio voluntatis, non absurde vocatur etiam voluntarium, quia a prima hominis mala voluntate contractum factum est quodammodo haereditarium. » Et encore : « Sed peccatis, inquis, alienis non utique perire debuerunt (parvuli). Aliena sunt sed paterna sunt : ac per hoc iure seminationis atque germinationis et nostra sunt. »

[Contra Iulian. op. imp., I, 48 ; De peccat. merit. et rem., III, 15. Saint Augustin pousse si loin ce principe qu’il regarde comme probable que les enfants héritent des péchés de leurs parents. Jusqu’à quelle génération, il n’ose le définir (Enchiridion, 46, 47 ; cf. Contra Iulian. op. imp., III, 57)]

Quant à la seconde question, notre auteur répondait aux reproches de manichéisme de Julien, en remarquant qu’il ne faisait pas de la concupiscence une substance mauvaise en soi, mais seulement un défaut, une maladie, une langueur de la nature humaine qui entravait ses opérations mais ne corrompait pas son être intime : « Non dixeram (naturam humanam) malam non esse sed malum non esse, hoc est ut planius loquar, non dixeram vitiatam non esse, sed vitium non esse. » Et c’est pourquoi saint Augustin préfère à l’expression naturale peccatum celle de originale peccatum, parce qu’elle marque mieux que la première que ce péché est le fait de l’homme et du premier homme.

De tout ce qui vient d’être dit il résulte manifestement que c’est par la génération, et plus spécialement par l’action, dans l’acte générateur, de la concupiscence que se transmet le péché originel. Dans les païens la chose va de soi : la chair souillée et pécheresse, la concupiscence encore péché produit la chair pécheresse et souillée, la concupiscence coupable. Dans les époux baptisés, la concupiscence, il est vrai, n’est plus imputée à péché ; elle accompagne cependant l’acte conjugal, et produit dans l’enfant la concupiscence, laquelle se trouve être en lui un péché, le péché originel, puisqu’il n’est point encore régénéré.

[Remarque ThéoTEX : La biologie moderne donne un démenti complet à cette théorie d’Augustin de la transmission du péché originel à cause de la concupiscence durant l’acte sexuel, car elle montre qu’un enfant peut être conçu en éprouvette, indépendamment de toute libido humaine ; cet enfant se comportera exactement comme les autres, c-à-d qu’il sera tout autant pécheur.]

Les textes où saint Augustin a consigné cet enseignement sont innombrables : « Propter hanc (concupiscentiam) ergo fit ut etiam de iustis et legitimis nuptiis filiorum Dei, non filii Dei sed filii saeculi generentur : quia et ii qui genuerant, si iam regenerati sunt, non ex hoc generant ex quo filii Dei sunt sed ex quo adhuc filii saeculi… Ex hac igitur concupiscentia carnis quod nascitur, utique mundo non Deo nascitur. Deo autem nascitur cum ex aqua et Spiritu renascitur. Huius concupiscentiae reatum regeneratio sola dimittit, ac per hoc generatio trahit. » — Et voilà pourquoi Jésus-Christ a voulu naître d’une vierge. La naissance virginale était la condition de sa parfaite innocence : « Propterea quando nasci est in carne dignatus, sine peccato solus est natus. » — « Quia Mariae corpus quamvis inde (ex concupiscentia) venerit, tamen eam non traiecit in corpus quod non inde concepit. »

Cette explication cependant rendait bien compte de ce qui se passait dans la chair, la concupiscence engendrant la concupiscence comme le sang vicié un autre sang vicié ; mais elle ne disait pas comment l’âme raisonnable, qui est le principal sujet du péché originel, en qui se trouve le reatus peccati est atteinte par cette souillure. Il fallait pousser plus loin les recherches, et ces recherches impliquaient la solution du problème de l’origine de l’âme, car l’explication à fournir de la souillure de l’âme devait être différente, suivant qu’on adopterait le créatianisme ou le traducianisme. Dans le premier cas, il faudrait dire que l’âme créée pure par Dieu et unie par lui, pour des raisons ignorées de nous, à un corps, est souillée par son contact avec une chair viciée. Dans le second cas, on pourrait admettre que l’âme de l’enfant est directement souillée par celle des parents dont elle dérive : Aut utrumque vitiatum ex homine trahitur, aut alterum in altero tanquam in vitiato vase corrumpitur, ubi occulta iustitia divinae legis includitur. » Or, sur cette question de l’origine de l’âme, saint Augustin ne parvint jamais à se faire une opinion ferme. Personnellement et comme philosophe, il inclinait au créatianisme ; mais il lui semblait que cette doctrine était incompatible avec celle du péché originel. Sa grosse difficulté était d’expliquer pourquoi des milliers d’âmes d’enfants, créées innocentes par Dieu, étaient par lui introduites dans des corps où il savait qu’elles seraient souillées et ne pourraient pas d’ailleurs être régénérées par le baptême. Où, et quand, et comment avaient-elles mérité d’être unies à ces corps ? Fallait-il donc revenir au système d’Origène sur la préexistence des âmes ? Augustin n’en voulait pas. Il se trouvait donc rejeté vers le traducianisme, et d’autant plus que les pélagiens, naturellement, enseignaient le créatianisme, et en tiraient un argument contre lui. Quand il écrivit ses Rétractations (426-427), l’évêque d’Hippone n’était pas encore fixé ; mais, résolument, il avait déjà élevé la question dogmatique au-dessus de la question philosophique sur la provenance des âmes. Que l’on adoptât sur ce dernier point le sentiment que l’on voudrait, peu importe, pourvu que l’on respectât l’enseignement certain de la foi sur le péché d’origine : « Ista fides non negetur, et hoc quod de anima latet aut ex otio discitur, aut, sicut alia multa in hac vita, sine salutis labe nescitur. »

Une fois étudiés l’existence, l’essence et le mode de propagation du péché originel en nous, il reste à en examiner les conséquences, à voir les ravages qu’il a opérés dans notre nature et dans l’humanité en général.

Nous ne voulons pas parler ici de la mort, des souffrances, de l’ignorance et des misères de la vie qui sont la suite de la faute d’Adam, et qui accompagnent en chacun de nous la participation à cette faute : il s’agit d’effets plus intimes et qui tiennent de plus près à notre fin surnaturelle.

Le premier, et l’un de ceux auxquels saint Augustin a donné le plus d’importance, est la perte de la liberté du bien moral. On a vu que notre auteur faisait du posse non peccare un privilège d’Adam innocent. Adam avait le pouvoir d’éviter le mal et, moyennant une grâce dont il sera question plus loin (auxilium sine quo non), de faire le bien. C’est ce que saint Augustin appelle proprement la liberté. Cette liberté a été perdue par le péché d’origine. Nous ne pouvons plus, sans la grâce, éviter le mal, ni, sans une grâce plus spéciale, faire le bien. Ce n’est pas à dire que nous fassions nécessairement le mal que nous accomplissons : non, nous le faisons librement, et en cela consiste précisément le libre arbitre qui nous reste et qu’il faut bien distinguer de la liberté. Malheureusement, l’évêque d’Hippone n’a pas gardé toujours dans son langage cette distinction importante entre les mots libertas et liberum arbitrium, et il lui est arrivé plus d’une fois, au grand scandale de ses adversaires, de dire simplement que l’homme déchu avait perdu le libre arbitre. Mais le fond de sa pensée n’est pas douteux : « Quis autem nostrum dicat quod primi hominis peccato perierit liberum arbitrium de humano genere ? Libertas quidem periit per peccatum, sed illa quae in paradiso fuit, habendi plenam cum immortalitate iustitiam… Nam liberum arbitrium usque adeo in peccatore non periit, ut per illud peccant maxime omnes qui cum delectatio no peccant et amore peccati, hoc eis placet quod eos libet. Unde et apostolus : Cum essetis, inquit, servi peccati, liberi fuistis iustitiae. Ecce ostenduntur etiam peccato minime, nisi alia libertate, servire. Liberi ergo a iustitia non sunt nisi arbitrio voluntatis, liberi autem a peccato non fiunt nisi gratia Salvatoris ». « Et liberum arbitrium captivatum nonnisi ad peccatum valet ; ad iustitiam vero nisi divinitus liberatum adiutumque non valet. » Et d’ailleurs : « Si liberum non est nisi quod duo potest velle, id est et bonum et malum, liber Deus non est qui malum non potest velle. » Aussi le saint docteur suppose-t-il que la grâce trouve en nous et ne crée pas le libre arbitre. Les textes qui paraissent dire le contraire doivent s’entendre de la liberté du bien.

La pensée de saint Augustin est donc claire : sans la grâce de Dieu l’homme ne peut que pécher. On verra plus loin quelle grâce lui est nécessaire pour éviter le mal. En attendant, et de cet état d’infirmité où la déchéance nous a précipités, l’évêque d’Hippone conclut que si, théoriquement et à la rigueur, nous pouvons, moyennant la grâce de Dieu, vivre sans aucune faute, pratiquement le fait ne s’est réalisé qu’en Jésus-Christ et sa sainte mère. Il ne condamna pas cependant absolument l’opinion contraire dans les ouvrages antérieurs à 418 ; mais le concile de Carthage de cette année ayant nettement défini que même les justes disent en vérité le Dimitte nobis peccata nostra, le saint docteur déclara dès lors insoutenable le sentiment de Pélage sur la parfaite innocence de certains personnages de l’ancienne et de la nouvelle Loi.

Une troisième conséquence qui résulte du péché originel est, en principe, l’universalité de la damnation. Le genre humain, tout entier coupable en naissant, et placé hors de la voie du salut, est, dans la rigueur de la justice, perdu éternellement et ne peut être sauvé que par la grâce et la miséricorde de Dieu. Il est « una quaedam massa peccati », une « universa massa perditionis ». On connaît le lugubre tableau que trace l’Enchiridion (xxvi, xxvii) de cette perdition :

Chassé de l’Eden après sa faute, Adam enchaîna à sa condamnation et à sa peine tous ses descendants, corrompus en lui comme dans leur source ; par conséquent, toute la race qui devait naître de lui et de sa femme, coupable et condamnée comme lui, et sortir de cette concupiscence charnelle qui avait été la cause et demeurait le châtiment de leur désobéissance, toute cette race, dis-je, fut soumise au péché de son origine, et par suite aux illusions et aux douleurs de toute espèce, qui aboutissent au châtiment éternel où elle tombe avec les anges rebelles ses corrupteurs, ses maîtres et ses compagnons d’infortune.

Enfin, une dernière conséquence du péché originel, et déjà contenue dans la précédente, c’est la damnation des enfants morts sans baptême. Dans le De libero arbitrio, 3.66, écrit en 388-395, saint Augustin avait d’abord admis pour eux un état intermédiaire qui n’aurait été un état ni de récompense ni de châtiment. Mais il remarqua bien vite que ces enfants n’étaient pas sans péché et qu’ils devaient, par conséquent, subir le sort commun du genre humain. Puisqu’il n’y a pas de milieu entre le ciel et l’enfer et qu’ils étaient exclus du ciel, il fallait qu’ils allassent au feu éternel : « Si autem non eruitur a potestate tenebrarum, et illic remanet parvulus ; quid mireris in igne aeterno cum diabolo futurum qui in Dei regnum intrare non sinitur ? »

On sait d’autre part que, dans cet enfer, l’évêque d’Hippone soumettait les enfants non baptisés à une peine positive, mais omnium mitissima. Il n’oserait même prononcer, ajoute-t-il, qu’il leur vaudrait mieux n’être pas nés, attendu que Notre-Seigneur n’a dit cela que des plus grands pécheurs. On aurait tort toutefois d’en conclure qu’ils sont heureux ; c’est une souffrance et une très grande souffrance à une image de Dieu que d’être exilée loin de lui.

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