Histoire des Dogmes III — La Fin de l’Âge Patristique

2.2 — La doctrine de Nestorius.

L’enseignement de Théodore, on l’a dit, ne fut point attaqué de son vivant, et peut-être la tendance doctrinale extrême qu’il représentait fût-elle demeurée indemne quelque temps encore, sans une circonstance qui attira sur elle l’attention. L’année même de la mort de Théodore, le 10 avril 428, un antiochien encore de formation et d’esprit, le prêtre Nestorius, était consacré en vue d’occuper le siège de Constantinople. L’empereur l’avait choisi pour sa vertu éprouvée et pour son talent oratoire. Nestorius était, par-dessus le marché, un théologien exercé, rompu à l’exégèse littérale en faveur dans son milieu, et que l’habitude de peser les textes avait rendu regardant aux formules et un peu méticuleux sur les mots, comme on l’était à Antioche.

Ses débuts furent d’un orthodoxe intransigeant. Mais un incident ne tarda pas à rendre cette orthodoxie suspecte. Il avait amené avec lui d’Antioche un prêtre nommé Anastase, disciple fervent de Théodore de Mopsueste. Vers la fin de 428, prêchant devant le peuple, ce prêtre s’éleva contre le titre de ϑεοτόκος ; donné à Marie, comme impliquant une absurdité : ϑεοτόκον τὴν Μαρίαν καλείτω μηδείς. Μαρία ἄνϑρωπος ἦν; ὑπὸ ἀνϑρώπου δὲ ϑεὸν τεχϑῆναι ἀδύνατον. Le scandale fut grand, l’expression étant d’un usage courant et ancien. Nestorius prit parti pour Anastase, et, dans une série de discours, s’efforça d’exposer, telles qu’il les comprenait, la doctrine de l’incarnation et la portée du ϑεοτόκος. Le trouble ne fit qu’augmenter, la cour, en général, soutenant le patriarche ; mais le clergé, les moines, le peuple se divisant et se prononçant pour ou contre lui. L’évêque élu de Cyzique, Proclus, prêchant devant Nestorius, n’hésita pas à le contredire, pendant que, au contraire, l’évêque de Marcianopolis, Dorothée, l’approuvait. C’était le schisme. La situation ne tarda pas à être connue du patriarche d’Alexandrie. Il intervint. Mais, avant de raconter les vicissitudes de son intervention, il est bon de se faire une idée exacte de la doctrine enseignée par Nestorius.

[Les sources pour connaître la doctrine de Nestorius sont : 1° ce qui reste des œuvres du patriarche lui-même, comprenant : a) les lettres, discours et fragments grecs, latins et syriaques réunis par F. Loofs, Nestoriana, Halle, 1903 ; b) Le Livre d’Héraclide de Damas, conservé seulement dans une traduction syriaque, édité par P. Bedjan, Paris, 1910 ; traduit en français par F. Nau, Paris, 1910. C’est cette traduction que je citerai ici. 2° Les ouvrages des historiens et des théologiens depuis saint Cyrille jusqu’à saint Jean Damascène, et les actes des conciles qui se sont occupés de la christologie nestorienne. — Travaux : J. F. Bethune-Baker, Nestorius and his teaching, Cambridge, 1908. M. Jucie, Nestorius et la controverse nestorienne, Paris, 1912.]

Comme tous les antiochiens, Nestorius part des deux natures, divine et humaine, et il déclare qu’après leur union elles sont restées entières et sans aucune confusion entre elles. Entre elles point de mélange ni de combinaison (κρᾶσις, σύγχυσις, permixtio) : le Christ est διπλοῦς τῇ φύσει : il y a en lui διαίρεσις τῆς ϑεότητος καὶ ἀνϑρωπότητος. Χωρίζω τὰς φύσεις, disait Nestorius, ἀλλ᾽ ἑνῶ τὴν προσκύνησιν. C’est l’affirmation fondamentale et répétée. Chaque nature conserve ses propriétés et agit suivant elles.

Ces deux natures cependant sont unies dans le Christ : il y a entre elles ἕνωσις, συνάφεια ἄκρα, ἀκριβής, διηνεκής, coniunctio inseparabilis, summa et inconfusa. Mais cette union n’est pas κατ᾽ οὐσίαν ni καϑ᾽ ὑπόστασινa. L’union κατ᾽ οὐσίαν et καϑ᾽ ὑπόστασιν en effet — telle celle du corps et de l’âme en l’homme — est nécessaire et requise par les deux parties unies, et elle aboutit à l’unité d’οὐσία et de nature, tandis que l’union des deux éléments dans le Christ a été volontaire : elle a eu pour origine la complaisance (εὐδοκία) et la condescendance de Dieu, et a sauvegardé l’existence distincte des deux natures. L’union des éléments dans le Christ est une union personnelle, et elle a eu pour résultat l’unité de personne. C’est une affirmation sur laquelle Nestorius revient souvent. Des deux natures la personne est une : τῶν δύο φύσεων μία ἐστὶν αὐϑεντία… καὶ ἓν πρόσωπον : il y a μοναδικὸν πρόσωπον, una persona Unigeniti.

a – Nestorius, comme Théodore de Mopsueste, identifie, en christologie, le sens des mots ὑπόστασις et φύσις : ce sens est celui d’une οὐσία concrète (Livre d’Héraclide, p. 42-43, 136-138,143).

Comment Nestorius entend-il cette unité personnelle, et quelle portée exacte lui donne-t-il ? Il semble parfois, aussi bien que Théodore, l’expliquer simplement par une communication que la nature divine ou le Verbe fait à l’humanité de sa dignité, de sa puissance, de son autorité, de son caractère adorable. Τῶν δύο φύσεων μία ἐστὶν αὐϑεντία, καὶ μία δύναμις ἤτοι δυναστεία π ἕν πρόσωπον κατὰ μίαν ἀπίον καὶ τὴν αὐτὴν τιμήν. ––– Αὐτὸς (υἱὸς) ὃ εἷς ἐστι διπλοῦς οὐ τῇ ἀξία, ἀλλὰ τῇ φύσει. ––– Ἓν γὰρ ἦν ἀμφοτέρων τὸ πρόσωπον ἀξία καὶ τί μῇ, προσκυνούμενον παρὰ πάσης τῆς κτίσεως. Dieu et l’homme en Jésus-Christ méritent le même culte : χωρίζω τὰς φύσεις ἀλλ᾽ ἑνῶ τὴν προσκύνησιν. Nestorius explique encore cette unité par une identité d’action et de volonté, l’action et la volonté humaines ayant les mêmes objets que l’action et la volonté divines : διὸ καὶ μίαν αὐτῶν (τῶν φύσεων) τὴν ϑέλησιν ἐνέργειάν τε καὶ δεσποτείαν δρῶμεν, ἀξίας ἰσότητι δεικνυμένας. Et encore : Ἔν γὰρ ἦν ἀμφοτέρων τὸ πρόσωπον… μηδενὶ τρόπῳ ἤ χρόνῳ ἑτερότητι βουλῆς καὶ ϑελήματος δικαιρούμενον.. De là une union qui n’est pas κατ᾽ οὐσιαν mais κατὰ γνώμην. Cependant Nestorius sent que ces explications sont incomplètes, et, pressé par ses adversaires, il oppose d’une façon plus satisfaisante ce qu’il entend par union personnelle. Il proteste contre l’accusation qui lui est faite de mettre les natures à part l’une de l’autre, de les unir seulement par la dignité et par l’amour : il les déclare jointes et unies dans leur essence, d’une union dont l’unité de dignité, d’honneur et puissance n’est précisément qu’une conséquence : d’une union qui tient le milieu entre la fusion et la division des natures. En vertu de cette union il n’y a qu’une personne : « Le Fils unique de Dieu a créé et a été créé, le même, mais pas au même point de vue. Le Fils de Dieu a souffert et n’a pas souffert, le même, mais pas au même point de vue ; une partie de ces choses se trouve dans la nature de la divinité et une partie dans la nature de l’humanitéb. » Le Verbe ἄσαρκος n’est pas différent du Verbe incarné : c’est le même Verbe avant et après l’incarnation : « Sicut enim deus existens et homo, idem ipse secundum Paulum et novissimus [est] et ante saecula, sicut homo quidem recens, sicut deus autem ante saecula. » Le Verbe s’est approprié l’humanité, et les choses qui sont et de la divinité et de l’humanité lui appartiennent donc. Bien plus, chaque nature fait siennes en quelque sorte les propriétés de l’autre nature, comme, dans un tison enflammé, le bois et le feu coexistent dans un même sujet. Il ne faut donc pas distinguer numériquement et comme un autre et un autre le Verbe et l’homme qui fut son temple : Οὐκ ἄλλος ἦν ὁ ϑεὸς Λόγος καὶ ἄλλος ὁ ἐν ᾧ γέγονεν ἄνϑρωπος: il n’y a pas deux Christs ni deux fils : οὐδὲ πάλιν ἄλλος υἱὸς καὶ ἄλλος πάλιν : le même a deux natures, mais il est un : ἀλλ᾽ αὐτὸς ὁ εἷς ἐστι διπλοῦς, οὐ τῇ ἀξίᾳ ἀλλὰ τῇ φύσει. Le Verbe ne fait rien sans son humanité.

bLivre d’Hér. : « Nous ne disons pas l’union des prosôpons mais des natures. Car, dans l’union, il n’y a qu’un seul prosôpon, mais dans les natures un autre et un autre… Le prosôpon (en effet) est commun, unique et le même ».

A cette personne unique possédant ainsi deux natures Nestorius ne donne pas les noms de Verbe et de Dieu simplement, noms qui désignent le Verbe ἄσαρκος, mais il réserve proprement les noms de Christ, Seigneur, Fils, même Fils unique qui, selon lui, désignent strictement le Verbe incarné : « Lorsque l’Écriture divine veut mentionner la naissance du Christ de la bienheureuse Vierge ou sa mort, elle ne dit point Dieu, mais ou bien le Christ, ou bien le Fils, ou bien le Seigneur, parce que ces trois appellations sont susceptibles de signifier les deux natures, tantôt celle-ci, tantôt celle-là, et tantôt les deux. » Ce sont des vocables de la personne incarnée, et c’est pourquoi il ne saurait être question de deux christs, ni de deux fils, ni de deux seigneurs. « Il y a distinction de la divinité et de l’humanité, mais le Christ, comme tel, est indivis ; le Fils, comme tel, est indivis ; car nous n’avons pas deux christs ni deux fils ; il n’y a pas pour nous un premier et un second christ, un autre et un autre christ, ni un autre et un autre fils : c’est le même qui, étant unique, est double, non en dignité, mais en nature. » Jusqu’ici tout est correct dans cette doctrine de Nestorius, et l’on se demandera donc en quoi consiste son erreur. Elle consiste en ce qu’il explique mal l’unité de personne dans le Christ, et en ce qu’il ne sait pas de cette unité personnelle tirer les conséquences nécessaires.

Et d’abord, il est clair, par tout son langage, que Nestorius considère l’unique personnalité qu’il admet dans le Verbe incarné comme un résultat, de l’union, et non comme la personnalité même du Verbe qui saisit l’humanité. Au lieu que l’unité de personne vienne, en Jésus-Christ, de ce que le Verbe, personne immuable, fait sienne notre nature, dès lors nécessairement impersonnelle, cette unité, dans la doctrine du patriarche, vient d’une jonction qui se serait opérée entre les personnalités respectives des deux natures. Il semble bien, en effet, que Nestorius ne conçoive pas une nature existant sans sa personnalité connaturelle.

[Livre d’Hér., p. 187, 193. 273. Dans cette apologie, le mot prosôpon, qui y revient souvent, n’a pas toujours le sens bien ferme de personnalité ou personne. Nestorius paraît l’entendre parfois de tout ce que comporte une nature complète, ou même de l’extérieur de la personne : « Car il (le Verbe) ne prit pas la nature, mais la forme ; la forme et l’apparence de l’homme dans tout ce que le prosôpon comporte ».]

Le Verbe et l’homme apportent donc chacun la leur dans l’union. Dans cette union les natures restent ce qu’elles étaient ; mais les personnalités s’unissent au point de n’en former qu’une, « le prosôpon d’union », qui n’est ni celui du Verbe, ni celui de l’homme, mais du composé. En vertu de cette union des personnalités, le Verbe devient cet homme, et cet homme devient Verbe « en prosôpon », le Verbe et l’homme demeurant d’ailleurs « dans leurs natures ». « C’est dans le prosôpon qu’a eu lieu l’union, de sorte que celui-ci soit celui-là, et celui-là celui-ci. »

Mais encore, pouvons-nous savoir comment, d’après Nestorius, s’établit cette unité de personne dans le Christ ? Nestorius parle souvent dans le Livre d’Héraclide d’une sorte d’échange mutuel des personnalités entre le Verbe et l’homme, le Verbe se servant du prosôpon de l’humanité, et l’humanité se servant du prosôpon de la divinité ; et l’on pourrait croire qu’il veut par là expliquer l’origine de l’unité dont nous parlons et le lien même de l’incarnation. « L’incarnation est conçue comme l’usage mutuel des deux (prosôpons) par prise et don. » Et encore : « Les natures subsistent dans leurs prosôpons et dans leurs natures, et dans le prosôpon de l’union. Quant au prosôpon naturel de l’une, l’autre se sert du même en vertu de l’union : ainsi il n’y a qu’un prosôpon pour les deux natures. Le prosôpon d’une essence se sert du prosôpon même de l’autre. » Mais ce n’est pas là, je crois, le fond de sa pensée. L’usage mutuel des prosôpons, dans la théorie de Nestorius, ne constitue pas l’unité personnelle de Jésus-Christ : il est seulement une conséquence de cette unité. C’est parce que Jésus-Christ, Dieu-Homme, est une seule personne par le prosôpon d’union, qu’en lui « la divinité se sert du prosôpon de l’humanité, et l’humanité de celui de la divinité » ; c’est-à-dire que Jésus-Christ Dieu (mais toujours homme) agit en homme, et que Jésus-Christ homme (mais toujours Dieu) agit en Dieu. L’unité personnelle de Jésus-Christ est constituée par une « prise » et un « don ». La personne du Verbe prend en elle la personne de l’homme, et elle-même se donne, en compensation, à cette personne. Par cette prise et par ce don, les deux prosôpons se compénètrent, sont « l’un dans l’autre » : ils ne forment plus qu’une personne, la personne du Christ, puisqu’ils perdent, dans cette union, leur être à part, et deviennent partie d’un tout. Cette unité personnelle du tout ne résulte pas cependant d’une fusion ou combinaison des prosôpons divin et humain entre eux. Pareille fusion ou combinaison n’est pas nécessaire, pas plus que la fusion ou combinaison entre eux du corps et de l’âme pour former l’unique personnalité de l’homme. Les prosôpons du Verbe et de l’homme continuent donc de subsister de quelque façon comme prosôpons subordonnés au prosôpon du Christ dont ils sont les composants. Celui-ci les domine, et s’en sert comme il se sert des natures ; mais eux aussi, considérés dans le tout, se servent l’un de l’autre comme l’âme se sert du corps et le corps de l’âme. Ils s’appartiennent mutuellement et « se portent l’un l’autre ».

[Il est bien difficile de savoir exactement ce que Nestorius a pensé de la persistance formelle des prosôpons du Verbe et de l’homme dans l’union. Logiquement ces prosôpons doivent disparaître, et l’auteur insiste effectivement sur l’unité personnelle de Jésus-Christ. Mais d’autre part, et comme on peut le voir par les textes, il parle de ces prosôpons comme d’éléments qui ont une existence propre.]

« Il n’y a pas de condescendance pareille à celle-là, écrit Nestorius, que le prosôpon de l’homme) soit sien [de Dieu], et que lui-même donne à l’homme son prosôpon. C’est pourquoi il [Dieu] s’est servi de son prosôpon [de l’homme], parce qu’il l’a pris pour lui. » Et encore : « Le Fils unique de Dieu et le Fils de l’homme, le même (formé) des deux, est dit les deux, parce qu’il a attribué (les propriétés) de leurs prosôpons à son prosôpon, et dorénavant il est désigné par celui-ci et par celui-là comme par son propre prosôpon. Il parle avec les hommes (à l’aide) tantôt de la divinité, tantôt de l’humanité et tantôt des deux, de même que l’humanité parlait (à l’aide) tantôt de l’essence de l’humanité et tantôt du prosôpon de la divinité. » Et le texte déjà cité : « Les natures subsistent dans leurs prosôpons et dans leurs natures et dans le prosôpon de l’union. Quant au prosôpon naturel de l’une, l’autre se sert du même en vertu de l’union ; ainsi il n’y a qu’un prosôpon pour les deux natures. Le prosôpon d’une essence se sert du prosôpon même de l’autre. »

[Voici encore quelques textes qui appuient toute cette partie de l’exposé du système de Nestorius. On remarquera qu’ils sont tous tirés du Livre d’Héraclide. Les fragments antérieurs à l’exil du patriarche ne disent rien notamment de l’échange des prosôpons, dont l’idée revient si souvent dans l’apologie ; et cette circonstance fait soupçonner que nous sommes ici en présence d’une théorie imaginée après coup pour sa défense. « Toi [Cyrille], tu fais le contraire [des Pères], parce que tu veux que, dans les deux natures, Dieu le Verbe soit le prosôpon d’union ». « C’est donc le Christ qui est le prosôpon de l’union. Dieu le Verbe n’est pas celui de l’union, mais de sa nature, et ce n’est pas la même chose de le dire et de le comprendre ». « C’est pourquoi le Livre divin parle avec précaution du prosôpon de la divinité, et désigne les deux (natures) par le prosôpon de l’union. « Ce n’est pas la divinité (seule) ni l’humanité (seule) non plus qui forme le prosôpon commun, car il appartient aux deux natures, afin que les deux natures soient connues dans lui et par lui… L’essence même de l’humanité se sert du prosôpon de l’essence de la divinité, mais non de l’essence, et l’essence de la divinité se sert du prosôpon même de l’humanité et non de l’essence, comme tu l’as inventé. « Le prosôpon de la divinité, c’est l’humanité, et le prosôpon de l’humanité, c’est la divinité : il est autre dans la nature et autre dans l’union ». « L’humanité du Christ n’est pas différente en nature de celle des hommes, mais en honneur et en prosôpon… non par un autre honneur, mais par l’honneur de celui qui a pris le prosôpon : l’humanité utilisant le prosôpon de la divinité, et la divinité le prosôpon de l’humanité ». Ils prennent le prosôpon l’un de l’autre et non les natures, et c’est pourquoi ils sont autre chose et autre chose, mais (lui) n’est pas un autre et un autre en prosôpon ». La divinité se sert du prosôpon de l’humanité, et l’humanité de celui de la divinité : de cette manière nous disons un seul prosôpon pour les deux… elles [les natures] sont utiles sans confusion, et se servent mutuellement de leurs prosôpons respectifs. « C’est par compensation mutuelle de la prise et du don de leurs prosôpons qu’il [Grégoire de Nazianze] parle de l’union de la divinité et de l’humanité ». L’incarnation est conçue comme l’usage mutuel des deux (prosôpons) par prise et don, mais (le Livre divin) l’appelle Fils, et Christ, et Seigneur, tantôt à cause du prosôpon de la divinité, et tantôt à cause du prosôpon de l’humanité ». Elles [les natures] portent le prosôpon l’une de l’autre, aussi une nature se sert du prosôpon de l’autre nature comme s’il était sien ». « Par les prosôpons de l’union, l’un est dans l’autre, et cet « un » n’est pas conçu par diminution, ni par suppression, ni par confusion, mais par l’action de recevoir et de donner, et par l’usage de l’union de l’un avec l’autre, les prosôpons recevant et donnant l’un et l’autre et non les essences. Nous regardons celui-là comme celui-ci, et celui-ci comme celui-là, tandis que celui-ci et celui-là demeurent ». « De la même manière, il y a dans le Christ deux natures, l’une de Dieu le Verbe et l’autre de l’homme, et un prosôpon de Fils dont l’humanité se sert aussi, et un [de l]’homme dont la divinité se sert aussi. Ils ne (se servent pas l’un l’autre) de la nature, mais du prosôpon naturel des natures… Les natures ne sont pas sans prosôpons, ni non plus les prosôpons sans essence ».]

L’unité personnelle ainsi conçue reste loin, en définitive, de la conception orthodoxe. Outre qu’elle réduit trop le rôle du Verbe, elle tend à faire de l’unité personnelle de Jésus-Christ une pure unité morale ; et dès lors on comprend que Nestorius, tout en admettant en théorie, et en proclamant maintes fois cette unité personnelle, parle trop souvent des deux natures et surtout du Verbe et de l’homme comme de deux personnes indépendantes :

« Alius quidem Deus Verbum est qui erat in templo quod operatus est Spiritus, et aliud templum praeter habitantem Deum. » — « Si quis hominem qui de virgine et in virgine creatus est hunc esse dixerit Unigenitum qui ex utero Patris ante luciferum natus est, et non magis propter unitionem ad eum qui est naturaliter Unigenitus Patris, unigeniti appellatione confiteatur eum participem factum ; Iesum quoque alterum quempiam praeter Emmanuel dicat, anathema sit. »

Dans ces textes et dans vingt autres que l’on pourrait citer, il est clair que Nestorius oublie qu’il a affirmé que Dieu et l’homme ne sont, en Jésus-Christ, qu’une personne. Je le répète, il n’a pas vu tout le sens de son affirmation. Ne va-t-il pas jusqu’à dire « que le Verbe de Dieu était Dieu du Christ », et que « le même était l’enfant et le Seigneur de l’enfant » ?

Une autre conséquence d’ailleurs de la façon dont il concevait l’unité personnelle de Jésus-Christ est que cette personne de Jésus-Christ, résultant de l’incarnation, ne se trouvait plus tout à fait identique avec la personne du Verbe avant l’incarnationc. Et c’est pourquoi Nestorius ne veut pas que l’on attribue au Verbe ni à Dieu, en vertu de la communication des idiomes, les actions et passions de l’humanité. C’est au Christ, ou au Fils, ou au Seigneur, appellations qui impliquent les deux natures, qu’il les faut attribuer. Δῆλον δὲ ὅτι τοῦ Δαβὶδ υἱὸς ὁ ϑεὸς Λόγος οὐκ ἦν. « Non est mortuus incarnatus Deus, sed illum in quo incarnatus est suscitavit ». « Parcours tout le Nouveau Testament, et tu n’y trouveras jamais que la mort soit attribuée à Dieu, mais au Christ, ou au Fils, ou au Seigneur. »

c – « Le prosôpon ne se trouve pas dans l’essence, il n’est pas (par exemple) dans l’essence de Dieu le Verbe qui n’est pas le prosôpon d’union des natures qui se sont unies, de manière à unir les deux essences dans un prosôpon de Dieu le Verbe, car il n’est pas les deux par essence » (Livre d’Hér.). Cependant ailleurs Nestorius dit que le Verbe possède l’humanité dans son propre prosôpon.

Par la même raison, il n’admet pas que Marie soit ϑεοτόκος au sens propre et naturel du mot. La mère doit être de même essence que son fils. Or Marie est une créature : elle ne peut donc pas être proprement mère de Dieu. Le Père seul est absolument ϑεοτόκος. « Habet matrem Deus ? ἀνέγκλητος Ἕλλην μητέρας ϑεοῖς ἐπεισάγων. » Elisabeth a mis au monde un enfant rempli de l’Esprit-Saint dès le sein de sa mère : est-ce qu’on appelle pour cela Elisabeth πνευματόκος ? Cependant le mot ϑεοτόκος étant d’usage fréquent parmi les fidèles, on le peut tolérer pour le bien de la paix, à la condition qu’on le comprenne exactement, et que l’on ajoute aussi que Marie est ἀνϑρωποτόκος. Marie « genitrix Dei [est] non propter nudam humanitatis divinitatem, sed propter unitum templo Deum Verbum ; ἀνϑρωποτόκος vero propter templum quod consubstantiale est naturaliter virgini sanctae ». Dieu, en effet, a passé par la Vierge, il est venu d’elle (προελϑεῖν) mais il n’en a pas été engendré (γεννηϑῆναι). Le Verbe engendré dès l’éternité n’a pas eu une seconde naissance. Quant à lui, Nestorius, il préférait l’expression Χριστοτόκος, qui a l’avantage — le mot Christ indiquant les deux natures — de couper court à toutes les difficultés et d’être scripturaire. Il propose aussi de dire ϑεοδόχος, réceptacle de Dieu : « ϑεοδόχον dico, non ϑεοτόκον, δ litteram non κ exprimi volens. »

Enfin, dernière conséquence de sa façon de concevoir l’unité personnelle, bien que Nestorius admette que Jésus-Christ n’est qu’un seul fils, il incline manifestement à lui refuser, en tant qu’homme, le titre de fils naturel de Dieu. Le Verbe est Fils vraiment et par nature (φύσει καὶ ἀληϑῶς) : l’homme ne l’est que par homonymie avec le Fils (ὁ δὲ ὁμωνύμως τῷ υἱῷ υἱός). Le Monogène est Fils de Dieu προηγουμένως καὶ καϑ᾽ ἑαυτόν : l’homme qu’il a pris ne l’est ὁμωνύμως qu’à cause du Fils à qui il est uni. Et de là l’anathématisme V dans lequel Nestorius répond à celui de saint Cyrille, qui enseignait que Jésus-Christ est Fils εἷς καὶ φύσει : « Si quis, post assumptionem hominis naturaliter dei filium unum esse audet dicere, cum sit et Emmanuel, anathema sit. »

En somme, Nestorius restait, avec plus de nuance dans la pensée et de précision dans les termes, dans la voie tracée par Théodore de Mopsueste. Nestorien, on peut dire qu’il l’est moins violemment que Théodore. Il veut conserver les façons de s’exprimer de l’Église ; et c’est sincèrement, on doit le croire, qu’il proclame l’unité personnelle de Jésus-Christ. Mais de cette unité il n’a pas l’intelligence vraie et profonde : et, dès lors, il ne voit pas non plus les conséquences qu’il en faut tirer pour toute la doctrine de l’incarnation et du salut, non plus que les formules qui s’imposent, ce dogme une fois admis, à la langue théologique. Sa crainte de l’apollinarisme l’a fait verser dans l’erreur contraire, et l’acribie minutieuse qu’il a prétendu porter dans l’exposé de sa doctrine a rétréci son horizon au point de lui voiler la pleine vérité qu’il cherchait.

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